COUR D'APPEL
d'ANGERS
Chambre Sociale
ARRÊT N°
Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 16/02191 - N° Portalis DBVP-V-B7A-D6NY.
Jugement Au fond, origine Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale du MANS, décision attaquée en date du 13 Juillet 2016, enregistrée sous le n° 24 252
ARRÊT DU 28 Avril 2022
APPELANT :
Monsieur [V] [T]
[Adresse 1]
[Localité 7]
représenté par Me Bruno LAMBALLE, avocat au barreau du MANS
INTIMEES :
Société [8]
[Adresse 3]
[Localité 4]
représentée par Me QUILICHINI, avocat substituant Maître Valéry ABDOU de la SELARL CABINET ABDOU ASSOCIES, avocat au barreau de LYON
Société [10]
[Adresse 9]
[Adresse 9]
[Localité 6]
représentée par Maître VERDIER, avocat substituant Maître Pascale FOURMOND, avocat au barreau du MANS
LA CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE LA SARTHE
[Adresse 2]
[Localité 5]
représentée par Madame [N], munie d'un pouvoir
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 11 Janvier 2022 à 9 H 00, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame GENET, conseiller chargé d'instruire l'affaire.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Président : Madame Estelle GENET
Conseiller : Madame Marie-Christine DELAUBIER
Conseiller : Mme Nathalie BUJACOUX
Greffier lors des débats : Madame Viviane BODIN
ARRÊT :
prononcé le 28 Avril 2022, contradictoire et mis à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
Signé par Madame GENET, conseiller faisant fonction de président, et par Madame Viviane BODIN, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
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FAITS ET PROCEDURE
M. [V] [T], qui avait été embauché par la société [8] dans le cadre d'un contrat d'intérim et mis à compter du 20 juin 2008 à la disposition de la société [10], entreprise utilisatrice, a été victime le 16 juillet 2008 d'un accident du travail alors qu'il travaillait sur un poste équipé d'une perceuse à colonne utilisée pour percer les pièces métalliques. La déclaration d'accident du travail effectuée par l'employeur le 17 juillet 2008 a détaillé les circonstances de l'accident dans les termes suivants : «Otant des limailles de fer sur le foret de la perceuse, en utilisant un petit morceau de métal, l'index droit s'est trouvé entraîné avec le gant sur le foret».
Selon le certificat médical initial établi le 16 juillet 2008, il résultait de cet accident un traumatisme très sévère à la main droite ayant nécessité l'amputation de l'index droit.
Cet accident a été pris en charge au titre de la législation professionnelle par la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe et M. [T] a bénéficié de soins et arrêts de travail jusqu'au 27 février 2010, date à laquelle son état de santé a été déclaré consolidé.
La caisse a alloué à M. [T] un capital de 2742,79 euros pour un taux d'incapacité permanente partielle de 7 %, à la date du 28 février 2010.
M. [T] a saisi la caisse le 27 mai 2011, d'une demande tendant à voir reconnaître la faute inexcusable de l'employeur.
L'accord amiable prévu par l'article L. 452 ' 4 du code de la sécurité sociale n'ayant pu aboutir, un procès-verbal de non-conciliation a été établi le 16 juin 2011 et M. [T] a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale du Mans le 17 novembre 2011 d'une demande en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur.
Par jugement du 13 juillet 2016, le tribunal des affaires de sécurité sociale a :
- rejeté le moyen tiré de la péremption de l'instance ;
- déclaré que l'accident dont a été victime M. [T] n'est pas dû à la faute inexcusable de la société [8] ou de la société [10] ;
- rejeté les demandes au titre du doublement du capital, de la provision et de l'expertise;
- rejeté les demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- ordonné l'exécution provisoire ;
- dit n'y avoir lieu à dépens.
M. [T] a relevé appel de ce jugement par lettre recommandée avec demande d'avis de réception envoyée le 27 juillet 2016.
Par arrêt en date du 29 mai 2020, la chambre sociale de la cour d'appel d'Angers a :
- infirmé le jugement, sauf en ce qu'il a rejeté le moyen tiré de la péremption de l'instance; statuant à nouveau :
- dit que l'accident du travail de M. [T] est dû à la faute inexcusable de son employeur;
- fixé au maximum la majoration du capital servi à M. [T] et dit qu'il recevra le double du montant initialement alloué ;
- avant dire droit, ordonné une expertise médicale de M. [T] pour déterminer les préjudices;
- ordonné à la caisse de faire l'avance des frais d'expertise qui seront remboursés par la société [8] ;
- alloué à M. [T] une provision d'un montant de 4000 euros versée par la caisse ;
- condamné la société [8] à payer à M. [T] la somme de 1500 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné la société [8] à rembourser à la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe le montant de la majoration du capital et le montant des indemnisations complémentaires versées, y compris à titre provisionnel, à M. [T] du fait de la faute inexcusable ;
- condamné la société [10] à garantir intégralement la société [8] pour le remboursement des majorations et indemnités complémentaires versées, y compris à titre provisionnel, du fait de la reconnaissance de la faute inexcusable et à supporter intégralement la charge financière de l'accident du travail de M. [T] ;
- dit qu'il n'y a pas lieu à partage de responsabilité entre la société [8] et la société [10];
- condamné la société [10] à garantir intégralement la société [8] pour le paiement de l'indemnité de l'article 700 du code de procédure civile.
L'expert, le docteur [K], a déposé son rapport le 9 mars 2021.
Le dossier a été plaidé à l'audience du conseiller rapporteur du 11 janvier 2022.
MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES
Par conclusions reçues au greffe le 12 septembre 2021, régulièrement soutenues à l'audience et auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé, M. [T] demande à la cour :
- la condamnation in solidum des sociétés [8] et [10] à lui payer la somme de 31'452,40 euros en réparation des préjudices consécutifs à l'accident du travail du 16 juillet 2018 ;
- la condamnation in solidum des sociétés [8] et [10] à lui régler la somme de 3000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- la condamnation in solidum des sociétés [8] et [10] aux entiers dépens.
Par conclusions reçues au greffe le 26 octobre 2021, régulièrement soutenues à l'audience et auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé, la SAS [10] conclut :
- à l'évaluation du poste de préjudice comme suit, rejetant toutes autres demandes comme non fondées :
- déficit fonctionnel temporaire : 2327,60 euros ;
- souffrances endurées : 8000 euros ;
- préjudice esthétique : 3000 euros ;
- assistance par tierce personne avant consolidation : 3770 euros ;
- à la déduction de la provision versée d'un montant de 4000 euros ;
- au rejet ou en tout cas à la réduction de la demande présentée par M. [T] sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- qu'il soit statué ce que de droit sur les dépens.
La société [8] n'a pas conclu après le dépôt du rapport d'expertise.
La caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe s'en rapporte à justice et sollicite le remboursement des sommes qu'elle sera amenée à verser à l'assuré.
MOTIFS DE LA DECISION
Dans son rapport, le docteur [K] fait état à l'examen clinique de :
'-Amputation partielle du squelette de l'index, avec reconstruction vasculo-nerveuse et troubles neuropathiques,
- Blocage articulaire de l'index à la flexion, anesthésie et hypoesthésie partielle'.
Il convient de préciser que M. [T] est droitier et exerce désormais la profession d'assureur. Il était âgé de 22 ans au moment de l'accident.
Selon l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, indépendamment de la majoration de rente qu'elle reçoit en vertu de l'article L. 452-2, la victime a le droit de demander à l'employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d'agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle. La réparation de ces préjudices est versée directement aux bénéficiaires par la caisse qui en récupère le montant auprès de l'employeur.
Les dispositions de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, ne font pas obstacle à ce qu'en cas de faute inexcusable de l'employeur, et indépendamment de la majoration du capital ou de la rente, la victime puisse demander la réparation non seulement des chefs de préjudice énumérés par cet article mais aussi de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale.
La réserve d'interprétation portant sur les dispositions des articles L. 451-1 et L. 452-2 à L. 452-5 du code de la sécurité sociale, émise par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 juin 2010, signifie seulement que la victime d'un accident du travail dû à la faute inexcusable de l'employeur peut demander à ce dernier devant la juridiction de sécurité sociale la réparation de tous les chefs de préjudice non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale, sans pour autant lui conférer un droit d'indemnisation intégrale de son dommage, et notamment un droit à réparation complémentaire des postes de préjudice déjà indemnisés de manière forfaitaire par le code de la sécurité sociale, le droit à réparation intégrale n'étant pas un principe de valeur constitutionnelle.
L'indemnisation des préjudices de M. [T] doit s'analyser comme suit :
Le déficit fonctionnel temporaire
Ce poste de préjudice concerne l'indemnisation de l'aspect non économique de l'incapacité temporaire et recouvre la gêne subie par la victime dans les actes de la vie courante pendant la maladie traumatique, c'est à dire jusqu'à sa consolidation. Il inclut pour la période antérieure à la consolidation, la perte de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant la maladie traumatique, le préjudice temporaire d'agrément, éventuellement le préjudice sexuel temporaire.
L'expert a fixé la durée et l'intensité de ce préjudice de la façon suivante :
- déficit fonctionnel temporaire de classe II (25%) : du 16 juillet 2008 au 31 janvier 2009 (contension de soutien d'un membre supérieur avec préhension déficitaire) ;
- déficit fonctionnel temporaire de classe I (10%) : du 1er février 2009 au 27 février 2010, date de consolidation (préhension possible avec soins actifs en cours, 85 séances de rééducation) ;
M. [T] a chiffré sa demande à la somme de 2732,40 euros au titre de ce poste de préjudice sur la base de 27 euros par jour et la société [10] accepte une indemnisation à hauteur de 2327,60 euros sur la base de 23 euros par jour. Les parties conviennent d'une gêne temporaire totale pour la période du 16 au 30 juillet 2008 et le 12 août 2008.
Au vu des éléments produits et de l'avis de l'expert, il convient d'allouer à M. [T] la somme de 2537,50 euros, avec une indemnisation à hauteur de 25 euros par jour.
Les souffrances endurées
Les souffrances endurées indemnisées dans le cadre de la faute inexcusable de l'employeur sont celles qui ne sont pas déjà indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent, soit les souffrances avant consolidation.
Pour évaluer à 4 sur une échelle de 1 à 7 les souffrances physiques ou psychiques endurées par M. [T] depuis les faits à l'origine des dommages jusqu'à la date de la consolidation fixée au 27 février 2010, l'expert a retenu l'existence d'un traumatisme avec retentissement psychologique et perte de connaissance, les douleurs lors de 3 interventions chirurgicales et les soins post-chirurgicaux, 85 séances de rééducation par un kinésithérapeute, en prenant en compte la fragilité psychologique de l'état antérieur.
M. [T] sollicite une indemnisation à hauteur de 10 000 euros. La société [10] propose une indemnisation à hauteur de 8000 euros.
Ce chef de préjudice doit être évalué à 10 000 euros.
L'assistance d'une tierce personne
La tierce personne est celle qui apporte de l'aide à la victime incapable d'accomplir seule certains actes essentiels de la vie courante.
Le montant de l'indemnité allouée au titre de l'assistance d'une tierce personne ne saurait être réduit en cas d'assistance familiale ni subordonné à la justification de dépenses effectives.
L'expert a retenu l'aide familiale apportée à M. [T] jusqu'à la date de consolidation, pour la préparation des repas, les courses et l'entretien de sa chambre. L'expert a également noté que M. [T] n'avait repris la conduite automobile que le 1er janvier 2010 et qu'il avait eu besoin de l'aide de sa famille pour les transports notamment lors des 22 consultations spécialisées et les 85 séances de rééducation. Il évalue cette aide à 109 heures, et l'aide pour les activités alimentaires à 1 heure par jour pendant 6 mois.
M. [T] chiffre sa demande, en prenant pour base un taux horaire de 18 euros, à la somme de 5220 euros pour 290 heures d'assistance.
La société [10] propose une indemnisation à hauteur de 3770 euros sur la base d'un taux horaire de 13 euros sans contester le nombre d'heures à indemniser.
Il y a lieu d'allouer à M. [T] une indemnité calculée sur la base d'un taux horaire de 16 euros, soit la somme de 4640 euros.
Il sera donc fait droit à la demande dans la limite de ce montant.
Le préjudice esthétique
L'expert a évalué ce chef de préjudice à 2,5 sur une échelle de 1 à 7 en raison de l'amputation de l'index de la main droite.
M. [T] sollicite une indemnisation à hauteur de 3500 euros. La société [10] propose la somme de 3000 euros.
Il convient d'allouer à M. [T] la somme de 3500 euros.
Le préjudice d'agrément
Le préjudice d'agrément vise exclusivement l'indemnisation du préjudice lié à l'impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs antérieure à l'accident.
M. [T] sollicite une indemnisation à hauteur de 10 000 euros, au motif qu'il était sportif avant l'accident (boxe, motocyclette, ski) et qu'il a dû abandonner ces activités sportives. Il ajoute qu'il a renoncé à l'activité de bricolage et qu'il est gêné pour la pratique de la guitare.
L'expert évoque effectivement l'abandon de certaines activités sportives (boxe, football) et la pratique de la motocyclette en raison de difficultés au freinage. Il est noté que M. [T] pratiquait épisodiquement le ski mais qu'il ne peut pas reprendre cette activité du fait de la douleur au froid.
La société [10] s'oppose à l'indemnisation de ce chef de préjudice qu'elle considère comme non justifié.
M. [T] verse néanmoins aux débats des photographies anciennes de la pratique du football en club, les attestations de ses parents qui confirment les pratiques sportives de leur fils et les activités de bricolage. Il est par ailleurs justifié de la pratique de la guitare.
L'expert a également mis l'accent sur les difficultés psychologiques de M. [T] et l'existence d'un syndrome post-traumatique qui a prolongé les symptômes. Le certificat médical du docteur [W] atteste à la date du 4 août 2020 d'un traitement anxio-dépressif depuis le 10 juin 2016 en raison de l'accident du travail.
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, il convient de considérer qu'il existe bien un préjudice d'agrément qui compte tenu de son importance, doit être évalué à 10 000 euros.
Sur la caisse primaire d'assurance maladie
La présente décision est opposable et commune à la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe qui versera directement à M. [T] l'indemnisation de l'ensemble des préjudices mis à la charge de l'employeur à l'origine de l'accident du travail du 16 juillet 2008, sous déduction de la somme de 4000 euros déjà versée à titre de provision.
Il n'y a pas de contestation des parties quant à l'action subrogatoire de la CPAM à l'encontre de la société [8].
Celle-ci est donc condamnée à rembourser à la caisse les indemnités en réparation des préjudices de l'assurée, dont elle aura fait l'avance selon les modalités prévues aux articles L. 452-2 et L. 452-3 du code de la sécurité sociale, la SAS [10] la garantissant intégralement de toute condamnation en raison de la faute inexcusable conformément à l'arrêt du 29 mai 2020.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
La SAS [10] est condamnée au paiement des dépens d'appel, y compris les frais d'expertise.
Elle est également condamnée à verser à M. [T] la somme de 3000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour statuant publiquement par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
Fixe les préjudices de M. [V] [T] comme suit :
- déficit fonctionnel temporaire : 2537,50 euros
- assistance tierce personne : 4640 euros
- souffrances endurées : 10 000 euros
- préjudice esthétique : 3500 euros
- préjudice d'agrément : 10 000 euros ;
Déclare la présente décision commune et opposable à la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe ;
Dit que la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe doit faire l'avance des sommes dues au titre de l'indemnisation des préjudices subis par M. [V] [T] au titre de l'indemnisation des préjudices dans la limite du présent arrêt et sous déduction de la provision déjà versée ;
Condame la SAS [8] à rembourser à la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe les sommes dont celle-ci aura fait l'avance, la SAS [10] la garantissant intégralement de toute condamnation en raison de la faute inexcusable conformément à l'arrêt du 29 mai 2020;
Condamne la SAS [10] à payer à M. [V] [T] la somme de 3000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SAS [10] au paiement des dépens d'appel, y compris les frais d'expertise.
LE GREFFIER,LE PRÉSIDENT,
Viviane BODINEstelle GENET