AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, PREMIERE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
I - Sur le pourvoi n° X 90-13.329 formé par la Caisse autonome de retraite des médecins français (CARMF), dont le siège est à Paris (17e), ...,
contre :
1°) M. Gilbert Y..., demeurant à Paris (8e), ...,
2°) M. Joseph X..., demeurant à Marseille (Bouches-du-Rhône), ... ;
II - Sur le pourvoi n° Q 90-14.081 formé par M. Gilbert Y...,
contre :
1°) la Caisse autonome de retraite des médecins français (CARMF),
2°) M. Joseph X... ;
III - Et sur le pourvoi n° Z 90-15.424 formé par M. Joseph X...,
contre :
1°) M. Gilbert Y...,
2°) la Caisse autonome de retraite des médecins français (CARMF) ;
en cassation d'un même arrêt rendu le 16 mars 1990 par la cour d'appel de Paris (1re Chambre, Section B) ;
La Caisse autonome de retraite des médecins français, demanderesse au pourvoi n° X 90-13.329, invoque, à l'appui de son recours, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt ;
M. Y..., demandeur au pourvoi n° Q 90-14.081, invoque, à l'appui de son recours, les quatre moyens de cassation annexés au présent arrêt ;
M. X..., demandeur au pourvoi n° Z 90-15.424, invoque, à l'appui de son recours, les deux moyens de cassation également annexés au présent arrêt ;
LA COUR, en l'audience publique du 24 juin 1992, où étaient présents : M. Grégoire, conseiller le plus ancien faisant fonctions de président et rapporteur, MM. Bernard de Saint-Affrique, Lemontey, Gélineau-Larrivet, Forget, Mme Gié, conseillers, M. Savatier, conseiller référendaire, M. Sadon, premier avocat général, Mlle Ydrac, greffier de chambre ;
Sur le rapport de M. le conseiller Grégoire, les observations de Me Foussard, avocat de la CARMF, de la SCP Lyon-Caen, Fabiani et Thiriez, avocat de M. Y..., de la SCP Boré et Xavier, avocat de M. X..., les conclusions de M. Sadon, premier avocat général, et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
! Joint les pourvois connexes n°s X 90-13.329, Q 90-14.081 et U 90-15.424 ;
Attendu que M. Gilbert Y..., médecin généraliste établi à Toulon, était atteint, depuis 1974, d'une obésité pathologique accompagnée d'une tendance dépressive, qui l'avait contraint à suspendre son activité professionnelle ; que la Caisse autonome de retraite des médecins français (CARMF), à laquelle il était affilié, a, en octobre 1975, chargé M. Joseph X..., docteur en médecine, de l'examiner en vue de vérifier si son état justifiait la poursuite du paiement des indemnités qui lui étaient versées depuis le 5 février 1975 ; que M. X... a procédé à cet examen le 6 octobre 1975 et dressé un rapport daté du 8 octobre ; qu'après avoir noté l'existence d'un état dépressif, les doléances du malade,
qui se plaignait d'une fatigue générale depuis peu en voie d'amélioration, et relaté les termes de l'unique certificat médical en sa possession, M. X... écrivait : "A la suite de cet examen, le sujet m'a demandé ce que je pensais de son aptitude au travail. Je lui ai répondu que c'est Paris qui déciderait, mais qu'à mon avis, ce dossier, pour être accepté, devait être plus charpenté sur ses trois chapîtres, documents (inexistants), doléances et données d'examen. A la suite de cette discussion, le blessé va, je pense, reprendre le travail incessamment" ; qu'en effet, dès le 8 octobre, M. Y... reprit son activité professionnelle mais dut l'abandonner à nouveau le 4 novembre, puis, à la suite d'une série d'arrêts de travail, fut définitivement admis au régime d'invalidité à compter d'avril 1979 ;
Attendu que M. Y... soutint alors que c'est sous la pression de M. X... et de la CARMF qu'il reprit son travail le 8 octobre 1975 et que c'est cette brève reprise intempestive qui fut la cause de sa rechute, de l'abandon de sa profession, auquel il fut contraint avant la date normale de sa retraite, et, par conséquent, de la perte de son cabinet et de tous les honoraires qu'il aurait dû percevoir jusqu'en 1991 ; qu'il leur a réclamé, en réparation de ces divers chefs de préjudice, 10 867 000 francs de dommages-intérêts ; qu'il a, en outre, reproché à la CARMF de l'avoir admis au régime d'invalidité en 1979 ; que l'arrêt attaqué (Paris, 16 mars 1990) retient que "les fautes conjuguées de M. X... et de la CARMF ont fait perdre à M. Y... une chance de guérison et de réadaptation professionnelle en retardant la mise en oeuvre du traitement approprié" ; qu'il les condamne in solidum à payer à M. Y... la somme de 850 545 francs ;
Sur le premier moyen du pourvoi de M. Y... :
Attendu que M. Y... fait grief à l'arrêt d'avoir jugé que la décision prise par la CARMF en janvier 1979 de le placer en invalidité totale ne pouvait lui être imputée à faute, au motif qu'un rapport d'expertise du 5 janvier 1979 révélait que rien dans son état mental ne s'opposait plus à l'exercice normal de sa profession, alors que la CARMF connaissait la fragilité de l'état de son assuré et les risques d'une mise en invalidité, dont elle aurait dû tenir compte dans son intérêt ;
Mais attendu que la cour d'appel a relevé que, en janvier 1979, M. Y... n'avait manifesté aucune velléité de reprendre l'exercice de sa profession, et qu'il avait accepté en connaissance de cause la mesure prise à son égard par la CARMF, contre laquelle il s'était abstenu de former un recours ; que ces constatations suffisent à établir l'inanité de ce grief ;
Sur le premier moyen du pourvoi de M. X..., pris en sa troisième branche :
Vu l'obligation pour le juge de ne pas dénaturer les documents de la cause ;
Attendu que pour décider que M. X... avait commis la faute de faire connaître à M. Y... son diagnostic erroné et de l'avoir ainsi "déterminé" à reprendre le travail l'arrêt énonce qu'il ressort des termes de son rapport précité du 8 octobre 1975 "qu'il n'avait pas été convaincu de l'inaptitude au travail de M. Y...", démontrée depuis lors par des expertises, et que, "lui ayant livré son opinion, il l'a influencé à travers une discussion dont la relation
dans le rapport reflète l'interaction" ;
Attendu qu'en substituant des suppositions aux termes clairs et précis de ce document, selon lesquels M. X..., se limitant à la mission qui lui avait été confiée, avait donné à M. Y... son avis sur la valeur de son dossier aux yeux des représentants de la CARMF, la cour d'appel en a dénaturé le sens et la portée et violé la règle susvisée ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres griefs des trois pourvois :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 16 mars 1990, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Versailles ;
Condamne M. Y..., envers le Trésor public, à une amende civile de dix mille francs ;
Condamne la Caisse autonome de retraite des médecins français aux dépens des trois pourvois et aux frais d'exécution du présent arrêt ;
Ordonne qu'à la diligence de M. le procureur général près la Cour de Cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit sur les registres de la cour d'appel de Paris, en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Première chambre civile, et prononcé par M. le président en son audience publique du treize octobre mil neuf cent quatre vingt douze.