ARRÊT N° 2
Attendu que M. Marc Y..., né le 5 mai 1968, a été déclaré sur les registres de l'Etat civil comme étant de sexe masculin ; que, s'étant dès l'enfance considéré comme une fille, il a, à l'âge de 21 ans, subi une intervention chirurgicale consistant en l'ablation de ses organes génitaux masculins, avec confection d'un néo-vagin, et s'est soumis à un traitement hormonal ; qu'il a, ensuite, saisi le tribunal de grande instance de demandes tendant à la substitution, sur son acte de naissance, de la mention " sexe féminin " à celle de " sexe masculin " ainsi qu'au changement de son prénom en celui de Claudia ; que le Tribunal n'ayant accueilli que cette dernière prétention, M. Y... a relevé appel du jugement en ce qu'il avait refusé de modifier la mention de son sexe sur l'acte de naissance et a demandé à la cour d'appel de désigner des experts ayant mission de décrire et d'expliquer le processus de féminisation dont il avait été l'objet et de constater son transsexualisme ; que l'arrêt attaqué a estimé cette mesure inutile et a confirmé la décision des premiers juges ;
Sur le moyen unique, pris en sa première branche :
Vu les articles 9 et 57 du Code civil ;
Attendu que, pour refuser la mesure d'instruction sollicitée par M. Y... dans le but de faire constater la réalité du syndrome transsexuel dont il se déclarait atteint, la cour d'appel a estimé que les caractères du transsexualisme de l'intéressé étaient suffisamment démontrés par les documents médicaux que celui-ci produisait ;
Attendu cependant, que si l'appartenance apparente de M. Y... au sexe féminin était attestée par un certificat du chirurgien ayant pratiqué l'intervention et l'avis officieux d'un médecin consulté par l'intéressé, la réalité du syndrome transsexuel ne pouvait être établie que par une expertise judiciaire ; qu'en s'abstenant de prescrire cette mesure et en considérant comme démontré l'état dont se prévalait M. Y..., la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;
Et sur le moyen unique, pris en ses deuxième et cinquième branches :
Vu l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, les articles 9 et 57 du Code civil et le principe de l'indisponibilité de l'état des personnes ;
Attendu que, pour rejeter les demandes de M. Y..., l'arrêt attaqué énonce encore que le principe de l'indisponibilité de l'état des personnes s'oppose à ce qu'il soit tenu compte de transformations obtenues à l'aide d'opérations volontairement provoquées, et que la conviction intime de l'intéressé d'appartenir au sexe féminin ainsi que sa volonté, reconnue et appliquée, de se comporter comme tel, ne sauraient suffire pour faire reconnaître qu'il est devenu une femme ;
Attendu, cependant, que lorsque, à la suite d'un traitement médico-chirurgical subi dans un but thérapeutique, une personne présentant le syndrome du transsexualisme ne possède plus tous les caractères de son sexe d'origine et a pris une apparence physique la rapprochant de l'autre sexe, auquel correspond son comportement social, le principe du respect dû à la vie privée justifie que son Etat civil indique désormais le sexe dont elle a l'apparence ; que le principe de l'indisponibilité de l'état des personnes ne fait pas obstacle à une telle modification ; d'où il suit qu'en se déterminant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé les textes et le principe susvisés ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du moyen :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 15 novembre 1990, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Montpellier ; MOYEN ANNEXÉ
Moyen produit par la SCP Masse-Dessen, Georges et Thouvenin, avocats aux Conseils, pour M. Y...
MOYEN UNIQUE DE CASSATION
Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'avoir débouté une personne (Marc, devenu Claudia, Y..., l'exposant) de sa demande tendant à la rectification de son Etat civil par la substitution de la mention " sexe féminin " à la mention " sexe masculin " ;
AUX MOTIFS QUE le sexe était une notion complexe comportant plusieurs éléments : le sexe anatomique (constitué par les organes génitaux et par des caractères secondaires tels que seins, pilosité et voix), le sexe chromosomique (XX chez la femme, XY chez l'homme), le sexe hormonal (caractérisé par la sécrétion prépondérante d'hormones mâles ou femelles), le sexe psychosocial (consistant en la conviction pour un individu d'appartenir à l'un ou l'autre sexe et de vouloir se comporter comme tel) ; qu'il résultait en l'espèce suffisamment de l'attestation d'un chirurgien anglais et du rapport officieux du docteur Haquette, sans qu'il fût nécessaire de recourir à une mesure d'instruction, que Marc Y... possédait à l'origine les attributs génitaux masculins auxquels s'étaient adjoints à la puberté les caractères accessoires de la masculinisation (barbe, muscles, voix) ; que son caryotype était également masculin (XY) ; qu'à l'âge de 21 ans, il avait subi une opération chirurgicale consistant en une castration totale et en la création d'une cavité ayant une apparence de vagin devant permettre des rapports sexuels de type féminin, suivie par une prise d'hormones femelles ; qu'au plan psychologique, il s'agissait d'un " transsexuel vrai ", c'est-à-dire ne relevant ni d'une perversion morale ni de la pathologie psychiatrique ; que l'exposant était donc déterminé génétiquement comme un homme ; que ses organes génitaux et ses caractères sexuels secondaires étaient typiquement masculins jusqu'à ce qu'il les fît modifier artificiellement par des interventions hormonales et chirurgicales ; qu'il n'était pas admissible qu'un individu pût se prévaloir de ces artifices provoqués par lui-même et hors de toute contrainte extérieure pour prétendre avoir changé de sexe, ce qui aurait été violer la règle légale de l'indisponibilité de l'état des personnes ;
que, par ailleurs, ces artifices ne transformaient pas un homme en femme, pas plus au plan des organes génitaux qu'à celui de la sécrétion hormonale réelle mais en créaient seulement l'illusion plus ou moins réussie ; qu'il restait donc uniquement la conviction intime de l'exposant d'appartenir au sexe féminin et sa volonté affirmée et appliquée de se comporter comme tel dans la vie professionnelle et sociale ; que cependant ce seul élément subjectif ne pouvait suffire à considérer que l'intéressé était ou était devenu femme ; que ce n'était pas parce qu'il avait la conviction intime d'être une femme qu'il l'était ;
ALORS QUE, de première part, les juges sont tenus d'ordonner la mesure d'instruction sollicitée lorsque le fait offert en preuve est de nature à modifier la solution du litige et que la partie n'a pas les moyens d'accomplir personnellement les investigations nécessaires ; qu'à titre subsidiaire, l'exposant avait demandé qu'une expertise médicale fût confiée à trois experts : un psychiatre, un endocrinologue et un géniticien, avec mission notamment de vérifier son caryotype et de donner toutes explications médicales sur son processus de féminisation et le rôle joué par le cerveau en ce qui concerne son identité sexuelle féminine ; qu'en se refusant à ordonner cette expertise, la cour d'appel a violé l'article 146 du nouveau Code de procédure civile ;
ALORS QUE, de deuxième part, le principe de l'indisponibilité de l'état des personnes ne signifie pas que cet état soit intangible ; que sa modification peut parfaitement se produire et intervient le plus souvent à l'initiative de l'intéressé lui-même ; qu'en déclarant qu'il n'était pas admissible qu'un individu pût se prévaloir d'artifices provoqués par lui-même hors de toute contrainte extérieure pour prétendre avoir changé de sexe, ce qui aurait été violer la règle légale de l'indisponibilité de l'état des personnes, et en refusant en conséquence la modification sollicitée, la cour d'appel a violé les articles 57 et 99 du Code civil ;
ALORS QUE, de troisième part, ayant constaté que le sexe psychosocial était l'une des composantes du sexe dont les autres étaient le sexe anatomique, le sexe chromosomique et le sexe hormonal, puis relevé que le sexe psychosocial de l'exposant était féminin, ce dont il résultait, selon sa propre définition, que l'exposant ne pouvait être considéré comme de sexe masculin en l'absence de l'une de ses composantes, en sorte qu'était erronée la mention de l'acte de naissance qualifiant l'exposant de sexe masculin, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et, partant, a violé les articles 57 et 99 du Code civil ;
ALORS QUE, de quatrième part, les juges ne peuvent se prononcer par des considérations abstraites et de portée générale ; qu'ayant donné du sexe une définition précise en constatant qu'il était composé de quatre éléments : anatomique, chromosomique, hormonal et psychique, la cour d'appel ne pouvait ensuite déclarer que le quatrième élément (psychique) ne pouvait suffire à faire admettre que l'exposant était devenu de sexe féminin, bien qu'il eût perdu ses attributs du sexe masculin, par cela seul que cette composante psychique, n'étant que subjective, ne pouvait être prise en considération ; qu'elle se devait de préciser les raisons, nécessairement tirées de la science médicale, pour lesquelles elle considérait que cette composante psychique du sexe ne reposait sur aucune donnée objective ; qu'en s'abstenant de le faire, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard des articles 57 et 99 du Code civil ;
ALORS qu'enfin le transsexuel, qui a perdu certains caractères de son sexe d'origine sans acquérir ceux du sexe opposé, ne peut en conséquence plus être rattaché à l'un ou l'autre des sexes ; que, dans ce cas, l'ordre public, dont la finalité est d'assurer l'harmonie et la paix sociales, comme la nécessité de porter secours à l'intéressé commandent, au juge de consacrer l'apparence en attribuant au transsexuel le sexe dont, à l'égard des autres, il a désormais l'aspect ; qu'en refusant d'accéder à la demande de l'exposant sous prétexte que les artifices qu'il avait provoqués, et qui lui avaient fait perdre ses caractères sexuels masculins d'origine, ne l'avaient pas pour autant transformé en femme mais en avaient seulement créé l'illusion plus ou moins réussie, la cour d'appel a violé les articles 57 et 99 du Code civil.