AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, DEUXIEME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Reims, 12 juillet 2000), que le journal "L'Union" a publié dans son édition de l'Aisne, numéro du 27 mars 1995, page 7, un article de M. X... consacré aux Témoins de Jéhovah qui se découpe en trois parties :
sous le titre : "Témoins de Jéhovah : le cri d'alarme d'un Axonnais", la relation du témoignage d'un homme désigné sous les initiales "M.J.", en cours de divorce, dont l'épouse est Témoin de Jéhovah, sous le titre : "Très implantés dans la région", une présentation des Témoins de Jéhovah dans la région et, sous le titre : "Jacques Y... : des caractéristiques sectaires", une interview de ce prêtre présenté comme "l'un des spécialistes français des sectes" ; que cet article contient notamment les passages suivants :
- "Témoins de Jéhovah : le cri d'alarme d'un Axonnais" : "(...) Les Témoins font tout pour qu'elle divorce mais je ferai tout pour que cela n'arrive pas". (...) Alors que certaines études montrent que les dépressions sont nombreuses chez les Témoins de Jéhovah, le père de famille craint en fait "le pire pour la sécurité physique et psychologique" de ses deux filles (...)".
- "Très implantés dans la région" : "(...) Leur message est, pour
leurs détracteurs, comme ceux tristement célèbres des sectes des Davidiens à Wacco au (Texas) et du Temple solaire de Luc Jouret (Suisse) : "Apocalyptique".
- "Jacques Y... : des caractéristiques sectaires" : "(...) Triple destruction"... "(...) Le Témoin de Jéhovah, par ce système de la manipulation, va perdre progressivement et totalement son esprit critique, mais uniquement pour les théories, les méthodes et les pratiques des Témoins de Jéhovah (...)".
"(...) De même, c'est la séparation conduisant obligatoirement au divorce quand un des conjoints n'est pas témoin (...)".
"(...) Interdiction pour les jeunes conscrits d'adopter le statut d'objecteur de conscience, ce qui fait qu'il y a aujourd'hui huit cents jeunes Témoins de Jéhovah emprisonnés", "... et "... double escroquerie ..." intellectuelle" tout d'abord :
"(...) Ils falsifient certains textes de la Bible et du Nouveau Testament. Quand ils ne les ont pas falsifiés, quelquefois ils déforment le sens exact pour tomber dans un fondamentaliste qui est un véritable contre-sens du texte de base (...)".
"(...) "L'escroquerie financière" : "(...) En fait, ils distribuent des petits papiers ou des bibles mais tout ça n'est pas innocent. Au début, ils les faisaient payer presque rien et ils ont été condamnés pour colportage et assujettis à un redressement fiscal. Maintenant, ils ne font plus payer, ils donnent. (...)".
Qu'estimant que ces écrits portaient atteinte à son honneur et à sa réputation, l'association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France (l'Association) a assigné en dommages-intérêts M. Z..., directeur de la publication, MM. X... et Y..., sur le fondement des articles 29 et 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu que l'Association fait grief à l'arrêt de l'avoir déboutée de ses demandes, alors, selon le moyen :
1 / que les imputations diffamatoires impliquant l'intention coupable de son ou de ses auteurs, c'est à celui ou à ceux qui se sont rendus auteurs de telles imputations qu'incombe la preuve d'établir le fait justificatif nécessaire à l'admission de la bonne foi ; qu'il est constant que les imputations portées avec désinvolture et légèreté imputations qui procèdent de rumeurs et de situation dépassées, sont exclusives de toute bonne foi ; qu'il ressort de l'arrêt attaqué, que la présentation de l'interview de M. Y... par MM. Z... et X..., ensemble ladite interview est exclusive de bonne foi dans la mesure où M. Y... emploie des vocables empreints de désinvolture et de légèreté manifeste en faisant état de la "triple destruction" ressortant de l'endoctrinement de l'adepte Témoin de Jéhovah, d'une double escroquerie, intellectuelle et financière, autant d'affirmations contraires à la réalité si bien qu'en retenant la bonne foi, la cour d'appel viole par refus d'application les articles 29 et 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 ;
2 / qu'en toute hypothèse, le fait justificatif tiré de la bonne foi de celui qui diffame ne peut être déduit de faits postérieurs à la publication en cause ; qu'il appert de l'arrêt attaqué que la cour d'appel a très largement tenu compte de faits postérieurs et notamment du rapport déposé à l'Assemblée nationale, le 22 décembre 1995, pour retenir la bonne foi cependant que, l'article contenant les propos jugés diffamatoires était du 27 mars 1995 ; qu'ainsi l'arrêt n'est pas légalement justifié au regard des articles cités au précédent élément moyen de la loi du 29 juillet 1881 ;
3 / qu'ainsi que cela a été souligné dans les conclusions d'appel, des coupures de presse relatant des faits divers, des attestations relatant des faits de situations postérieures à la date des écrits incriminés ne peuvent établir une enquête documentée au sens où l'exigence de bonne foi ; qu'en jugeant le contraire à partir de motifs insuffisants et inopérants, la cour d'appel ne justifie pas légalement son arrêt au regard des articles 29 et 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 ;
4 / que, dans ses conclusions signifiées le 7 avril 2000, l'Association demanderesse insistait sur la circonstance que s'agissant du but poursuivi, il est établi par les documents versés aux débats que M. Jacques Y... n'a pas agi dans l'intention légitime d'informer le lecteur mais qu'en sa qualité d'activiste virulent du milieu anti-secte, engagé, comme l'ont reconnu d'ailleurs les premiers juges, dans un combat qu'il mène sur le terrain médiatique c'est en tant que militant que M. Y... a rédigé ses attaques ressortant de l'article incriminé, attaques à l'encontre des Témoins de Jéhovah, ce qui était exclusif du fait justificatif de bonne foi ; qu'en ne tenant pas compte de ces faits pertinents de nature à avoir une incidence directe sur la solution du litige au regard de l'exception de bonne foi d'interprétation stricte, la cour d'appel ne justifie pas légalement son arrêt au regard des articles cités au précédent élément de moyen de la loi du 29 juillet 1881 ;
Mais attendu que la bonne foi de la personne recherchée pour diffamation suppose la légitimité du but poursuivi, l'absence d'animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l'expression, ainsi que la fiabilité de l'enquête ;
Et attendu que l'arrêt relève, en premier lieu, que l'article du 27 mars 1995 s'inscrit dans le cadre d'un débat auquel la presse nationale et régionale a participé sur le "phénomène sectaire" ayant donné lieu par la suite à un rapport d'enquête parlementaire ; qu'en deuxième lieu, il retient que MM. Z... et X... ont contrôlé les faits allégués par "M.J." qui sont matérialisés par la reproduction dans l'article des cartes de refus de transfusion sanguine de ses filles mineures et par les correspondances adressées par l'intéressé aux magistrats chargés de la protection des mineurs relatives aux dangers encourus par ses enfants en raison de leur environnement et de leur évolution physique, psychologique, sociale et scolaire, qu'ils ont également produit la documentation, constituée par des articles de presse français et étrangers, sur laquelle ils se sont appuyés pour faire état des dangers physiques et moraux encourus notamment par les enfants des Témoins de Jéhovah, qu'ils ont encore procédé à une enquête particulièrement documentée sur l'implantation de l'Association dans la région en faisant état notamment d'un projet d'imprimerie nationale dans l'Aisne, du renoncement à cette installation devant l'opposition des élus et de la polémique provoquée par la mise en place dans l'Eure d'une imprimerie employant 350 témoins ; qu'en troisième lieu, il retient que les mêmes personnes ont fait preuve de précaution et de circonspection en reproduisant les propos de "M.J." et de M. Y... en utilisant des guillemets ou diverses formules montrant qu'ils ne reprenaient pas à leur compte les déclarations rapportées et en avertissant leurs lecteurs du ton polémique de M. Y..., lequel, selon la présentation qu'en fait l'article, dénonce "les caractéristiques sectaires" des Témoins de Jéhovah avec la même vigueur que leurs détracteurs cités dans le reste du texte, permettant ainsi aux lecteurs de "se distancier des propos ensuite rapportés" ; qu'en quatrième lieu, l'arrêt reprend des témoignages de personnalités diverses attestant de l'engagement de M. Y... en faveur des libertés individuelles et contre les groupes, quels qu'ils soient, dont "des agissements ou des comportements (...) bafouent et violent les droits de l'homme" ; qu'en cinquième lieu, il souligne qu'il faut tenir compte de ce que le "combat pacifique" mené par M. Y... se situe sur le terrain médiatique où la force des mots et des expressions ne peut être ni ignorée ni inutilisée dans les affrontements qui s'y livrent et qui tiennent tant aux libertés de conscience ou d'opinion qu'à la liberté individuelle ; qu'en sixième lieu, il relève que les indices retenus par M. Y... sont ceux communément admis comme critères en la matière et regroupés pour l'essentiel sous les qualifications de "triple destruction" et "double escroquerie", observant que la "force évocatrice" des ces expressions employées par M. Y... est aussitôt tempérée par le contenu de son discours afférent à chacune d'elles et indiquant que sont ainsi visées, d'une part, un endoctrinement de l'adepte et une
destruction psychologique se traduisant par un changement de comportement familial et social, et, d'autre part, une escroquerie intellectuelle relative à l'exégèse de textes bibliques qui donnent lieu à des interprétations différentes dont les tenants s'affrontent parfois vivement, et une "escroquerie financière" constituée par une tromperie des adeptes ; qu'en septième lieu, l'arrêt note que les propos de M. Y... reposent sur des témoignages, résultant d'attestations rédigées après les imputations litigieuses mais relatives à des faits antérieurs à l'article et décrivant la "manipulation mentale", "l'endoctrinement", la "perte d'esprit critique" d'adeptes des Témoins de Jéhovah, la "rupture inévitable" entre conjoints dont un seul est Témoin de Jéhovah, le refus du statut d'objecteur de conscience aboutissant inévitablement à l'emprisonnement, la "falsification" de textes bibliques par fausse traduction et "l'escroquerie financière", et qu'était ainsi dénoncé ce que le rapport d'enquête parlementaire du 22 décembre 1995 a qualifié de "dangers pour l'individu" ; qu'enfin, l'arrêt retient que M. Y... s'est exprimé sans faire montre d'animosité personnelle à l'encontre des Témoins de Jéhovah et que les attestations produites par l'Association, qui contredisent celles versées par M. Y..., ne sont pas de nature à faire obstacle à la reconnaissance de la bonne foi de l'intéressé ;
Que de ces constatations et énonciations, la cour d'appel a exactement déduit l'existence de la bonne foi ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne l'association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, condamne l'association cultuelle Les Témoins de Jéhovah de France à payer à M. Z..., ès qualités, et à M. X... la somme globale de 2 300 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-sept mars deux mille trois.