La Commission nationale de réparation des détentions instituée par l'article 149-3 du Code de procédure pénale, composée lors des débats de M. Canivet, président, M. Gueudet et M. Breillat, conseillers, en présence de M. Charpenel, avocat général et avec l'assistance de Mme Bureau, greffier, a rendu la décision suivante :
Statuant sur le recours formé par :
- M. André X...,
contre la décision du premier président de la cour d'appel de Rouen, en date du 27 juillet 2005 qui a lui alloué une indemnité de 70.000 euros en réparation de son préjudice moral sur le fondement de l'article 149 du Code précité ;
Les débats ayant eu lieu en audience publique le 20 février 2006, le demandeur et son avocat ne s'y étant pas opposé ;
Vu les dossiers de la procédure de réparation et de la procédure pénale ;
Vu les conclusions de M. Desse-Carmignac, avocat au Barreau d'Avesnes sur Helpe, représentant M. X...;
Vu les conclusions de M. le procureur général près la Cour de cassation ;
Vu les conclusions en réponse de M. Desse-Carmignac ;
Vu la notification de la date de l'audience, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, au demandeur, à son avocat, à l'agent judiciaire du Trésor et à son avocat, un mois avant l'audience ;
Sur le rapport de M. le conseiller Breillat, les observations de M. Desse-Carmignac, avocat, assistant M. X..., celles de M. X..., comparant, et de Mme Couturier-Heller, avocat représentant l'agent judiciaire du Trésor, les conclusions de M. l'avocat général Charpenel, le demandeur ayant eu la parole en dernier ;
Après en avoir délibéré conformément à la loi, la décision étant rendue en audience publique ;
LA COMMISSION,
Attendu que par décision du 27 juillet 2005, le premier président de la cour d'appel de Rouen, saisi par M. X... d'une requête en réparation à raison d'une détention provisoire effectuée du 8 novembre 1993 au 13 juin 1995, puis du 12 juillet 1995 au 16 octobre 1996, lui a alloué une indemnité de 70.000 euros en réparation de son seul préjudice moral, le surplus des demandes tendant à la réparation d'un préjudice économique, au remboursement d'honoraires d'avocats et au paiement d'une somme sur le fondement des dispositions de l'article 475-1 du Code de procédure pénal étant rejeté ;
Que M. X... a régulièrement formé un recours, le 2 août 2005, contre cette décision ;
Vu les articles 149 et 150 du Code de procédure pénale ;
Attendu qu'une indemnité est accordée, à sa demande, à la personne ayant fait l'objet d'une détention provisoire terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement devenue définitive; que cette indemnité répare intégralement le préjudice personnel, matériel et moral, directement lié à la privation de liberté ;
Attendu que M. X..., critique la décision déférée en ce qu'elle a procédé à une indemnisation insuffisante de son préjudice moral et a rejeté ses autres prétentions ; qu'il sollicite désormais :
à titre principal ;
. 4.217.938 , ou à tout le moins, "après réfaction maximum de 10%", s'agissant d'une perte de chance,
. 3.796.144 euros en réparation de son préjudice économique ;
. 120.000 euros en réparation de son préjudice corporel ;
. 50.000 euros au titre des préjudices esthétique et d'agrément ;
. 1.000.000 euros en réparation de son préjudice moral ;
subsidiairement : deux expertises :
- la première aux fins de :
. chiffrer le préjudice "résultant de la réalisation précipitée de son patrimoine immobilier détenu soit directement soit par l'intermédiaire de sociétés civiles immobilières (SCI)";
. donner un avis sur la perte de chance, soit de retrouver un salaire, soit de réaliser des bénéfices ou des plus-values ou des gains en capital tant dans le cadre de ses activités immobilières que dans celui de son activité d'agence matrimoniale exercée sous l'enseigne "les unions européennes",
. évaluer les pertes et manques à gagner relatifs aux postes ci-dessus ;
- la seconde, confiée à deux experts, aux fins de :
. vérifier la réalité des troubles physiologiques et du préjudice corporel subis en relation avec la détention ;
. fixer la durée de l'I.T.T et de l'I.T.P, la date de consolidation et, le cas échéant, le taux du déficit fonctionnel imputable à la détention ;
. dire s'il est capable d'exercer une activité professionnelle et, dans ce cas, en préciser les conditions d'exercice et les éventuelles restrictions ou contre-indications ;
. décrire les souffrances physiques et psychiques endurées du fait des deux détentions subies et les évaluer sur l'échelle habituelle de 7 degrés ;
. indiquer s'il existe ou existera un préjudice sexuel et en évaluer l'importance ;
. décrire le préjudice d'agrément ;
- l'allocation d'une provision de :
. 1.000.000 euros à valoir sur le préjudice matériel ;
. 60.000 euros à valoir sur le préjudice corporel ;
. 25.000 euros à valoir sur les préjudices d'agrément et esthétique ;
. 500.000 euros à valoir sur le préjudice moral ;
Qu'il demande, en dernier lieu, le paiement des sommes de 21.451,40 euros en remboursement des frais exposés pour obtenir sa remise en liberté et de 46.524,40 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Attendu que l'agent judiciaire du Trésor conclut au rejet du recours et que le Procureur général ne s'oppose pas à la mesure d'expertise ;
Sur le préjudice économique :
Attendu que M. X... soutient qu'au moment de son incarcération, il exerçait des activités, d'une part, de montage et de commercialisation d'opérations immobilières, d'autre part, de gestionnaire de patrimoine à travers des SCI, et enfin, d'agence matrimoniale ;
Sur la demande d'indemnisation au titre d'une perte d'exploitation d'une agence matrimoniale "les unions européennes" ;
Attendu qu'il sollicite à ce titre le paiement de 1.020.847 euros, se décomposant en 620.847 euros représentant, sur trois années, la perte des profits qu'il aurait pu tirer de cette entreprise, et 400.000 euros représentant la valeur du fonds de commerce estimée par un expert-comptable ;
Que l'agent judiciaire du Trésor prétend que M. X... ne démontre pas la réalité de l'activité de cette agence créée l'année de sa mise en détention, de l'apport en capital allégué et de son origine, des chances de pérennité de cette entreprise et des revenus procurés; qu'il ne peut, en toute hypothèse, cumuler l'indemnisation au titre d'une perte de revenus avec celle au titre de la perte d'un fonds de commerce ;
Sur la demande d'indemnisation d'une perte sur le patrimoine immobilier:
Attendu que M. X... fait valoir que, lors de sa détention, il était à la tête du patrimoine immobilier suivant :
- son habitation principale ;
- la totalité des parts de la SCI Athis Mons,
- deux maisons à usage d'habitation situées à Saint-Etienne-du-Rouvray,
- 50% des parts de la SNC UKR, propriétaire d'un local commercial dans le centre commercial de Barentin ;
- 100% des parts de la SCI Ambourvillaise, propriétaire de six maisons à usage d'habitation louées ou en cours de location ;
Qu'il prétend que, pour faire face aux besoins de ses quatre enfants, il a été obligé de procéder à la réalisation de ce patrimoine pendant son incarcération pour la majeure partie, puis, pour le reste, dans l'année qui a suivi sa libération, et que cette réalisation "précipitée " lui aurait occasionné des pertes importantes qu'il évalue à 4.217.938 euros (y compris les 1.020.847 euros de la perte relative à l'agence matrimoniale), montant correspondant à ce qui est en définitive demandé en la présente procédure au titre du "préjudice économique global", qui ne comprend plus de sommes au titre des pertes de rémunération et de droits à pension y afférents, pendant la détention et pour la période postérieure au non-lieu ;
Attendu que l'agent judiciaire du Trésor soutient :
Qu'il n'est pas établi, par les quelques 636 pièces versées aux débats, que les activités de montage et de commercialisation d'opérations immobilières et de gestion de patrimoine à travers des SCI endettées étaient rentables pour le requérant; que l'expertise amiable effectuée par M.Asse ne revêt pas une force probatoire suffisante à cet égard puisque cet expert-comptable admet qu'il ne disposait pas de l'ensemble des documents utiles pour mener à bien sa mission ;
Qu'en réalité M. X... a vendu son patrimoine immobilier, non en raison de sa mise en détention, mais en raison de sa situation financière préexistante à celle-ci et gravement obérée, comme celle de son épouse dont il a refusé l'héritage ;
Que, sur la perte enregistrée en raison de la réalisation précipitée de la résidence principale, dont M. X... était propriétaire pour moitié, cette opération a été réalisée sous la pression d'établissements financiers en remboursement de dettes, totalement étrangères à l'incarcération et que M. X... ne peut, en toute hypothèse, se référer à une évaluation effectuée par son notaire en août 2005, alors que la vente litigieuse a eu lieu dix ans plus tôt ;
Qu'il en est de même de la seconde maison d'Anneville-Ambourville, dite "la Chaumière", et des deux habitations de Saint-Etienne-du-Rouvray ;
Que, plus particulièrement, s'agissant de la SNC UKR, dans laquelle M. X... était associé pour moitié, il ne démontre pas en toute hypothèse avoir cédé à un prix inférieur au marché le local commercial dont cette société avait acquis la propriété ;
Que, s'agissant de la SNC Athis Mons, M. André X... qui a vendu l'immeuble, non à raison de la détention, mais à la demande d'une banque , ne démontre pas qu'il aurait pu mener cette opération à son terme et en tirer un quelconque bénéfice ;
Que, s'agissant de la perte de chance de procéder à la reprise de 19 immeubles dépendant de la succession de son épouse, et qui ont été attribués par le liquidateur judiciaire à sa fille, Nathalie X..., contre une somme et l'engagement de régler aux établissements financiers les crédits octroyés, rien ne vient établir que ce patrimoine immobilier était destiné à être repris par M. X... ;
Que, s'agissant des ventes réalisées par la SCI Ambourvillaise, il n'est pas davantage démontré de lien avec la détention, ni que ces opérations aient été faites à un prix inférieur à celui du marché ;
Attendu que la Commission n'est pas suffisamment informée, en l'état des pièces produites, de l'existence et de l'importance du préjudice économique allégué; qu'il convient, afin de le déterminer, de désigner un expert avec la mission fixée au dispositif ;
Sur les préjudices corporel et moral :
Attendu que M. X... fait valoir qu'outre le choc carcéral, il a été privé pendant trois ans "à la fleur de l'âge d'une vie confortable qu'il avait méritée par son travail et son talent ", qu'il a été séparé d'avec ses enfants et plus particulièrement d'avec le plus jeune, âgé alors de 4 ans; qu'il a souffert de l'isolement né de la détention; qu'il fallait aussi prendre en compte "la longueur extrême" de l'instruction et "l'absence de confrontation avec ses accusateurs" durant celle-ci, alors qu'il avait clamé son innocence; que sa longue détention aurait eu des conséquences psychologiques et un retentissement sur sa santé;
Qu'il produit à cet effet :
- un certificat médical du Docteur Y... du 12 octobre 2005 qui a relevé un état anxiodépressif avec stress durable et attaque de panique, des troubles du sommeil, de la concentration, et de la mémoire, des troubles névrotiques, des tentatives de suicide, une baisse de la libido, un effondrement existentiel, une perte de l'estime de soi, un chagrin permanent, une IPP résiduelle de 30% avec nécessité de prise de psychotropes et suivi d'une psychothérapie;
- une attestation d'une "amie", le docteur Z... du 11 octobre 2005, selon laquelle il présente une tendance suicidaire, une perte de l'estime de soi, des insomnies, un dysfonctionnement érectile sévère, des troubles névrotiques et anxiogènes, des difficultés de concentration ;
Attendu que la portée de ces documents est discutée; qu'il convient de recourir à une expertise avec la mission ci-après fixée au dispositif ;
Sur les autres demandes:
Attendu qu'en cet état de la procédure, et compte tenu de la somme déjà allouée par le premier président, les demandes d'octroi de provision ne seront pas retenues et qu'il sera sursis à statuer sur les autres demandes ;
PAR CES MOTIFS :
Sursoit à statuer sur les demandes autres que celle tendant à la désignation d'experts ;
Avant dire droit sur le préjudice économique :
Ordonne une expertise :
Commet pour y procéder M. Jean A..., expert près la Cour de cassation, ..., avec pour mission de fournir à la commission tous les éléments techniques de manière à lui permettre de déterminer, dans son existence et son montant, la perte patrimoniale subie par M X... en raison de son incarcération ;
Dit qu'en cas de besoin l'expert pourra entendre toute personne dont l'audition est nécessaire à l'accomplissement de sa mission;
Et avant dire droit sur le préjudice corporel :
Ordonne une expertise:
Commet, pour y procéder le docteur B...
C..., ..., et le docteur Valéry D..., institut de médecine légale, 1 Place de Verdun, 59 045 Lille cedex, avec pour mission de:
1 ) interroger et examiner M. X..., déterminer son état antérieur à la détention, et se faire communiquer par tout tiers détenteur, avec l'accord de l'intéressé, les documents , en particulier certificats et dossiers relatifs à l'état de santé durant la détention et à l'état antérieur, dans la mesure où celui-ci peut avoir une incidence quelconque sur l'évolution de cet état de santé ;
2 ) noter les doléances de M. X... et décrire les constatations faites à l'examen, y compris l'état général ;
3 ) dire si chaque anomalie notée ou constatée est la conséquence de la détention, ou d'un état général antérieur ;
4 ) vérifier la réalité des troubles physiologiques et du préjudice corporel subis en relation avec la détention; fixer, le cas échéant, la durée de l'I.T.T et de l'I.T.P, la date de consolidation, le taux du déficit fonctionnel imputable à la détention; dire si le requérant est capable d'exercer une activité professionnelle, dans ce cas en préciser les conditions d'exercice et les éventuelles restrictions ou contre-indications; décrire les souffrances physiques et psychiques endurées ;
5 ) dire si la détention de M. X... a eu des conséquences psychologiques et le cas échéant psychiatriques; dans l'affirmative, les décrire dans la durée, leur intensité et leur retentissement tant sur la vie quotidienne que sociale et professionnelle; dire, le cas échéant, si ces conséquences ont un caractère permanent ou irréversible ;
6 ) indiquer s'il existe un préjudice sexuel et en évaluer l'importance;
7 ) décrire le préjudice d'agrément ;
Fixe à 6 mois le délai dans lequel les experts déposeront leur rapport au secrétariat de la Commission ;
Désigne M.Chaumont, conseiller référendaire, pour suivre et contrôler les opérations d'expertises ;
Ainsi fait, jugé et prononcé en audience publique le 31 mars 2006, par le président de la Commission nationale de réparation des détentions,
En foi de quoi la présente décision a été signée par le président, le rapporteur et le greffier présent lors des débats et du prononcé.