LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 9 juin 2015), que la société Kerry (la société), propriétaire d'un immeuble occupé par des squatters, n'avait pas pu obtenir le concours de la force publique pour faire procéder à leur expulsion judiciairement ordonnée, lorsqu'elle en a été expropriée, le bien ayant été déclaré insalubre ; que, considérant que la procédure en fixation de l'indemnité d'expropriation ne lui avait pas permis de recevoir une juste indemnité, elle a chargé M. X... (l'avocat) d'engager contre l'Etat français, devant la Cour européenne des droits de l'homme, une action pour violation de son droit à un procès équitable et de son droit de propriété ; que, sa requête ayant été rayée du rôle de cette Cour pour défaut de diligence et le dossier déposé devant elle détruit, la société a assigné l'avocat en responsabilité civile professionnelle et indemnisation ;
Attendu que la société fait grief à l'arrêt de limiter à la somme de 15 000 euros la condamnation prononcée contre l'avocat, alors, selon le moyen :
1°/ que la réparation de la perte d'une chance doit être fixée en fonction de l'ampleur de la chance perdue, et ne saurait présenter un caractère forfaitaire ; qu'en disant ignorer quelle aurait été la décision d'indemnisation prise par la Cour européenne des droits de l'homme en cas de reconnaissance de la violation des stipulations conventionnelles invoquées, pour en déduire qu'il y avait lieu de fixer à 15 000 euros la réparation allouée à la société au titre de la perte de chance d'obtenir une telle décision d'indemnisation, la cour d'appel n'a pas déterminé l'ampleur de la chance perdue, mais a procédé à une évaluation forfaitaire, en violation de l'article 1147 du code civil ;
2°/ qu'en cas de faute de l'avocat ayant conduit à l'échec d'une action en justice, l'appréciation de la chance perdue implique de reconstituer fictivement la discussion qui aurait pu s'instaurer sans la carence de l'auxiliaire de justice ; qu'en affirmant son ignorance de la décision d'indemnisation qui aurait été prise par la Cour européenne des droits de l'homme en cas de reconnaissance de la violation des stipulations conventionnelles invoquées, la cour d'appel s'est abstenue de procéder à la reconstitution complète du procès, privant ainsi sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil ;
3°/ qu'aux termes de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, la réparation des atteintes à la Convention de sauvegarde doit, autant que possible, placer le requérant dans une situation semblable à celle où il se serait trouvé s'il n'y avait pas eu de violation des droits garantis ; que dans ses conclusions du 20 mars 2015, la société faisait valoir, non seulement que l'occupation sans titre de l'immeuble exproprié l'avait privée d'une indemnité valeur libre, mais aussi que le maintien dans les lieux des squatters l'avait placée dans l'impossibilité de réaliser les travaux de rénovation propres à faire cesser l'état d'insalubrité du bien ; qu'en affirmant que l'inaction de l'Etat pour expulser les squatters avait simplement privé la société d'une indemnité valeur libre, sans préciser en quoi cette société n'aurait pas pu prétendre, par ailleurs, à l'indemnisation du préjudice ayant résulté de l'absence de rénovation possible du bien en présence des squatters, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil ;
Mais attendu, d'abord, que, contrairement aux allégations du moyen, la cour d'appel, prenant en considération la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et au vu des conclusions et des pièces produites aux débats, a reconstitué fictivement la discussion qui aurait pu s'instaurer devant ladite Cour, si l'avocat n'avait pas commis de faute, pour caractériser l'existence d'une perte de chance pour la société de voir l'affaire examinée et d'obtenir une indemnisation à titre de satisfaction équitable ; qu'ensuite, après avoir retenu que la société, sur laquelle pesait la charge de la preuve, ne démontrait pas que l'expropriation pour insalubrité n'était pas légitime et qu'en conséquence, l'inaction de l'Etat pour expulser les squatters l'avait simplement privée d'une indemnité correspondant à un bien libre de toute occupation, elle a souverainement évalué le montant du préjudice en précisant les éléments ayant servi à le déterminer, en référence à l'arrêt rendu en appel dans la procédure d'expropriation ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Kerry aux dépens ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du douze octobre deux mille seize.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Delvolvé et Trichet, avocat aux Conseils, pour la société Kerry
Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir limité à la somme de 15 000 euros la condamnation prononcée contre Me X... à l'égard de la société Kerry ;
Aux motifs que « la faute de l'avocat a donc fait perdre à la société Kerry une chance de voir examiner sa requête et la Cour statuer sur la violation éventuellement commise par l'Etat français de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1er du protocole additionnel ; qu'il ressort des décisions de la Cour européenne que celle-ci a déjà sanctionné des Etats sur le fondement de ces textes pour ne pas avoir fait exécuter une décision judiciaire d'expulsion (notamment affaire Maheus) estimant que le droit à l'exécution d'une décision de justice est un des aspects du droit d'accès à un tribunal ; que, de même, des décisions visent l'article 1er du protocole additionnel relatif au droit de propriété rappelant notamment que "l'exercice réel de ce droit que ce texte garantit ne saurait dépendre uniquement du devoir de l'Etat de s'abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu'un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens" ; qu'eu égard aux circonstances de l'espèce, la chance de la société Kerry d'obtenir une décision favorable de la Cour existait ; que, dans un tel cas, en application de l'article 41 de la Convention, la Cour accorde à la partie lésée une satisfaction équitable ; qu'elle peut estimer que le simple constat de la violation constitue la satisfaction équitable ou indemniser un préjudice patrimonial ou moral ; qu'elle examine toutefois le lien de causalité entre la violation alléguée et le préjudice subi ; qu'en tout état de cause, la société Kerry estime qu'elle a perdu une somme de plus de 5 millions d'euros entre la somme qui lui a été allouée par la Siemp à savoir 2 432 822 euros et le montant sollicité en cause d'appel soit 8 375 505 euros ; que, toutefois, il n'est pas démontré que l'expropriation n'était pas légitime et dès lors, le juge a régulièrement statué fixant une indemnité alternative, valeur occupée et valeur libre ; que le fait que l'Etat n'ait pas agi pour expulser les squatters a simplement privé la société Kerry d'une indemnité valeur libre ; que la base de calcul pour l'indemnité matérielle éventuelle accordée par la Cour européenne si elle avait admis la violation des articles de la convention aurait été cette somme soit au regard de l'arrêt de la Cour d'appel de Paris une somme de 270 202 euros ; que la présente cour ignore, au vu des éléments patrimoniaux, quelle aurait été la décision d'indemnisation prise en cas de reconnaissance de la violation ; qu'elle ne statue que sur la perte de chance d'avoir vu son affaire examinée et celle d'avoir obtenu une décision favorable de la Cour européenne et une indemnisation ; que la chance perdue ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée et la réparation d'une telle perte de chance d'obtenir satisfaction ne peut qu'être partielle ; que la cour alloue donc à la société Kerry au titre de cette perte de chance, la somme de 15 000 euros » (arrêt attaqué, p. 4, § 6 à p. 5, § 4) ;
Alors d'une part que la réparation de la perte d'une chance doit être fixée en fonction de l'ampleur de la chance perdue, et ne saurait présenter un caractère forfaitaire ; qu'en disant ignorer quelle aurait été la décision d'indemnisation prise par la Cour européenne des droits de l'homme en cas de reconnaissance de la violation des stipulations conventionnelles invoquées, pour en déduire qu'il y avait lieu de fixer à 15 000 euros la réparation allouée à la société Kerry au titre de la perte de chance d'obtenir une telle décision d'indemnisation, la cour d'appel n'a pas déterminé l'ampleur de la chance perdue, mais a procédé à une évaluation forfaitaire, en violation de l'article 1147 du code civil ;
Alors en tout état de cause, d'autre part, qu'en cas de faute de l'avocat ayant conduit à l'échec d'une action en justice, l'appréciation de la chance perdue implique de reconstituer fictivement la discussion qui aurait pu s'instaurer sans la carence de l'auxiliaire de justice ; qu'en affirmant son ignorance de la décision d'indemnisation qui aurait été prise par la Cour européenne des droits de l'homme en cas de reconnaissance de la violation des stipulations conventionnelles invoquées, la cour d'appel s'est abstenue de procéder à la reconstitution complète du procès, privant ainsi sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil ;
Alors en outre qu'aux termes de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, la réparation des atteintes à la Convention de sauvegarde doit, autant que possible, placer le requérant dans une situation semblable à celle où il se serait trouvé s'il n'y avait pas eu de violation des droits garantis ; que dans ses conclusions du 20 mars 2015 (p. 15, § 7 à 11, p. 17, § 2 et 3, p. 20, § 1 à 4), la société Kerry faisait valoir, non seulement que l'occupation sans titre de l'immeuble exproprié l'avait privée d'une indemnité valeur libre, mais aussi que le maintien dans les lieux des squatters l'avait placée dans l'impossibilité de réaliser les travaux de rénovation propres à faire cesser l'état d'insalubrité du bien ; qu'en affirmant que l'inaction de l'Etat pour expulser les squatters avait simplement privé la société Kerry d'une indemnité valeur libre, sans préciser en quoi cette société n'aurait pas pu prétendre, par ailleurs, à l'indemnisation du préjudice ayant résulté de l'absence de rénovation possible du bien en présence des squatters, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil.