LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
LM
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 16 janvier 2020
Rejet
M. PIREYRE, président
Arrêt n° 39 F-D
Pourvoi n° P 19-10.162
Aide juridictionnelle totale en demande
au profit de Mme D....
Admission du bureau d'aide juridictionnelle
près la Cour de cassation
en date du 6 novembre 2018.
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 16 JANVIER 2020
Mme A... N... D..., domiciliée [...] , a formé le pourvoi n° P 19-10.162 contre l'arrêt rendu le 4 avril 2018 par la cour d'appel de Rennes (5e chambre), dans le litige l'opposant au Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions, dont le siège est [...] , défendeur à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Touati, conseiller référendaire, les observations de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat de Mme D..., de la SCP Delvolvé et Trichet, avocat du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions, et l'avis de Mme Nicolétis, avocat général, après débats en l'audience publique du 4 décembre 2019 où étaient présents M. Pireyre, président, Mme Touati, conseiller référendaire rapporteur, Mme Gelbard-Le Dauphin, conseiller doyen, et Mme Rosette, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Rennes, 4 avril 2018), que Mme D..., reconnue victime de faits de traite des êtres humains et de proxénétisme aggravé par un tribunal correctionnel, a saisi une commission d'indemnisation des victimes d'infractions (la CIVI) d'une demande de réparation de ses préjudices ;
Attendu que Mme D... fait grief à l'arrêt de la débouter de la demande qu'elle avait formulée au titre du préjudice spécifique d'avilissement, alors, selon le moyen :
1°/ que constitue un préjudice réparable, le préjudice permanent exceptionnel correspondant à un préjudice exceptionnel atypique, en lien avec un handicap permanent qui prend une résonance toute particulière pour certaines victimes, soit en raison de leur personne, soit des circonstances et de la nature du fait dommageable ; que constitue à cet égard un préjudice réparable, spécifique et distinct des souffrances morales endurées, le préjudice d'avilissement subi du fait de l'atteinte particulière causée à la dignité humaine et à la liberté par la prostitution forcée et la traite des êtres humains ; qu'en affirmant l'inverse, la cour d'appel a violé l'article 706-3 du code de procédure pénale, ensemble le principe de la réparation intégrale du préjudice ;
2°/ que nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude ; que les victimes de traite d'êtres humains ont dès lors le droit à être indemnisées au titre du préjudice spécifique subi du fait de la traite dont elles ont fait l'objet, ce préjudice, résultant de la violation de droits fondamentaux attachés à la personne humaine, ne pouvant qu'être réparé spécifiquement ; qu'en refusant de reconnaître à Mme D... le droit d'obtenir réparation du préjudice spécifique né de l'esclavage sexuel dont elle avait été victime, la cour d'appel a violé les articles 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 4 et 15 de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains signée à Varsovie le 16 mai 2005, ensemble l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Mais attendu, d'abord, que le préjudice moral lié aux souffrances psychiques et aux troubles qui y sont associés étant inclus dans le poste de préjudice temporaire des souffrances endurées ou dans le poste de préjudice du déficit fonctionnel permanent, il ne peut être indemnisé séparément quelle que soit l'origine de ces souffrances ;
Attendu, ensuite, que si les victimes de traite des êtres humains ont droit à la réparation intégrale de leurs préjudices, ni l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni les articles 4 et 15 de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains signée à Varsovie le 16 mai 2005, ni l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne définissent les modalités de cette indemnisation ;
Qu'ayant, pour le réparer, inclus dans le poste des souffrances endurées et, après consolidation, dans celui du déficit fonctionnel permanent, le préjudice qualifié d'avilissement d'une victime de faits de prostitution forcée et de traite d'êtres humains, dont elle a relevé qu'il était lié aux souffrances psychiques et aux troubles qui y sont associés, c'est sans méconnaître le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime que la cour d'appel, qui a ainsi exclu l'existence d'un préjudice permanent exceptionnel ou spécifique, a écarté la demande de Mme D... tendant à le voir réparer séparément ; qu'elle a ainsi légalement justifié sa décision sans encourir le grief de la seconde branche du moyen ;
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Laisse les dépens à la charge du Trésor public ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du seize janvier deux mille vingt.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat aux Conseils, pour Mme D...
Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR débouté A... N... D... de la demande qu'elle avait formulée au titre du préjudice spécifique d'avilissement ;
AUX MOTIFS QUE :
« Au titre d'un préjudice d'avilissement, la commission a accordé une somme de 10 000 €.
Le fonds de garantie considère que la demande à ce titre doit être rejetée comme menant à une double indemnisation alors que les souffrances ont été indemnisées au titre des souffrances endurées avant consolidation et au titre du déficit fonctionnel permanent après consolidation. Il rappelle la jurisprudence de la Cour de cassation.
Mme A... N... D... considère qu'un tel préjudice constitue un préjudice atypique et exceptionnel ne se confondant pas avec les souffrances endurées pas plus qu'avec le déficit fonctionnel permanent mais correspondant à l'atteinte à sa dignité. Elle sollicite une somme de 22 500 € qui ne correspond pas à la réparation du préjudice matériel qu'elle a subi par la remise de la somme de 25 000 € à ses tortionnaires.
Il est manifeste que le préjudice moral lié à ces souffrances psychiques et aux troubles qui y sont associés est inclus dans le poste des souffrances endurées, et qui ont été pris en considération depuis le début des faits de prostitution forcée jusqu'à la date de consolidation, le déficit fonctionnel permanent évalué à 3 % prenant en compte les souffrances endurées depuis lors. En l'absence de préjudice distinct, la demande doit être rejetée afin de ne pas permettre une double indemnisation de la victime, qui a droit à une réparation intégrale des dommages subis mais sans perte ni profit.
La décision déférée sera donc réformée de ce chef et la demande de réparation d'un préjudice d'avilissement sera rejetée » .
1°/ ALORS QUE constitue un préjudice réparable, le préjudice permanent exceptionnel correspondant à un préjudice extrapatrimonial atypique, en lien avec un handicap permanent qui prend une résonance toute particulière pour certaines victimes, soit en raison de leur personne, soit des circonstances et de la nature du fait dommageable ; que constitue à cet égard un préjudice réparable, spécifique et distinct des souffrances morales endurées, le préjudice d'avilissement subi du fait de l'atteinte particulière causée à la dignité humaine et à la liberté par la prostitution forcée et la traite des êtres humains ; qu'en affirmant l'inverse, la cour d'appel a violé l'article 706-3 du code de procédure pénale, ensemble le principe de la réparation intégrale du préjudice ;
2°/ ALORS QUE nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude ; que les victimes de traite d'êtres humains ont dès lors le droit à être indemnisées au titre du préjudice spécifique subi du fait de la traite dont elles ont fait l'objet, ce préjudice, résultant de la violation de droits fondamentaux attachés à la personne humaine, ne pouvant qu'être réparé spécifiquement ; qu'en refusant de reconnaître à l'exposante le droit d'obtenir réparation du préjudice spécifique né de l'esclavage sexuel dont elle avait été victime, la cour d'appel a violé les articles 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 4 et 15 de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains signée à Varsovie le 16 mai 2005, ensemble l'article 1er du protocole n°1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.