LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
MF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 16 mars 2022
Cassation
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 256 FS-B
Pourvoi n° D 20-12.020
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 16 MARS 2022
Mme [Z] [U], épouse [J] [F], domiciliée [Adresse 1], agissant en qualité de tutrice de M. [K] [F], a formé le pourvoi n° D 20-12.020 contre l'arrêt rendu le 25 novembre 2019 par la cour d'appel de Paris (pôle 2, chambre 4), dans le litige l'opposant à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Mornet, conseiller, les observations et plaidoiries de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat de Mme [Z] [U], épouse [J] [F] et de la SCP Sevaux et Mathonnet, avocat de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, et l'avis de M. Poirret, premier avocat général, après débats en l'audience publique du 25 janvier 2022 où étaient présents M. Chauvin, président, M. Mornet, conseiller rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, M. Chevalier, Mmes Kerner-Menay, Bacache-Gibeili, conseillers, Mmes Dazzan, Le Gall, Feydeau-Thieffry, M. Serrier, conseillers référendaires, M. Poirret, premier avocat général, et Mme Tinchon, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 25 novembre 2019), après avoir reçu plusieurs culots de sang lors de sa naissance le 21 octobre 1983, M. [F] a présenté une infection par le virus de l'immunodéficience humaine (VIH), diagnostiquée en 1986, et a déclaré un sida en 1991.
2. Le 16 février 1993, le Fonds d'indemnisation des transfusés et hémophiles l'a indemnisé d'un préjudice spécifique de contamination.
3. En mars 2005, M. [F] a développé une leucoencéphalopathie multifocale progressive (LEMP) en lien avec sa contamination, dont il a conservé d'importantes séquelles cérébrales.
4. Mme [U], sa mère, désignée en qualité de tutrice, a saisi l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (l'ONIAM) d'une demande d'indemnisation complémentaire. Après avoir ordonné une expertise, l'ONIAM a indemnisé les préjudices économiques et rejeté la demande relative aux déficits fonctionnels temporaire et permanent subis par M. [F].
5. Mme [U], ès qualités, a formé un recours devant la cour d'appel qui a statué après avoir ordonné une nouvelle expertise.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa sixième branche
Enoncé du moyen
6. Mme [U], ès qualités, fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes au titre des déficits fonctionnels, alors « qu'en jugeant que le préjudice de contamination incluait l'ensemble des « affections opportunes consécutives à la déclaration de la maladie », quand il n'inclut que l'angoisse suscitée par le risque d'affections opportunes, la cour d'appel a violé le principe de réparation intégrale, ensemble les articles L. 3122-1 du code de la santé publique et de l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 3122-1 du code de la santé publique et le principe d'une réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :
7. Le préjudice spécifique de contamination comprend l'ensemble des préjudices de caractère personnel tant physiques que psychiques résultant du seul fait de la contamination et inclut, outre les perturbations et craintes éprouvées, toujours latentes, concernant l'espérance de vie et la crainte des souffrances, les perturbations de la vie sociale, familiale et sexuelle et les préjudices esthétique et d'agrément générés par les traitements et soins subis, ainsi que le seul risque de la survenue d'affections opportunistes consécutives à la contamination. Il n'inclut ni le déficit fonctionnel, ni les autres préjudices à caractère personnel liés à la survenue de ces affections.
8. Pour rejeter les demandes d'indemnisation au titre des déficits fonctionnels temporaire et permanent subis par M. [F], l'arrêt retient que le préjudice de contamination inclut l'ensemble des affections opportunes consécutives à la déclaration de la maladie.
9. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les texte et principe susvisés.
Et sur le moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
10. Mme [U], ès qualités, fait le même grief à l'arrêt, alors « qu'en jugeant que le déficit fonctionnel causé par l'infection du VIH ne pouvait être indemnisé qu'à la condition que la maladie soit susceptible de consolidation, quand tout dommage doit être indemnisé sans perte ni profit pour la victime et que la consolidation ne permet que de distinguer le déficit fonctionnel temporaire et le déficit fonctionnel permanent sans pourtant qu'en son absence, le juge ne puisse refuser d'indemniser le préjudice subi, la cour d'appel a violé le principe de réparation intégrale du préjudice, ensemble les articles L. 3122-1 du code de la santé publique et de l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 3122-1 du code de la santé publique et le principe d'une réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :
11. Il résulte de ce texte et de ce principe que l'absence de consolidation de la victime contaminée par le VIH ne fait pas obstacle à l'indemnisation du déficit fonctionnel qui est éprouvé à la suite de cette contamination et de ses conséquences.
12. Pour rejeter les demandes d'indemnisation au titre des déficits fonctionnels subis par M. [F], l'arrêt retient encore que leur réparation, s'ajoutant au préjudice spécifique de contamination déjà indemnisé, suppose que le VIH ne soit plus une maladie évolutive mais une maladie susceptible de consolidation.
13. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les texte et principe susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 25 novembre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiale aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du seize mars deux mille vingt-deux.
Le conseiller rapporteur le president
Le greffier de chambre
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyens produits par la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat aux Conseils, pour Mme [U]
IL EST FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté les demandes présentées par Mme [J] [F] ès qualités de tutrice de M. [K] [F] au titre du déficit fonctionnel temporaire et du déficit fonctionnel permanent et d'avoir débouté Mme [J] [F] ès qualités de tutrice de M. [K] [F] de ses demandes que l'Oniam soit condamné à verser à M. [K] [F] la somme de 48 200,06 euros au titre de l'indemnisation de son déficit fonctionnel partiel pour la période du 11 avril 2005 au 9 octobre 2013 et de 175 000 euros en réparation de son déficit fonctionnel permanent ;
AUX MOTIFS PROPRES QUE :
« Il ressort du rapport du professeur [W] :
- que M. [K] [F] a développé en mars 2005 une infection virale gravissime de l'encéphale, provoquée par le virus JC,
- que ce virus ou leuco-encéphalite multifocale progressive (LEMP) est une complication de l'immunodépression chronique et profonde ellemême induite par le VIH-1,
- que M. [K] [F] a guéri de la LEMP grâce au traitement antirétroviral qui a permis la restauration rapide de son immunité et donc le contrôle de la réplication du virus JC dans son cerveau,
- que les lésions cérébrales induites par la LEMP ont impliqué des déficits neurologiques importants avec une récupération partielle assez inattendue compte tenu de la gravité du tableau clinique initial,
- qu'il persiste des séquelles importantes essentiellement cognitives à type de syndrome frontal avec lenteur d'idéation qui ne permettent pas à M. [K] [F] d'être autonome dans la vie de tous les jours, de travailler, de cuisiner seul, de se déplacer seul à l'extérieur du domicile et de conduire un véhicule,
- que l'infection VIH est stabilisée par la prise continue depuis 2006 du traitement antirétroviral mais que M. [K] [F] n'est pas guéri de cette infection,
- qu'on peut considérer que l'infection par le VIH est consolidée par le traitement antirétroviral à condition 1) que la combinaison d'antirétroviraux reste efficace virologiquement et 2) que l'observance du traitement antirétroviral efficace soit bonne.
L'expert a précisé que si la notion de consolidation de I 'infection par le VIH-1 était admise, alors elle évaluait les préjudices liés à l'infection du cerveau par le virus JC comme suit :
- déficit fonctionnel temporaire total du I I avril 2005 au 30 juin 2006,
- déficit fonctionnel temporaire à 80 % du I erjuillet 2006 au 1 Cr janvier 2007 et à 60 % du 1er janvier 2007 au 9 septembre 2013,
- consolidation le 9 septembre 2013,
- déficit fonctionnel permanent : 50 %
Au regard de ces conclusions, Mme [J] [F] ès qualités soutient :
- que sa demande est recevable et qu'il ne peut lui être opposé l'autorité de la chose jugée tirée de la transaction puisque sa demande porte sur l'indemnisation des déficit fonctionnel permanent et déficit fonctionnel temporaire consécutive à la LEMP lesquels n'étaient pas inclus dans l'indemnisation versée au titre du préjudice spécifique de contamination,
- que la consolidation est une notion médicale qui n'a pas d'incidence quant à la détermination de l'existence d'un préjudice fonctionnel mais seulement sur son caractère temporaire ou permanent,
- qu'ainsi, et contrairement à ce que prétend I 'ONIAM, ce n 'est pas parce que l'état de santé du malade n'est pas consolidé que le préjudice fonctionnel n'existe pas ; qu'il n'a simplement pas de caractère permanent,
- qu'en l'occurrence, l'état de santé de M. [K] [F] a été considéré comme consolidé par le professeur [M] s'agissant des atteintes imputables à la LEMP et par le professeur [W] s'agissant du VIH.
En réponse I 'ONIAM fait valoir :
- que l'état de santé de M. [K] [F] n'est pas consolidé,
- qu'en indemnisant le préjudice spécifique de contamination par voie transactionnelle, le FITH a indemnisé l'intégralité des préjudices personnels de l'intéressé en ce compris le déficit fonctionnel temporaire et le déficit fonctionnel permanent.
L'indemnisation d'un préjudice spécifique de contamination par le FITH a permis d'adapter le mode d'indemnisation des victimes contaminées par le VIH à la spécificité de leur pathologie dont le caractère évolutif ne permettait pas de fixer une date de consolidation et de prendre en considération des éléments de préjudice originaux tenant à la diminution de l'espérance de vie, à l'angoisse générée par la contamination et aux troubles apportés à la vie sociale et familiale.
Ce préjudice, à caractère extrapatrimonial, est caractérisé par I 'ensemble des préjudices tant physiques que psychiques résultant notamment de la réduction de l'espérance de vie, des perturbations de la vie sociale, familiale et sexuelle ainsi que des souffrances et de leur crainte, du préjudice esthétique et d'agrément ainsi que de toutes les affections opportunes consécutives à la déclaration de la maladie. Il existe en dehors de toute notion de consolidation de l'état de santé puisqu'il se présente pendant et après la maladie traumatique.
En l'occurrence, M. [K] [F] a été indemnisé de son préjudice spécifique de contamination il y a plus de 25 ans ainsi que rappelé ci-dessus. La réparation des préjudices des déficits fonctionnels temporaire et permanent s'ajoutant au préjudice spécifique de contamination déjà indemnisé, suppose que le VIH ne soit plus une maladie évolutive mais une maladie susceptible de consolidation. Pour que la consolidation soit acquise, il faut que les lésions se fixent et prennent un caractère permanent tel qu'un traitement n'est plus nécessaire si ce n 'est pour éviter une aggravation et qu'il soit possible d 'apprécier un certain degré d'incapacité permanente réalisant un préjudice définitif.
Or, en l'espèce, il ressort du rapport du professeur [W] que tel n'est pas le cas, le VIH restant une maladie évolutive. En effet, il ne peut être considéré que les lésions sont fixées et ont pris un caractère permanent tel qu'un traitement n'est plus nécessaire puisque le contrôle de l'infection est subordonné d'une part au fait que la combinaison d'antirétroviraux reste efficace virologiquement, d'autre part à la bonne observance de ce traitement resté efficace.
Il s 'ensuit que l'état de santé de M. [K] [F] n 'est pas consolidé.
En conséquence, les demandes présentées au titre du déficit fonctionnel temporaire et du déficit fonctionnel permanent sont rejetées. »
1°) ALORS QU'en jugeant que le déficit fonctionnel causé par l'infection du VIH ne pouvait être indemnisé qu'a la condition que la maladie soit susceptible de consolidation (p. 5 de l'arrêt), quand tout dommage doit être indemnisé sans perte ni profit pour la victime et que la consolidation ne permet que de distinguer le déficit fonctionnel temporaire et le déficit fonctionnel permanent sans pourtant qu'en son absence, le juge ne puisse refuser d'indemniser le préjudice subi, la cour d'appel a violé le principe de réparation intégrale du préjudice, ensemble les articles L. 3122-1 du code de la santé publique et de l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
2°) ALORS QU'en rejetant « les demandes présentées par Mme [J] [F] ès qualités de tutrice de M. [K] [F] au titre du déficit fonctionnel temporaire et du déficit fonctionnel permanent » (p. 5 de l'arrêt)
quand les demandes étaient formulées au titre du déficit fonctionnel partiel et du déficit fonctionnel permanent (p. 17 des conclusions de Mme [J] [F]), la cour d'appel a méconnu l'objet du litige et violé l'article 4 du code de procédure civile ;
3°) ALORS, subsidiairement, QUE même à supposer que la consolidation soit une condition pour que la victime contaminée par le VIH soit indemnisée de ses déficits fonctionnels et permanents, une cour d'appel est tenue de rechercher au cas par cas si l'état du malade est consolidé par la prise régulière d'un traitement antiviral efficace ; qu'en se prononçant au motif général que le VIH étant une maladie évolutive, tout déficit fonctionnel ne saurait être indemnisé en sus du préjudice de contamination sans rechercher concrètement si le déficit fonctionnel de M. [K] [F] était consolidé, la cour d'appel n'a pas donné de base légale aÌ sa décision au regard du principe de réparation intégrale, ensemble les articles L. 3122-1 du code de la santé publique et de l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
4°) ALORS, subsidiairement, QU'en jugeant que le rapport du professeur [W] concluait que le VIH reste une maladie évolutive non susceptible de consolidation pour débouter Mme Peireira [F] de sa demande, quand son rapport concluait que « tant que M. [K] [F] prendra un traitement antireìtroviral efficace sur le virus qui l'infecte, il n'est pas aÌ craindre de nouvelle infection opportuniste telle que la LEMP » et qu' « on peut alors considérer que l'infection par le VIH est consolideìe grâce au traitement que M. [F] prend quotidiennement contre le VIH » (p. 24 du rapport), la cour d'appel a violé le principe selon lequel le juge ne peut dénaturer l'écrit clair et précis qui lui est soumis ;
5°) ALORS, très subsidiairement, QU'en jugeant que « le contrôle de l'infection est subordonneì d'une part au fait que la combinaison d'antirétroviraux reste efficace virologiquement, d'autre part à la bonne observance de ce traitement resté efficace » (p. 5 de l'arrêt) pour en déduire que le dommage de M. [K] [F] n'était pas consolidé, quand la consolidation correspond à la stabilisation du dommage, ce qui comprend la guérison ou la prise d'un traitement efficace permettant d'espérer raisonnablement que le dommage ne s'aggravera pas, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et violé le principe de réparation intégrale, ensemble les articles L. 3122-1 du code de la santé publique et de l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
6°) ALORS, infiniment subsidiairement, QU'en jugeant que le préjudice de contamination incluait l'ensemble des « affections opportunes consécutives à la déclaration de la maladie », quand il n'inclut que l'angoisse suscitée par le risque d'affections opportunes, la cour d'appel a violé le principe de réparation intégrale, ensemble les articles L. 3122-1 du code de la santé publique et de l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
7°) ALORS, en tout état de cause, QU'en refusant d'indemniser le déficit fonctionnel de M. [K] [J] [F] causé par la LEMP au motif qu'il avait déjà été indemnisé de son préjudice de contamination quant au VIH, la cour d'appel n'a pas, sans justification objective et raisonnable, appliqué à ce dernier un traitement différent que celui qui est réservé aux personnes infectées par le VIH sans pour autant qu'elles aient subi d'affections opportunes consécutives et a, dès lors, violé l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, combiné à l'article 1er du Protocole additionnel à ladite Convention.
Le greffier de chambre