LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
LM
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 8 septembre 2022
Cassation partielle
M. PIREYRE, président
Arrêt n° 839 FS-D
Pourvoi n° Q 20-18.953
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 8 SEPTEMBRE 2022
La société [Adresse 2] Land Company, société civile, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° Q 20-18.953 contre l'arrêt rendu le 28 mai 2020 par la cour d'appel de Paris (pôle 1, chambre 2), dans le litige l'opposant à la société Cerner Middle East Ltd, société de droit des Iles Caïmans, dont le siège est chez Intertrust Corporate Services (Cayman) Limited, [Adresse 1] (Iles Caïmans), défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Cardini, conseiller référendaire, en présence de Mme Anton, auditrice au service de documentation, des études et du rapport, les observations de la SCP Foussard et Froger, avocat de la société [Adresse 2] Land Company, de la SCP Thouin-Palat et Boucard, avocat de la société Cerner Middle East Ltd, et l'avis de Mme Trassoudaine-Verger, avocat général, après débats en l'audience publique du 14 juin 2022 où étaient présents M. Pireyre, président, M. Cardini, conseiller référendaire rapporteur, Mme Martinel, conseiller doyen, Mmes Kermina, Durin-Karsenty, M. Delbano, conseillers, Mmes Jollec, Bohnert, Dumas, Latreille, Bonnet, conseillers référendaires, Mme Trassoudaine-Verger, avocat général, et Mme Thomas, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 28 mai 2020) et les productions, une sentence arbitrale, déclarée exécutoire, a condamné M. [M], solidairement avec la société iCapital Sole Establishment, à payer une certaine somme à la société Cerner Middle East Ltd (la société Cerner).
2. Le recours en annulation formé contre la sentence a été rejeté par arrêt d'une cour d'appel et le pourvoi formé contre cette dernière décision rejeté par arrêt du 2 décembre 2020 (1re Civ., 2 décembre 2020, pourvoi n° 18-23.970).
3. La société Cerner a fait pratiquer, sur autorisation d'un juge de l'exécution, une saisie conservatoire et un nantissement provisoire des parts sociales détenues par M. [M] dans la SCI [Adresse 2] Land Company (la SCI), laquelle est propriétaire de l'appartement qu'il occupe à [Localité 3].
4. Par jugement du 1er mars 2017, confirmé par arrêt du 24 mai 2018, le juge de l'exécution a confirmé ces mesures.
5. La société Cerner a ensuite assigné en référé la SCI aux fins de lui voir interdire de vendre, aliéner, transférer, donner, disposer, consentir une hypothèque ou autre sûreté ou louer pour une durée supérieure à 12 mois l'immeuble dont elle est propriétaire pendant la durée de la procédure de nantissement et de saisie des parts sociales.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
6. La SCI fait grief à l'arrêt de rejeter l'exception d'incompétence soulevée au profit du juge de l'exécution, puis de lui interdire de vendre, aliéner, transférer, donner, disposer, consentir une hypothèque ou autre sûreté ou louer pour une durée supérieure à 12 mois l'immeuble dont elle est propriétaire, alors « que le juge de l'exécution connaît de façon exclusive des difficultés qui s'élèvent à l'occasion d'une mesure d'exécution forcée ou de saisie conservatoire ; qu'à ce titre, toutes les demandes qui constituent la suite ou le complément d'une mesure d'exécution relève de la compétence du juge de l'exécution ; qu'en l'espèce, après avoir pratiqué des saisies et nantissements conservatoires sur les parts de la société [Adresse 2], la société Cerner a demandé au juge des référés, que la société [Adresse 2] se voit interdire de vendre le bien immobilier dont elle est propriétaire ; que cette demande qui tendait exclusivement à renforcer l'efficacité des mesures de saisies et de nantissements relevaient de la compétence du juge de l'exécution ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a violé l'article L. 213-6 du code de l'organisation judiciaire. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
7. La société Cerner soutient que le moyen est nouveau et, partant, irrecevable. Elle fait valoir que la SCI ne fondait pas le défaut de pouvoir juridictionnel allégué du juge des référés sur la circonstance qu'elle avait fait pratiquer des saisies et nantissements conservatoires des parts sociales et que sa demande tendait exclusivement à renforcer l'efficacité des mesures de saisie et de nantissement.
8. Cependant, la SCI invoquait, sur le fondement des articles L. 213-6 du code de l'organisation judiciaire et R. 121-1 du code des procédures civiles d'exécution, le défaut de pouvoir du juge des référés, en faisant valoir que la société Cerner motivait sa demande par le risque de dissipation d'actif et de défaut d'exécution de la sentence, de sorte que le moyen est recevable.
Bien-fondé du moyen
9. Selon l'article L. 213-6, alinéas 1er et 2, du code de l'organisation judiciaire le juge de l'exécution connaît, de manière exclusive, des difficultés relatives aux titres exécutoires et des contestations qui s'élèvent à l'occasion de l'exécution forcée, même si elles portent sur le fond du droit, à moins qu'elles n'échappent à la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire. Dans les mêmes conditions, il autorise les mesures conservatoires et connaît des contestations relatives à leur mise en oeuvre.
10. Ayant relevé que la société Cerner demandait qu'il soit interdit à la SCI de vendre le bien qu'elle possède, faisant ainsi ressortir que cette demande ne se rattachait à aucune mesure conservatoire ou d'exécution forcée, c'est sans encourir les griefs du moyen que la cour d'appel a rejeté l'exception d'incompétence au profit du juge de l'exécution.
11. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.
Mais sur le second moyen
Enoncé du moyen
12. La SCI fait grief à l'arrêt de lui interdire de vendre, aliéner, transférer, donner, disposer, consentir une hypothèque ou autre sûreté ou louer pour une durée supérieure à 12 mois l'immeuble dont elle est propriétaire, alors « que le juge des référés peut, en cas d'urgence, ordonner toutes les mesures que justifie l'existence d'un différend ; que seul un différend opposant les parties à la procédure, à l'exclusion de tout différend qui opposerait l'une des parties à un tiers, peut justifier l'intervention du juge des référés ; qu'en l'espèce, le juge des référés a retenu que la mesure était justifiée par l'existence d'un différend entre la société Cerner et M. [R], alors que la mesure sollicitée était dirigée contre la SCI [Adresse 2] ; qu'en statuant ainsi la cour d'appel a violé l'article 834 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
13. La société Cerner soutient que le moyen est nouveau et, partant, irrecevable.
14. Cependant, le moyen, qui ne se réfère à aucune considération de fait qui ne résulterait pas des énonciations des juges du fond, est de pur droit.
15. Le moyen est, dès lors, recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article 834 du code de procédure civile :
16. Aux termes de ce texte, dans tous les cas d'urgence, le président du tribunal judiciaire ou le juge des contentieux de la protection dans les limites de sa compétence, peuvent ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l'existence d'un différend.
17. Pour interdire à la SCI de vendre l'immeuble dont elle est propriétaire, l'arrêt retient que la sentence arbitrale a conduit à la condamnation de M. [M] et non de la SCI, mais que celui-là est propriétaire de 99 % des parts de cette SCI qui possède un bien immobilier constituant le domicile personnel de M. [M], en tout cas lorsqu'il réside en France, et que l'existence d'un différend, en l'espèce la condamnation de M. [M] à payer à la société Cerner une certaine somme, justifie l'interdiction demandée.
18. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui s'est fondée sur l'existence d'un différend étranger à la SCI, a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
19. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation des dispositions de l'arrêt interdisant à la SCI de vendre, aliéner, transférer, donner, disposer, consentir une hypothèque ou autre sûreté ou louer pour une durée supérieure à 12 mois l'immeuble dont elle est propriétaire entraîne la cassation des chefs de dispositif disant que cette interdiction restera en place pendant la durée de la procédure de nantissement et de saisie des parts sociales de la SCI du 20 juillet 2016, ordonnant la publication de l'ordonnance à intervenir sur le registre foncier tenu par les services de la publicité foncière compétents et ordonnant la publication de cette interdiction sur le Kbis de la SCI pendant la durée de la procédure, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce que, infirmant l'ordonnance de référé du 11 juin 2019 pour le surplus et statuant à nouveau, il interdit à la SCI [Adresse 2] Land Company de vendre, aliéner, transférer, donner, disposer, consentir une hypothèque ou autre sûreté ou louer pour une durée supérieure à 12 mois l'immeuble dont elle est propriétaire à [Localité 3], dit que cette interdiction restera en place pendant la durée de la procédure de nantissement et de saisie des parts sociales de la SCI [Adresse 2] Land Company du 20 juillet 2016, ordonne la publication de l'ordonnance à intervenir sur le registre foncier tenu par les services de la publicité foncière compétents et ordonne la publication de cette interdiction sur le Kbis de la SCI [Adresse 2] Land Company pendant la durée de la procédure, l'arrêt rendu le 28 mai 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne la société Cerner Middle East Ltd aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Cerner Middle East Ltd et la condamne à payer à la société [Adresse 2] Land Company la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du huit septembre deux mille vingt-deux.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyens produits par la SCP Foussard et Froger, avocat aux Conseils, pour la société [Adresse 2] Land Company
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
L'arrêt attaqué, critiqué par la société [Adresse 2] LAND COMPANY, encourt la censure ;
EN CE QU'il a rejeté l'exception d'incompétence soulevée par la société [Adresse 2] au profit du juge de l'exécution, puis interdit à la société [Adresse 2] de vendre, aliéner, transférer, donner, disposer, consentir une hypothèque ou autre sûreté ou louer pour une durée supérieure à 12 mois l'immeuble dont elle est propriétaire ;
ALORS QUE le juge de l'exécution connaît de façon exclusive des difficultés qui s'élèvent à l'occasion d'une mesure d'exécution forcée ou de saisie conservatoire ; qu'à ce titre, toutes les demandes qui constituent la suite ou le complément d'une mesure d'exécution relève de la compétence du juge de l'exécution ; qu'en l'espèce, après avoir pratiqué des saisies et nantissements conservatoires sur les parts de la société [Adresse 2], la société CERNER a demandé au juge des référés, que la société [Adresse 2] se voit interdire de vendre le bien immobilier dont elle est propriétaire ; que cette demande qui tendait exclusivement à renforcer l'efficacité des mesures de saisies et de nantissements relevaient de la compétence du juge de l'exécution ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a violé l'article L. 213-6 du code de l'organisation judiciaire.
SECOND MOYEN DE CASSATION :
L'arrêt attaqué, critiqué par la société [Adresse 2] LAND COMPANY, encourt la censure ;
EN CE QU'il a interdit à la société [Adresse 2] de vendre, aliéner, transférer, donner, disposer, consentir une hypothèque ou autre sûreté ou louer pour une durée supérieure à 12 mois l'immeuble dont elle est propriétaire ;
ALORS QUE le juge des référés peut, en cas d'urgence, ordonner toutes les mesures que justifie l'existence d'un différend ; que seul un différend opposant les parties à la procédure, à l'exclusion de tout différend qui opposerait l'une des parties à un tiers, peut justifier l'intervention du juge des référés ; qu'en l'espèce, le juge des référés a retenu que la mesure était justifiée par l'existence d'un différend entre la société CERNER et M. [R], alors que la mesure sollicitée était dirigée contre la SCI [Adresse 2] ; qu'en statuant ainsi la cour d'appel a violé l'article 834 du code de procédure civile.