LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
LM
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 29 juin 2023
Cassation
Mme MARTINEL, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 716 F-B
Pourvoi n° S 22-14.432
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 29 JUIN 2023
1°/ Mme [J] [I], épouse [N], domiciliée [Adresse 4],
2°/ la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 4],
ont formé le pourvoi n° S 22-14.432 contre l'arrêt rendu le 3 février 2022 par la cour d'appel de Paris (pôle 4, chambre 3), dans le litige les opposant :
1°/ à la société SCI du [Adresse 1], société civile immobilière, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ à la société NC Relais maternité, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 3],
défenderesses à la cassation.
La société SCI du [Adresse 1] a formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
Les demanderesses au pourvoi principal invoquent, à l'appui de leur recours, deux moyens de cassation.
La demanderesse au pourvoi incident invoque, à l'appui de son recours, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Jollec, conseiller référendaire, les observations de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat de Mme [I], épouse [N] et de la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic, de la SCP Thouin-Palat et Boucard, avocat de la société SCI du [Adresse 1], et l'avis de Mme Trassoudaine-Verger, avocat général, après débats en l'audience publique du 23 mai 2023 où étaient présentes Mme Martinel, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Jollec, conseiller référendaire rapporteur, Mme Durin-Karsenty, conseiller, et Mme Thomas, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 3 février 2022), le 28 mars 2019, Mme [I] et la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic ont relevé appel d'un jugement du 7 mars 2019 rendu dans une instance les opposant à la société SCI du [Adresse 1].
2. Cette dernière a relevé appel incident de ce jugement le 16 avril 2019.
Examen des moyens
Sur le premier moyen du pourvoi principal, pris en sa première branche, en tant que formé par Mme [I] et la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic
Enoncé du moyen
3. Mme [I] et la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic font grief à l'arrêt de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a rejeté leurs demandes tendant à voir juger résiliés, aux torts exclusifs de la société SCI du [Adresse 1], les baux des 23 mai 2001 et 10 janvier 2013 ainsi que leurs demandes en paiement de dommages-intérêts pour résiliation aux torts du bailleur, alors « que l'article 954 du code de procédure civile n'impose pas la seule présence du titre « discussion » dans les conclusions d'appel, mais bien l'existence d'une discussion effective entendue comme la formulation des prétentions des parties et des moyens de droit et de fait sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée ; qu'en refusant de n'examiner aucun des moyens invoqués par Mme [J] [I] et la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic au soutien de leurs prétentions au seul motif que les moyens invoqués, lesquels étaient nettement articulés, n'avaient pas été précédés de la mention « discussion », la cour d'appel a violé l'article 954 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 954, alinéas 2 et 3, du code de procédure civile, dans leur rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 et l'obligation pour le juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis :
4. Aux termes du deuxième alinéa de ce texte, les conclusions comprennent distinctement un exposé des faits et de la procédure, l'énoncé des chefs de jugement critiqués, une discussion des prétentions et des moyens ainsi qu'un dispositif récapitulant les prétentions et si, dans la discussion, des moyens nouveaux par rapport aux précédentes écritures sont invoqués au soutien des prétentions, ils sont présentés de manière distincte.
5. Le troisième alinéa de ce texte dispose que la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion.
6. Ces dispositions, qui imposent la présentation, dans les conclusions, des prétentions ainsi que des moyens soutenus à l'appui de ces prétentions, ont pour finalité de permettre, en introduisant une discussion, de les distinguer de l'exposé des faits et de la procédure, de l'énoncé des chefs de jugement critiqués et du dispositif récapitulant les prétentions. Elles tendent à assurer une clarté et une lisibilité des écritures des parties.
7. Elles n'exigent pas que les prétentions et les moyens contenus dans les conclusions d'appel figurent formellement sous un paragraphe intitulé « discussion ». Il importe que ces éléments apparaissent de manière claire et lisible dans le corps des conclusions.
8. Pour confirmer le jugement, l'arrêt retient que les dernières conclusions de Mme [I] et de la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic ne comportent aucune « discussion », mais simplement cinq chapitres, intitulés « - Faits et procédure, - Sur l'appel formé par la SCI du [Adresse 1], - Sur l'appel formé par le docteur [I] et la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic, - Les demandes reconventionnelles de la SCI en première instance, - Les préjudices subis nécessairement indemnisables » et qu'à défaut de « discussion », la cour d'appel ne pourra donc examiner aucun des moyens invoqués dans ces conclusions au soutien de leurs prétentions, telles qu'énoncées au dispositif, moyens qui doivent donc être considérés comme n'étant pas expressément énoncés au soutien de leurs demandes d'infirmation du jugement entrepris.
9. En statuant ainsi, alors que les conclusions de l'appelante distinguaient, de manière claire et lisible, les prétentions ainsi que les moyens soutenus en appel à l'appui des prétentions, la cour d'appel, qui a ajouté au texte une condition qu'il ne prévoit pas, a violé le texte et le principe susvisés.
Et sur le moyen du pourvoi incident, pris en sa seconde branche, en tant que formé par la société SCI du [Adresse 1]
Enoncé du moyen
10. La société SCI du [Adresse 1] fait grief à l'arrêt de constater l'absence d'effet dévolutif de son appel incident, au-delà de sa demande de confirmation des chefs du jugement relatifs à Mme [I] et la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic, et, en conséquence, de confirmer tous les chefs du jugement relatifs à la société NC Relais maternité, alors « qu'il résulte des articles 542 et 954 du code de procédure civile que lorsque l'appelant ne demande dans le dispositif de ses conclusions, ni l'infirmation des chefs du dispositif du jugement dont il recherche l'anéantissement ni l'annulation du jugement, la cour d'appel ne peut que confirmer le jugement ; que cette règle de procédure ne s'applique pas dans les instances introduites par une déclaration d'appel antérieure à la date de l'arrêt du 17 septembre 2020 (pourvoi n° 18-23.626) ; qu'il résulte de l'arrêt que l'instance d'appel avait été introduite le 28 mars 2019 ; qu'en confirmant les chefs de dispositif du jugement relatifs à la société RC Relais maternité au motif que l'appelante n'en demandait pas, dans le dispositif de ses conclusions, l'infirmation, la cour d'appel a fait application de cette règle de procédure à une instance introduite avant le 17 septembre 2020 et, partant, a violé l'article 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 542, 909 et 954 du code de procédure civile et 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :
11. Il résulte des articles 542 et 954 du code de procédure civile que lorsque l'appelant ne demande dans le dispositif de ses conclusions, ni l'infirmation des chefs du dispositif du jugement dont il recherche l'anéantissement ni l'annulation du jugement, la cour d'appel ne peut que confirmer le jugement. Cependant, l'application immédiate de cette règle de procédure, qui a été affirmée par la Cour de cassation le 17 septembre 2020 (2e Civ., 17 septembre 2020, pourvoi n° 18-23.626 publié) pour la première fois dans un arrêt publié, dans les instances introduites par une déclaration d'appel antérieure à la date de cet arrêt, aboutirait à priver les appelants du droit à un procès équitable.
12. L'appel incident n'étant pas différent de l'appel principal par sa nature ou son objet, les conclusions de l'appelant, qu'il soit principal ou incident, doivent déterminer l'objet du litige porté devant la cour d'appel.
13. L'étendue des prétentions dont est saisie la cour d'appel étant déterminée dans les conditions fixées par l'article 954 du code de procédure civile, le respect de la diligence impartie par l'article 909 du code de procédure civile est nécessairement apprécié en considération des prescriptions de cet article 954.
14. Pour constater l'absence d'effet dévolutif de l'appel incident, l'arrêt retient que la société SCI du [Adresse 1] conclut à la confirmation du jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris le 7 mars 2019 en ce qu'il a débouté Mme [I] et la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic de leurs demandes à l'encontre de la société SCI du [Adresse 1], mais ne sollicite ni la confirmation, ni l'infirmation des autres chefs du jugement qu'elle critique à titre incident.
15. L'arrêt en déduit que l'appel incident formé par la société SCI [Adresse 1] ne produit aucun effet dévolutif au-delà de sa demande, limitée, de confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a débouté Mme [I] et la société Ostéopathie Charlotte Pavlovic de leurs demandes à son encontre.
16. En statuant ainsi, la cour d'appel a donné une portée aux articles 542 et 954 du code de procédure civile qui, pour être conforme à l'état du droit applicable depuis le 17 septembre 2020, n'était pas prévisible pour les parties à la date à laquelle il a été relevé appel, soit le 16 avril 2019, une telle portée résultant de l'interprétation nouvelle de dispositions au regard de la réforme de la procédure d'appel avec représentation obligatoire issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, l'application de cette règle de procédure dans l'instance en cours aboutissant à priver la société SCI du [Adresse 1] d'un procès équitable au sens de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs des pourvois, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 3 février 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne la société SCI du [Adresse 1] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-neuf juin deux mille vingt-trois.