LA COUR DE CASSATION, siégeant en ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE, a rendu l'arrêt suivant :
COUR DE CASSATION LM
ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE
Audience publique du 8 mars 2024
Cassation partielle
M. SOULARD, premier président
Arrêt n° 676 B+R
Pourvoi n° K 21-21.230
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, siégeant en ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE, DU 8 MARS 2024
La société City, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° K 21-21.230 contre l'arrêt rendu le 17 juin 2021 par la cour d'appel de Rouen (chambre civile et commerciale), dans le litige l'opposant à la communauté urbaine Le Havre Seine métropole, dont le siège est [Adresse 2], venant aux droits de la Communauté de l'agglomération havraise (CODAH), défenderesse à la cassation.
Par arrêt du 19 octobre 2023, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, a ordonné le renvoi de l'examen du pourvoi devant l'assemblée plénière.
La demanderesse au pourvoi invoque, devant l'assemblée plénière, le moyen de cassation formulé dans un mémoire déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de la société City.
Un mémoire complémentaire a été déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de la société City.
Un mémoire en défense et pourvoi incident a été déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Ghestin, avocat de la communauté urbaine Le Havre Seine métropole.
Un mémoire en réponse au pourvoi incident a été déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de la société City.
Un mémoire en rectification d'erreur matérielle a été déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de la société City.
Le rapport écrit de Mme Isola, conseiller, et l'avis écrit de M. Adida-Canac, avocat général, ont été mis à disposition des parties.
Sur le rapport de Mme Isola, conseiller, assistée de Mme Safatian, auditeur au service de documentation, des études et du rapport, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, de Me Guermonprez, successeur de la SCP Ghestin, et l'avis de M. Adida-Canac, avocat général, auquel, les parties invitées à le faire, la SCP Waquet, Farge et Hazan a répliqué, après débats en l'audience publique du 19 janvier 2024 où étaient présents M. Soulard, premier président, M. Sommer, Mme Teiller, MM. Bonnal, Vigneau, Mmes Champalaune, Martinel, présidents, Mme Isola, conseiller rapporteur, MM. Huglo, Echappé, Mmes de la Lance, Duval-Arnould, Durin-Karsenty, Vaissette, doyens de chambre, Mme Daubigney, MM. Maziau, Boyer, Mme Lacquemant, M. Ancel, conseillers, M. Adida-Canac, avocat général, et Mme Mégnien, greffier fonctionnel-expert,
la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, composée du premier président, des présidents, des doyens de chambre et des conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Rouen, 17 juin 2021), la société des Cyprès, aux droits de laquelle se trouve la société City (la société), était titulaire d'un abonnement au service d'eau potable de la Communauté de l'agglomération havraise (la CODAH).
2. Le 12 mars 2012, la CODAH lui a adressé une facture estimative. Le 10 avril 2012, la société a résilié son abonnement, ce qui a donné lieu à l'établissement d'une facture de clôture de compte en mai 2012.
3. Le 20 janvier 2016, la trésorerie municipale du Havre a notifié à la société une opposition à tiers détenteur en exécution d'un titre de recettes émis le 9 mai 2012.
4. Le 29 février 2016, la société a assigné la CODAH, aux droits de laquelle se trouve la communauté urbaine Le Havre Seine métropole (la communauté urbaine), devant un tribunal de grande instance en annulation des titres émis les 12 mars et 9 mai 2012 et en décharge du règlement des sommes y afférentes. Elle s'est prévalue, notamment, de la notification irrégulière des titres et de leur irrégularité formelle.
Examen des moyens
Sur le moyen du pourvoi incident de la communauté urbaine, qui est préalable
Enoncé du moyen
5. La communauté urbaine fait grief à l'arrêt d'infirmer le jugement en ce qu'il a déclaré irrecevables comme tardives les demandes de la société formées à son encontre et, en conséquence, de déclarer cette dernière recevable en son action, alors « que le principe de sécurité juridique qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l'effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire ce dernier devant adresser sa réclamation dans un délai raisonnable qui, sauf circonstances particulières établies par l'administré, ne peut excéder un an à compter de la notification de l'acte ; qu'il résulte des constatations des juges du fond que les factures en cause ont été notifiées à la société City les 12 mars et 9 mai 2012, cette dernière ne les ayant contestées pour vice de forme que par exploit du 29 février 2016 ; qu'en décidant que le principe général de sécurité juridique, applicable devant toutes les juridictions, ne résultait que d'une jurisprudence du Conseil d'État et ne pouvait être retenu par le juge judiciaire, la cour d'appel a violé les articles L. 1617-5 du code général des collectivités territoriales, R. 421-5 du code de justice administrative, ensemble le principe susvisé. »
Réponse de la Cour
6. Selon l'article L. 1617-5, 2°, du code général des collectivités territoriales, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2017-1775 du 28 décembre 2017, l'action dont dispose le débiteur d'une créance assise et liquidée par une collectivité territoriale ou un établissement public local pour contester directement devant la juridiction compétente le bien-fondé de ladite créance se prescrit dans le délai de deux mois suivant la réception du titre exécutoire ou, à défaut, du premier acte procédant de ce titre ou de la notification d'un acte de poursuite.
7. Aux termes de l'article R. 421-5 du code de justice administrative, les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu'à la condition d'avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision.
8. Il résulte de l'article 680 du code de procédure civile que l'acte de notification d'un jugement à une partie doit, pour faire courir le délai de recours, indiquer de manière très apparente les modalités selon lesquelles le recours peut être exercé. À défaut, le délai de recours ne court pas.
9. La Cour de cassation juge que le délai de deux mois ouvert par l'article L. 1617-5, 2°, du code général des collectivités territoriales au débiteur d'une créance assise et liquidée par une collectivité territoriale ou un établissement public local pour contester directement devant la juridiction compétente le bien-fondé du titre exécutoire constatant ladite créance n'est opposable qu'à la condition d'avoir été mentionné, ainsi que la voie de recours, dans la notification de ce titre exécutoire (2e Civ., 8 janvier 2015, pourvoi n° 13-27.678, Bull. 2015, II, n° 4).
10. En conséquence, en l'absence de notification mentionnant de manière exacte les voies et délais de recours, le débiteur peut saisir la juridiction judiciaire pour contester le titre exécutoire, sans être tenu par le délai de deux mois prévu à l'article L. 1617-5, 2°, du code général des collectivités territoriales.
11. La jurisprudence du Conseil d'État était fixée dans le même sens que celle de la Cour de cassation.
12. Depuis une décision du 13 juillet 2016, le Conseil d'État juge que si le non-respect de l'obligation d'informer l'intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l'absence de preuve qu'une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d'un délai raisonnable, lequel, en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ne saurait, sous réserve de l'exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu'il en a eu connaissance (CE, 13 juillet 2016, n° 387763, publié au Recueil Lebon).
13. Il juge que cette obligation d'exercer un recours dans un délai raisonnable s'applique en matière de contestation des titres exécutoires émis par les collectivités locales (CE, 9 mars 2018, n° 401386, mentionné aux tables du Recueil Lebon).
14. Le pourvoi pose la question de savoir si la règle prétorienne issue de la décision du 13 juillet 2016 devrait recevoir application devant les juridictions judiciaires, notamment en matière de délai de recours contre un titre de recettes.
15. Si, pour répondre, notamment, aux impératifs de clarté et de prévisibilité du droit, une convergence jurisprudentielle entre les deux ordres de juridiction est recherchée lorsqu'il est statué sur des questions en partage, celle-ci peut ne pas aboutir en présence de principes et règles juridiques différents applicables respectivement dans ces deux ordres. Tel est le cas en l'espèce.
16. En premier lieu, les motifs ayant justifié l'application d'une telle règle devant les juridictions administratives, qui permet de prévenir les situations dans lesquelles, faute de notification régulière, une décision administrative pourrait être contestée indéfiniment, sont propres aux règles du contentieux administratif.
17. En effet, les juridictions judiciaires n'exercent pas de contrôle de légalité par la voie du recours pour excès de pouvoir.
18. Quant aux contestations d'un titre exécutoire, formées devant ces juridictions, généralement à l'occasion de l'action en recouvrement, elles interviennent nécessairement dans le délai de prescription de cette action, tel le délai de quatre ans s'agissant des créances d'une collectivité territoriale.
19. Par ailleurs, les actions tendant à la décharge d'une imposition et à la restitution de l'indu fondées sur la non-conformité de la règle de droit dont il a été fait application à une règle supérieure se prescrivent par deux ans, en application de l'article L. 190 du livre des procédures fiscales.
20. Enfin, les mêmes actions, lorsqu'elles sont fondées sur une déclaration de non-conformité à la Constitution du texte servant de fondement à l'imposition, sont ouvertes dans les conditions fixées par la décision du Conseil constitutionnel.
21. Ainsi, le risque de contestation d'actes ou de décisions sans limite de durée ne se présente pas dans les mêmes termes devant les juridictions judiciaires devant lesquelles les règles de la prescription extinctive suffisent en principe à répondre à l'exigence de sécurité juridique.
22. En second lieu, la règle issue de l'article 680 du code de procédure civile constitue un principe général qui s'applique devant les juridictions judiciaires, quelle que soit la nature de cette décision ou de cet acte et celle des voies et délais de recours.
23. Transposer la solution dégagée par le Conseil d'État pourrait conduire à étendre cette règle à tous les délais de recours, ce qui remettrait en cause l'application de ce principe général et pourrait porter atteinte à l'équilibre des droits des parties dans le procès civil.
24. Le maintien de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui se justifie par les principes et règles applicables devant le juge civil, permet un juste équilibre entre le droit du créancier public de recouvrer les sommes qui lui sont dues et le droit du débiteur d'accéder au juge.
25. Il se déduit de l'ensemble de ces éléments qu'en l'absence de notification régulière des voies et délais de recours, le débiteur n'est pas tenu de saisir le juge civil dans le délai défini par la décision du Conseil d'État du 13 juillet 2016 précitée.
26. Ayant constaté que, la preuve d'une notification régulière des titres n'était pas rapportée, la cour d'appel en a exactement déduit que l'action introduite par la société était recevable.
27. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.
Mais sur le moyen du pourvoi principal de la société
Enoncé du moyen
28. La société fait grief à l'arrêt de la débouter de l'ensemble de ses prétentions tendant à l'annulation des titres de recettes du 9 mai 2012 d'un montant de 16 292,19 euros et du 12 mars 2012 d'un montant de 964,17 euros, et au prononcé de la décharge de payer les sommes correspondantes, alors « qu'aux termes des articles L. 1617-5 du code général des collectivités publiques et L. 212-1 du code des relations entre le public et l'administration d'une part un titre de recette doit mentionner les nom prénoms et qualité de l'auteur de cette décision qui doivent en conséquence figurer sur l'ampliation adressée au redevable, d'autre part, en cas de contestation l'autorité administrative doit justifier que le bordereau est signé de cet auteur ; qu'en l'espèce la société faisait valoir que les titres de recettes ne mentionnaient ni le nom ni la qualité de la personne les ayant émis ; que l'arrêt attaqué se borne à relever que les bordereaux de titres de recettes étaient « dûment datés et signés » sans constater nulle part que les titres de recettes ou les documents les accompagnant adressés à la société auraient mentionné les prénoms, noms et qualités de leurs auteurs ; qu'il a ainsi violé les articles L. 111-2 du code des relations entre le public et l'administration et L. 1617-5 du code général des collectivités territoriales. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 1617-5, 4°, du code général des collectivités territoriales, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2015-1341 du 23 octobre 2015 :
29. Selon ce texte, une ampliation du titre de recettes individuel ou de l'extrait du titre de recettes collectif est adressée au redevable sous pli simple, et, en application de l'article 4 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, le titre de recettes individuel ou l'extrait du titre de recettes collectif mentionne les nom, prénoms et qualité de la personne qui l'a émis ainsi que les voies et délais de recours. Seul le bordereau de titres de recettes est signé pour être produit en cas de contestation.
30. Il ressort des travaux parlementaires relatifs à la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 que, d'une part, la mention, en caractères lisibles, des nom, prénoms et qualité de l'auteur d'un acte administratif a été envisagée comme une formalité substantielle, dont l'absence pourrait entraîner l'annulation de la décision pour vice de forme, d'autre part, cette formalité facilite la vérification de la compétence de l'auteur d'une décision, en cas de contentieux.
31. Le Conseil d'État juge que la décision prise par l'autorité compétente doit comporter les nom, prénoms et qualité de la personne qui l'a émise, à peine de nullité, mais retient la possibilité de suppléer l'irrégularité formelle du titre par une information équivalente donnée au débiteur par un autre document (CE, 3 mars 2017, n° 398121, mentionné aux tables du Recueil Lebon).
32. Il décide que cette formalité s'applique, sous la même sanction, à l'ampliation du titre exécutoire (CE, 25 mai 2018, n° 405063, mentionné aux tables du Recueil Lebon).
33. Au regard de l'ensemble de ces éléments, et dès lors que le titre visé à l'article L. 1617-5 du code général des collectivités territoriales et son ampliation ne relèvent pas du régime des nullités du code de procédure civile, il convient de juger que la mention, dans l'ampliation adressée au débiteur, des nom, prénoms et qualité de l'auteur ayant émis le titre de recettes constitue une formalité substantielle dont l'inobservation est sanctionnée par la nullité, à moins qu'il ne soit établi que ces informations ont été portées à la connaissance du débiteur.
34. Pour rejeter les prétentions de la société, l'arrêt, après avoir énoncé que l'article L. 1617-5, 4°, du code général des collectivités territoriales dispose que seul le bordereau de titre de recettes est signé pour être produit en cas de contestation, relève que la communauté urbaine verse aux débats les bordereaux correspondant aux factures litigieuses dûment datés et signés et retient que ces documents permettent d'établir la régularité des factures qui y renvoient par la mention du numéro et de l'année du rôle correspondant aux bordereaux.
35. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi incident ;
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déclare la société City recevable en son action, l'arrêt rendu le 17 juin 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Rouen ;
Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Caen ;
Condamne la communauté urbaine Le Havre Seine métropole aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, et prononcé par le premier président en son audience publique du huit mars deux mille vingt-quatre.