LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
FD
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 4 avril 2024
Cassation
Mme MARTINEL, président
Arrêt n° 327 FS-B
Pourvoi n° F 22-15.457
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 4 AVRIL 2024
Mme [K] [R], domiciliée [Adresse 2] (Royaume-Uni), a formé le pourvoi n° 22-15.457 contre l'arrêt rendu le 24 février 2022 par la cour d'appel de Paris (pôle 4 - chambre 12), dans le litige l'opposant au Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions, dont le siège est [Adresse 1], défendeur à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Isola, conseiller, les observations de la SCP Spinosi, avocat de Mme [R], de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions, et l'avis de Mme Nicolétis, avocat général, après débats en l'audience publique du 27 février 2024 où étaient présents Mme Martinel, président, Mme Isola, conseiller rapporteur, Mme Leroy-Gissinger, conseiller doyen, Mme Cassignard, M. Martin, Mme Chauve, conseillers, MM. Ittah, Pradel, Mme Brouzes, M. Riuné, conseillers référendaires, Mme Nicolétis, avocat général, et Mme Cathala, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 24 février 2022), et les productions, Mme [R] a saisi une commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI) en indemnisation des préjudices résultant de l'infraction de traite des êtres humains dont elle prétendait avoir été victime sur le territoire français entre le mois de novembre 2016 et la fin du mois de janvier 2017.
2. Mme [R] avait précédemment été indemnisée au Royaume-Uni pour des faits de même nature.
3. La cour d'appel a déclaré irrecevable la demande, faute pour Mme [R] de démontrer avoir été victime en France de faits présentant le caractère matériel d'une infraction.
Sur le premier moyen
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le moyen relevé d'office
5. Après avis donné aux parties conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l'article 620, alinéa 2, du même code.
Vu l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et les articles 706-3 et 706-6 du code de procédure pénale :
6. Selon le premier de ces textes, nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude et ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.
7. Il résulte du deuxième que, sous certaines conditions, toute personne ayant subi un préjudice résultant de faits volontaires ou non qui présentent le caractère matériel d'une infraction peut obtenir la réparation intégrale des dommages qui résultent des atteintes à la personne. Tel est le cas des personnes victimes de la traite des êtres humains, infraction expressément visée par ce texte.
8. Il résulte du dernier que la CIVI ou son président peut procéder ou faire procéder à toutes auditions et investigations utiles, sans que puisse leur être opposé le secret professionnel.
9. Par application de l'article 1315, devenu 1353, du code civil, il appartient à la personne qui saisit une CIVI, juridiction civile, en réparation des dommages qu'elle allègue avoir subis, d'établir l'existence de faits présentant le caractère matériel d'une infraction.
10. Toutefois, cette charge probatoire pesant sur le requérant doit prendre en considération la spécificité de l'infraction de traite des êtres humains et les obligations particulières incombant à la France à l'égard des victimes de tels faits.
11. En effet, la Cour européenne des droits de l'homme juge que le phénomène mondial de la traite des êtres humains, qui est contraire à l'esprit et au but de l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, relève des garanties apportées par cette disposition.
12. Elle en déduit que des obligations particulières pèsent sur les Etats parties à la Convention qui doivent, en premier lieu, mettre en place un système législatif et administratif interdisant et réprimant la traite des êtres humains, en deuxième lieu, prendre, dans certaines circonstances, des mesures opérationnelles pour protéger les victimes avérées ou potentielles de ces faits. En dernier lieu, elle met à la charge des Etats une obligation positive procédurale d'enquêter sur les situations de traite potentielle des êtres humains et de prostitution forcée qui sont portées à leur connaissance (CEDH, 25 juin 2020, S.M. c. Croatie, requête n° 60561/14, § 292, § 306 et §§ 308 à 313).
13. Elle juge que les autorités doivent agir d'office, dès que l'affaire est portée à leur attention et, qu'en particulier, elles ne sauraient laisser à la victime l'initiative d'assumer la responsabilité d'une procédure d'enquête (même arrêt, § 314).
14. De même, l'article 27 de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005 (la Convention de Varsovie), ratifiée par la France le 9 janvier 2008, prévoit que chaque Etat partie s'assure que les enquêtes ou les poursuites concernant les infractions établies conformément à la Convention ne soient pas subordonnées à la déclaration ou à l'accusation émanant d'une victime, du moins quand l'infraction a été commise, en tout ou en partie, sur son territoire.
15. Si l'obligation procédurale d'enquêter sur les faits de traite des êtres humains portés à la connaissance des autorités a, en priorité, pour but la sanction des auteurs des infractions, l'indemnisation des victimes est considérée comme participant de la protection de ces dernières.
16. A cet égard, la Cour européenne des droits de l'homme juge, en substance, que la réparation du préjudice de la victime devrait constituer une préoccupation générale du point de vue du respect des droits de l'homme et que l'article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, interprété à la lumière de son objet et de son but, afin de rendre ses garanties concrètes et effectives, impose aux Etats parties une obligation positive de permettre aux victimes de la traite des êtres humains d'obtenir des trafiquants réparation du préjudice causé par leur perte de gains (CEDH, Krachunova c. Bulgarie, 28 novembre 2023, requête n° 18269/18, §§ 171 à 177).
17. Par ailleurs, l'article 15 de la Convention de Varsovie dispose, d'une part, que chaque Etat partie prévoit, dans son droit interne, le droit pour les victimes à être indemnisées par les auteurs d'infractions, d'autre part, que chaque Etat partie adopte les mesures législatives ou autres nécessaires pour faire en sorte que l'indemnisation des victimes soit garantie, dans les conditions prévues dans son droit interne, par exemple par l'établissement d'un fonds pour l'indemnisation des victimes.
18. En France, cette indemnisation peut être obtenue du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI), après saisine d'une CIVI, sans que soient exigés le dépôt d'une plainte par la victime ou l'exercice de poursuites pénales préalables.
19. Dans son rapport d'évaluation de la France, publié le 18 février 2022, le Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains, institué en vertu de l'article 36 de la Convention de Varsovie, invite les autorités françaises à faire des efforts supplémentaires pour garantir aux victimes de la traite des êtres humains un accès effectif à l'indemnisation, et en particulier à veiller à ce que l'enquête judiciaire comprenne la collecte de preuves des préjudices subis par la victime et des gains financiers tirés de son exploitation, en vue d'étayer les demandes d'indemnisation adressées au tribunal.
20. Il résulte de l'ensemble de ces éléments, d'une part, que lorsqu'elle est saisie d'une requête en réparation des dommages causés par des faits de traite des êtres humains, une CIVI, ou la cour d'appel saisie de l'appel de sa décision, ne peuvent rejeter la demande d'indemnisation au motif de l'absence d'enquête pénale préalable.
21. D'autre part, afin de respecter l'obligation procédurale incombant à la France, la CIVI ou la cour d'appel ne peuvent faire peser sur la victime seule, la charge de la preuve d'établir la matérialité des faits de traite des êtres humains dont elle se déclare, de façon plausible, avoir été victime, mais doivent, en cas d'insuffisance de preuve, soit solliciter de plus amples informations auprès du représentant du ministère public, partie jointe à l'instance se déroulant devant elles, soit mettre en oeuvre les pouvoirs d'enquête civile dont elles disposent aux termes de l'article 706-6 du code de procédure pénale.
22. Pour déclarer irrecevable la requête de Mme [R], l'arrêt retient que celle-ci n'ayant pas porté plainte, aucune enquête, qui aurait pu étayer ses affirmations, n'a pu être réalisée et qu'elle ne démontre pas, ne serait-ce que par un faisceau d'indices, qu'elle a été victime en France d'une infraction pénalement répréhensible.
23. En statuant ainsi, alors qu'elle relevait que Mme [R] avait été indemnisée au Royaume-Uni pour des faits de traite des êtres humains commis en janvier et février 2017 sur le territoire britannique et que celle-ci affirmait qu'ils s'étaient déroulés dans la suite immédiate de faits de même nature perpétrés à son encontre, à compter du mois de novembre 2016, sur le territoire français, ce dont il résultait que Mme [R] soutenait, de façon plausible, avoir été victime en France de l'infraction de traite des êtres humains, la cour d'appel, qui a fait peser sur la requérante une charge probatoire excessive, a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 24 février 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée.
Laisse les dépens à la charge du Trésor public ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions et le condamne à payer à Mme [R] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quatre avril deux mille vingt-quatre.