CIV. 1
SH
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 12 février 2025
Rejet
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 104 FS-D
Pourvoi n° K 21-22.978
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 12 FÉVRIER 2025
L'Etat de Libye, dont le siège est [Adresse 2] (Libye), représenté par le State Litigation Directorate, a formé le pourvoi n° K 21-22.978 contre l'arrêt rendu le 25 mai 2021 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 16), dans le litige l'opposant à la société Cengiz Insaat Sanayi Ve Ticaret A.S., société de droit étranger, dont le siège est [Adresse 1] (Turquie), défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, six moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Tréard, conseiller, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de l'Etat de Libye, représenté par le State Litigation Directorate, de la SARL Ortscheidt, avocat de la société Cengiz Insaat Sanayi Ve Ticaret A.S., et l'avis de M. Salomon, avocat général, après débats en l'audience publique du 17 décembre 2024 où étaient présents Mme Champalaune, président, Mme Tréard, conseiller rapporteur, Mme Guihal, conseiller doyen, M. Bruyère, Mmes Peyregne-Wable, Corneloup, conseillers, Mme Robin-Raschel, conseiller référendaire, M. Salomon, avocat général, et Mme Vignes, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 25 mai 2021), en vue de répondre à des appels d'offre en Libye portant sur des contrats de construction, la société de droit turc Cengiz Insaat Sanayi Ve Ticaret A.S. (la société Cengiz) s'est associée avec une entreprise publique de droit libyen « International Company for Development and Investment » (la société ICDI), pour créer la société Cengiz Libya, dont elles se sont réparties le capital social.
2. La société Cengiz Libya a ultérieurement conclu avec l'entité publique de droit libyen « Housing and Infrastructure Board » (le HIB) deux contrats lui confiant la charge de planifier, concevoir et construire des infrastructures, le premier, le 30 décembre 2008 concernant le district de Wadi al Hayat au sud-ouest de la Libye (le contrat WAH), le second le 8 novembre 2009, concernant le district de [Localité 3] (le contrat [Localité 3]).
3. A la suite des insurrections survenues en février 2011 en Libye, les sites exploités par la société Cengiz ont fait l'objet d'attaques, conduisant à l'interruption des travaux.
4. Le 13 juin 2013, la société Cengiz Libya et le HIB ont conclu deux protocoles de reprise des travaux.
5. La société Cengiz a engagé une procédure d'arbitrage sur le fondement de l'article 8 de l'accord concernant l'encouragement et la protection réciproque des investissements (le Traité), conclu entre l'État de Libye et la Turquie le 25 novembre 2009, comportant une clause de règlement des litiges par voie d'arbitrage sous l'égide de la Chambre commerciale internationale (la CCI).
6. L'Etat de Libye a formé un recours en annulation de la sentence rendue à Paris le 7 novembre 2018 par laquelle le tribunal arbitral s'est déclaré compétent, l'a condamné au versement d'une certaine somme au titre de la violation du standard de protection pleine et entière et lui a ordonné de prendre toutes les mesures nécessaires pour libérer les garanties bancaires existantes en lien avec les projets WAH et [Localité 3].
Examen des moyens
Sur les premier moyen, deuxième moyen pris en ses première, sixième et septième branches, quatrième moyen, cinquième moyen pris en ses troisième et quatrième branches et sixième moyen pris en ses troisième et quatrième branches
7. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le deuxième moyen, pris en ses deuxième à cinquième branches
Enoncé du moyen
8. L'État de Libye fait grief à l'arrêt de rejeter le recours en annulation de cette sentence, alors :
« 2°/ que le juge de l'annulation contrôle la décision du tribunal arbitral sur sa compétence en recherchant tous les éléments de droit ou de fait permettant d'apprécier la portée de la convention d'arbitrage ; que lorsque la clause d'arbitrage résulte d'un traité bilatéral d'investissement, le tribunal arbitral n'est compétent pour connaître d'un litige que s'il entre dans le champ d'application du traité et qu'il est satisfait à l'ensemble de ses conditions d'application ; qu'en l'espèce, il résulte des propres constatations des juges que le traité bilatéral d'investissement conclu le 25 novembre 2009 entre la Turquie et la Libye posait une condition de légalité de l'investissement pour le bénéfice de la protection accordée par les parties contractantes, que cette condition était également stipulée pour la mise en uvre de la clause compromissoire stipulée à l'article 8 du traité, et que l'État de Libye était recevable à exciper de l'illégalité de l'investissement pour contester la compétence du tribunal arbitral ; qu'en décidant néanmoins que l'éventuelle irrégularité des investissements réalisés par la société Cengiz en Libye au regard des conditions requises dans ce pays n'était pas de nature à remettre en cause leur existence, quand il lui appartenait de vérifier la condition de légalité de ces investissements, la cour d'appel a violé l'article 1520, 1°, du code de procédure civile ;
3°/ qu'en affirmant par ailleurs que l'offre d'arbitrage contenue dans le traité bilatéral d'investissement conclu le 25 novembre 2009 entre la Turquie et la Libye était indépendante de la validité de l'opération d'investissement, quand il ressortait de ses propres constatations que ce traité posait une condition de légalité de l'investissement pour le bénéfice de la protection accordée par les parties contractantes, et que cette condition était également stipulée pour la mise en uvre de la clause compromissoire stipulée à l'article 8 du traité, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, en violation de l'article 1520, 1°, du code de procédure civile ;
4°/ qu'en opposant également qu'une clause de légalité de l'investissement ne pouvait remettre en cause l'existence de l'investissement que si cette condition de légalité est d'une gravité telle qu'elle emporterait l'incompétence du tribunal arbitral pour connaître du litige, quand il résultait pourtant de ses propres constatations que les articles 8 et 10 du traité bilatéral d'investissement précisaient que cet accord ne s'appliquait qu'aux investissements réalisés conformément à la législation de la partie contractante, et que seuls les investissements ayant obtenu les autorisations requises bénéficiaient de l'offre d'arbitrage, sans considération pour la gravité de l'illégalité qui en résulterait pour l'investissement en cause, la cour d'appel a ajouté au traité d'investissement une condition qu'il ne contient pas, en violation de l'article 1520, 1°, du code de procédure civile ;
5°/ que lorsque la question de compétence dont sont saisis les juges dépend de l'examen au fond de l'affaire, il leur appartient de se prononcer au préalable sur cette question de fond ; qu'en décidant en l'espèce que le juge de l'annulation ne pouvait trancher à la place du tribunal arbitral la question de la licéité de l'arbitrage pour cette raison que cette question concernait le fond du litige et non la compétence de l'arbitre, la cour d'appel a violé l'article 1520, 1°, du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
9. Il résulte de l'article 1520, 1°, du code de procédure civile que le juge de l'annulation contrôle la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu'il se soit déclaré compétent ou incompétent, en recherchant tous les éléments de droit ou de fait permettant d'apprécier la portée de la convention d'arbitrage, ce contrôle étant exclusif de toute révision au fond de la sentence.
10. En matière de protection des investissements transnationaux, le consentement de l'Etat à l'arbitrage procède de l'offre permanente d'arbitrage formulée dans un traité, adressée à une catégorie d'investisseurs que ce traité délimite pour le règlement des différends touchant aux investissements qu'il définit.
11. L'arrêt relève, d'abord, que l'offre permanente d'arbitrage est autonome et indépendante de la validité de l'opération qui a donné naissance à l'investissement ou qui la soutient, de sorte que l'acceptation de l'arbitrage qui résulte de la notification de la requête d'arbitrage suffit à justifier la compétence du tribunal arbitral pour statuer sur la licéité de cet investissement et la demande en réparation.
12. Après avoir constaté le caractère très large du champ de l'offre d'arbitrage mentionnée à l'article 8 du Traité comme celui de la définition de l'investissement figurant à l'article 1 (2), l'arrêt retient que l'article 1 (2) du Traité ne subordonne pas l'application de ce dernier à la définition de l'investissement par renvoi à la loi libyenne, mais pose une condition de légalité de l'investissement pour le bénéfice de sa protection, cette interprétation résultant également de ses articles 8 (4) et 10.
13. C'est dès lors à bon droit, sans méconnaître l'étendue de ses pouvoirs ni être tenue de suivre les parties dans le détail d'une argumentation que ses constatations et appréciations rendaient inopérante, que la cour d'appel a rejeté le moyen tiré de l'incompétence du tribunal arbitral pour statuer sur des investissements dont il était allégué qu'ils n'étaient pas conformes au droit libyen .
Sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
14. L'État de Libye fait le même grief à l'arrêt, alors « que seule la volonté commune des parties peut investir l'arbitre de son pouvoir juridictionnel, lequel se confond en matière d'arbitrage avec sa compétence ; que lorsque la clause d'arbitrage résulte d'un traité bilatéral d'investissement, le tribunal arbitral n'est compétent pour connaître d'un litige que s'il entre dans le champ d'application du traité et qu'il est satisfait à l'ensemble de ses conditions d'application ; qu'à cet égard, la compétence du tribunal arbitral saisi pour connaître d'un différend lié à la régularité ou à la mise en uvre d'investissements sur le territoire d'un État partie au traité ne s'étend pas, sauf stipulation contraire, à des engagements distincts de ces investissements ; que le sort de ces autres engagements doit être tranché par les juridictions étatiques, au vu, le cas échéant, de la sentence arbitrale rendue sur les accords d'investissement ; qu'en décidant en l'espèce que, compétent pour se prononcer sur les investissements réalisés par la société Cengiz avec l'État de Libye, le tribunal arbitral l'était également pour prononcer, à titre de réparation, la mainlevée des garanties souscrites à l'occasion de ces investissements, la cour d'appel a violé l'article 1520, 1°, du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
15. Après avoir rappelé le caractère très large du champ de l'offre d'arbitrage comme de la définition de l'investissement protégé, l'arrêt constate que le tribunal arbitral, qui a retenu l'existence d'une violation par l'Etat de Libye de l'article 2 (2) du Traité, l'a condamné au versement d'une certaine somme correspondant à la valeur nette des actifs investis en Libye par la société Cengiz au titre de la violation du standard de protection pleine et entière et lui a ordonné de prendre toutes les mesures nécessaires pour libérer les garanties bancaires existantes en lien avec les projets WAH et [Localité 3]. Il constate que la question de la libération des garanties bancaires a été abordée dans la partie VII de la sentence consacrée à l'indemnisation et à la mise en oeuvre du principe de réparation intégrale. Il en déduit, à juste titre, que, quelle que soit la qualification applicable aux garanties bancaires, cette question ne fait pas obstacle à la compétence du tribunal pour statuer sur le litige et, dans le cadre de l'examen des modalités de réparation des préjudices subis par l'investisseur, de tenir compte de l'existence de telles garanties.
16. Sous le couvert d'une violation de la loi, le moyen ne tend qu'à remettre en cause l'analyse de fond des arbitres quant aux mesures de réparation appropriées à la violation du Traité qu'ils ont retenue.
17. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur les cinquième et sixième moyens, pris en leurs premières et deuxième branches, réunis
Enoncé des moyens
18. Par son cinquième moyen, l'Etat de Libye fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ qu'en matière d'arbitrage international, encourt l'annulation la sentence rendue par un tribunal arbitral qui a statué sans se conformer à la mission qui lui a été confiée ; qu'à ce titre, la méconnaissance de l'exigence de motivation est une cause de nullité des sentences arbitrales ; qu'en l'espèce, l'État de Libye reprochait au tribunal arbitral de n'avoir pas répondu au moyen visant à contester tout lien de causalité entre les attaques des sites de construction confiés à la société Cengiz et les préjudices dont celle-ci se prévalait, autrement que par l'affirmation que ces attaques étaient à l'origine d'un préjudice pour cette société ; qu'en estimant que cette critique visait à dénoncer une insuffisance et non une absence totale de motivation, cependant que sont dépourvues de motifs les décisions qui statuent par voie de simple affirmation, la cour d'appel a violé les articles 1482, 1506, 4°, et 1520, 3°, du code de procédure civile ;
2°/ que l'État de Libye reprochait au tribunal arbitral d'avoir retenu sa responsabilité au titre de l'ensemble des actes commis par les groupes insurrectionnels au cours de la Révolution, sans répondre au moyen par lequel il contestait toute continuité entre lui-même et les deux groupements Free Martyrs Brigade of [Localité 3] et In the Service of Free Libya ; qu'en opposant que cette critique relevait du contrôle de motivation échappant aux attributions du juge de l'annulation, quand l'État de Libye ne se prévalait pas du mal fondé, ni même de l'insuffisance des motifs de la sentence, mais d'une absence de toute réponse à ce moyen, la cour d'appel a violé les articles 1482, 1506, 4°, et 1520, 3°, du code de procédure civile ; »
19. Par son sixième moyen, il fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que la sentence arbitrale rendue en matière internationale encourt l'annulation lorsque sa reconnaissance ou son exécution est contraire à l'ordre public international français ; que la conception française de l'ordre public international impose que les sentences arbitrales soient motivées ; qu'en l'espèce, l'État de Libye reprochait au tribunal arbitral de n'avoir pas répondu au moyen visant à contester tout lien de causalité entre les attaques des sites de construction confiés à la société Cengiz et les préjudices dont celle-ci se prévalait, autrement que par l'affirmation que ces attaques étaient à l'origine d'un préjudice pour cette société ; qu'en estimant que cette critique visait à dénoncer une insuffisance et non une absence totale de motivation, cependant que sont dépourvues de motifs les décisions qui statuent par voie de simple affirmation, la cour d'appel a violé l'article 1520, 5°, du code de procédure civile.
2°/ que l'État de Libye reprochait au tribunal arbitral d'avoir retenu sa responsabilité au titre de l'ensemble des actes commis par les groupes insurrectionnels au cours de la Révolution, sans répondre au moyen par lequel il contestait toute continuité entre lui-même et les deux groupements Free Martyrs Brigade of [Localité 3] et In the Service of Free Libya ; qu'en opposant que cette critique relevait du contrôle de motivation échappant aux attributions du juge de l'annulation, quand l'État de Libye ne se prévalait pas du mal-fondé, ni même de l'insuffisance des motifs de la sentence, mais d'une absence de toute réponse à ce moyen, la cour d'appel a violé l'article 1520, 5°, du code de procédure civile ; »
Réponse de la Cour
20. Après avoir rappelé qu'il relève bien de la mission des arbitres de motiver leur sentence conformément tant à l'article 1482 du code de procédure civile, rendu applicable en matière d'arbitrage international par l'article 1506 du même code qu'à l'article 31 du règlement CCI (version 2012) applicable à l'instance arbitrale en cause, l'arrêt constate, d'abord, que l'Etat de Libye reproche au tribunal de s'être limité « à constater que les attaques des camps attribuables à l'Etat de Libye sont à l'origine d'un préjudice à Cengiz, sans en expliquer la cause » et que cela « est insuffisant à constituer une motivation », ensuite, de ne pas avoir apporté de précision concernant l'autre groupe identifié par le tribunal comme ayant causé les dommages aux biens de la société Cengiz, en l'occurrence, la Free Martyrs Brigade of [Localité 3] et les Military Brigades, alors que dans les paragraphes 433 et 434 de sa sentence, il indiquait que puisque la Révolution Libyenne avait finalement triomphé, les actions du « Bouclier de Libye », groupe de milices créé pour soutenir l'insurrection, étaient attribuables à la Libye selon les principes établis à l'Article 10 du Projet d'Articles sur la responsabilité de l'Etat (« ICL »).
21. L'arrêt observe que, ce faisant, l'Etat de Libye conteste la suffisance et donc la pertinence de la motivation et critique en réalité les motifs de la sentence ayant retenu la responsabilité de la Libye au titre des « acts [...] committed by [...] all insurrectional groups and militias, which defended the NTC Government » (« les actes (...) commis par (...) Tous les groupes insurrectionnels et les milices, qui ont défendu le gouvernement du Conseil national de transition »), en lui reprochant d'avoir insuffisamment établi que les conditions d'application de cet article étaient remplies.
22. De ces constatations et appréciations, faisant ressortir que la sentence avait attribué les attaques des camps à l'Etat de Libye en tenant compte du contexte qu'elle a décrit, la cour d'appel a justement déduit que le contrôle de motivation revendiqué, qui porte non sur l'absence de motivation, mais sur son bien-fondé, échappe à l'office du juge de la sentence.
23. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne l'Etat de Libye aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par l'Etat de Libye et le condamne à payer à la société Cengiz Insaat Sanayi Ve Ticaret A.S. la somme de 5 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du douze février deux mille vingt-cinq.