CIV. 3
JL
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 13 février 2025
Cassation partielle
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 82 FS-B
Pourvoi n° Y 18-25.531
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 13 FÉVRIER 2025
1°/ M. [Z] [G],
2°/ Mme [R] [U], épouse [G],
tous deux domiciliés [Adresse 3],
ont formé le pourvoi n° Y 18-25.531 contre deux arrêts rendu le 18 septembre 2018 rectifié le 27 novembre 2018 par la cour d'appel de Grenoble (1re chambre civile), dans le litige les opposant :
1°/ à M. [W] [B], domicilié [Adresse 1],
2°/ à la société [Adresse 2], société civile d'exploitation agricole, dont le siège est [Adresse 2],
défendeurs à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, six moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Guillaudier, conseiller, les observations de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de M. et Mme [G], de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de M. [B] et de la société [Adresse 2], et l'avis de Mme Delpey-Corbaux, avocat général, après débats en l'audience publique du 14 janvier 2025 où étaient présents Mme Teiller, président, Mme Guillaudier, conseiller rapporteur, M. Boyer, conseiller doyen, Mme Abgrall, MM. Pety, Brillet, Mme Foucher-Gros, conseillers, M. Zedda, Mmes Vernimmen, Rat, Bironneau, M. Cassou de Saint-Mathurin, conseillers référendaires, Mme Delpey-Corbaux, avocat général, et Mme Letourneur, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 18 septembre 2018, rectifié le 27 novembre 2018) et les productions, par acte authentique des 12 novembre et 4 décembre 2003, M. et Mme [G] et la société [Adresse 2] ont vendu à la société civile d'exploitation agricole [Adresse 2] (la SCEA), représentée par son gérant, M. [B], une propriété agricole.
2. Par acte sous seing privé du 18 mars 2004, M. et Mme [G] et la société [Adresse 2] ont vendu le stock de vins millésimés à la SCEA.
3. Invoquant des manoeuvres frauduleuses des vendeurs, la SCEA a, par actes des 19 et 20 octobre 2005, assigné M. et Mme [G] en réparation de son préjudice.
4. Par jugement du 28 février 2006, confirmé par arrêt du 26 juin 2007, les demandes de la SCEA ont été rejetées.
5. En 2006, la SCEA et M. [B] ont déposé une plainte pour escroquerie.
6. Par jugement du 8 novembre 2011, le tribunal correctionnel de Valence a relaxé M. [G], déclaré les constitutions de partie civile de la SCEA et de M. [B] recevables en la forme, et « les a déboutés de leurs demandes en raison de la relaxe du prévenu ».
7. A la suite de l'appel du procureur de la République, la cour d'appel de Grenoble a, par arrêt du 18 décembre 2012, réformé le jugement et déclaré M. [G] coupable d'escroquerie.
8. Par acte du 5 mai 2014, la SCEA et M. [B] ont assigné M. et Mme [G] devant le juge civil en réparation de leurs préjudices.
Examen des moyens
Sur le deuxième moyen, pris en sa seconde branche, le troisième moyen, pris en sa seconde branche, le quatrième moyen, le cinquième moyen, pris en ses première et deuxième branches, et le sixième moyen
9. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
10. M. [G] fait grief à l'arrêt de rejeter la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée attachée au jugement du tribunal correctionnel de Valence du 8 novembre 2011 et de déclarer la SCEA et M. [B] recevables en leurs demandes dirigées contre lui, alors :
« 1°/ que, dans son jugement du 8 novembre 2011, le tribunal correctionnel « déclare les constitutions de partie civile de [I] [T], de la SCEA [Adresse 2], de [B] [W] et [O] [X] [L] recevables en la forme », mais les « déboute de leurs demandes en raison de la relaxe du prévenu » ; qu'en retenant que les parties civiles avaient été déclarées irrecevables et que le tribunal correctionnel n'avait pas statué sur le fond de leur demande, la cour d'appel a dénaturé les termes clairs et précis de cette décision et méconnu l'obligation faite au juge de ne pas dénaturer les documents de la cause ;
2°/ que si les dispositions civiles d'un jugement pénal sont dépourvues de l'autorité de chose jugée du pénal sur le civil, elles conservent le caractère d'une décision rendue au civil et dotée de l'autorité de chose jugée ; que la réformation par la cour d'appel des dispositions pénales du jugement correctionnel, sur le seul appel du ministère public, n'a pas pour effet de remettre en cause les dispositions civiles de cette décision ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a violé l'article 480 du code de procédure civile, ensemble l'article 1351 (ancien), devenu 1355, du code civil. »
Réponse de la Cour
11. Il résulte de l'article 1351, devenu 1355, du code civil, que si les décisions de la justice pénale ont au civil autorité absolue, à l'égard de tous
en ce qui concerne ce qui a été nécessairement jugé quant à l'existence du fait incriminé, sa qualification, la culpabilité ou l'innocence de ceux auxquels le fait est imputé, il en est autrement lorsque les décisions statuent sur les intérêts civils (2e Civ., 3 mai 2006, pourvoi n° 05-11.339, publié).
12. Par ailleurs, il résulte de ce même texte que l'autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation reconnue antérieurement en justice (2e Civ., 8 février 2024, pourvoi n° 22-10.614, publié).
13. Constitue un événement postérieur modifiant la situation antérieurement reconnue en justice la décision du juge pénal, qu'elle prononce la condamnation ou la relaxe du mis en cause (2e Civ., 17 janvier 2019, pourvoi n° 18-10.350).
14. La cour d'appel a constaté, par motifs propres et adoptés, que, postérieurement au jugement du tribunal correctionnel du 8 novembre 2011 qui avait déclaré la SCEA et son gérant en exercice recevables en leur constitution de partie civile mais avait rejeté leurs demandes contre M. [G] en raison de la relaxe intervenue, celui-ci avait été déclaré coupable d'escroquerie, par arrêt du 18 décembre 2012, pour avoir, courant 2002 à 2004 et en particulier le 4 décembre 2003 et le 18 mars 2004, en employant des manoeuvres frauduleuses, en augmentant le volume de production de son domaine viticole et en y incorporant des raisins et vins d'origine exogène et non conforme, trompé M. [B] et la SCEA pour les déterminer à acheter un stock de vins et ledit domaine pour un prix de 2 286 735 euros ne correspondant pas à la valeur réelle des biens.
15. Elle en a déduit, à bon droit, abstraction faite du motif erroné, mais surabondant, concernant l'irrecevabilité des parties civiles, que, l'arrêt pénal ayant modifié la situation antérieurement reconnue en justice à l'égard de M. [G], la SCEA et M. [B] pouvaient valablement présenter leurs demandes devant le juge civil sans qu'il puisse leur être opposée la chose jugée en matière civile par le tribunal correctionnel.
16. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche, et sur le troisième moyen, pris en sa première branche, réunis
Enoncé des moyens
17. Par son deuxième moyen, pris en sa première branche, M. [G] fait grief à l'arrêt de rejeter la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée attachée à l'arrêt de la cour d'appel de Grenoble du 26 juin 2007 et de déclarer la SCEA recevable en ses demandes dirigées contre lui, alors « que
la partie civile déboutée par la juridiction répressive de première instance, qui n'interjette pas appel, renonce à obtenir réparation du préjudice découlant de la faute pénale ; qu'elle ne peut, pour obtenir l'indemnisation de ce préjudice, se prévaloir de la décision pénale de condamnation, rendue sur le seul appel du ministère public, comme d'un événement de nature à écarter l'autorité de chose jugée attachée à une décision civile antérieure ; qu'en retenant que la SCEA pouvait invoquer, pour écarter l'autorité de chose jugée attachée à l'arrêt civil du 26 juin 2007, la condamnation pénale définitive de M. [G] prononcée en 2012, la cour d'appel, qui avait relevé que la SCEA avait été reçue en sa constitution de partie civile, mais n'avait pas interjeté appel du jugement qui n'avait pas fait droit à ses demandes, a violé l'article 1351 (ancien), devenu 1355, du code civil. »
18. Par son troisième moyen, pris en sa première branche, Mme [G] fait grief à l'arrêt de rejeter la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée attachée à l'arrêt de la cour d'appel de Grenoble du 26 juin 2007 et de déclarer la SCEA recevable en ses demandes dirigées contre elle, alors « qu'un jugement ne constitue un événement postérieur, de nature à écarter l'autorité de chose jugée attachée à une précédente décision, que s'il modifie la situation antérieurement reconnue en justice des parties ; qu'en l'espèce, la cour d'appel de Grenoble avait définitivement reconnu, dans l'arrêt du 26 juin 2007, qu'aucune manuvre dolosive ne pouvait être imputée à Mme [G] au titre de la vente du domaine agricole et du stock de vin ; que, pour écarter l'autorité de chose jugée attachée à cette décision, la cour d'appel s'est bornée à constater que M. [G] avait été définitivement condamné pour escroquerie ; qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser l'existence d'un événement modifiant la situation antérieurement reconnue en justice de Mme [G], à savoir la non-imputabilité de manuvres dolosives, la cour d'appel, qui a au surplus constaté que Mme [G] n'était pas partie à l'instance pénale, n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1351 (ancien), devenu 1355, du code civil. »
Réponse de la Cour
19. Aux termes de l'article 1351, devenu 1355, du code civil, l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité.
20. Il résulte du même texte que l'autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation reconnue antérieurement en justice.
21. Constitue un événement postérieur modifiant la situation antérieurement reconnue en justice la décision du juge pénal, qu'elle prononce la condamnation ou la relaxe du mis en cause (2e Civ., 17 janvier 2019, pourvoi n° 18-10.350).
22. Par ailleurs, les décisions pénales ont au civil autorité absolue à l'égard de tous en ce qui concerne ce qui a été jugé quant à l'existence du fait incriminé et la culpabilité de celui auquel le fait est imputé (2e Civ., 5 juillet 2018, pourvoi n° 17-22.453, publié)
23. La cour d'appel a constaté, d'une part, par motifs propres et adoptés, que, postérieurement à l'arrêt civil du 26 juin 2007, M. [G] avait été déclaré coupable d'escroquerie, par arrêt pénal du 18 décembre 2012, pour avoir, courant 2002 à 2004 et en particulier le 4 décembre 2003 et le 18 mars 2004, en employant des manoeuvres frauduleuses, en augmentant le volume de production de son domaine viticole et en y incorporant des raisins et vins d'origine exogène et non conforme, trompé M. [B] et la SCEA pour les déterminer à acheter un stock de vins et ledit domaine pour un prix de 2 286 735 euros ne correspondant pas à la valeur réelle des biens, d'autre part, que Mme [G] était venderesse, avec son époux, de la propriété agricole et du stock de vins millésimés mais également gérante de la société [Adresse 2].
24. Elle a pu déduire de ces seuls motifs que l'arrêt du 18 décembre 2012 avait modifié la situation antérieurement reconnue en justice tant à l'égard de M. [G] que de Mme [G], qui ne pouvaient, dès lors, opposer l'autorité de la chose jugée de l'arrêt du 26 juin 2007.
25. Les moyens ne sont donc pas fondés.
Mais sur le cinquième moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
26. M. et Mme [G] font grief à l'arrêt de les condamner solidairement à payer à la SCEA la somme de 1 167 113, 60 euros au titre de sa perte de chance de ne pas contracter, alors « que le juge ne peut se déterminer au seul vu d'une expertise établie non contradictoirement dès lors qu'elle est contestée ; qu'en déterminant le montant du préjudice réparable exclusivement au regard d'un rapport amiable établi non contradictoirement, à la demande de la SCEA [Adresse 2], quand les époux [G] avaient contesté sa valeur probante, la cour d'appel a violé les articles 16 du code de procédure civile et 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 16 du code de procédure civile :
27. Il résulte de ce texte que, si le juge ne peut refuser d'examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties.
28. Pour condamner M. et Mme [G] à payer à la SCEA la somme de 1 167 113, 60 euros, l'arrêt retient que, au regard du document d'expertise comptable rédigé par la société Cabinet Jean-Marc Gieules, les pertes financières s'élèvent à la somme de 1 458 892 euros et que c'est à bon droit que le tribunal à fixé la perte de chance à 80 % et le montant de l'indemnisation à ce titre à la somme de 1 167 113,60 euros.
29. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui s'est fondée exclusivement sur une expertise comptable non judiciaire réalisée à la demande d'une des parties, a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
30. La cassation du chef de dispositif qui fixe le montant du préjudice de la SCEA à la somme de 1 167 113, 60 euros n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant M. et Mme [G] aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres condamnations prononcées à leur encontre, non remises en cause.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il fixe le montant du préjudice de la société civile d'exploitation agricole [Adresse 2] à la somme de 1 167 113, 60 euros au titre de sa perte de chance, l'arrêt rendu le 18 septembre 2018, rectifié le 27 novembre 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Grenoble ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ;
Laisse à chacune des parties la charge des dépens par elle exposés ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du treize février deux mille vingt-cinq.