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25/06/2025 | FRANCE | N°23-16.629

France | France, Cour de cassation, Première chambre civile - formation de section, 25 juin 2025, 23-16.629


CIV. 1

LM



COUR DE CASSATION
______________________


Arrêt du 25 juin 2025




Cassation partielle


Mme CHAMPALAUNE, présidente



Arrêt n° 454 FS-B


Pourvois n°
A 23-16.629
P 23-16.687
Q 23-17.539 JONCTION






R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 25 JUIN 2025
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I. 1°/ M. [Z] [E], domicilié [Adresse 2],

2°/ la société Cabinet [E], société d'exercice libéral à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2],

3°/ la société MMA Iard, so...

CIV. 1

LM



COUR DE CASSATION
______________________


Arrêt du 25 juin 2025




Cassation partielle


Mme CHAMPALAUNE, présidente



Arrêt n° 454 FS-B


Pourvois n°
A 23-16.629
P 23-16.687
Q 23-17.539 JONCTION






R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 25 JUIN 2025


I. 1°/ M. [Z] [E], domicilié [Adresse 2],

2°/ la société Cabinet [E], société d'exercice libéral à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2],

3°/ la société MMA Iard, société anonyme,

4°/ la société MMA Iard assurances mutuelles, société d'assurance mutuelle à cotisations fixes,

ayant toutes deux leur siège [Adresse 3],

ont formé le pourvoi n° A 23-16.629 contre l'arrêt rendu le 5 avril 2023 par la cour d'appel de Paris (pôle 4, chambre 13), dans le litige les opposant :

1°/ à M. [L] [V], domicilié [Adresse 5],

2°/ à la société Allianz Iard, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1],

3°/ à la société Axa France Iard, société anonyme, dont le siège est [Adresse 4],

défendeurs à la cassation.

II. La société Allianz Iard, société anonyme, a formé le pourvoi n° P 23-16.687 contre le même arrêt, dans le litige l'opposant :

1°/ à M. [L] [V],

2°/ à M. [Z] [E],

3°/ à la société Cabinet [E], société d'exercice libéral à responsabilité limitée,

4°/ à la société Axa France Iard, société anonyme,

5°/ à la société MMA Iard, société anonyme,

6°/ à la société MMA Iard assurances mutuelles, société d'assurance mutuelle à cotisations fixes,

défendeurs à la cassation.

III. La société Axa France Iard, société anonyme, a formé le pourvoi n° Q 23-17.539 contre le même arrêt, dans le litige l'opposant :

1°/ à M. [L] [V],

2°/ à M. [Z] [E],

3°/ à la société Allianz Iard, société anonyme,

4°/ à la société Cabinet [E], société à responsabilité limitée,

5°/ à la société MMA Iard, société anonyme,

6°/ à la société MMA Iard assurances mutuelles, société d'assurance mutuelle à cotisations fixes,

défendeurs à la cassation.

M. [E], la société Cabinet [E] et les sociétés MMA Iard et MMA Iard assurances mutuelles, demandeurs au pourvoi n° A 23-16.629, invoquent, à l'appui de leur recours, un moyen unique de cassation.

La société Allianz Iard, demanderesse au pourvoi n° P 23-16.687, invoque, à l'appui de son recours, un moyen unique de cassation.

La société Axa France Iard, demanderesse au pourvoi n° Q 23-17.539, invoque, à l'appui de son recours, trois moyens de cassation.

Les dossiers ont été communiqués au procureur général.

Sur le rapport de M. Jessel, conseiller, les observations écrites et orale de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de M. [E], de la société Cabinet [E] et des sociétés MMA Iard et MMA Iard assurances mutuelles, de la SCP Duhamel, avocat de la société Allianz Iard, de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Axa France Iard, de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de M. [V], et l'avis de Mme Mallet-Bricout, avocate générale, après débats en l'audience publique du 13 mai 2025 où étaient présents Mme Champalaune, présidente, M. Jessel, conseiller rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseillère doyenne, MM. Mornet, Chevalier, Mmes Kerner-Menay, Bacache-Gibeili, conseillers, Mmes de Cabarrus, Dumas, Kass-Danno, conseillères référendaires, Mme Mallet-Bricout, avocate générale, et Mme Ben Belkacem, greffière de chambre,

la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, de la présidente et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° A 23-16.629, P 23-16.687 et Q 23-17.539 sont joints.

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 5 avril 2023), M. [V] a fondé, en juillet 2008, la société Financière Montmartre à laquelle il a apporté des titres qu'il détenait dans la société GL Trade dont il était également le fondateur, sous le bénéfice d'un report d'imposition de la plus-value née de cette opération. Le 24 septembre 2008, il a apporté à la société de droit belge Holding Global Link (la société Global Link), constituée le même jour avec son épouse et soumise à l'impôt sur les sociétés, des actions détenues dans la société Financière Montmartre et reçu en rémunération de cet apport des parts de la société Global Link, cette opération étant réalisée sur les conseils de M. [E] (l'avocat), avocat associé au sein de la société Cabinet [E] (la société d'exercice), dans un but d'optimisation fiscale, sous le bénéfice du sursis d'imposition de la plus-value prévu à l'article 150-0 B du code général des impôts (CGI).

3. Le 1er octobre 2008, la société Sungard Investment Ventures LLC a acquis les actions détenues par la société Global Link dans la société Financière Montmartre, ainsi que le solde des parts de M. [V] dans cette société.

4. Le 3 décembre 2008, les enfants de M. [V] ont apporté à la société civile immobilière Vince (la SCI), créée par celui-ci et son épouse, les actions dans la société Global Link que leur père leur avait, la veille, cédées par donation en propriété indivise et ont reçu en contrepartie des parts de la SCI. Le même jour, Mme [V] a cédé à la SCI les actions qu'elle détenait dans la société Global Link. Le 9 décembre 2008, la société Global Link a racheté l'ensemble de ses actions détenues par la SCI qu'elle a annulées, en procédant à une réduction de son capital.

5. L'avocat a également apporté son concours pour l'établissement des déclarations de revenus de M. [V] et était toujours chargé de cette mission d'assistance en 2010 et 2011.

6. Le 19 décembre 2011, l'administration fiscale a notifié à M. [V] une proposition de rectification de l'impôt sur le revenu pour un montant de 13 915 265 euros, fondée sur l'article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF) réprimant l'abus de droit. Le comité consultatif pour la répression de l'abus de droit (CCRAD) a, par avis du 16 octobre 2014, estimé que la position de l'administration était fondée. Le 24 novembre 2014, M. [V] a reçu notification d'un avis d'imposition de 13 915 265 euros, comprenant une majoration de 80 %.

7. Après l'échec d'un recours gracieux, M. [V] a saisi la juridiction administrative d'un recours en contestation du redressement dont il s'est désisté après avoir conclu un accord avec l'administration réduisant les pénalités et majorations.

8. M. [V] a assigné en responsabilité et indemnisation l'avocat, la société d'exercice, ainsi que les sociétés Axa France Iard, Allianz Iard et MMA Iard, la société MMA Iard assurances mutuelles intervenant volontairement à l'instance (les sociétés MMA).

Examen des moyens

Sur le moyen, pris en ses huitième et neuvième branches, du pourvoi n° A 23-16.629, le moyen, pris en ses trois branches, du pourvoi n° P 23-16.687, le premier moyen, pris en sa seconde branche, le deuxième moyen, pris en ses deux branches, et le troisième moyen, pris en sa troisième branche, du pourvoi n° Q 23-17.539

9. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en ses première à septième branches, du pourvoi n° A 23-16.629 et le premier moyen, pris en sa première branche, du pourvoi n° Q 23-17.539, réunis

Enoncé du moyen

10. L'avocat, la société d'exercice et les sociétés MMA font grief à l'arrêt de les condamner à payer à M. [V] la somme de 9 214 300 euros, outre des intérêts, à titre de dommages et intérêts in solidum avec la société Allianz lard et la société Axa France lard, alors :

1°/ qu'un avocat est fondé à se fier aux informations publiées par un organisme institué par le législateur afin de se prononcer en matière fiscale sur les cas susceptibles de constituer un abus de droit et d'informer les contribuables par la publication de rapports annuels obligatoires des cas qu'il a ainsi identifiés comme abusifs, tant que ses avis n'ont pas été clairement contredits ; qu'en affirmant que M. [E] aurait dû, lors de l'établissement de sa consultation en 2008, prévoir la possibilité que l'article L. 64 du LPF soit appliqué au sursis d'imposition prévu à l'article 150-0 B du CGI, bien qu'elle ait relevé que le CCRAD, organisme institué par la loi qui prévoit la publication de ses avis, avait déclaré, dans son rapport annuel de 2005, que le mécanisme du sursis d'imposition en raison de son caractère automatique ne pouvait donner lieu à l'application des dispositions de l'article L. 64 du LPF et que l'administration fiscale elle-même s'était conformée à l'avis ainsi émis par cet organisme officiel, de sorte que l'avocat était fondé à retenir, à défaut de toute autre publication, que l'article L. 64 du LPF n'était pas applicable au sursis d'imposition, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et violé l'article 1147, devenu 1231-1 du code civil ;

2°/ que les éventuels manquements d'un avocat à ses obligations professionnelles ne peuvent s'apprécier qu'au regard des informations dont il pouvait disposer à la date de son intervention ; qu'en affirmant que M. [E] aurait dû, lors de l'établissement de sa consultation en 2008 et lorsqu'il avait été consulté en 2010, prévoir la possibilité que l'article L. 64 du LPF soit appliquée au sursis d'imposition prévu à l'article 150-0 B du CGI, dès lors que le Conseil d'Etat n'avait pas encore statué sur ce point et que trois tribunaux administratifs avaient admis cette possibilité, sans rechercher si ces décisions avaient fait l'objet d'une publication ou d'une mesure d'information quelconque qui aurait seule permis à l'avocat d'en prendre connaissance et de leur attribuer une telle portée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147, devenu 1231-1 du code civil ;

3°/ que les articles 160 et 92 B du code général des impôts dans leur version en vigueur à compter du 22 avril 1998 prévoyaient un report d'imposition tandis que l'article 150-0 du même code créé par la loi de finances pour 2000 prévoyait un sursis d'imposition, le premier étant facultatif tandis que le second était obligatoire ; qu'en affirmant que, par son arrêt du 11 décembre 2011, la cour administrative d'appel de Douai se serait prononcée sur le sursis d'imposition et aurait ainsi contredit l'avis rendu par le CCRAD dans son rapport annuel de 2005 selon lequel le mécanisme du sursis d'imposition en raison de son caractère automatique ne pouvait donner lieu à l'application des dispositions de l'article L. 64 du LPF, quand l'arrêt du 11 décembre 2011 portait uniquement sur le report d'imposition qui présente un caractère facultatif, de sorte qu'il ne pouvait contredire l'avis du CCRAD fondé sur le caractère obligatoire du sursis, la cour d'appel a violé les articles susvisés, ensemble l'article 1147, devenu 1231-1 du code civil ;

4°/ que dans l'attendu de principe de son arrêt rendu le 11 décembre 2011, la cour administrative d'appel de Douai avait retenu « que le fait, pour un contribuable, de placer et de maintenir sous le régime du report d'imposition prévu par les dispositions précitées de l'article 160 du code général des impôts une plus-value réalisée à l'occasion d'un apport de droits sociaux ne déguise, par lui-même, ni une réalisation, ni un transfert de bénéfices ou de revenus, au sens du b) de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales » ; qu'elle ne visait ainsi que le report d'imposition et non le sursis d'imposition obligatoire mentionné par le CCRAD dans son rapport annuel de 2005 ; qu'en affirmant néanmoins que cet arrêt aurait dû conduire l'avocat à atténuer la portée de l'avis du CCRAD, quand il ne portait pas sur le sursis d'imposition mais sur le report d'imposition, la cour d'appel l'a donc dénaturé, en violation du principe selon lequel les juges ne peuvent dénaturer les documents de la cause ;

5°/ que le juge ne peut statuer par voie de simple affirmation ; qu'en affirmant qu'en 2008, la doctrine s'interrogeait sur l'application de l'abus de droit en cas de sursis d'imposition, sans relever qu'un auteur quelconque aurait envisagé cette possibilité, quand M. [V] ne produisait aucun article de doctrine ou extrait d'ouvrage en ce sens datant de l'époque de l'intervention de l'avocat, la cour d'appel a statué par voie de simple affirmation et violé l'article 455 du code de procédure civile ;

6°/ que l'article 151 octies dans sa version en vigueur à compter du 4 juillet 1992 et les articles 160 et 92 B du code général des impôts dans leurs versions en vigueur à compter des 27 octobre 1995 et 22 avril 1998 prévoyaient un report d'imposition tandis que l'article 150-0 du même code créé par la loi de finances pour 2000 prévoyait un sursis d'imposition, le premier étant facultatif tandis que le second était obligatoire ; qu'en affirmant, pour retenir que M. [E] aurait dû avertir en 2011 M. [V] du risque que l'administration applique l'article L. 64 du LPF au sursis d'imposition et, par conséquent, de la nécessité de réinvestir le prix de cession de ses actions dans une activité économique pour y échapper, que les motifs par lesquels le Conseil d'Etat avait décidé dans ses arrêts du 8 octobre 2010 de faire application de ce texte au mécanisme du report d'imposition pouvaient s'appliquer à un sursis d'imposition, quand ces arrêts du Conseil d'Etat portaient uniquement sur le report d'imposition qui présente un caractère facultatif, de sorte qu'il n'était pas de nature à remettre en cause la position adoptée par le CCRAD en 2005 selon laquelle, en raison de son caractère automatique, le mécanisme du sursis d'imposition ne pouvait donner lieu à l'application des dispositions de l'article L. 64 du LPF, la cour d'appel a violé les articles susvisés, ensemble l'article 1147, devenu 1231-1 du code civil ;

7°/ que les éventuels manquements d'un avocat à ses obligations professionnelles ne peuvent s'apprécier qu'au regard des informations dont il pouvait disposer à la date de son intervention ; qu'en se bornant à affirmer, pour retenir que M. [E] aurait dû avertir en 2011 M. [V] du risque que l'administration applique l'article L. 64 du LPF au sursis d'imposition, que les motifs par lesquels le Conseil d'Etat avait décidé dans ses arrêts du 8 octobre 2010 de faire application de ce texte au mécanisme du report d'imposition pouvaient s'appliquer à un sursis d'imposition, sans rechercher si la solution ainsi retenue par le Conseil d'Etat, qui se fondait sur le seul caractère différé du paiement de l'impôt, n'était pas compatible avec la position adoptée en 2005 par le CCRAD, qui excluait l'application de l'article de L. 64 du LPF au sursis d'imposition en se fondant sur le seul caractère automatique de ce mécanisme, le contribuable n'ayant pas d'autre choix que de s'y soumettre contrairement au report d'imposition qui est optionnel, de sorte que la solution retenue par le Conseil d'Etat en matière de report d'imposition facultatif ne fournissait aucune indication sur l'application de l'article L. 64 du LPF au sursis d'imposition automatique et ne remettait donc pas en cause la position adoptée par le CCRAD en 2005 sur ce point, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147, devenu 1231-1 du code civil. »

11. La société Axa France Iard fait le même grief à l'arrêt, alors « que la responsabilité de l'avocat dans le cadre de son activité de conseil doit être appréciée au regard du droit existant à la date à laquelle le conseil a été fourni ; qu'en matière fiscale, l'avocat chargé par son client d'une mission de conseil est fondé à se fier aux avis émis par le comité consultatif pour la répression des abus de droit (CCRAD, devenu le comité de répression de l'abus de droit fiscal), ainsi qu'à la jurisprudence existant à la date à laquelle il a fourni son conseil ; qu'en jugeant que M. [E] avait engagé sa responsabilité à l'égard de M. [V], en lui indiquant dans sa consultation établie en septembre 2008 que le bénéfice du régime de sursis à imposition prévu par l'article 150-0 B du code général des impôts ne pouvait être remis en cause par l'administration fiscale sur le terrain de la répression de l'abus de droit, quand le comité consultatif pour la répression des abus de droit avait dans deux avis n° 2004-63 et 2004-64 de 2005 indiqué que le bénéfice de ce dispositif légal, qui était obligatoire à la différence du régime précédent de report d'imposition, ne pouvait être remis en cause sur le fondement de l'abus de droit, et que la jurisprudence des juridictions du fond se prononçait à l'époque dans le même sens, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil. »

Réponse de la Cour

12. Tenu d'un devoir de conseil et de prudence, l'avocat a l'obligation d'appeler l'attention de son client sur les incertitudes du droit positif au jour de son intervention et sur les risques pouvant affecter la validité ou l'efficacité de l'opération projetée.

13. Après avoir retenu, d'une part, qu'à la date de l'intervention de l'avocat, le Conseil d'Etat admettait déjà l'existence d'un abus de droit lorsque le contribuable a pour but d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles, d'autre part, que, s'il n'avait pas statué sur le fondement de l'article L. 64 du LPF en cas de sursis d'imposition, dès 2007 et 2008, certaines juridictions administratives avaient admis l'application de ce texte au sursis d'imposition malgré le caractère de plein droit de cette mesure, la cour d'appel a constaté que, dans son avis du 24 septembre 2008, même s'il avait indiqué à son client que l'administration avait tendance à remettre en cause ce type d'opérations sur le fondement de l'abus de droit à défaut d'investissement du prix de cession des titres apportés dans le développement d'une activité industrielle, commerciale ou artisanale, l'avocat avait conclu de manière péremptoire et peu étayée que l'opération ne présentait aucun risque en se fondant seulement sur les avis du CCRAD de 2005.

14. Elle a ensuite relevé, d'une part, que, toujours chargé de procéder aux formalités déclaratives en 2011, l'avocat n'avait alors pas appelé l'attention de son client sur la nécessité de procéder, avant la fin de cette année, à des investissements significatifs dans des activités économiques, malgré un arrêt du Conseil d'Etat du 8 octobre 2010 faisant application de l'article L. 64 du LPF au report d'imposition aux motifs que l'intérêt fiscal de la mesure était de différer l'imposition et que celle-ci entrait dans le champ d'application de cet article dès lors qu'elle avait nécessairement pour effet de minorer l'assiette de l'année au titre de laquelle l'impôt est normalement dû en raison de la situation et des activités réelles du contribuable et retenu, d'autre part, que cette solution était transposable au sursis d'imposition produisant des effets similaires.

15. De ces seuls motifs et sans être tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, elle a pu déduire qu'au regard de l'état du droit à l'époque de ses interventions successives, l'avocat avait manqué à ses devoirs de prudence et de conseil.

16. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le troisième moyen, pris en sa première branche, du pourvoi n° Q 23-17.539

Enoncé du moyen

17. La société Axa France Iard fait le même grief à l'arrêt, alors « que le préjudice résultant d'un manquement de l'avocat dans le cadre de son activité de conseil réside dans la perte de chance de subir le dommage occasionné par la faute du professionnel du droit ; qu'en l'espèce, la société Axa France Iard faisait valoir que le montage financier proposé par M. [E] ne permettait d'obtenir qu'un sursis à l'imposition sur le transfert des titres de la société Financière Montmartre, non d'éluder l'impôt, de sorte que M. [V] ne pouvait prétendre que le paiement des impôts mis à sa charge au titre de ce transfert lui avait causé un préjudice consistant dans le paiement du principal des impositions mises à sa charge ; que la cour d'appel, qui a retenu qu'« en raison des manquements de son avocat à son obligation de conseil et à son devoir de prudence, M. [V] a perdu une chance de bénéficier du sursis et surtout d'éviter le redressement fiscal s'il avait procédé aux investissements de nature économique « dans une proportion significative et dans un délai raisonnable à compter de la réalisation de l'échange de titres », mais condamne néanmoins M. [E] et ses assureurs à indemniser M. [V] à hauteur d'une perte de chance de ne pas avoir dû payer le principal des impositions mises à la charge de ce dernier par l'administration fiscale, a violé l'article 1147 (désormais 1231-1) du code civil, ensemble l'article 150-0 B du code général des impôts et le principe de réparation intégrale du préjudice. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, et 150-0 B du code général des impôts :

18. Il résulte de ces textes :

- qu'aucun préjudice ne peut découler du paiement de l'impôt auquel un contribuable est légalement tenu et que la réparation liée à un redressement fiscal est limitée aux majorations et pénalités qu'il a entraînées, sauf s'il est établi que dûment informé ou conseillé, le contribuable n'aurait pas été exposé au paiement de l'impôt ou aurait acquitté un impôt moindre ;

- que le sursis d'imposition n'a pas pour effet d'exonérer le contribuable de l'impôt légalement dû mais seulement d'en différer le calcul et le paiement à la date de l'obtention des titres donnés en échange de ceux initialement apportés afin que la réalisation de l'opération ne soit pas compromise par une insuffisance de liquidités.

19. En conséquence, la perte de chance résultant de la remise en cause du bénéfice du sursis d'imposition ne peut correspondre à un pourcentage du principal de l'impôt dont le contribuable a dû s'acquitter en exécution du redressement mais doit être mesurée, d'une part, au regard du montant prévisible de l'impôt qui aurait été dû en fin de mesure, d'autre part, en considération des pénalités et majorations à la charge du contribuable et uniquement en considération de celles-ci lorsque les circonstances rendent impossible la reconstitution fictive de l'avantage fiscal perdu.

20. Pour condamner M. [E], la société d'exercice et les sociétés MMA, Allianz lard et Axa France lard à indemniser M. [V], l'arrêt se borne à retenir que la remise en cause du bénéfice du sursis d'imposition a eu pour effet de soumettre l'opération à l'imposition due au titre de l'année 2008 conformément au redressement notifié à M. [V], qui a ainsi subi une perte de chance de bénéficier de ce dispositif et d'échapper à l'impôt.

21. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée de la cassation

22. En l'espèce, il y a lieu d'étendre à M. [E], à la société Cabinet [E], aux sociétés MMA et à la société Allianz la cassation prononcée sur le pourvoi n° Q 23-17.539 auquel ces parties déclarent s'associer.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la deuxième branche du troisième moyen du pourvoi n° Q 23-17.539, la Cour :

REJETTE les pourvois n° A 23-16.629 et P 23-16.687 ;

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il fixe le préjudice de M. [V] à la somme de 9 214 300 euros, outre intérêts, l'arrêt rendu le 5 avril 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;

Condamne M. [V] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé publiquement le vingt-cinq juin deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.


Synthèse
Formation : Première chambre civile - formation de section
Numéro d'arrêt : 23-16.629
Date de la décision : 25/06/2025
Sens de l'arrêt : Cassation

Références :

Décision attaquée : Cour d'appel de Paris H4


Publications
Proposition de citation : Cass. Première chambre civile - formation de section, 25 jui. 2025, pourvoi n°23-16.629, Bull. civ.Publié au
Publié au bulletin des arrêts des chambres civiles Publié au

Origine de la décision
Date de l'import : 27/06/2025
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CCASS:2025:23.16.629
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