COMM.
JB
COUR DE CASSATION
______________________
Arrêt du 25 juin 2025
Cassation partielle sans renvoi
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 354 FS-B
Pourvois n°
V 24-18.905
C 24-19.188 JONCTION
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 25 JUIN 2025
I- La société Vert marine, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1],a formé le pourvoi n° V 24-18.905 contre un arrêt n° RG 24/00220 rendu le 2 juillet 2024 par la cour d'appel d'Angers (chambre A, commerciale), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Action développement loisir (ADL), société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ à la société Couzé'O, société en nom collectif, dont le siège est [Adresse 3],
défenderesses à la cassation.
II-1°/ La société Action développement loisir (ADL), société par actions simplifiée,
2°/ la société Couzé'O, société en nom collectif, dont le siège est [Adresse 3],
ont formé le pourvoi n° C 24-19.188 contre le même arrêt dans le litige les opposant à la société Vert marine,
défenderesse à la cassation.
Les demanderesses au pourvoi n° V 24-18.905 invoquent, à l'appui de leur recours, un moyen de cassation.
Les demanderesses au pourvoi n° C 24-19.188 invoquent, à l'appui de leur recours, un moyen de cassation
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
Sur le rapport de Mme Bellino, conseiller référendaire, les observations de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat des sociétés Action développement loisir et Couze'O, de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Vert marine, et l'avis de Mme Luc,premier avocat général, après débats en l'audience publique du 13 mai 2025 où étaient présents , M. Vigneau, président, Mme Bellino, conseiller référendaire rapporteur, M. Mollard, conseiller doyen, Mmes Poillot-Peruzzetto, Michel-Amsellem, Sabotier, Mme Tréfigny, conseillers, M. Le Masne de Chermont, Mme Comte, Mme Bessaud, M. Regis, conseillers référendaires, Mme Luc, premier avocat général, et Mme Labat, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° 24-18.905 et n° 24-19.188, qui attaquent le même arrêt, sont joints.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Angers, 2 juillet 2024, n° RG 24/00220), le 29 avril 2021, à l'issue d'une procédure de mise en concurrence à laquelle la société Vert marine et la société Action développement loisir, dont le nom commercial est Espace Récréa (la société ADL), avaient chacune participé, le syndicat intercommunal du centre aquatique de [Localité 4] a confié à la société ADL, par contrat de délégation de service public, l'exploitation commerciale et technique du centre aquatique Couzé'O à compter du 29 avril 2021, pour une durée de cinq ans.
3. La société Couzé'O, créée par la société ADL, s'est substituée à cette dernière pour assurer l'exécution dudit contrat.
4. Exposant que les activités récréatives ou de loisirs sportifs ne relèvent plus de la convention collective nationale des espaces de loisirs, d'attractions et culturels (CCN ELAC) mais de la convention collective nationale du sport (CCNS) et reprochant, d'une part, à la société ADL, d'avoir commis une faute en présentant, dans la procédure de passation du contrat de délégation de service public relatif au centre aquatique Couzé'O, une offre se fondant sur la CCN ELAC au lieu de la CCNS, dont l'application entraîne un coût plus important pour l'employeur, rendant ainsi son offre plus attractive financièrement, d'autre part, à la société Couzé'O, de faire application d'une convention collective inapplicable, la société Vert marine a assigné devant un tribunal de commerce les sociétés ADL et Couzé'O en concurrence déloyale en vue de voir :
– interdire à la société ADL, sous astreinte, de soumettre ou maintenir auprès d'une collectivité territoriale une quelconque offre relative à l'exploitation d'équipements sportifs, activités récréatives et ludiques, dont le personnel d'exploitation serait soumis à la CCN ELAC,
– ordonner à la société Couzé'O, sous astreinte, de cesser d'appliquer la CCN ELAC et de soumettre les salariés des centres aquatiques exploités à la CCNS,
– condamner solidairement les deux sociétés au paiement de diverses sommes au titre du préjudice subi du fait des économies réalisées par elles et des gains indus à la suite de l'attribution de la concession et au titre du préjudice commercial, d'image et d'investissement subi, et subsidiairement, au paiement d'une somme au titre de son préjudice moral.
5. En défense, les sociétés ADL et Couzé'O ont conclu à l'incompétence du tribunal de commerce au profit du tribunal administratif.
Examen des moyens
Sur le moyen du pourvoi n° 24-19.188
Enoncé du moyen
6. Les sociétés ADL et Couzé'O font grief à l'arrêt de déclarer le tribunal de commerce compétent pour connaître des demandes indemnitaires de la société Vert marine, alors :
« 1°/ que le juge administratif est compétent pour statuer sur tous les litiges liés à des comportements anticoncurrentiels, même entre personnes privées, dès lors que ces comportements ont eu pour effet d'affecter un contrat public ou une procédure de passation d'un contrat de la commande publique ; qu'en l'espèce, la société Vert marine a formé une action en concurrence déloyale fondée sur les conditions d'attribution d'un contrat public et la régularité de l'offre de l'une des sociétés concurrentes, la société ADL ; qu'en écartant la compétence du juge administratif pour statuer sur cette action, après avoir reconnu que la faute alléguée par la société Vert marine, si elle était établie, serait de nature à rendre, à elle seule, irrégulière l'offre soumise par la société ADL dans la procédure de passation, la cour n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;
2°/ que le juge administratif est seul compétent pour statuer sur une demande tendant à l'indemnisation du préjudice tenant à la perte de marge et au manque à gagner qu'aurait subi le candidat évincé d'une procédure de
passation d'une délégation de service public, même si cette demande indemnitaire est dirigée, non contre la collectivité, mais contre le candidat retenu ; qu'en l'espèce, il était demandé à la juridiction commerciale de réparer, à travers les économies réalisées par la délégataire au cours du contrat, la perte de marge et le manque à gagner de la société Vert marine dont l'offre n'a pas été retenue au terme de la procédure de passation du contrat litigieux ; qu'en écartant la compétence du juge administratif pour statuer sur cette action, la cour n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;
3°/ que l'appréciation de la régularité d'une offre déposée au cours d'une procédure d'attribution d'un contrat de la commande publique relève de la
compétence exclusive du juge administratif, notamment en ce qui concerne la convention collective applicable ; qu'en l'espèce, les sociétés ADL et Couzé'O ont invoqué ce moyen après avoir notamment soutenu que la détermination de la convention collective applicable relève d'un examen, au cas par cas, en tenant compte notamment des caractéristiques de l'équipement ; qu'en déclarant néanmoins le juge judiciaire compétent pour statuer sur l'action de la société Vert marine fondée sur la régularité de l'offre de la société ADL, la cour a violé la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III. »
Réponse de la Cour
7. Il résulte de la loi des 16-24 août 1790 et du décret du 16 fructidor an III qu'une action en concurrence déloyale exercée entre deux personnes de droit privé relève du juge judiciaire, même si les actes déloyaux ont eu lieu à l'occasion de la passation ou de l'exécution d'un contrat public.
8. Après avoir relevé que le tribunal de commerce était, d'abord, saisi par la société Vert marine de demandes indemnitaires ayant pour objet la réparation de divers préjudices qui lui auraient été causés par la faute des sociétés ADL et Couzé'O consistant à obtenir des avantages concurrentiels indus en intégrant dans leur offre des coûts d'exploitation minorés par le choix d'une convention collective inapplicable, l'arrêt retient, d'une part, que la société Vert marine ne demande pas au juge judiciaire d'invalider le contrat de délégation de service public, d'autre part, que le litige ne met pas en cause la responsabilité de la collectivité publique qui a retenu l'offre de la société ADL, dès lors que la faute reprochée n'est pas celle de la collectivité publique, qui aurait fait le choix d'une offre irrégulière, mais celle d'une société commerciale qui, en ne respectant pas la réglementation en vigueur, se serait placée dans une situation anormalement favorable par rapport à ses concurrents pour obtenir un marché puis pour l'exécuter.
9. Il en déduit qu'il s'agit d'une action en concurrence déloyale dont les éléments constitutifs peuvent être réunis indépendamment du cadre administratif dans lequel a été conclu et exécuté le marché, peu important que la faute ainsi reprochée, si elle était établie, soit de nature à rendre, à elle seule, irrégulière l'offre soumise dans la procédure de passation.
10. De ces constatations et appréciations, dont il résulte que l'appréciation des demandes indemnitaires de la société Vert marine n'implique pas pour le juge de se prononcer sur la régularité de la procédure de passation du contrat public, la cour d'appel a exactement déduit que ces demandes, dirigées contre deux sociétés commerciales, relèvent de la compétence du tribunal judiciaire.
Mais sur le moyen, pris en sa première branche, du pourvoi n° 24-18.905
Enoncé du moyen
11. La société Vert marine fait grief à l'arrêt de déclarer le tribunal de commerce d'Angers incompétent pour statuer, d'une part, sur la demande tendant à ce qu'il soit fait interdiction à la société ADL, directement ou indirectement, de soumettre ou maintenir auprès d'une collectivité territoriale une quelconque offre relative à l'exploitation d'équipements sportifs, activités récréatives et ludiques dont le personnel d'exploitation serait soumis à la CCN ELAC, d'autre part, sur la demande tendant à ce qu'il soit ordonné à la société Couzé'O de cesser d'appliquer la CCN ELAC à ceux des salariés employés dans les centres aquatiques dont l'exploitation relève d'un contrat déjà conclu avec une collectivité publique et de soumettre ces salariés à la CCNS, alors « que, saisi d'une action en responsabilité pour concurrence déloyale entre des sociétés commerciales, le tribunal de commerce est compétent pour statuer sur les demandes tendant à voir ordonner la cessation des agissements constitutifs de concurrence déloyale, quand bien même ces agissements seraient commis à l'occasion de la passation ou de l'exécution d'un contrat public ; qu'en l'espèce, en jugeant que la demande qui tendait à faire cesser l'application de la CCN ELAC s'analysait en une demande de modification de l'exécution du contrat public par un changement de convention collective et comme telle échappait à la compétence du juge judiciaire tout comme celle qui tendait à voir interdire pour l'avenir aux sociétés ADL et Couzé'O de soumettre ou maintenir auprès d'une collectivité territoriale, une quelconque offre relative à l'exploitation d'équipements sportifs, activités récréatives et ludiques, dont le personnel serait soumis à la CCN ELAC, qui, touchant au processus de passation du contrat public, ne pouvait relever que de la compétence du juge administratif, cependant que ces demandes, formées dans le cadre d'une action en responsabilité pour concurrence déloyale entre des sociétés commerciales, tendaient à voir ordonner la cessation des agissements reprochés de concurrence déloyale, de sorte que le tribunal de commerce était compétent pour en connaître, la cour d'appel a violé l'article L. 721-3 du code de commerce, la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III. »
Réponse de la Cour
Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III :
12. Il résulte de ces textes que le juge judiciaire, saisi d'une action en concurrence déloyale exercée contre une personne de droit privé, est compétent pour ordonner à celle-ci la cessation pour l'avenir de ses agissements illicites, quand bien même seraient-ils commis à l'occasion de la passation ou de l'exécution de contrats publics.
13. Pour déclarer le tribunal de commerce incompétent au profit de la juridiction administrative pour statuer sur la demande tendant à ce qu'il soit fait interdiction à la société ADL, directement ou indirectement, de soumettre ou maintenir auprès d'une collectivité territoriale une quelconque offre relative à l'exploitation d'équipements sportifs, activités récréatives et ludiques, dont le personnel d'exploitation serait soumis à la CCN ELAC ainsi que sur la demande tendant à ce qu'il soit ordonné à la société Couzé'O de cesser d'appliquer la CCN ELAC et de soumettre à la CCNS les salariés employés dans des établissements dont l'exploitation relève d'un contrat déjà conclu avec une collectivité publique, l'arrêt retient que la première demande, qui touche au processus de passation d'un contrat public, ne peut relever que de la compétence du juge administratif et que la seconde demande s'analyse en une demande de modification de l'exécution du contrat public par un changement de convention collective et échappe donc à la compétence du juge judiciaire.
14. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
15. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
16. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.
17. Le juge judiciaire saisi d'une action en concurrence déloyale exercée contre une personne de droit privé est compétent pour ordonner à celle-ci la cessation pour l'avenir de ses agissements illicites, quand bien même seraient-ils commis à l'occasion de la passation ou de l'exécution de contrats publics.
18. Le tribunal de commerce d'Angers est donc compétent pour connaître de la demande tendant à voir interdire, pour l'avenir, à la société ADL de soumettre à une collectivité territoriale ou maintenir une offre relative à l'exploitation d'équipements sportifs, activités récréatives et ludiques, dont le personnel d'exploitation serait soumis à la CCN ELAC et de la demande tendant à voir ordonner à la société Couzé'O de cesser d'appliquer la CCN ELAC et de soumettre les salariés du centre aquatique exploité à la CCNS.
19. Le jugement est donc confirmé en ce qu'il a déclaré le tribunal de commerce d'Angers compétent pour connaître du litige opposant la société Vert marine aux sociétés Action développement loisir et Couzé'O et l'exception d'incompétence rejetée.
20. La cassation des chefs de dispositif déclarant le tribunal de commerce d'Angers incompétent pour statuer sur la demande tendant à voir ordonner à la société Couzé'O de cesser d'appliquer la CCN ELAC et de soumettre à la CCNS les salariés des centres aquatiques dont l'exploitation relève d'un contrat déjà conclu avec une collectivité publique et sur la demande tendant à ce qu'il soit fait interdiction à la société ADL, directement ou indirectement, de soumettre ou maintenir auprès d'une collectivité territoriale, une quelconque offre relative à l'exploitation d'équipements sportifs, activités récréatives et ludiques, dont le personnel d'exploitation serait soumis à la CCN ELAC n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant les sociétés ADL et Couzé'O aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare le tribunal de commerce d'Angers incompétent pour statuer sur la demande tendant à ce qu'il soit fait interdiction à la société ADL, directement ou indirectement, de soumettre ou maintenir auprès d'une collectivité territoriale, une quelconque offre relative à l'exploitation d'équipements sportifs, activités récréatives et ludiques, dont le personnel d'exploitation serait soumis à la convention collective nationale ELAC et sur la demande d'application de la CCNS aux salariés des centres aquatiques exploités par les sociétés ADL Récréa et Couzé'O et invite la société Vert marine à mieux se pourvoir pour voir statuer sur la demande tendant à ce qu'il soit fait interdiction à la société ADL, directement ou indirectement, de soumettre ou maintenir auprès d'une collectivité territoriale une quelconque offre relative à l'exploitation d'équipements sportifs, activités récréatives et ludiques, dont le personnel d'exploitation serait soumis à la convention collective nationale ELAC, et sur la demande tendant à voir ordonner à la société Couzé'O de cesser d'appliquer la CCN ELAC et de soumettre à la CCNS les salariés des centres aquatiques dont l'exploitation relève d'un contrat déjà conclu avec une collectivité publique, l'arrêt rendu le 2 juillet 2024, entre les parties, par la cour d'appel d'Angers ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
Confirme le jugement en ce qu'il a déclaré le tribunal de commerce d'Angers compétent pour connaître du litige opposant la société Vert marine aux sociétés Action développement loisir et Couzé'O ;
Condamne les sociétés Action développement loisir et Couzé'O aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par les sociétés Action développement loisir et Couzé'O et les condamne in solidum à payer à la société Vert marine la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé publiquement le vingt-cinq juin deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.