GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle : 52481C ECLI:LU:CADM:2025:52481 Inscrit le 5 mars 2025 Audience publique du 13 mai 2025 Appel formé par Monsieur (A1) et consorts, …, contre un jugement du tribunal administratif du 3 février 2025 (n° 50079 du rôle) en matière de protection internationale Vu la requête d’appel, inscrite sous le numéro 52481C du rôle et déposée au greffe de la Cour administrative le 5 mars 2025 par Maître Cora MAGLO, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, au nom de Monsieur (A1), né le … à … (Venezuela), et de son épouse, Madame (A2), née le … à …, agissant tant en leur nom personnel qu’au nom et pour le compte de leur enfant mineur (A3), née le … à … (Venezuela), tous de nationalité vénézuélienne, demeurant ensemble à L-…, …, dirigée contre le jugement rendu par le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg le 3 février 2025 (no 50079 du rôle) par lequel ledit tribunal a déclaré irrecevable le recours introduit contre une décision du ministre des Affaires intérieures du 18 janvier 2024 portant rejet de leurs demandes de protection internationale et ordre de quitter le territoire ;
Vu le mémoire en réponse déposé au greffe de la Cour administrative le 4 avril 2025 par le délégué du gouvernement pour compte de l’Etat ;
Vu l’accord des mandataires des parties de voir prendre l’affaire en délibéré sur base des mémoires produits en cause et sans autres formalités ;
Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement entrepris ;
Sur le rapport du magistrat rapporteur, l’affaire a été prise en délibéré sans autres formalités à l’audience publique du 6 mai 2025.
Le 1er juillet 2022, Monsieur (A1) et son épouse, Madame (A2), accompagnés de leur enfant mineur (A3), ci-après « les consorts (A) », introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande de protection 1internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire.
Leurs déclarations sur leur identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg furent actées par un agent de la police grand-ducale, section criminalité organisée / police des étrangers, dans un rapport du même jour.
En dates des 23 novembre 2022 et 16 janvier 2023, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale, tandis que Madame (A2) fut entendue le 28 novembre 2022 pour les mêmes raisons.
Par décision du 18 janvier 2024, notifiée aux intéressés par lettre recommandée expédiée le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, entretemps en charge du dossier, ci-après « le ministre », informa les consorts (A) que leurs demandes de protection internationale avaient été refusées comme non fondées, tout en leur ordonnant de quitter le territoire dans un délai de trente jours à compter de la date à laquelle la décision sera devenue définitive.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 22 février 2024, les consorts (A) introduisirent un recours à l’encontre de la décision du ministre du 18 janvier 2024 portant refus de faire droit à leurs demandes en obtention d’une protection internationale et contre l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte.
Par jugement du 3 février 2025, le tribunal déclara irrecevable ce recours et le rejeta, tout en condamnant les demandeurs aux frais et dépens de l’instance.
Pour ce faire, le tribunal constata que les consorts (A) avaient fait déposer une requête introductive d’instance lacunaire s’arrêtant à la page 5, pour contenir à la page suivante, non numérotée, uniquement la date et la signature de leur litismandataire, sans contenir de dispositif, et ce en contradiction avec les exigences inscrites à l’article 1er de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, ci-après « la loi du 21 juin 1999 ».
Par requête d’appel déposée au greffe de la Cour administrative le 5 mars 2025, les consorts (A) ont régulièrement interjeté appel contre ce jugement du 3 février 2025.
A l’appui de cet appel, ils reprochent aux premiers juges d’avoir déclaré irrecevable leur recours de première instance déposé le 22 février 2024 en raison du constat que les pages 6 et 7 dudit recours étaient « manquantes », malgré le fait que la version complète dudit recours avait été communiquée « numériquement » le lendemain, communication qui aurait évité toute méprise quant à leurs prétentions. Ils estiment que le tribunal aurait dû faire son appréciation dans le respect du droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Ainsi, il ne serait pas conforme au droit au respect du procès équitable de conditionner la recevabilité d’un recours à une exigence de forme rigide, relevant plus particulièrement que l’absence des pages 6 et 7 résulterait d’une erreur matérielle au moment du dépôt du recours qui leur aurait totalement échappé.
2Dans ce contexte, les appelants argumentent encore que la réglementation relative aux formalités et aux délais à respecter viserait à assurer une bonne administration de la justice et le respect du principe de sécurité juridique. Ainsi, il conviendrait dans chaque cas d’espèce de procéder à une appréciation à la lumière des particularités de la procédure et d’éviter à la fois un excès de formalisme portant atteinte à l’équité de la procédure et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois. Ils invoquent encore un arrêt de la Cour administrative1 qui aurait adopté pareille approche équilibrée en veillant à garantir le droit d’accès à la justice tout en respectant les exigences légales et les droits de la défense, décision ayant retenu que l’exigence d’un dispositif formellement précis ne saurait primer sur la compréhension globale du recours, dès lors que son objet et ses motifs se dégagant clairement du corps de la requête. Ce raisonnement devrait également s’appliquer à l’hypothèse d’une absence matérielle du dispositif, lorsque les motifs exposés permettent sans ambiguïté de cerner les prétentions d’un requérant.
Après avoir reproduit intégralement la page 6 manquante de leur requête introductive de première instance, les consorts (A) relèvent encore que s’il était constant que l’administration dispose de la faculté de procéder à une substitution de motifs en cours d’instance lui permettant de justifier une décision administrative par des éléments nouveaux et complémentaires, leur dénier la possibilité de rectifier une erreur purement matérielle après le dépôt du recours serait une « asymétrie procédurale » et constituerait une rupture d’égalité manifeste et un formalisme excessif contraire aux exigences d’un procès équitable.
Partant, il conviendrait de réformer le jugement entrepris et de déclarer le recours de première instance recevable et de renvoyer l’affaire devant les premiers juges pour y voir statuer sur le bien-fondé de leur demande.
Le délégué du gouvernement conclut en substance à la confirmation du jugement entrepris.
Aux termes de l’article 1er de la loi du 21 juin 1999 :
« Tout recours, en matière contentieuse, introduit devant le tribunal administratif, dénommé ci-après « tribunal », est formé par requête signée d’un avocat inscrit à la liste I des tableaux dressés par les conseils des Ordres des avocats.
La requête, qui porte date, contient :
- les noms, prénoms et domicile du requérant, - la désignation de la décision contre laquelle le recours est dirigé, - l’exposé sommaire des faits et des moyens invoqués, - l’objet de la demande, et - le relevé des pièces dont le requérant entend se servir. ».
Suivant l’article 2 de la loi du 21 juin 1999, « La requête introductive est déposée au greffe du tribunal, en original et quatre copies. (…) ».
1 Cour adm. 18 décembre 2007, n° 23363C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Procédure contentieuse, n° 401 3Cette disposition requiert dès lors, entre autres, l’indication des prétentions de la partie demanderesse dans sa requête introductive de première instance, qui doit être déposée en original et quatre copies.
Selon la jurisprudence des juridictions administratives, les prétentions du demandeur au sens de l’article 1er de la loi du 21 juin 1999, tout comme l’objet de la demande telle que véhiculée à travers la requête introductive d’instance conformément à l’article 1er de la même loi, sont en principe à indiquer au dispositif de la requête introductive d’instance2, qui a pour objet de les préciser et de les cadrer de façon claire. Le résultat que le plaideur entend obtenir est partant celui circonscrit dans le dispositif de la requête introductive d'instance. L’importance du dispositif a également été consacrée par rapport aux mémoires en ce qu’il a été retenu que foi doit être donnée au dispositif d’un mémoire par rapport aux motifs le soutenant3.
Il est certes vrai que de façon exceptionnelle une imprécision au niveau de la formulation du dispositif, voire une contrariété entre le dispositif et la motivation de la requête introductive d’instance ou de la requête d’appel, ne portent pas à conséquence en termes de recevabilité du recours, respectivement de l’appel, lorsque des éléments précis se dégagent sans méprise possible du corps de la requête sous-tendant directement le dispositif et à condition qu’il n’y ait pas atteinte aux droits de la défense4.
La situation est toutefois différente en l’espèce.
En effet, la Cour constate que la requête de première instance ne pêche pas par une imprécision de son dispositif, voire par des contradictions l’affectant, mais les demandeurs ont fait déposer une requête lacunaire et qui ne correspond pas à l’acte qu’ils ont entendu déposer, tel que cela se dégage des explications de leur litismandataire, qui a admis que la requête de première instance avait été déposée sans les pages 6 et 7, sur lesquels figuraient non seulement une partie de la motivation à l’appui de leurs demandes, mais également le dispositif dont les consorts (A) avaient entendu saisir le tribunal administratif. S’y ajoute que la requête introductive était accompagnée de quatre copies comportant les mêmes omissions.
Dans ces conditions, la requête introductive de première instance, telle que déposée, à défaut de dispositif, ne contient pas les prétentions des demandeurs originaires. La conséquence en était que le tribunal n’avait pas été valablement saisi, les consorts (A) l’ayant mis dans l’impossibilité d’exercer son office à défaut d’avoir libellé leurs prétentions et le tribunal ne pouvait pas suppléer à cette carence en cherchant à déterminer les prétentions des parties à travers la motivation de la requête introductive d’instance.
Dans ce contexte, la référence faite par les appelants à l’arrêt de la Cour administrative du 18 décembre 2007 n’est pas pertinente, étant donné que cette affaire constituait une hypothèse tout à fait différente du cas d’espèce où il ne s’agit pas d’une imprécision au niveau du dispositif du recours d’instance, respectivement d’une simple erreur matérielle, mais de l’absence totale de 2 Cour adm. 18 décembre 2007, précité ; Cour adm. 29 juillet 2020, n° 44224C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Procédure contentieuse, n° 1206.
3 Cour adm. 1er décembre 2016, n° 38334C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Procédure contentieuse, n° 928.
4 Cour adm. 18 décembre 2007, précité.
4dispositif faisant abstraction des conditions minimales de procédure établies par la loi du 21 juin 1999 et mettant le juge saisi dans l’impossibilité d’exercer son office à défaut pour les consorts (A) d’avoir concrètement libellé leurs prétentions et l’objet de leur demande.
Les appelants ne sont pas non plus admis à combler leur requête introductive de première instance lacunaire par le fait d’avoir versé ex post, par courrier électronique, et en dehors du délai pour agir les pages manquantes, dans la mesure où c’est la requête introductive d’instance, telle que déposée, qui doit comporter toutes les mentions requises par la loi et qui est censée cadrer les prétentions des parties.
En outre, c’est encore à tort que les appelants font valoir que leurs prétentions se seraient dégagées de façon claire de la motivation de leur requête introductive d’instance et qu’il n’y aurait pas eu atteinte aux droits de la défense de la partie étatique. Si certes, tel que cela a été retenu ci-avant, la motivation d’une requête introductive d’instance peut, le cas échéant, compléter des légères imprécisions au niveau du libellé des prétentions figurant au dispositif, elle ne saurait toutefois combler une lacune aussi fondamentale que l’absence de tout dispositif.
Finalement, l’argumentation des consorts (A) consistant à relever que l’administration disposerait de la faculté de procéder à une substitution de motifs en cours d’instance lui permettant de justifier une décision administrative par des éléments nouveaux et complémentaires sans que l’administré, de son côté, ait la possibilité de rectifier une erreur purement matérielle après le dépôt du recours, constat qualifié d’« asymétrie procédurale » constitutive d’une rupture d’égalité manifeste et d’un formalisme excessif contraire aux exigences d’un procès équitable, est à rejeter, étant donné que les appelants procèdent à une confusion entre une règle de fond concernant la motivation d’une décision administrative et les formalités minimales à respecter au moment du dépôt d’une requête introductive d’instance.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’appel n’est pas fondé et que le jugement dont appel est à confirmer purement et simplement.
Par ces motifs, la Cour administrative, statuant à l'égard de toutes les parties ;
reçoit l’appel du 5 mars 2025 en la forme ;
au fond, déclare l’appel non justifié et en déboute ;
partant, confirme le jugement entrepris du 3 février 2025 ;
donne acte aux appelants qu’ils déclarent bénéficier de l’assistance judiciaire ;
condamne les consorts (A) aux frais de l’instance d’appel.
5 Ainsi délibéré et jugé par :
Lynn SPIELMANN, premier conseiller, Martine GILLARDIN, conseiller, Annick BRAUN, conseiller, et lu par le premier conseiller en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence de la greffière assumée à la Cour Carla SANTOS.
s.SANTOS s. SPIELMANN Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 13 mai 2025 Le greffier de la Cour administrative 6