N° 79 / 2024 du 25.04.2024 Numéro CAS-2023-00073 du registre Audience publique de la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg du jeudi, vingt-cinq avril deux mille vingt-quatre.
Composition :
Thierry HOSCHEIT, président de la Cour, Marie-PERSONNE2.)e MEYER, conseiller à la Cour de cassation, Monique HENTGEN, conseiller à la Cour de cassation, Jeanne GUILLAUME, conseiller à la Cour de cassation, Carine FLAMMANG, conseiller à la Cour de cassation, Daniel SCHROEDER, greffier à la Cour.
Entre 1) PERSONNE1.), et 2) PERSONNE2.), les deux demeurant ensemble à F-ADRESSE1.), demandeurs en cassation, comparant par Maître Vincent BOLARD, avocat à la Cour, en l’étude duquel domicile est élu, et la CAISSE POUR L’AVENIR DES ENFANTS, établissement public, établie à L-2449 Luxembourg, 6, boulevard Royal, représentée par le président du conseil d’administration, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro J93, défenderesse en cassation, comparant par la société à responsabilité limitée RODESCH Avocats à la Cour, inscrite à la liste V du tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, en l’étude de laquelle domicile est élu, représentée aux fins de la présente procédure par Maître Rachel JAZBINSEK, avocat à la Cour.
___________________________________________________________________
Vu l’arrêt attaqué rendu le 2 mars 2023 sous le numéro 2023/0064 (No. du reg.: ALFA 2021/0249) par le Conseil supérieur de la sécurité sociale ;
Vu le mémoire en cassation signifié le 17 mai 2023 par PERSONNE1.) et PERSONNE2.) à la CAISSE POUR L’AVENIR DES ENFANTS (ci-après « la CAE »), déposé le même jour au greffe de la Cour supérieure de Justice ;
Vu le mémoire en réponse signifié le 12 juillet 2023 par la CAE à PERSONNE1.) et à PERSONNE2.), déposé le 14 juillet 2023 au greffe de la Cour ;
Sur les conclusions du procureur général d’Etat adjoint John PETRY ;
Vu la note de plaidoiries présentée par Maître Vincent BOLARD à l’audience du 21 mars 2024 ;
Entendu Maître Rachel JAZBINSEK et le procureur général d’Etat adjoint John PETRY en leurs plaidoiries.
Sur les faits Selon l’arrêt attaqué, le comité-directeur de la CAE avait, par décision du 20 décembre 2016, confirmant la décision du président de la CAE, retiré à PERSONNE1.), travailleur frontalier, avec effet au 1er août 2016, le bénéfice de l’allocation familiale perçue pour l’enfant de son épouse PERSONNE2.), née d’un précédent mariage, au motif que l’enfant n’était plus à considérer comme membre de sa famille en application des articles 269 et 270 du Code de la sécurité sociale dans leur rédaction telle qu’issue de la loi du 23 juillet 2016 portant notamment modification du Code de la sécurité sociale.
Le Conseil arbitral de la sécurité sociale avait fait droit au recours des demandeurs en cassation tendant au rétablissement au profit de PERSONNE1.) du paiement de l’allocation familiale.
Le Conseil supérieur de la sécurité sociale a, par réformation, dit que la CAE avait, à bon droit, retiré à PERSONNE1.) le bénéfice de l’allocation familiale.
Sur les moyens de cassation Enoncé des moyens le premier, « Il est fait grief à l’arrêt attaqué d’avoir dit l’appel fondé, et réformé le jugement de première instance en disant que c’est à bon droit que la CAISSE POUR L’AVENIR DES ENFANTS a retiré à PERSONNE1.), avec effet rétroactif au 1er août 2016, le bénéfice des allocations familiales pour le compte de l’enfant de son épouse PERSONNE2.), née d’une précédente relation, à savoir l’enfant PERSONNE3.), et rejeté la demande de PERSONNE1.) en obtention d’une indemnité de procédure ;
Aux motifs que :
- La loi du 23 juillet 2016, entrée en vigueur le 1er août 2016, a modifié les dispositions des articles 269 et 270 du code de la sécurité sociale en ce que suivant le nouveau texte, les enfants du conjoint ne peuvent plus être considérés comme membres de la famille du travailleur transfrontalier (…).
La modification législative intervenue par la loi du 23 juillet 2016 a été sanctionnée par la CJUE dans son arrêt du 2 avril 2020 (affaire C-802/18) (…).
Dans cet arrêt, la CJUE a retenu que :
1) Suivant les dispositions du droit de l'Union applicables, une allocation familiale liée à l'exercice, par un travailleur frontalier, d'une activité salariée dans un État membre constitue un avantage social.
2) Les dispositions du droit de l'Union s'opposent à des dispositions d'un Etat membre en vertu desquelles les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale liée à l'exercice, par ceux-ci, d'une activité salariée dans cet État membre que pour leurs propres enfants, à l'exclusion de ceux de leur conjoint avec lesquels ils n'ont pas de lien de filiation, mais dont ils pourvoient à l'entretien, alors que tous les enfants résidant dans ledit État membre ont le droit de percevoir cette allocation » (arrêt attaqué, pièce 1, pp.5-6) ; et que - Dans le cadre du pourvoi en cassation dans une affaire similaire (n°CAS-2021-00117 du registre) ayant abouti à un arrêt de la Cour de cassation du 10 novembre 2022, les conclusions prises à cet égard par le Procureur général d'État adjoint sont sans équivoque et le Conseil supérieur ne peut que s'y rallier :
"(…) La Cour de justice, tout en constatant (…) l’existence d'une discrimination indirecte, a cependant pris soin de préciser que cette discrimination n'existe que pour autant que le travailleur frontalier puisse prétendre, sur base du droit de l’Union européenne, a un avantage social, tel que l’allocation familiale, du chef de l’enfant de son conjoint avec lequel il n'a pas de lien de filiation. Or, ce droit suppose que le travailleur frontalier établisse qu'il pourvoit à l'entretien de l'enfant de son conjoint. (…) Il ne saurait donc être soutenu que l’exigence de la preuve que le travailleur frontalier pourvoit à l'entretien de ses beaux-enfants soit la source d'une discrimination indirecte par rapport aux travailleurs résidant à Luxembourg.
(…)." ». (arrêt attaqué, pièce 1, pp.6-7) ; et que - La Cour de cassation a (…) rejeté le moyen tiré de la discrimination directe ou indirecte entre travailleur résident et frontalier quant à l'obtention des allocations familiales pour les enfants de son conjoint au motif que :
"(…) La Cour de Justice de l'Union européenne a précisé, en adoptant la solution retenue par un arrêt antérieur selon laquelle la qualité de membre de la famille à charge résulte d'une situation de fait qu'il appartient à l'administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d'apprécier, sans qu'il soit nécessaire pour celles-ci de déterminer les raisons de cette contribution ni d'en chiffrer l'ampleur exacte" ». (CJUE, 2 avril 2020, aff. C-802/18, ECLl:EU:C:2020:269; CJUE 15 décembre 2016, aff. C-401/15 à C-403/15, ECLJ:EU:C:2016:955).
Les juges d'appel qui, en application de l'interprétation du droit de l'Union européenne telle qu'elle résulte des décisions ci-dessus exposées, ont analysé si et dans quelle mesure le demandeur en cassation pourvoit à l'entretien de l'enfant de sa conjointe n'ont pas violé les dispositions visées au moyen. (arrêt attaqué, pièce 1, pp.6-7) ; et encore que L'argumentation de l'intimé tombe (…) à faux par rapport à la seule situation factuelle à la base du dernier arrêt du 2 avril 2020 de la CJUE où l'existence d'un domicile commun entre le travailleur, son conjoint et l'enfant mineur de ce dernier était constant en cause et pourtant la CJUE, loin de suivre le travailleur frontalier dans cette approche du seul critère du domicile commun, a rappelé que l'exigence du pourvoi à l'entretien ne se dégage pas automatiquement de l'existence d'un domicile commun, ni même de l'absence de paiement d'une pension alimentaire par le père biologique comme c'était le cas dans cette espèce, mais que les juges du fond doivent se livrer à une vérification concrète des éléments de preuve fournis par l'intéressé. (…) II appartient donc au juge national d'apprécier le respect de cette exigence qui incombe au travailleur frontalier et laquelle ne saurait être rapportée par le seul constat d'un domicile commun, mais suppose une analyse d'une « situation globale de fait », donc une appréciation in concreto. (…) Les questions préjudicielles formulées (…) visent une appréciation souveraine d'une situation factuelle qu'aussi bien la CJUE que la Cour de cassation ont réservé aux juridictions du fond. La Cour de cassation en effet n'ayant pas accueilli ce moyen en retenant . (…) (arrêt attaqué, pièce 1, p.8) ; et enfin que - II n'est pas contesté en l'espèce que PERSONNE3.) vit au même domicile que l'intimé et son épouse qui est la mère biologique de l'enfant. L'intimé relève aussi que le fait que sa belle-fille perçoit une bourse d'études supérieures impliquerait qu'il pourvoit à son entretien. (…) Tous ces critères d'octroi ne renferment pas en eux-
mêmes la preuve que le travailleur transfrontalier pourvoit à l'entretien de l'enfant de son conjoint pour lequel une bourse est payée.
En principe, chacun des parents biologiques contribue à l'entretien et à l'éducation des enfants commun à proportion de ses ressources, de celles de l'autre parent, ainsi que des besoins des enfants et en cas de séparation des parents, la contribution à leur entretien et à leur éducation prend la forme d'une pension alimentaire versée, selon le cas, par l'un des parents à l'autre.
En l'espèce, la mère biologique de 'PERSONNE3.), PERSONNE2.), poursuit une activité professionnelle dont elle retire un revenu. Le père biologique s'adonne également à une activité professionnelle et la mère reçoit de celui-ci une pension alimentaire à indexer à hauteur de 250 euros par mois pour PERSONNE3.). Les pièces versées par PERSONNE1.), dont l'achat d'un téléviseur familial le 31 mars 2018, le tableau d'amortissement d'un prêt immobilier pour les années 2017 à 2019, la bourse CEDIES au profit de PERSONNE3.) et l'avis d'impôt sur le revenu de 2019, si elles documentent certes des frais du ménage, ne sont cependant pas de nature à prouver que PERSONNE1.) pourvoit à l'entretien de PERSONNE3.) surtout au vu des éléments objectifs mis en exergue ci-dessus, suivant lequel ce sont les parents biologiques qui assument l'entretien de leur enfant. (arrêt attaqué, pièce 1, pp.8-10) ;
Alors que, (première branche), suivant une jurisprudence ancienne et confirmée, la qualité de membre de la famille d’un travailleur est une notion soumise au principe selon lequel les dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs, qui constitue l’un des fondements de l’Union, doivent être interprétées largement » (CJUE, ; CJCE, arrêt Lebon, 18 juin 1987, aff. 316/85, ECLI:EU:C:1987:302, para 21 à 23) ; que ce principe d’interprétation large s’applique lorsqu’est en cause la contribution d’un travailleur frontalier à l’entretien des enfants de son conjoint ou de son partenaire reconnu » (Depesme) ;
qu’appliquant ce principe d’interprétation large, la CJUE a jugé que la dernier » ne suppose pas un droit à des aliments », mais qu’il s’agit d’une , cette qualité pouvant ( e.a., 15 décembre 2016, C) ;
Que c’est en se référant explicitement à cet arrêt et donc en appliquant le même principe d’interprétation large que la CJUE a enfin précisé que l’exigence que le travailleur frontalier pourvoie à l’entretien de l’enfant de son conjoint est (CJUE, 2 avril 2020, Caisse pour l’avenir des enfants c. FV, GW, C-802-18, point 50) ;
Que les juges d’appel ont pourtant retenu une interprétation restrictive de la qualité de ; en effet, ils ont constaté que l’enfant résidait au domicile du travailleur et que ce dernier participait bien aux (v. arrêt attaqué, pièce 1, p. 9), mais jugé cette participation aux ne prouvait pas sa participation à l’entretien de l’enfant résidant dans le ménage ; ils ont au contraire exclu cette participation au motif que les parents biologiques contribuaient aussi (ou étaient à même de contribuer) à l’entretien de l’enfant ; autrement dit, ils ont subordonné l’existence de la contribution du travailleur aux suivant qu’elle était liée ou non à une défaillance des parents biologiques, et à une évaluation de l’ de cette contribution (en faisant exactement l’inverse de ce que préconise l’arrêt CJUE, 2 avril 2020, Caisse pour l’avenir des enfants c. FV, GW, C-802-18, para 50) ;
Qu’en statuant ainsi, les juges d’appel ont violé par refus d’application le principe selon lequel les dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs, qui constitue l’un des fondements de l’Union, doivent être interprétées largement » (CJUE, ) ; et Alors que, (deuxième branche), suivant le T, points 1 et 2, la circulation des travailleurs » au sein de l'Union ; qu’en ce qui concerne notamment le droit des travailleurs frontaliers à des allocations familiales perçues au titre des membres de leur famille, la CJUE a dit pour droit que (raité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), art. 45 ;
Qu’en donnant une interprétation restrictive de la qualité de membre de la famille d’un travailleur frontalier, suivant laquelle la participation du travailleur aux ne prouvait pas sa participation à l’entretien de l’enfant du conjoint vivant dans ledit ménage ; et suivant laquelle la contribution des parents biologiques (ou leur faculté de contribuer) à l’entretien de l’enfant excluait que le travailleur pourvoie lui aussi à son entretien, alors que tous les enfants résidant dans ledit État membre ont le droit de percevoir cette allocation ;
les juges d’appel ont aussi violé par refus d’application, sinon fausse interprétation, le principe de la et l’interdiction des discriminations, directes ou indirectes, consacrés aux points 1 et 2 de l’article 45 TFUE, ainsi que l’article 1er, sous i), et l’article 67 du règlement (CE) no883/2004 lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 492/2011 et avec l’article 2, point 2, de la directive 2004/38/CE ;
Alors encore que (troisième branche), si la CJUE affirme que la contribution d’un travailleur à l’entretien de l’enfant est une , c’est pour signifier que cette contribution, soumise à un principe d’interprétation large, ne suppose pas un à des aliments ; que la CJUE n’en insiste pas moins aussi sur la nécessité de se référer à des pour apprécier la contribution à l’entretien de l’enfant, et d’assurer une application sur ce point (CJUE, , auquel renvoie explicitement l’arrêt Depesme, point 50) ;
Qu’en déduisant de ce motif de la CJUE que la contribution d’un travailleur à l’entretien de l’enfant relèverait d’une , les juges d’appel ont commis un contresens manifeste, puisque l’ est synonyme d’absence d’interprétation uniforme (J. BORE & L. BORE, La cassation en matière civile, Dalloz Action, 2015-16, n° 62.31) et qu’elle est donc incompatible avec l’interprétation uniforme du droit de l’UE poursuivie par la CJUE, Qu’en statuant ainsi, les juges d’appel ont donc violé par refus d’application la règle d’interprétation uniforme du droit de l’UE (CJCE, 1 er), à laquelle la notion de membre de la famille d’un travailleur frontalier est explicitement subordonnée ( ) ; et Alors enfin que (quatrième branche, subsidiaire), au regard de l’article 267, alinéa 3, TFUE, une juridiction suprême a l’obligation de saisir la CJUE dès lors qu’une question relative à l’interprétation du droit de l’UE est soulevée devant elle, sauf si le moyen n’est pas pertinent, que la disposition concernée a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la CJUE ou que l’application correcte du droit de l’UE ne laisse place à aucun doute raisonnable ; que, sauf le défaut de pertinence, le critère déterminant est l’évidence de la solution retenue, une juridiction suprême ne pouvant se dispenser de question préjudicielle que s’il est certain que à la CJUE (CJUE, ) ; que le refus illégitime de poser une question préjudicielle ouvre le recours en manquement (ibidem) et constitue une atteinte à l’article 6 Convention EDH (Commission contre ; Rép, § 68 ; Vergauwen et autres c. Belgique (déc.), 2012 ; . française, 4 o, 2011, § 56 ) ;
Qu’en la présente espèce, si les trois premières branches du présent moyen peuvent être accueillies sans aucun risque de contrariété avec le droit de l’UE, leur rejet, en revanche, impliquerait une solution très incertaine au regard de la jurisprudence précitée de la CJUE ; que, si Votre Cour envisageait de rejeter les trois premières branches du moyen (quod non), il y aurait donc lieu de poser préalablement trois questions préjudicielles à la CJUE, ainsi libellées :
1. Est-ce que le principe selon lequel les dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs, qui constitue l’un des fondements de l’Union, doivent être interprétées largement » (CJUE, ) s’oppose à ce que des dispositions d’un Etat membre soient interprétées en ce sens que les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale liée à l’exercice, par ceux-ci, d’une activité salariée dans cet Etat membre pour les enfants de leurs conjoints, lorsque ces enfants ont un domicile commun avec le travailleur frontalier et que celui-ci participe aux charges du ménage auquel appartient l’enfant, au motif que les parents biologiques de l’enfant participent aussi à son entretien ? 2. Est-ce que le principe de la et l’interdiction des discriminations résultant des points 1 et 2 de l’article 45 TFUE, ainsi que l’article 1er, sous i) et l’article 67 du règlement (CE) no 883/2004 lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 492/2011 et avec l’article 2, point 2, de la directive 2004/38/CE, s’opposent à ce que des dispositions d’un Etat membre soient interprétées en ce sens que les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale liée à l’exercice, par ceux-ci, d’une activité salariée dans cet Etat membre pour les enfants de leurs conjoints, lorsque ces enfants ont un domicile commun avec le travailleur et que celui-ci participe aux charges du ménage auquel appartient l’enfant, au motif que les parents biologiques de l’enfant participent aussi à son entretien, alors que tous les enfants dans la même situation résidant dans cet Etat membre ont le droit de percevoir cette allocation ? 3. Est-ce que la règle d’interprétation uniforme du droit de l’UE (CJCE, 1 er) s’oppose à ce que la qualité de membre de la famille d’un travailleur transfrontalier et plus particulièrement la contribution du travailleur à l’entretien de l’enfant de son conjoint soumise à cette règle d’interprétation uniforme (CJUE, 2 avril 2020, Caisse pour l’avenir des enfants c. FV, GW, C-802-18, point 50) soit abandonnée à l’appréciation souveraine des juges du fond, et donc à ce que la Cour de cassation n’assure pas l’application uniforme de la notion ? » et le second, « Il est fait grief à l’arrêt attaqué d’avoir dit l’appel fondé, et réformé le jugement de première instance en disant que c’est à bon droit que la CAISSE POUR L’AVENIR DES ENFANTS a retiré à PERSONNE1.), avec effet rétroactif au 1er août 2016, le bénéfice des allocations familiales pour le compte de l’enfant de son épouse PERSONNE2.), née d’une précédente relation, à savoir l’enfant PERSONNE3.), et rejeté la demande de PERSONNE1.) en obtention d’une indemnité de procédure ;
Aux motifs que :
- La loi du 23 juillet 2016, entrée en vigueur le 1er août 2016, a modifié les dispositions des articles 269 et 270 du code de la sécurité sociale en ce que suivant le nouveau texte, les enfants du conjoint ne peuvent plus être considérés comme membres de la famille du travailleur transfrontalier (…).
La modification législative intervenue par la loi du 23 juillet 2016 a été sanctionnée par la CJUE dans son arrêt du 2 avril 2020 (affaire C-802/18) (…).
Dans cet arrêt, la CJUE a retenu que :
1) Suivant les dispositions du droit de l'Union applicables, une allocation familiale liée à l'exercice, par un travailleur frontalier, d'une activité salariée dans un État membre constitue un avantage social.
2) Les dispositions du droit de l'Union s'opposent à des dispositions d'un Etat membre en vertu desquelles les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale liée à l'exercice, par ceux-ci, d'une activité salariée dans cet État membre que pour leurs propres enfants, à l'exclusion de ceux de leur conjoint avec lesquels ils n'ont pas de lien de filiation, mais dont ils pourvoient à l'entretien, alors que tous les enfants résidant dans ledit État membre ont le droit de percevoir cette allocation » (arrêt attaqué, pièce 1, pp.5-6) ; et que - Dans le cadre du pourvoi en cassation dans une affaire similaire (n°CAS-2021-00117 du registre) ayant abouti à un arrêt de la Cour de cassation du 10 novembre 2022, les conclusions prises à cet égard par le Procureur général d'État adjoint sont sans équivoque et le Conseil supérieur ne peut que s'y rallier :
"(…) La Cour de justice, tout en constatant (…) l’existence d'une discrimination indirecte, a cependant pris soin de préciser que cette discrimination n'existe que pour autant que le travailleur frontalier puisse prétendre, sur base du droit de l’Union européenne, a un avantage social, tel que l’allocation familiale, du chef de l’enfant de son conjoint avec lequel il n'a pas de lien de filiation. Or, ce droit suppose que le travailleur frontalier établisse qu'il pourvoit à l'entretien de l'enfant de son conjoint. (…)" » (arrêt attaqué, pièce 1, pp.6-7) ; et que - La Cour de cassation a (…) rejeté le moyen tiré de la discrimination directe ou indirecte entre travailleur résident et frontalier quant à l'obtention des allocations familiales pour les enfants de son conjoint au motif que :
La Cour de Justice de l'Union européenne a précisé, en adoptant la solution retenue par un arrêt antérieur selon laquelle la qualité de membre de la famille à charge "résulte d'une situation de fait qu'il appartient à l'administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d'apprécier, sans qu'il soit nécessaire pour celles-ci de déterminer les raisons de cette contribution ni d'en chiffrer l'ampleur exacte". (CJUE 2 avril 2020, aff. C-802/18, ECLl:EU:C:2020:269; CJUE 15 décembre 2016, aff. C-401/15 a C-403/15, ECLJ:EU:C:2016:955).
Les juges d'appel qui, en application de l'interprétation du droit de l'Union européenne telle qu'elle résulte des décisions ci-dessus exposées, ont analysé si et dans quelle mesure le demandeur en cassation pourvoit à l'entretien de l'enfant de sa conjointe n'ont pas violé les dispositions visées au moyen. » (arrêt attaqué, pièce 1, pp.6-7), et que -II n'est pas contesté en l'espèce que PERSONNE3.) vit au même domicile que l'intimé et son épouse qui est la mère biologique de l'enfant. L'intimé relève aussi que le fait que sa belle-fille perçoit une bourse d'études supérieures impliquerait qu'il pourvoit à son entretien. (…) Tous ces critères d'octroi ne renferment pas en eux-
mêmes la preuve que le travailleur transfrontalier pourvoit à l'entretien de l'enfant de son conjoint pour lequel une bourse est payée.
En principe, chacun des parents biologiques contribue à l'entretien et à l'éducation des enfants commun à proportion de ses ressources, de celles de l'autre parent, ainsi que des besoins des enfants et en cas de séparation des parents, la contribution à leur entretien et à leur éducation prend la forme d'une pension alimentaire versée, selon le cas, par l'un des parents à l'autre.
En l'espèce, la mère biologique de PERSONNE3.), PERSONNE2.), poursuit une activité professionnelle dont elle retire un revenu. Le père biologique s'adonne également à une activité professionnelle et la mère reçoit de celui-ci une pension alimentaire à indexer à hauteur de 250 euros par mois pour PERSONNE3.). Les pièces versées par PERSONNE1.), dont l'achat d'un téléviseur familial le 31 mars 2018, le tableau d'amortissement d'un prêt immobilier pour les années 2017 à 2019, la bourse CEDIES au profit de PERSONNE3.) et l'avis d'impôt sur le revenu de 2019, si elles documentent certes des frais du ménage, ne sont cependant pas de nature à prouver que PERSONNE1.) pourvoit à l'entretien de PERSONNE3.) surtout au vu des éléments objectifs mis en exergue ci-dessus, suivant lequel ce sont les parents biologiques qui assument l'entretien de leur enfant. (arrêt attaqué, pièce 1, pp.8-10) ;
Alors que l’article 1er du Protocole n° 12 de la Convention EDH dispose que :
discrimination aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.
2. Nul ne peut faire l’objet d’une discrimination de la part d’une autorité publique quelle qu’elle soit fondée notamment sur les motifs mentionnés au paragraphe 1. » ;
l’article 14 de la Convention EDH dispose que « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. » ;
Que ces deux textes sont applicables conjointement au droit à des prestations sociales ou à des pensions (V . p. ex. CEDH, STEC et autres c. RU, 12 avril 2006, Req.n° 65731/01 et 65900/01, Luczak c. Pologne, 2007; Andrejeva c. Lettonie [GC], 2009; Koua Poirrez c. France, 2003; Gaygusuz c. Autriche, 1996; Pichkur c.
Ukraine, 2013) ;
Que, pour apprécier s’il y a eu discrimination au sens de l’article 1er du Protocole n° 12 de la Convention EDH et de l’article 14 de la Convention EDH, la Cour EDH attache une valeur hautement persuasive » aux conclusions de le CJUE (CEDH, STEC et autres c. RU, 12 avril 2006, Req.nos 65731/01 et 65900/01, para 58) ; en l’occurrence, la CJUE a déjà constaté le caractère discriminatoire à l’égard des travailleurs frontaliers de nombreuses dispositions luxembourgeoises, qu’il s’agisse de dispositions subordonnant (CJUE du 20 juin 2013, C-20/12) ; ou b) de dispositions (CJUE du 14 décembre 2016, C-238/15) ; ou de dispositions (CJUE du 10 juillet 2019, C-410/18) ; à chaque fois, la CJUE s’est prononcée en faveur des frontaliers, en condamnant toutes les distinctions censées justifier une inégalité de traitement avec les résidents ;
Qu’en particulier, la CJUE a sanctionné des dispositions desquelles les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale (…) que pour leurs propres enfants, à l’exclusion de ceux de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation, mais dont ils pourvoient à l’entretien, alors que tous les enfants résidant dans ledit État membre ont le droit de percevoir cette allocation. » (CJU) ; elle a précisé que la notion de contribution d’un travailleur frontalier à l’entretien des enfants de son conjoint est soumis à un principe d’interprétation large (E & 59) ;
Qu’en retenant au contraire une interprétation restrictive de la qualité de d’un travailleur frontalier, suivant laquelle la participation du travailleur aux ne prouvait pas sa participation à l’entretien de l’enfant du conjoint résidant dans ledit ménage ; et suivant laquelle la contribution des parents biologiques (ou leur faculté de contribuer) à l’entretien de l’enfant excluait que le travailleur pourvoie lui aussi à l’entretien de cet enfant, l’arrêt attaqué a opéré une nouvelle discrimination illicite entre les travailleurs transfrontaliers et les travailleurs résidents qui constitue une discrimination indirecte fondée sur la nationalité et qui ne repose sur aucun objectif légitime ;
Qu’en statuant ainsi, les juges d’appel ont violé par refus d’application l’article 1er du Protocole n° 12 de la Convention EDH ensemble l’article 14 de la Convention EDH. ».
Réponse de la Cour Sur l’interprétation du droit de l’Union européenne, qui est préalable La Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « la CJUE ») a dit pour droit que « L’article 45 TFUE et l’article 7, paragraphe 2, du règlement (UE) n° 492/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union, doivent être interprétés en ce sens qu’une allocation familiale liée à l’exercice, par un travailleur frontalier, d’une activité salariée dans un Etat membre constitue un avantage social, au sens de ces dispositions » (CJUE 2 avril 2020, aff. C-802/18, Caisse pour l’avenir des enfants, ECLI:EU:C:2020:269).
La CJUE a encore dit pour droit que « L’article 1er, sous i), et l’article 67 du règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011 et avec l’article 2, point 2, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à des dispositions d’un État membre en vertu desquelles les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale liée à l’exercice, par ceux-ci, d’une activité salariée dans cet État membre que pour leurs propres enfants, à l’exclusion de ceux de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation, mais dont ils pourvoient à l’entretien, alors que tous les enfants résidant dans ledit État membre ont le droit de percevoir cette allocation » (CJUE 2 avril 2020, op. cit.).
La CJUE a ainsi soumis le droit du travailleur frontalier de bénéficier du versement de l’allocation familiale au titre de l’enfant de son conjoint avec lequel il n’a pas de lien de filiation à la preuve qu’il remplit la condition de pourvoir à l’entretien de cet enfant.
Bien que la réponse en droit fournie par la CJUE vise l’enfant du seul conjoint du travailleur frontalier, il résulte des motifs de l’arrêt que la même solution s’applique à l’enfant du partenaire enregistré du travailleur frontalier avec lequel ce dernier n’a pas de lien de filiation (CJUE 2 avril 2020, op. cit., points 51 et 52).
Faisant application de ce critère, les juges d’appel, pour motiver la décision de retrait de l’allocation familiale, - ont dit implicitement, mais nécessairement, que les preuves de l’existence d’un mariage entre le travailleur frontalier et la mère de l’enfant et de l’existence d’un domicile commun entre le travailleur frontalier, son épouse et l’enfant, ces éléments pris isolément ou ensemble, n’établissaient pas que la condition était remplie, - ont dit que la preuve de l’octroi d’une bourse d’études à l’enfant n’établissait pas que la condition était remplie, alors que cette bourse était versée sur base d’autres critères que celui tenant au pourvoi à l’entretien de l’enfant, - ont retenu que les deux parents biologiques avaient les moyens de contribuer à l’entretien de l’enfant puisqu’ils poursuivaient tous les deux une activité professionnelle et contribuaient à l’entretien de l’enfant, le père devant verser une contribution alimentaire mensuelle indexée de 250 euros, pour en conclure que « ce sont les parents biologiques qui assument l’entretien de leur enfant », - ont dit que la preuve de dépenses qualifiées de frais du ménage (achat d’un téléviseur familial, remboursement du prêt immobilier entre 2017 et 2019) et d’autres éléments versés aux débats (bourse CEDIES au profit de l’enfant, avis d’impôt sur le revenu 2019) ne démontraient pas que PERSONNE1.) pourvoyait à l’entretien de l’enfant, « surtout au vu des éléments objectifs mis en exergue ci-dessus, suivant lesquels ce sont les parents biologiques qui assument l’entretien de leur enfant ».
La notion de « pourvoir à l’entretien » a été utilisée au départ par la CJUE pour dire qu’un travailleur frontalier peut bénéficier du versement d’une prestation étatique au titre d’un avantage social, en l’espèce des aides financières pour études supérieures, pour son propre enfant, lorsqu’il continue de pourvoir à l’entretien de cet enfant (CJUE 26 février 1992, aff. C-3/90, Bernini, ECLI:EU:C:1992:89, points 25 et 29 ; CJUE 8 juin 1999, aff. C-337/97, Meeusen, ECLI:EU:C:1999:284, point 19 ; CJUE 14 juin 2012, aff. C-542/09, Commission européenne/Pays-Bas, ECLI:EU:C:2012:346, point 35 ; CJUE 20 juin 2013, aff. C-20/12, Guirsch, ECLI:EU:C:2013:411, point 39), sans que la notion ait été définie à travers ces arrêts.
Par la suite, toujours dans le cadre d’un avantage social constitué par une aide financière pour études supérieures, mais ayant trait à un enfant n’ayant pas de lien de filiation avec le travailleur frontalier, la CJUE a précisé la notion de « pourvoir à l’entretien » en disant d’abord qu’elle « ne suppos[e] pas un droit à aliments » (CJUE 15 décembre 2016, aff. C-401/15 à C-403/15, Depesme e.a., ECLI:EU:C:2016:955, point 58), pour ensuite ajouter que « la qualité de membre de la famille à charge résulte d’une situation de fait. Il s’agit d’un membre de la famille dont le soutien est assuré par le travailleur, sans qu’il soit nécessaire de déterminer les raisons du recours à ce soutien et de se demander si l’intéressé est en mesure de subvenir à ses besoins par l’exercice d’une activité rémunérée » (CJUE 15 décembre 2016, op. cit., points 58 et 59). Elle en a conclu « que la qualité de membre de la famille à charge résulte d’une situation de fait, qu’il appartient à l’État membre et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier. La qualité de membre de la famille d’un travailleur frontalier qui est à la charge de ce dernier peut ainsi ressortir, lorsqu’elle concerne la situation de l’enfant du conjoint ou du partenaire reconnu de ce travailleur, d’éléments objectifs, tels que l’existence d’un domicile commun entre ce travailleur et l’étudiant, sans qu’il soit nécessaire de déterminer les raisons de la contribution du travailleur frontalier à l’entretien de l’étudiant ni d’en chiffrer l’ampleur exacte » (CJUE 15 décembre 2016, op. cit., point 60).
La CJUE a ensuite appliqué le critère de « pourvoir à l’entretien » à la question de savoir si le travailleur frontalier peut bénéficier de l’avantage social constitué par le versement d’une allocation familiale, au titre d’un enfant avec lequel il n’a pas de lien de filiation, en disant dans les motifs de sa décision « qu’il y a lieu d’entendre par enfant d’un travailleur frontalier, pouvant bénéficier indirectement des avantages sociaux visés à cette dernière disposition, non seulement l’enfant qui a un lien de filiation avec ce travailleur, mais également l’enfant du conjoint ou du partenaire enregistré dudit travailleur, lorsque ce dernier pourvoit à l’entretien de cet enfant. Selon la Cour, cette dernière exigence résulte d’une situation de fait, qu’il appartient à l’administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier, sur la base des éléments de preuve fournis par l’intéressé, sans qu’il soit nécessaire pour celles-ci de déterminer les raisons de cette contribution ni d’en chiffrer l’ampleur exacte » (CJUE 2 avril 2020, op. cit, point 50). La CJUE a pris soin de préciser en fait « que le père biologique de l’enfant ne paie pas de pension alimentaire à la mère de ce dernier. Il semble donc que FV, qui est le conjoint de la mère de HY, pourvoit à l’entretien de cet enfant, ce qu’il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier » (CJUE 2 avril 2020, op. cit., point 52).
La CJUE a encore considéré que « la notion de du travailleur frontalier susceptible de bénéficier indirectement de l’égalité de traitement, en vertu de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 492/2011, correspond à celle de , au sens de l’article 2, point 2, de la directive 2004/38, laquelle comprend le conjoint ou le partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a contracté un partenariat enregistré, les descendants directs qui sont âgés de moins de 21 ans ou qui sont à charge, et les descendants directs du conjoint ou du partenaire. La Cour a notamment pris en considération, à cet égard, le considérant 1, l’article 1er et l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2014/54 » (CJUE 2 avril 2020, op. cit., point 51).
La Cour déduit tout d’abord de ces développements que la précision que la notion de « pourvoir à l’entretien » résulte d’une situation de fait n’implique pas qu’il s’agisse d’une notion de pur fait soustraite au contrôle de la CJUE et de la Cour de cassation, mais que cette formule a été utilisée pour insister sur la circonstance que cette notion s’appréciait en dehors de tout droit de l’enfant à des aliments, tel que relevé expressément dans l’arrêt de la CJUE du 15 décembre 2016 (op. cit., point 58).
La Cour déduit ensuite de ce qui précède que la notion de « pourvoir à l’entretien », dans le cadre de la réglementation afférente au bénéfice des avantages sociaux, constitue une notion autonome du droit de l’Union européenne qui requiert une application et une interprétation uniformes.
Or, pareille interprétation uniforme n’est pas actuellement assurée au regard des interrogations que suscitent les éléments de la discussion.
A cet égard, la Cour est amenée à s’interroger sur la portée de l’exemple repris dans l’arrêt de la CJUE du 15 décembre 2016 (op. cit., point 60) au titre des « éléments objectifs, tels que l’existence d’un domicile commun entre ce travailleur et l’étudiant », d’une part, quant à la question de savoir si ce point est évoqué à titre de simple exemple ou au contraire à titre de condition, auquel cas se pose la question de savoir s’il s’agit d’une condition suffisante ou d’une condition nécessaire, et, d’autre part, quant à la question de savoir si le mode de financement du domicile commun importe, en ce qu’il faut rechercher si le travailleur frontalier contribue partiellement ou totalement audit financement.
Quant aux besoins de l’enfant à prendre en considération à la satisfaction desquels le travailleur frontalier pourvoit, la Cour est amenée à s’interroger sur la question de savoir si seuls les besoins alimentaires et élémentaires à la subsistance de l’enfant doivent entrer en ligne de compte (nourriture, vêtements, logement, éducation, …), ou si toutes dépenses généralement quelconques, y compris celles d’agrément ou de simple confort (téléphone portable, restaurants, permis de conduire, …) ou même somptuaires, fastueuses ou de luxe (achats réguliers d’équipements électroniques, vacances dans des pays lointains, …) destinées à assurer un certain niveau de vie doivent être considérées.
Quant aux modalités selon lesquelles le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien de l’enfant, la Cour s’interroge sur la question de savoir si la contribution du travailleur frontalier à l’entretien de l’enfant doit prendre la forme de versements en numéraires directement à l’enfant, ou si elle peut prendre la forme de dépenses faites dans l’intérêt de l’enfant. Dans ce même cadre se pose la question de savoir si la dépense doit être faite, tel que semblent le suggérer les conclusions du Parquet général, dans l’intérêt spécifique, voire exclusif de l’enfant, ou si des dépenses faites dans l’intérêt commun de la cellule familiale (mensualités du prêt hypothécaire, loyer, achat d’équipements utilisés en commun, …) entrent en ligne de compte.
Toujours au titre des modalités concrètes se pose la question de savoir si les dépenses faites par le travailleur frontalier pour pourvoir à l’entretien de l’enfant doivent présenter un certain caractère de récurrence, de régularité ou de périodicité (prêt immobilier, loyer, frais d’électricité et de chauffage, factures de téléphone, …) ou si la prise en charge de dépenses ponctuelles (achats occasionnels de vêtements, …) est également à considérer. Finalement, tout en prenant acte de ce que la CJUE précise que dans le cadre de l’appréciation de la situation de fait, il n’est pas nécessaire de déterminer les raisons de la contribution du travailleur frontalier ni d’en chiffrer l’ampleur exacte (CJUE 15 décembre 2016, op. cit., point 64 ; CJUE 2 avril 2020, op. cit., point 50), la Cour s’interroge sur la question de savoir si toute contribution, si minime soit-elle, est à prendre en considération, ou si celle-ci doit présenter un certain niveau significatif, et dans ce dernier cas s’il faut apprécier ce critère par rapport aux besoins de l’enfant ou par rapport à la situation financière du travailleur frontalier.
La provenance des fonds peut encore interroger, en ce que dans certains cas, le travailleur frontalier entretient avec son conjoint ou son partenaire enregistré, parent de l’enfant, un compte bancaire joint ayant servi à payer les dépenses mises en avant dans le cadre de la procédure juridictionnelle pour démontrer que la condition de « pourvoir à l’entretien » de l’enfant est remplie, sans qu’il alimente ce compte à titre exclusif, respectivement sans qu’il établisse dans quelle mesure il alimente ce compte, auquel cas se pose la question de savoir si la contribution aux besoins de l’enfant provient du travailleur frontalier.
La Cour s’interroge encore sur la portée de la précision apportée par la CJUE dans l’arrêt du 15 décembre 2016 (op. cit., point 62) disant que « le législateur de l’Union considère que les enfants sont, en tout état de cause, présumés être à charge jusqu’à l’âge de 21 ans », en ce qu’il s’agit de savoir si tout enfant de moins de 21 ans, du seul fait de cette condition d’âge ou combinée avec d’autres facteurs, doit être considéré comme étant pourvu dans ses besoins par le travailleur frontalier.
Il convient ensuite de s’interroger sur la question de la contribution des parents aux besoins de l’enfant. Ceux-ci sont tenus par la loi à une obligation alimentaire, par opposition au travailleur frontalier qui n’est pas tenu à une telle obligation. Le critère de « pourvoir à l’entretien » de l’enfant impose au contraire dans le chef de ce dernier une appréciation factuelle. Dès lors, se pose la question de savoir s’il est suffisant de constater l’existence et l’ampleur d’une obligation alimentaire dans le chef des parents pour exclure l’existence d’une contribution du travailleur frontalier, ou s’il faut en sus s’assurer que l’obligation alimentaire des parents a été fixée à un montant approprié, et qu’ils exécutent réellement leur obligation alimentaire, de nature à rendre inutile une contribution complémentaire ou additionnelle du travailleur frontalier. En l’absence de paiement effectif d’un tel secours se pose la question de savoir s’il faut vérifier si le conjoint ou le partenaire enregistré du travailleur frontalier a du moins tenté de procéder à des mesures d’exécution forcée et si en fin de compte la contribution du travailleur frontalier vient combler la défaillance de l’un des parents. Par rapport à ce secours alimentaire et à la question de savoir s’il est fixé à un montant approprié, le mode de fixation par voie judiciaire ou conventionnelle peut éventuellement avoir une incidence. Ces aspects peuvent être liés à l’interrogation, évoquée ci-dessus, de savoir quelles dépenses au titre de l’enfant sont à considérer. Si seules les dépenses alimentaires et essentielles à sa subsistance entrent en ligne de compte, l’obligation alimentaire des parents couvrira en principe ces besoins, rendant sans objet une contribution complémentaire ou additionnelle du travailleur frontalier pour couvrir de tels besoins.
Par rapport aux relations avec l’autre parent de l’enfant, il faut encore s’interroger sur la question de savoir s’il est pertinent d’examiner les modalités selon lesquelles l’enfant séjourne alternativement auprès de ses deux parents, en ce qu’un droit de visite et d’hébergement étendu ou une résidence partagée peuvent amener l’autre parent en principe à assumer plus substantiellement en nature ses obligations alimentaires, laissant moins de place à une éventuelle nécessité de couvrir des besoins de l’enfant par le travailleur frontalier.
Toutes ces interrogations doivent en principe être vues sur arrière fond d’un principe d’interprétation large des dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs (CJUE 15 décembre 2016, op. cit., point 58), et partant des éventuelles limites d’un tel principe d’interprétation large.
Ces considérations amènent la Cour, avant tout autre progrès en cause, à soumettre à la CJUE les questions préjudicielles sur la portée du droit de l’Union européenne telles que reprises dans le dispositif du présent arrêt.
PAR CES MOTIFS, la Cour de cassation vu l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ;
renvoie à la Cour de justice de l’Union européenne aux fins de répondre aux questions suivantes :
1a) Est-ce que la notion de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant, dont découle la qualité de membre de la famille au sens des dispositions du droit de l’Union européenne, telle que dégagée par la jurisprudence de Votre Cour dans le cadre de la libre circulation des travailleurs et de la perception par un travailleur frontalier d’un avantage social lié à l’exercice, par lui, d’une activité salariée dans un Etat membre, pour l’enfant de son conjoint ou de son partenaire enregistré, avec lequel il n’a pas de lien de filiation, lue seule ou en combinaison avec le principe d’interprétation large des dispositions visant à assurer la libre circulation des travailleurs, doit être interprétée comme étant donnée, et partant comme ouvrant droit à la perception de l’avantage social, - du seul fait du mariage ou d’un partenariat enregistré entre le travailleur frontalier et un parent de l’enfant - du seul fait d’un domicile ou d’une résidence commune entre le travailleur frontalier et l’enfant - du seul fait de la prise en charge par le travailleur frontalier d’une dépense généralement quelconque venant au profit de l’enfant, alors même o qu’elle couvre des besoins autres qu’essentiels ou alimentaires o qu’elle est faite à un tiers et ne profite qu’indirectement à l’enfant o qu’elle n’est pas faite dans l’intérêt exclusif ou spécifique de l’enfant, mais profite à tout le ménage o qu’elle n’est qu’occasionnelle o qu’elle est inférieure à celle des parents o qu’elle n’est qu’insignifiante au regard des besoins de l’enfant - du seul fait que les dépenses sont prises en charge à partir d’un compte commun au travailleur frontalier et à son conjoint ou partenaire enregistré, parent de l’enfant, sans égard à la provenance des fonds y inscrits - du seul fait que l’enfant est âgé de moins de 21 ans ? 1b) En cas de réponse négative à la première question, est-ce que la notion de « pourvoir à l’entretien » doit être interprétée comme étant établie, et partant comme ouvrant droit à la perception de l’avantage social, lorsque deux ou plusieurs de ces circonstances sont données ? 2) Est-ce que la notion de « pourvoir à l’entretien » d’un enfant, dont découle la qualité de membre de la famille au sens des dispositions du droit de l’Union européenne, telle que dégagée par la jurisprudence de Votre Cour dans le cadre de la libre circulation des travailleurs et de la perception par un travailleur frontalier d’un avantage social lié à l’exercice, par lui, d’une activité salariée dans un Etat membre, pour l’enfant de son conjoint ou de son partenaire enregistré, avec lequel il n’a pas de lien de filiation, lue seule ou en combinaison avec le principe d’interprétation large des dispositions visant à assurer la libre circulation des travailleurs, doit être interprétée comme n’étant pas donnée, et partant comme excluant le droit à la perception de l’avantage social, - du seul fait de l’existence d’une obligation alimentaire à charge des parents de l’enfant, indépendamment o de la question de savoir si cette créance alimentaire est fixée judiciairement ou par voie conventionnelle o du montant auquel cette créance alimentaire a été fixée o de la question de savoir si le débiteur s’acquitte effectivement de cette dette alimentaire o de la question de savoir si la contribution du travailleur frontalier comble une défaillance d’un parent de l’enfant - du seul fait que l’enfant séjourne périodiquement, dans le cadre de l’exercice d’un droit de visite et d’hébergement ou d’une résidence alternée ou d’une autre modalité, auprès de l’autre parent ? sursoit à statuer jusqu’à la décision de la Cour de justice de l’Union européenne ;
réserve les dépens.
La lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le président Thierry HOSCHEIT en présence du procureur général d’Etat adjoint Christiane BISENIUS et du greffier Daniel SCHROEDER.
Conclusions du Parquet Général dans l’affaire de cassation PERSONNE1.) et son épouse PERSONNE2.) c/ CAISSE POUR L’AVENIR DES ENFANTS (affaire n° CAS-2023-00073 du registre) Le pourvoi des demandeurs en cassation, par dépôt au greffe de la Cour en date du 17 mai 2023, d’un mémoire en cassation, signifié le même jour à la défenderesse en cassation, est dirigé contre un arrêt numéro 2023/00064 rendu contradictoirement le 2 mars 2023 par le Conseil supérieur de la sécurité sociale dans la cause inscrite sous le numéro ALFA 2021/0249 du registre.
Sur la recevabilité du pourvoi Le pourvoi est dirigé contre un arrêt du Conseil supérieur de la sécurité sociale, contre lequel un pourvoi en cassation peut être formé sur base de l’article 455, alinéa 4, du Code de la sécurité sociale.
Le pourvoi est par ailleurs recevable en ce qui concerne le délai1 et la forme2.
Il attaque une décision en dernier ressort ayant tranché tout le principal, de sorte qu’il est également recevable au regard des articles 1 et 3 de la loi modifiée du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation (ci-après « la loi de 1885 »), rendus applicables par l’effet de l’article 455, alinéa 4, précité, du Code de la sécurité sociale, qui dispose que « [l]e pourvoi sera introduit, instruit et jugé dans les formes prescrites pour la procédure en cassation en matière civile et commerciale ».
Sur les faits Selon l’arrêt attaqué, saisi par les époux PERSONNE1.) et PERSONNE2.) d’un recours contre une décision de la CAISSE POUR L’AVENIR DES ENFANTS (ci-après « CAE ») du 12 octobre 2016, ayant retiré à l’époux, qui est assuré transfrontalier résidant en France, avec effet rétroactif au 1er août 2016, en application des articles 269 et 270 du Code de la sécurité sociale 1 L’arrêt contradictoire attaqué a été notifié (conformément à l’article 458 du Code de la sécurité sociale) par lettre recommandée remise au service postal en date du 6 mars 2023, la date de réception, forcément postérieure, n’étant pas renseignée. Comme le pourvoi a été formé le 17 mai 2023, le délai de recours, de deux mois et quinze jours (les demandeurs en cassation résidant en France), prévu par l’article 7, alinéas 1 et 2, de la loi modifiée du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation et par l’article 167, point 1°, premier tiret, du Nouveau Code de procédure civile, a été respecté.
2 Les demandeurs en cassation ont, dans le délai du recours, déposé un mémoire signé par un avocat à la Cour et signifié à la partie adverse antérieurement au dépôt du pourvoi, de sorte que les formalités de l’article 10 de la loi de 1885 ont été respectées.
tel qu’ils ont été modifiés par une loi du 23 juillet 20163, entrée en vigueur le 1er août 20164, le bénéfice des allocations familiales pour le compte de l’enfant de son épouse, né d’un précédent mariage, le Conseil arbitral de la sécurité sociale faisait droit au recours, partant, réformait la décision attaquée. Sur appel de la CAE, le Conseil supérieur de la sécurité sociale réforma le jugement entrepris, donc dit que la CAE avait retiré à bon droit à l’époux le bénéfice des allocations familiales.
Sur le cadre juridique Les articles 269 et 270 CSS dans leur version antérieure à la loi du 23 juillet 2016 Dans l’état du droit antérieur au 1er août 2016, le Code de la sécurité sociale disposait que :
« Article 269. A droit aux allocations familiales dans les conditions prévues par le présent chapitre, a) pour lui-même, tout enfant, résidant effectivement et d’une façon continue au Luxembourg et y ayant son domicile légal ;
b) pour les membres de sa famille, conformément à l’instrument international applicable, toute personne soumise à la législation luxembourgeoise et relevant du champ d’application des règlements communautaires ou d’un autre instrument bi-
ou multilatéral conclu par le Luxembourg en matière de sécurité sociale et prévoyant le paiement des allocations familiales suivant la législation du pays d’emploi. […] La condition suivant laquelle l’enfant doit avoir son domicile légal au Luxembourg est présumée remplie dans le chef de l’enfant mineur lorsque la personne - auprès de laquelle l’enfant a son domicile légal conformément à l’article 108 du Code civil, ou bien - dans le ménage de laquelle l’enfant est élevé ou au groupe familial de laquelle il appartient en application de l’article 270, a elle-même son domicile légal au Luxembourg conformément à l’alinéa 3.
[…] Article 270. […] Sont considérés comme appartenant à un même groupe familial, pour autant qu’ils remplissent les conditions d’octroi des allocations familiales, tous les enfants 3 Loi du 23 juillet 2016 portant modification : 1. du Code de la sécurité sociale ; 2. de la loi modifiée du 4 décembre 1967 concernant l’impôt sur le revenu, et abrogeant la loi modifiée du 21 décembre 2007 concernant le boni pour enfant (Mémorial, A, 2016, n° 138, page 2347).
4 Voir l’article VII de la loi précitée, disposant que celle-ci entra en vigueur « le premier jour du mois qui suit sa publication au Mémorial », cette publication ayant eu lieu le 28 juillet 2016, de sorte que la loi entra en vigueur le premier jour du mois suivant, soit le 1er août 2016.
légitimes ou légitimés issus des mêmes conjoints, ainsi que tous les enfants adoptés par les mêmes conjoints en vertu d’une adoption plénière.
Sont assimilés aux enfants légitimes d’une personne, aussi longtemps qu’ils sont légalement déclarés et élevés dans son ménage et qu’ils remplissent les conditions visées à l’alinéa précédent a) les enfants adoptés en vertu d’une adoption simple ;
b) les enfants naturels qu’elle a reconnus ;
c) les enfants du conjoint ou du partenaire au sens de l’article 2 de la loi du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats ;
d) ses petits-enfants, lorsqu’ils sont orphelins ou que les parents ou celui d’entre eux qui en a la garde effective sont incapables au sens de la loi.
[…] ».
Suivant ces dispositions, les enfants du conjoint avec lesquels le titulaire du droit n’avait pas de lien de filiation ouvraient droit à l’allocation familiale, à condition que les enfants étaient légalement déclarés et élevés dans le ménage du titulaire du droit.
Les articles 269 et 270 CSS issus de la réforme de la loi du 23 juillet 2016 Depuis le 1er août 2016, par suite de l’entrée en vigueur de la loi précitée du 23 juillet 2016, le Code de la sécurité sociale dispose que :
« Article 269. (1) Il est introduit une allocation pour l’avenir des enfants, ci-après « allocation familiale ».
Ouvre droit à l’allocation familiale :
a) chaque enfant, qui réside effectivement et de manière continue au Luxembourg et y ayant son domicile légale, b) les membres de famille tels que définis à l’article 270 de toute personne soumise à la législation luxembourgeoise et relevant du champ d’application des règlements européens ou d’un autre instrument bi- ou multilatéral conclu par le Luxembourg en matière de sécurité sociale et prévoyant le paiement des allocations familiales suivant la législation du pays d’emploi. […] […] Article 270. Pour l’application de l’article 269, paragraphe 1er, point b), sont considérés comme membres de famille d’une personne et donnent droit à l’allocation familiale, les enfants nés dans le mariage, les enfants nés hors mariage et les enfants adoptifs de cette personne. ».
Cette réforme implique que le travailleur frontalier, demeurant dans un autre Etat membre de l’Union européenne et étant, du fait de son activité professionnelle à Luxembourg, affilié à la sécurité sociale luxembourgeoise, peut uniquement prétendre à des allocations familiales du chef de ses propres enfants, à l’exclusion des enfants de son conjoint avec lesquels il n’a pas de lien de filiation.
Cette réforme a été motivée comme suit :
« Etant donné qu’il n’existe pas de définition exacte du membre de la famille dans les textes actuels, l’article 270 du PL 6832 définit le(s) membre(s) de la famille d’un travailleur ouvrant droit à l’allocation familiale. Il s’agit de tous les enfants propres, indépendamment qu’ils soient nés dans ou hors mariage ou adoptifs. »5.
Comme l’article 270, nouveau, du Code de la sécurité sociale se limite à définir « les membres de la famille » au sens de l’article 269, paragraphe 1er, point b), de ce Code, donc les membres de la famille de travailleurs frontaliers affiliés, du fait de leur activité professionnelle à Luxembourg, auprès de la sécurité sociale luxembourgeoise, cette restriction s’applique aux enfants du conjoint de ces travailleurs, qui, n’étant pas « les enfants propres » du travailleur frontalier, n’ouvrent pas droit à l’allocation familiale.
Le terme « membre de la famille » est repris de l’article 1er, point i), du Règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (ci-après « le Règlement n° 883/2004 »)6, qui dispose notamment que « les termes « membre de la famille » désignent : 1) i) toute personne définie ou admise comme membre de la famille ou désignée comme membre du ménage par la législation au titre de laquelle les prestations sont servies ; […] 2) Si la législation d’un Etat membre qui est applicable en vertu du point 1) ne permet pas de distinguer les membres de la famille des autres personnes auxquelles ladite législation est applicable, le conjoint, les enfants mineurs et les enfants majeurs à charge sont considérés comme membres de la famille ; […] ».
Les auteurs de la loi précitée du 23 juillet 2016 relèvent à ce sujet que « [c]e règlement consacre le membre de la famille comme étant le conjoint [du parent] d’enfant mineur et majeur à charge, ceci à défaut de toute autre définition fournie par la législation nationale en question »7.
L’article 270, nouveau, avait, de ce point de vue, pour objectif de consacrer dans la législation nationale une « définition exacte du membre de la famille »8, qui exclut « le conjoint [du parent] d’enfant mineur et majeur à charge ».
L’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) de la Cour de justice du 2 avril 2020 La Cour de justice de l’Union européenne, qui avait été saisie sur demande préjudicielle du Conseil supérieur de la sécurité sociale, a constaté dans son arrêt C-802/18, Caisse pour l’avenir 5 Rapport de la Commission de la famille et de l’intégration de la Chambre des Députés, du 6 juin 2016, sur le Projet de loi n° 6832, ayant donné lieu à la loi précitée du 23 juillet 2016 (Document parlementaire n° 6832-10), page 14, sous « Article 270 », premier alinéa.
6 Journal officiel de l’Union européenne, L 166 du 30.4.2004, page 1.
7 Rapport précité de la Commission de la famille et de l’intégration de la Chambre des Députés, page 14, deuxième alinéa.
8 Idem, même page, sous « Article 270 », premier alinéa.
des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) du 2 avril 20209, la contrariété de cette législation au droit de l’Union européenne, en disant pour droit que « [l]’article 1er, sous i), et l’article 67 du règlement (CE) n° 883/2004 […], lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011 et avec l’article 2, point 2, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union européenne et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres […] s’opposent à des dispositions d’un Etat membre en vertu desquelles les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale liée à l’exercice par ceux-ci, d’une activité salariée dans cet Etat membre que pour leurs propres enfants, à l’exclusion de ceux de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation, mais dont ils pourvoient à l’entretien, alors que tous les enfants résidant dans ledit Etat membre ont le droit de percevoir cette allocation »10.
Il est à préciser que la Cour de justice subordonne le constat de contrariété au droit de l’Union européenne à la condition que « les travailleurs frontaliers […] pourvoient à l’entretien » « [des enfants] de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation ».
La Cour déduit cette condition de sa jurisprudence relative à l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après « TFUE »), garantissant la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union européenne et disposant que celle-ci « implique l’abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité »11, et à l’article 7 du Règlement (UE) n° 492/2011 du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union (ci-après « le Règlement n° 492/2011 »)12.
Ce dernier article dispose que le travailleur ressortissant d’un Etat membre « ne peut, sur le territoire des autres Etats membres, être, en raison de sa nationalité, traité différemment des travailleurs nationaux [et] bénéficie [dans les autres Etats membres] des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les travailleurs nationaux ».
En application de ces dispositions « il y a lieu d’entendre par enfant d’un travailleur frontalier pouvant bénéficier indirectement des avantages sociaux, visés à cette dernière disposition non seulement l’enfant qui a un lien de filiation avec ce travailleur, mais également l’enfant du conjoint ou du partenaire enregistré dudit travailleur, lorsque ce dernier pourvoit à l’entretien de cet enfant »13. « Selon la Cour, cette dernière exigence résulte d’une situation de fait qu’il appartient à l’administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier, sur la base des éléments de preuve fournis par l’intéressé, sans qu’il soit nécessaire pour celles-ci de déterminer les raisons de cette contribution ni d’en chiffrer l’ampleur exacte. »14.
Aux fins de saisir la portée de ce critère du « pourvoi à l’entretien de l’enfant », il y a lieu de se référer à la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner 9 Cour de justice de l’Union européenne, 2 avril 2020, C-802/18, Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), ECLI:EU:C:2020:269.
10 Dispositif de l’arrêt, point 2).
11 Article 45, paragraphe 2, TFUE.
12 Journal officiel de l’Union européenne L 141 du 27.5.2011, page 1.
13 Arrêt précité, point 50 (c’est nous qui soulignons). La Cour se réfère à son arrêt C-401/15 à C-403/15, du 15 décembre 2016, Depesme e.a., ECLI:EU:C:2016:955, rendu sur question préjudicielle de la Cour administrative dans le contexte de la législation luxembourgeoise alors en vigueur relative à l’aide financière pour la poursuite d’études supérieures, qui ne pouvait être sollicitée par un travailleur frontalier du chef de l’enfant de son conjoint.
14 Idem et loc.cit.
librement sur le territoire des Etats membres15 qui, reprenant une définition qui avait été inscrite dans l’article 10 du Règlement (CEE) n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté16, dispose dans son article 2, point 2), que « [a]ux fins de la présente directive, on entend par : […] 2) « membre de la famille » : […] c) les descendants directs qui sont âgés de moins de vingt-et-un ans ou qui sont à charge […] »17 et au considérant 1 de la directive 2014/54/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 relative à des mesures facilitant l’exercice des droits conférés aux travailleurs dans le contexte de la libre circulation des travailleurs18, suivant lequel :
« La libre circulation des travailleurs est une liberté fondamentale des citoyens de l’Union et constitue l’un des piliers du marché intérieur de l’Union consacré par l’article 45 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Elle trouve sa concrétisation dans le droit de l’Union visant à garantir le plein exercice des droits conférés aux citoyens de l’Union et aux membres de leur famille. L’expression « membres de leur famille » devrait être comprise comme ayant la même signification que l’expression définie à l’article 2, point 2), de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, qui s’applique également aux membres de la famille des travailleurs frontaliers. »19.
Cette directive dispose dans article 1er que « [l]a présente directive énonce des dispositions destinées à faciliter et à uniformiser la manière d’appliquer et de faire respecter les droits conférés par l’article 45 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et par les article 1er et 10 du règlement (UE) n° 492/2011. La présente directive s’applique aux citoyens de l’Union qui exercent ces droits et aux membres de leur famille […] »20. Elle dispose dans son article 2 que « 1. La présente directive s’applique aux aspects suivants de la libre circulation des travailleurs, tels qu’ils sont visés par l’article 1er à l’article 10 du règlement (UE) n° 492/2011 : […] c) le bénéfice des avantages sociaux et fiscaux ; […] 2) Le champ d’application de la présente directive est identique à celui du règlement (UE) n° 492/2011 »21.
La Cour de justice a, dans son arrêt 316/85, Lebon, du 18 juin 198722, interprété les termes de « membre de la famille » et, à cette fin, de descendants qui sont « à charge », comme « ne suppos[ant] pas […] un droit à des aliments »23 et comme impliquant « que la qualité de membre de la famille à charge résulte d’une situation de fait [parce que] [i]l s’agit d’un membre de la famille dont le soutien est assuré par le travailleur, sans qu’il soit nécessaire de déterminer les raisons du recours à ce soutien et de se demander si l’intéressé est en mesure de subvenir à ses besoins par l’exercice d’une activité rémunérée »24. « Cette interprétation est 15 Journal official de l’Union européenne L 158 du 30.4.2004, page 77.
16 Journal official de l’Union européenne L 257 du 19.10.1968, page 2. Ce règlement disposait dans son article 10 : « Article 10. 1. Ont le droit de s’installer avec le travailleur ressortissant d’un Etat membre employé sur le territoire d’un autre Etat membre, quelle que soit leur nationalité a) son conjoint et leurs descendants de moins de vingt et un ans ou à charge ; […] » (c’est nous qui soulignons).
17 C’est nous qui soulignons.
18 Journal official de l’Union européenne L 128 du 30.4.2014, page 8.
19 C’est nous qui soulignons.
20 C’est nous qui soulignons.
21 Les références aux disposition précitées ont été faites par la Cour de justice dans son arrêt précité C-401/15 à C-
403/15, Depesme e.a., du 15 décembre 2016, points 4 à 11.
22 ECLI:EU:C:1987:302.
23 Point 21 de l’arrêt précité 316/85, Lebon.
24 Point 22 de cet arrêt.
exigée par le principe selon lequel les dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs, partie des fondements de la Communauté, doivent être interprétées largement »25.
Elle a, dans son arrêt C-401/15 à C-403/15, Depesme e.a., du 15 décembre 2016, rendu sur renvoi préjudiciel de la Cour administrative dans le contexte de l’aide financière luxembourgeoise pour la poursuite d’études supérieures, précisé que cette « interprétation s’applique également lorsqu’est en cause la contribution d’un travailleur frontalier à l’entretien des enfants de son conjoint ou de son partenaire reconnu »26.
Elle ajouta que :
« Il y a lieu de considérer, en l’occurrence, que la qualité de membre de la famille à charge résulte d’une situation de fait, qu’il appartient à l’Etat membre et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier. La qualité de membre de la famille d’un travailleur frontalier qui est à la charge de ce dernier peut ainsi ressortir, lorsqu’elle concerne la situation de l’enfant de conjoint ou du partenaire reconnu de ce travailleur, d’éléments objectifs, tels que l’existence d’un domicile commun entre ce travailleur et l’étudiant, sans qu’il soit nécessaire de déterminer les raisons de la contribution du travailleur frontalier à l’entretien de l’étudiant ni d’en chiffrer l’ampleur exacte. »27.
Dans ses conclusions sous l’arrêt Depesme e.a., l’avocat général Monsieur Melchior WATHELET considéra que cette jurisprudence « préfère l’expression large de « pourvoir à l’entretien de l’enfant » plutôt que celle d’« enfant à charge » »28.
Dans le cadre de cette appréciation de la situation de fait, à effectuer par les autorités nationales, un critère pertinent énoncé par la Cour consiste à s’interroger si « le père biologique de l’enfant ne paie pas de pension alimentaire à la mère de ce dernier »29, le défaut de paiement pouvant inciter à admettre, sous réserve de vérification des autorités nationales, que « le conjoint de la mère […] pourvoit à l’entretien de cet enfant »30.
Votre arrêt n° 131/2022, numéro CAS-2021-00117 du 10 novembre 2022 Votre Cour a rendu dans une espèce similaire à la présente l’arrêt n° 131/2022, numéro CAS-
2021-00117 du registre, du 10 novembre 2022.
Vous y avez rejeté un moyen tiré de ce que la preuve imposée au travailleur frontalier du fait qu’il a pourvu à l’entretien de l’enfant de son conjoint est discriminatoire par rapport aux travailleurs résidant à Luxembourg, qui n’ont pas à établir ce fait, aux motifs que :
« Le demandeur en cassation fait grief aux juges d’appel d’avoir violé l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et l’article 7, paragraphe 2, du 25 Point 23 de cet arrêt.
26 Point 59 de l’arrêt précité C-401/15 à C-403/15, Depesme e.a., du 15 décembre 2016.
27 Point 60 de cet arrêt.
28 ECLI:EU:C:2016 :430. Voir le point 68 de ces conclusions, cité par le demandeur en cassation dans son mémoire à la page 13, dernier alinéa.
29 Point 52 de l’arrêt précité C-802/18, Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), du 2 avril 2020.
30 Idem et loc.cit.
règlement (CE) n° 492/2011 du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 relatif à la circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union européenne prohibant toute discrimination directe ou indirecte entre travailleurs nationaux et travailleurs ressortissants d’autres Etats membres de l’Union européenne.
La Cour de Justice de l’Union européenne a retenu que les textes de droit européen « doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à des dispositions d’un Etat membre en vertu desquelles les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale liée à l’exercice, par ceux-ci, d’une activité salariée dans cet Etat membre que pour leurs propres enfants , à l’exclusion de ceux de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation, mais dont ils pourvoient à l’entretien, alors que tous les enfants résidant dans ledit Etat membre ont le droit de percevoir cette allocation. ».
Elle a précisé, en adoptant la solution retenue par un arrêt antérieur selon laquelle la qualité de membre de la famille à charge « résulte d’une situation de fait qu’il appartient à l’administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier, sans qu’il soit nécessaire pour celles-ci de déterminer les raisons de cette contribution ni d’en chiffrer l’ampleur exacte ». (CJUE 2 avril 2020, aff. C-802/18, ECLI:EU:C:2020:269 ; CJUE 15 décembre 2016, aff. C-401/15 à C-403/15, ECLI:EU:C:2016:955).
Les juges d’appel qui, en application de l’interprétation du droit de l’Union européenne telle qu’elle résulte des décisions ci-dessus exposées, ont analysé si et dans quelle mesure le demandeur en cassation pourvoit à l’entretien de l’enfant de sa conjointe n’ont pas violé les dispositions visées au moyen.
Il s’ensuit que le moyen n’est pas fondé. »31.
Vous avez par ailleurs décidé, en réponse à un moyen critiquant les critères par lesquels les juges du fond avaient apprécié si le travailleur frontalier avait pourvu à l’entretien de l’enfant de son conjoint, que cette appréciation échappe à votre contrôle et relève du pouvoir souverain des juges du fond :
« Sous le couvert de la violation des dispositions visées au moyen, celui-ci ne tend qu’à remettre en discussion l’appréciation, par les juges du fond, des éléments du dossier les ayant amenés à retenir que le demandeur en cassation ne pourvoit pas à l’entretien de l’enfant de son conjoint, appréciation qui relève de leur pouvoir souverain et échappe au contrôle de la Cour de cassation.
Il s’ensuit que le moyen ne saurait être accueilli. »32.
Sur le litige Le premier des deux demandeurs en cassation est travailleur frontalier, résidant en France et travaillant et étant affilié à la sécurité sociale à Luxembourg33. Il cohabite en France avec son 31 Arrêt cité, réponse au deuxième moyen.
32 Arrêt cité, réponse au quatrième moyen.
33 Arrêt attaqué, page 5, troisième alinéa.
épouse et l’enfant de celle-ci, né d’un précédent mariage34. Il demanda et se vit conférer à ce titre des allocations familiales à Luxembourg sous l’empire du droit antérieur à la loi précitée du 23 juillet 201635. Suite à l’entrée en vigueur, à partir du 1er août 2016, de cette loi, refusant l’octroi d’allocations familiales aux travailleurs frontaliers du chef des enfants de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation, la CAE retira, par décision du 12 octobre 2016, le bénéfice des allocations familiales au demandeur en cassation avec effet rétroactif au 1er avril 201636.
Sur recours du premier des deux demandeurs en cassation, le Conseil arbitral de la sécurité sociale réforma la décision entreprise de la CAE, en se référant à l’arrêt précité C-802/18, Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), du 2 avril 2020, de la Cour de justice, aux motifs, notamment, que la décision attaquée repose sur une base légale qui n’est pas conforme au droit de l’Union européenne37.
Sur appel de la CAE, le Conseil supérieur de la sécurité sociale réforma ce jugement.
Il considéra, en se référant à l’arrêt précité de la Cour de justice, qu’il appartient au travailleur frontalier de prouver qu’il pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint et que cette preuve n’est pas rapportée « par le seul constat d’un domicile commun, mais suppose une analyse d’une « situation globale de fait », donc une appréciation in concreto »38.
Procédant à cette analyse de la situation de fait de l’espèce, il retint :
- que l’enfant vit au domicile du travailleur frontalier et de l’épouse de ce dernier39 ;
- qu’il n’est pas pertinent de retenir à titre de critère que l’enfant perçoit une bourse d’études supérieures de l’Etat, l’octroi d’une telle bourse reposant sur des critères qui n’établissent pas que le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien de l’enfant, qu’il s’agisse du critère légal d’une activité professionnelle du travailleur frontalier de 5 ans cumulés, de celui de la fréquentation, par l’enfant, pendant une durée minimale de 5 ans, d’un établissement d’enseignement à Luxembourg ou celui tiré d’une résidence à Luxembourg par l’enfant pendant 5 ans40 ;
- que la mère et le père biologique de l’enfant poursuivent une activité professionnelle dont ils retirent un revenu et que le père biologique verse une pension alimentaire mensuelle indexée de 250.- euros41 ;
- que le travailleur frontalier verse différents documents (achat d’un téléviseur familial, tableau d’amortissement d’un prêt immobilier, bourse CEDIES de l’enfant, avis d’impôt sur le revenu) dont il résulte qu’il participe au paiement 34 Idem et loc.cit.
35 Idem et loc.cit.
36 Idem, page 2, septième alinéa.
37 Idem, même page, dernier alinéa.
38 Idem, page 8, avant-dernier alinéa.
39 Idem, page 9, deuxième alinéa.
40 Idem, même page, quatrième alinéa.
41 Idem, même page, avant-dernier alinéa des frais du ménage, mais non qu’il pourvoit à l’entretien de l’enfant, qui est par ailleurs assumé par les parents biologiques42.
Il en déduisit que c’est à juste titre que la CAE avait retiré au travailleur frontalier le bénéfice des allocations familiales.
Sur le premier moyen de cassation Le premier moyen est tiré de la violation d’un principe du droit de l’Union européenne, déduit de l’arrêt Depesme e.a. de la Cour de justice de l’Union européenne, suivant lequel les dispositions consacrant la libre circulation des travailleurs doivent être interprétées largement, de l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après « TFUE ») ensemble avec les articles 1er, sous i)43, et 6744 du règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (ci-après « le règlement 883/2004 »)45 lus en combinaison avec l’article 746, paragraphe 2, du règlement (UE) n° 492/2011 du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union (ci-après « le règlement 492/2011 »)47 et avec l’article 2, point 248, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen 42 Idem et loc.cit.
43 « Article premier. Définitions. Aux fins du présent règlement : […] i) les termes "membre de la famille" désignent: 1) i) toute personne définie ou admise comme membre de la famille ou désignée comme membre du ménage par la législation au titre de laquelle les prestations sont servies; ii) pour ce qui est des prestations en nature selon le titre III, chapitre 1, sur la maladie, la maternité et les prestations de paternité assimilées, toute personne définie ou admise comme membre de la famille ou désignée comme membre du ménage par la législation de l'État membre dans lequel réside l'intéressé. 2) Si la législation d'un État membre qui est applicable en vertu du point 1) ne permet pas de distinguer les membres de la famille des autres personnes auxquelles ladite législation est applicable, le conjoint, les enfants mineurs et les enfants majeurs à charge sont considérés comme membres de la famille. 3) Au cas où, conformément à la législation applicable en vertu des points 1) et 2), une personne n'est considérée comme membre de la famille ou du ménage que lorsqu'elle vit dans le même ménage que la personne assurée ou le titulaire de pension, cette condition est réputée remplie lorsque cette personne est principalement à la charge de la personne assurée ou du titulaire de pension ; […] ».
44 « Article 67. Membres de la famille résidant dans un autre État membre. Une personne a droit aux prestations familiales conformément à la législation de l'État membre compétent, y compris pour les membres de sa famille qui résident dans un autre État membre, comme si ceux-ci résidaient dans le premier État membre. Toutefois, le titulaire d'une pension a droit aux prestations familiales conformément à la législation de l'État membre compétent pour sa pension. ».
45 Journal officiel de l’Union européenne L 166 du 30.4.2004, page 1 (une version coordonnée à jour est publiée sous : EUR-Lex - 32004R0883 - EN - EUR-Lex (europa.eu) (site consulté le 3 octobre 2023).
46 « SECTION 2. De l’exercice de l’emploi et de l’égalité de traitement. Article 7. 1. Le travailleur ressortissant d’un État membre ne peut, sur le territoire des autres États membres, être, en raison de sa nationalité, traité différemment des travailleurs nationaux, pour toutes conditions d’emploi et de travail, notamment en matière de rémunération, de licenciement et de réintégration professionnelle ou de réemploi s’il est tombé au chômage. 2. Il y bénéficie des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les travailleurs nationaux. 3. Il bénéficie également, au même titre et dans les mêmes conditions que les travailleurs nationaux, de l’enseignement des écoles professionnelles et des centres de réadaptation ou de rééducation. 4. Toute clause de convention collective ou individuelle ou d’autre réglementation collective portant sur l’accès à l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail et de licenciement est nulle de plein droit dans la mesure où elle prévoit ou autorise des conditions discriminatoires à l’égard de travailleurs ressortissants des autres États membres. ».
47 Journal officiel de l’Union européenne L 141 du 27.5.2011, page 1 (une version coordonnée à jour est publiée sous : EUR-Lex - 32011R0492 - EN - EUR-Lex (europa.eu) (site consulté le 3 octobre 2023).
48 « Article 2. Définition. Aux fins de la présente directive, on entend par : […] 2) "membre de la famille": a) le conjoint; b) le partenaire avec lequel le citoyen de l'Union a contracté un partenariat enregistré, sur la base de la législation d'un État membre, si, conformément à la législation de l'État membre d'accueil, les partenariats enregistrés sont équivalents au mariage, et dans le respect des conditions prévues par la législation pertinente de et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union européenne et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres (ci-après « la directive 2004/38 »)49, d’un principe tiré de l’interprétation uniforme du droit de l’Union européenne et de l’article 267, alinéa 3, TFUE, en ce que le Conseil supérieur de la sécurité sociale confirma, par réformation, la décision de la CAE de retirer au demandeur en cassation, avec effet au 1er août 2016, date d’entrée en vigueur de la loi du 23 juillet 2016, le bénéfice des allocations familiales perçues pour le compte de l’enfant de son épouse, aux motifs que la question du droit du travailleur frontalier à des allocations familiales pour le compte de l’enfant de son épouse suppose, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et notamment de son arrêt C-802/18 du 2 avril 2020, Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), dans lequel la Cour s’est spécifiquement prononcée sur la correcte application du droit de l’Union européenne à ce cas de figure et au regard du droit luxembourgeois, une appréciation du point de savoir si le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint, qui porte sur une situation de fait et doit être effectuée sur base des éléments de preuve fournis par l’intéressé, et que le demandeur en cassation n’a, en l’espèce, pas réussi à établir le fait de pourvoir à l’entretien de l’enfant de son conjoint, les éléments de preuve invoqués ayant uniquement permis de prouver que l’intéressé contribue aux frais du ménage dans lequel figure l’enfant du conjoint, mais non qu’il pourvoit à l’entretien de ce dernier, qui est, en l’espèce, assuré par ses parents biologiques, alors que, première branche, suivant la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne « les dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs […] doivent être interprétées largement » (arrêt Depesme e.a., point 58), de sorte que « la qualité de membre de la famille à charge résulte d’une situation de fait, qu’il appartient à l’Etat membre et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier » (idem, point 60), que cette qualité « peut ainsi ressortir […] d’éléments objectifs, tels que l’existence d’un domicile commun entre [le] travailleur et [l’enfant de son conjoint], sans qu’il soit nécessaire de déterminer les raisons de la contribution du travailleur frontalier à [l’enfant de son conjoint] ni d’en chiffrer l’ampleur exacte » (idem et loc.cit, ce principe ayant également été rappelé par l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), point 50), que les juges d’appel ont retenu, contrairement à ces exigences, « une interprétation restrictive de la qualité de « membre de la famille » ; en effet, ils ont constaté que l’enfant résidait au domicile du travailleur et que ce dernier participait bien aux « frais du ménage » […], mais jugé [que] cette participation « aux frais du ménage » ne prouvait pas sa participation à l’entretien de l’enfant résidant dans le ménage ; ils ont au contraire exclu cette participation au motif que les parents biologiques contribuaient aussi (ou étaient à même de contribuer) à l’entretien de l’enfant ; autrement dit, ils ont subordonné l’existence de la contribution du travailleur aux « raisons de cette contribution » suivant qu’elle était liée ou non à une défaillance des parents biologiques, et à une évaluation de l’ « ampleur » de cette contribution (en faisant exactement l’inverse de ce que préconise l’arrêt [Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier)] »50; que, deuxième branche, la Cour de justice a, dans son arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), dit pour droit que les enfants du conjoint d’un travailleur frontalier à l’entretien de qui ce dernier pourvoit ouvrent droit à l’octroi d’une allocation familiale dès lors que tous les enfants résidant dans l’Etat membre d’emploi du travailleur frontalier ont le droit de percevoir cette allocation, de sorte qu’en motivant le l'État membre d'accueil; c) les descendants directs qui sont âgés de moins de vingt-et-un ans ou qui sont à charge, et les descendants directs du conjoint ou du partenaire tel que visé au point b); d) les ascendants directs à charge et ceux du conjoint ou du partenaire tel que visé au point b) ; […] ».
49 Journal officiel de l’Union européenne L 158 du 30.4.2004, page 77 (une version coordonnée à jour est publiée sous : EUR-Lex - 32004L0038 - EN - EUR-Lex (europa.eu) (site consulté le 3 octobre 2023).
50 Mémoire en cassation, page 5, troisième alinéa.
refus d’octroi de l’allocation familiale à un travailleur frontalier du chef d’un enfant de son conjoint « en donnant une interprétation restrictive de la qualité de « membre de famille » d’un travailleur frontalier, suivant laquelle la participation du travailleur aux « frais du ménage » ne prouvait pas sa participation à l’entretien de l’enfant du conjoint vivant dans ledit ménage ;
et suivant laquelle la contribution des parents biologiques (ou leur faculté de contribuer) à l’entretien de l’enfant excluait que le travailleur pourvoie lui aussi à son entretien »51, alors que tous les enfants résidant dans l’Etat d’emploi du travailleur frontalier ont le droit de percevoir cette allocation, le Conseil supérieur méconnaît les articles 45 TFUE, 1, sous i) et 67 du règlement 883/2004 lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 2, du règlement 492/2011 et 2, point 2, de la directive 2004/38 ; que, troisième branche, les critères développés par les arrêts Depesme e.a. et Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) pour déterminer l’application de la qualité de membre de la famille à charge à l’enfant du conjoint d’un travailleur frontalier sont inspirés du souci d’éviter « l’application non uniforme du droit de l’Union » (arrêt Depesme e.a., point 58), que le Conseil supérieur a jugé que ces critères donnent lieu à « une appréciation souveraine d’une situation factuelle qu’aussi bien la CJUE que la Cour de cassation ont réservé aux juridictions de fond »52, mais qu’une telle appréciation souveraine est synonyme d’absence d’interprétation uniforme, qui est dès lors incompatible avec le principe d’interprétation uniforme du droit de l’Union européenne ; que, quatrième branche, subsidiaire aux trois premières, si votre Cour envisageait de rejeter les trois premières branches, une telle décision impliquerait une solution très incertaine au regard de la jurisprudence précitée de la Cour de justice, de sorte que vous êtes, sur base de l’article 267, alinéa 3, TFUE, tenus de saisir cette Cour de trois questions préjudicielles proposées.
Le Conseil supérieur de la sécurité sociale appliqua, en l’espèce, les critères énumérés dans les arrêts Depesme e.a. et Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), à savoir que le droit du travailleur frontalier de percevoir une allocation familiale du fait de l’enfant de son conjoint suppose :
- qu’il « pourvoit à l’entretien de cet enfant »53, - exigence qui « résulte d’une situation de fait »54, donc qui ne suppose pas « un droit à des aliments »55 de l’enfant à l’égard du travailleur frontalier, « interprétation [qui] est exigée par le principe selon lequel les dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs […] doivent être interprétées largement »56, - « situation de fait »57 « qu’il appartient à l’administration et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier »58, 51 Idem, page 7, deuxième alinéa.
52 Arrêt attaqué, page 8, dernier alinéa.
53 Arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), point 50.
54 Idem et loc.cit.
55 Arrêt Depesme e.a., point 58.
56 Idem et loc.cit.
57 Arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), point 50.
58 Idem et loc.cit.
- cette appréciation s’effectuant « sur la base des éléments de preuve fournis par l’intéressé »59, - « sans qu’il soit nécessaire pour [l’administration et les juridictions nationales] de déterminer les raisons de cette contribution ni d’en chiffrer l’ampleur exacte »60, - cette situation pouvant « ressortir […] d’éléments objectifs tels que l’existence d’un domicile commun entre [le] travailleur et [l’enfant de son conjoint] »61 - étant précisé que lorsque « le père biologique de l’enfant ne paie pas de pension alimentaire à la mère de ce dernier [i]l semble que […] le conjoint de la mère […] pourvoi[e] à l’entretien de cet enfant, ce qu’il appartient toutefois à la juridiction [nationale] de vérifier »62.
Le pourvoi critique, dans ses deux moyens, la façon dont cette appréciation a été effectuée en l’espèce.
S’agissant de la façon dont, selon les demandeurs en cassation, cette appréciation aurait dû être effectuée, la position de ces derniers a évolué :
- en instance d’appel ils ont fait valoir que « [s]eul le domicile commun et le mariage ou le partenariat avec la mère biologique de l’enfant devraient être pris en considération pour caractériser le fait que le beau-père pourvoit à l’entretien de sa belle-fille »63 tandis que - dans le cadre de la présente instance de cassation ils soutiennent que la preuve de ce fait devrait se déduire de celle de la participation du travailleur frontalier aux frais du ménage commun composé de lui-même, de l’enfant de son conjoint et de ce dernier64.
Dans votre arrêt n° 131/2022, numéro CAS-2021-00117 du registre, du 10 novembre 2022 vous avez retenu que cette appréciation échappe à votre contrôle et relève du pouvoir souverain des juges du fond65.
A suivre votre jurisprudence, les moyens ne sauraient donc être accueillis.
Il sera cependant vu ci-après, dans le cadre de la discussion de la quatrième branche du moyen, que cette jurisprudence est problématique et devrait être abandonnée parce qu’elle paraît être contraire au droit de l’Union européenne.
Les quatre branches du moyen appellent par ailleurs les observations complémentaires suivantes.
59 Idem et loc.cit.
60 Idem et loc.cit.
61 Arrêt Depesme e.a., point 60.
62 Arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), point 52.
63 Arrêt attaqué, page 4, premier alinéa.
64 Mémoire en cassation, pages 5, troisième alinéa, page 7, deuxième et cinquième alinéas, et page 14, troisième alinéa.
65 Réponse au quatrième moyen.
Sur la première branche Dans la première branche du moyen les demandeurs en cassation déduisent une violation du droit de l’Union européenne de ce que l’appréciation effectuée en l’espèce par le Conseil supérieur du fait allégué que le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint méconnaîtrait un principe d’interprétation large des dispositions du droit de l’Union européenne qui consacrent la libre circulation des travailleurs.
Un grief qui repose sur une lecture erronée de l’arrêt Les demandeurs en cassation font critiquer le Conseil supérieur pour avoir procédé à :
« une interprétation restrictive de la qualité de « membre de la famille » ; en effet, ils ont constaté que l’enfant résidait au domicile du travailleur et que ce dernier participait bien aux « frais du ménage » […], mais jugé [que] cette participation « aux frais du ménage » ne prouvait pas sa participation à l’entretien de l’enfant résidant dans le ménage ; ils ont au contraire exclu cette participation au motif que les parents biologiques contribuaient aussi (ou étaient à même de contribuer) à l’entretien de l’enfant ; autrement dit, ils ont subordonné l’existence de la contribution du travailleur aux « raisons de cette contribution » suivant qu’elle était liée ou non à une défaillance des parents biologiques, et à une évaluation de l’ « ampleur » de cette contribution (en faisant exactement l’inverse de ce que préconise l’arrêt [Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier)] »66.
Ils font donc valoir que le Conseil supérieur a considéré :
- qu’il était certes établi, par le fait de la participation aux frais du ménage par le travailleur, que ce dernier pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint, - mais que cette contribution à l’entretien, qui était ainsi établie, n’est pas pertinente parce que les parents biologiques contribuent aussi à l’entretien de l’enfant.
En réalité, le Conseil supérieur constate que « [l]es pièces versées par [le travailleur] […], si elles documentent certes des frais du ménage, ne sont cependant pas de nature à prouver que [le travailleur] pourvoit à l’entretien de [l’enfant] »67. Il constate donc que les « pièces versées » n’établissent pas l’existence de dépenses effectuées par le travailleur dans l’intérêt spécifique, voire exclusif, de l’enfant. Cette conclusion se déduit, outre des termes précités de l’arrêt, de l’énumération de pièces invoquées, à savoir « l’achat d’un téléviseur familial le 31 mars 2018, le tableau d’amortissement d’un prêt immobilier pour les années 2017 à 2019, la bourse CEDIES au profit de [l’enfant] ». Cette bourse est servie par le CEDIES, donc par le Centre de Documentation et d’information sur l’Enseignement supérieur, attaché au Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, partant par l’Etat luxembourgeois. Elle ne documente donc pas une dépense effectuée par le travailleur. L’achat d’un « téléviseur familial », donc destiné au ménage et non à l’enfant en particulier et de façon spécifique, voire exclusive, n’atteste, suivant l’appréciation souveraine du Conseil supérieur, pas une dépense 66 Mémoire en cassation, page 5, troisième alinéa.
67 Arrêt attaqué, page 9, avant-dernier alinéa.
visant à pourvoir à l’entretien de l’enfant. Enfin la contribution au paiement d’un prêt immobilier aux fins d’acquisition du domicile du ménage n’établit pas non plus une dépense ayant cette finalité. Le Conseil supérieur constate donc que les dépenses alléguées sont, par leur nature ou leur objet, des contributions du travailleur aux charges du mariage conclu avec son conjoint, qui est l’exécution d’une obligation légale découlant du mariage, mais non une contribution à l’entretien de l’enfant.
Le travailleur n’a donc, suivant les constatations du Conseil supérieur, pas invoqué des pièces pertinentes établissant qu’il contribue à l’entretien de l’enfant de son conjoint. Les pièces se limitent à prouver sa contribution, légalement imposée, aux charges du mariage avec son conjoint, mais non l’existence d’une contribution à l’entretien de l’enfant du conjoint. Le Conseil constate donc une absence de preuve d’une quelconque contribution matérielle à l’entretien de l’enfant. Contrairement à ce que postule le moyen, son appréciation n’a pas pour objet de constater que le travailleur a certes, en fait, contribué à cet entretien, mais que cette contribution ne saurait, en droit, recevoir cette qualification, donc n’est pas pertinente pour être prise en considération.
Le raisonnement du Conseil consiste donc à constater, d’une part, que le travailleur n’établit pas une contribution (matérielle quelconque) à l’entretien de l’enfant et, d’autre part, que les parents biologiques pourvoient par ailleurs exclusivement à cet entretien. Ce second constat surabondant complète le premier, qui est déjà en soi suffisant pour rejeter la prétention.
Le grief exprimé par la branche du moyen, qui postule que le Conseil a constaté que le travailleur a établi avoir contribué, par sa participation à des frais de ménage, à l’entretien de l’enfant, mais a jugé que cette contribution n’était pas pertinente en raison de l’existence d’une contribution des parents biologiques de l’enfant à l’entretien de ce dernier, repose dès lors sur une prémisse erronée, donc sur une lecture erronée de l’arrêt.
Il s’ensuit que la branche du moyen manque en fait.
Un grief qui repose sur une lecture erronée de l’arrêt Depesmes e.a.
La première branche du moyen critique que le refus de reconnaissance, en l’espèce, de l’existence d’une contribution du travailleur à l’entretien de l’enfant du conjoint, méconnaîtrait un principe tiré de ce que les dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs doivent être interprétées largement. Ce principe est déduit de l’arrêt Depesme e.a.
Cet arrêt a, dans son point 58, évoqué ce principe pour justifier « que la qualité de membre de la famille à charge […] ne suppos[e] pas un droit à des aliments [mais que] la qualité de membre de la famille à charge résulte d’une situation de fait [à savoir du] soutien [qui] est assuré par le travailleur [à un membre de sa famille, en l’occurrence à l’enfant de son conjoint avec lequel il n’a pas de lien de filiation, donc aucun lien de droit], sans qu’il soit nécessaire de déterminer les raisons du recours à ce soutien et de se demander si l’intéressé est en mesure de subvenir à ses besoins par l’exercice d’une activité rémunérée ».
Ce principe justifie donc de qualifier l’enfant du conjoint du travailleur dont l’entretien est, en fait, donc en dehors de toute obligation légale, assuré par ce dernier comme membre de sa famille ayant droit à des prestations familiales. Cette solution a été, en l’espèce, acceptée par le Conseil supérieur.
Les demandeurs en cassation font valoir que ce principe oblige les juridictions nationales d’apprécier la preuve du pourvoi par le travailleur frontalier à cet entretien d’une façon large et critiquent le Conseil supérieur d’avoir méconnu le principe en constatant en l’espèce l’absence de preuve d’un tel pourvoi à l’entretien.
Cette thèse procède d’une mauvaise lecture de l’arrêt Depesmes e.a.
Celui-ci déduit du principe invoqué l’assimilation de l’enfant du conjoint du travailleur dont l’entretien est assuré par ce dernier à un membre de sa famille. Il ne déduit, en revanche, pas de ce principe des conséquences relatives à la constatation de l’existence d’un tel pourvoi à l’entretien de l’enfant, générateur de l’assimilation de l’enfant du conjoint du travailleur à un membre de la famille de ce dernier.
Il définit par ailleurs les conditions de la constatation de ce fait, à savoir, d’une part, « qu’il appartient à l’Etat membre et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier [cette situation de fait] »68, et, d’autre part, que cette appréciation est à effecteur sur base « d’éléments objectifs, tels que l’existence d’un domicile commun entre [l]e travailleur et [l’enfant du conjoint], sans qu’il soit nécessaire de déterminer les raisons de la contribution du travailleur frontalier à l’entretien de l’[enfant] ni d’en chiffrer l’ampleur exacte »69. La Cour de justice s’est donc déjà prononcée de façon exhaustive sur cette question. Sa réponse n’implique pas que les administrations et juridictions nationales pourraient se dispenser de l’examen de l’existence du pourvoi, par le travailleur, à l’entretien de l’enfant de son conjoint ou devraient, en l’absence d’éléments objectifs justifiant l’existence d’un tel pourvoi à l’en entretien, considérer ce dernier comme étant acquis en raison de l’application d’un principe tiré de l’interprétation large des dispositions qui consacrent la libre circulation des travailleurs.
Il s’ensuit que la première branche manque encore en fait pour ce motif supplémentaire.
Sur la deuxième branche Dans son arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) la Cour de justice avait décidé, dans le dispositif de son arrêt, que le droit de l’Union européenne s’oppose aux dispositions du droit luxembourgeois « en vertu desquelles les travailleurs frontaliers ne peuvent percevoir une allocation familiale liée à l’exercice, par ceux-ci, d’une activité salariée [à Luxembourg] que pour leurs propres enfants, à l’exclusion de ceux de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation, mais dont ils pourvoient à l’entretien, alors que tous les enfants résidant dans ledit Etat membre ont le droit de percevoir cette allocation »70.
Dans la deuxième branche du moyen, les demandeurs en cassation font soutenir que la circonstance, ainsi soulignée par la Cour de justice, que tous les enfants résidant à Luxembourg ont le droit de percevoir l’allocation familiale s’oppose à « une interprétation restrictive de la qualité de membre de la famille d’un travailleur frontalier, suivant laquelle la participation du travailleur aux « frais du ménage » ne prouvait pas sa participation à l’entretien de l’enfant du 68 Point 60 de l’arrêt Depesme e.a.
69 Idem et loc.cit.
70 Dispositif de l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), point 2 (c’est nous qui soulignons).
conjoint vivant dans ledit ménage ; et suivant laquelle la contribution des parents biologiques (ou leur faculté de contribuer) à l’entretien de l’enfant excluait que le travailleurs pourvoie lui aussi à son entretien »71.
Un grief qui repose sur une lecture erronée de l’arrêt Il a été vu ci-avant, dans le cadre de la discussion de la première branche du moyen, que le Conseil supérieur avait constaté en l’espèce que le travailleur n’établit pas une contribution (matérielle quelconque) à l’entretien de l’enfant et, d’autre part, que les parents biologiques pourvoient par ailleurs à cet entretien. Si, suivant les constatations souveraines du Conseil, le travailleur a établi une contribution à certains frais de ménage, ces dépenses ne constituent, par leur nature ou leur objet, que des contributions du travailleur aux charges du mariage conclu avec son conjoint, donc l’exécution d’une obligation légale découlant du mariage s’imposant à lui, mais n’établissent, au regard de leur nature et de leur objet, pas que le travailleur contribue à l’entretien de l’enfant de son conjoint.
Dans la deuxième branche du moyen, les demandeurs renouvellent leur critique que le Conseil supérieur aurait dû assimiler la contribution constatée aux frais du ménage à une contribution à l’entretien de l’enfant. Cette critique suppose que les frais invoqués soient, par leur nature ou leur objet, susceptibles de recevoir cette qualification de pourvoi à l’entretien de l’enfant et que, bien que la contribution ait, à première vue, pu recevoir cette qualification, le Conseil refusa celle-ci par suite d’une interprétation restrictive. En réalité, le Conseil constata que les frais invoqués étaient, de par leur nature et leur objet, étrangers à l’entretien de l’enfant. Ces frais se limitent à établir que le travailleur participe, conformément à ses obligations légales découlant du mariage, aux charges de ce dernier.
Il s’ensuit que la branche du moyen manque en fait.
Un grief qui procède d’une lecture erronée de l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) La deuxième branche du moyen se fonde sur l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) et plus particulièrement sur la référence faite, dans le dispositif de cet arrêt, à la circonstance que le droit luxembourgeois confère à tous les enfants résidant à Luxembourg le droit de percevoir l’allocation familiale. Or, cette référence est tirée de son contexte. Si la Cour constata l’existence d’une violation du droit de l’Union européenne en raison du refus, par le droit luxembourgeois, de l’allocation familiale aux travailleurs frontaliers du fait des enfants de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation, alors que le droit luxembourgeois confère à tous les enfants résidant à Luxembourg le droit de percevoir une telle allocation, cette violation n’existe cependant qu’à la condition que les travailleurs « pourvoient à l’entretien »72 de l’enfant. Le droit à l’allocation ne résulte donc pas du seul fait que le travailleur cohabite avec l’enfant de son conjoint, mais suppose, en outre, la preuve qu’il pourvoit, bien que n’y étant pas légalement tenu, à l’entretien de cet enfant. Ce n’est qu’à cette condition que l’enfant est à assimiler à un membre de la famille du travailleur ouvrant droit à l’allocation.
71 Mémoire en cassation, page 7, deuxième alinéa.
72 Dispositif de l’arrêt, point 2 (c’est nous qui soulignons).
Or, le Conseil supérieur constata en l’espèce que cette condition n’était pas matériellement établie. Eu égard à cette constatation, le refus de l’allocation ne constitue pas une violation du droit de l’Union européenne tant bien même que le droit luxembourgeois confère à tous les enfants résidant à Luxembourg le droit de percevoir l’allocation.
Il s’ensuit que la branche du moyen branche manque encore en fait pour ce motif supplémentaire.
Sur la troisième branche du moyen Dans la troisième branche, les demandeurs reprochent au Conseil supérieur d’avoir retenu que la contribution du travailleur à l’entretien de l’enfant de son conjoint relève d’une « appréciation souveraine d’une situation factuelle qu’aussi bien la CJUE que la Cour de cassation ont réservé aux juridictions du fond »73. Cette solution serait contraire à la règle d’interprétation uniforme du droit de l’Union européenne rappelée par la Cour de justice au point 58 de son arrêt Depesme e.a.
Un grief inopérant Le motif critiqué par la branche du moyen a été exposé par le Conseil supérieur pour justifier le refus de poser à la Cour de justice certaines questions préjudicielles proposées par les demandeurs en cassation :
« Les questions préjudicielles formulées à cet égard par l’intimé sub 1), 2) et 3) ne sont donc pas pertinentes et plus nécessaires, la CJUE ayant pris position sur la notion de pourvoi à l’entretien des enfants, sur la définition de membre de la famille, sur la charge de la preuve et sur les preuves à rapporter, étant précisé que les questions 1 et 3 telles que formulées ne se rapportent plus à une interprétation ou à la validité du droit communautaire, mais visent une appréciation souveraine d’une situation factuelle qu’aussi bien la CJUE que la Cour de cassation ont réservé aux juridictions du fond »74.
Le motif critiqué est donc surabondant, le refus de poser les questions préjudicielles reposant sur le motif suffisant, non attaqué, qu’elles « ne sont […] pas pertinentes et plus nécessaires, la CJUE ayant pris position sur la notion de pourvoi à l’entretien des enfants, sur la définition de membre de la famille, sur la charge de la preuve et sur les preuves à rapporter »75.
Attaquant un motif surabondant, la branche du moyen est inopérante.
Un grief procédant d’une lecture erronée de l’arrêt Depesme e.a.
La branche du moyen postule une violation, par refus d’application, d’une règle d’interprétation uniforme du droit de l’Union européenne déduite du point 58 de l’arrêt Depesme e.a. Dans ce dernier, la Cour de justice rappelle que suivant sa jurisprudence « la qualité de membre de la famille à charge […] ne supposait pas un droit à des aliments. Si tel était le cas, le 73 Arrêt attaqué, page 8, dernier alinéa.
74 Idem et loc.cit.
75 Idem et loc.cit.
regroupement familial […] dépendrait des législations nationales, qui varient d’un Etat à l’autre, ce qui conduirait à l’application non uniforme du droit de l’Union. La Cour a ainsi interprété [les dispositions pertinentes du l’Union européenne] en ce sens qua la qualité de membre de la famille à charge résulte d’une situation de fait. Il s’agit d’un membre de la famille dont le soutien est assuré par le travailleur, sans qu’il soit nécessaire de déterminer les raisons du recours à ce soutien et de se demander si l’intéressé est en mesure de subvenir à ses besoins par l’exercice d’une activité rémunérée. ».
La référence à l’interprétation uniforme du droit de l’Union européenne est donc circonscrite, dans le passage invoqué de l’arrêt Depesme e.a., au point non contredit par le Conseil supérieur que la qualité de membre de la famille à charge de l’enfant du conjoint du travailleur frontalier ne suppose pas un droit à des aliments de cet enfant à l’égard du travailleur, mais résulte d’une situation de fait, à savoir du fait que le soutien de l’enfant est assuré par le travailleur.
Cette référence est donc étrangère à la question de l’appréciation de cette situation de fait.
Il s’ajoute que l’arrêt Depesme e.a. précise « que la qualité de membre de la famille à charge résulte d’une situation de fait, qu’il appartient à l’Etat membre et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier »76. La Cour de justice confie donc cette appréciation aux administrations et juridictions nationales, partant, considère qu’une telle appréciation ne porte pas atteinte au principe d’application uniforme du droit de l’Union.
Il s’ensuit que la branche du moyen manque en fait.
Un grief qui est étranger à l’arrêt attaqué Les demandeurs en cassation critiquent, dans la troisième branche du moyen, le Conseil supérieur d’avoir rappelé que votre Cour décide que l’appréciation par les juges du fond du point de savoir si le travailleur pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint avec lequel il n’a pas de lien de filiation est souveraine et échappe au contrôle de votre Cour.
Ce rappel est matériellement correct, puisqu’il se limite à citer votre jurisprudence.
Il est dépourvu de pertinence puisque les juges du fond apprécient de toute façon, et en toute matière, les faits, tel étant leur rôle. La référence à l’appréciation souveraine des juges du fond concerne la question du contrôle de cette appréciation par la Cour de cassation. Si l’appréciation est souveraine, la Cour de cassation se refuse de procéder à un contrôle direct de celle-ci, son contrôle se limitant à l’absence d’un défaut de base légale, donc d’une l’insuffisance des motifs de fait par lesquels les juges du fond ont procédé à cette appréciation souveraine77. L’entendue du contrôle de votre Cour ne met pas en cause le pouvoir des juges du fond d’apprécier les faits, qui existe, par hypothèse, dans tous les cas, donc même si cette appréciation n’est pas souveraine, donc soumise au contrôle de votre Cour.
76 Point 60 de l’arrêt Depesme e.a.
77 Jacques et Louis BORÉ, La cassation en matière civile, 6e édition, 2023, n° 78.05, page 459 (« Si elle ne peut réviser les constatations souveraines de l’arrêt, la Cour de cassation est en droit du moins de vérifier que le juge du fond a exercé son pouvoir souverain d’appréciation et de censurer la décision qui comporte sur ce point une lacune ») (le passage souligné est mis en italique dans l’ouvrage cité).
L’objet réel de la critique des demandeurs en cassation est votre refus, exprimé dans votre arrêt n° 131/2022, numéro CAS-2021-00117 du rôle, du 10 novembre 2022 de contrôler des appréciations du type de celle critiquée en l’espèce, donc l’appréciation de la question de savoir si le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien de son enfant. Cette critique vise donc en réalité, non l’arrêt attaqué, mais votre jurisprudence. Elle est dès lors étrangère à l’arrêt attaqué.
Il s’ensuit que la branche du moyen est irrecevable.
Sur la quatrième branche du moyen Dans la quatrième branche du moyen, les demandeurs en cassation proposent, en cas de rejet de l’une ou l’autre des trois branches du moyen, des questions préjudicielles invitant en substance la Cour de justice de répondre aux branches rejetées. Ces questions sont présentées au motif que le rejet de ces branches « impliquerait une solution très incertaine au regard de la jurisprudence […] de la CJUE »78.
La Cour de justice a précisé dans son arrêt CILFIT II79 que l’article 267 TFUE est à interpréter en ce sens qu’une « juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne ne saurait être libérée de [son] obligation [de saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle] que lorsqu’elle a constaté que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’interprétation correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable »80, « qu’il découle du rapport entre les deuxième et troisième alinéas de l’article 267 TFUE que les juridictions visées par le troisième alinéa jouissent du même pouvoir d’appréciation que toutes autres juridictions nationales en ce qui concerne le point de savoir si une décision sur un point de droit de l’Union est nécessaire pour leur permettre de rendre leur décision [de sorte que c]es juridictions ne sont […] pas tenues de renvoyer une question d’interprétation du droit de l’Union soulevée devant elles si la question n’est pas pertinente, c’est-à-dire dans les cas où la réponse à cette question, quelle qu’elle soit, ne pourrait avoir aucune influence sur la solution du litige. »81 et que « l’autorité de l’interprétation donnée par la Cour en vertu de l’article 267 TFUE peut priver l’obligation prévue à l’article 267, troisième alinéa, TFUE de sa cause et la vider ainsi de son contenu, notamment lorsque la question soulevée est matériellement identique à une question ayant déjà fait l’objet d’une décision à titre préjudiciel dans une espèce analogue ou, a fortiori, dans le cadre de la même affaire nationale, ou lorsqu’une jurisprudence établie de la Cour résout le point de droit en cause, quelle que soit la nature des procédures qui ont donné lieu à cette jurisprudence, même à défaut d’une stricte identité des questions en litige »82.
Il a été vu ci-avant que les trois premières branches du moyen sont irrecevables, manquent en fait, sont inopérantes ou ne peuvent être accueillies. Les questions préjudicielles soulevées ne 78 Mémoire en cassation, page 8, deuxième alinéa.
79 Cour de justice de l’Union européenne, Grande chambre, 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management e Catania Multiservizi (CILFIT II), C-561/19, ECLI:EU:C:2021:799.
80 Point 33 de l’arrêt précité.
81 Point 34 de l’arrêt précité.
82 Point 36 de l’arrêt précité.
sont donc pas nécessaires pour permettre à votre Cour de rendre une décision, partant, ne sont pas pertinentes, de sorte que vous êtes dispensés de les poser83.
La troisième question préjudicielle proposée par les demandeurs en cassation est relative au problème de la compatibilité avec le droit de l’Union européenne de l’abandon, par votre Cour, de l’appréciation du point de savoir si le travailleur pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint avec lequel il n’a pas de lien de filiation. Vous avez dans votre arrêt n° 131/2022, numéro CAS-2021-00117 du registre du 10 novembre 2022, dans la réponse au quatrième moyen, constaté que ce point relève du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond et échappe à votre contrôle.
Il a été vu ci-avant, dans le cadre de la discussion de la troisième branche du moyen, que celle-
ci a pour objet de critiquer cette jurisprudence. Cette critique étant étrangère à l’arrêt attaqué, elle est, dans la mesure où elle est dirigée contre cet arrêt, irrecevable.
Il reste que le problème est susceptible de se poser lorsque, pour répondre au premier moyen, tiré de la violation du droit de l’Union européenne, vous serez, le cas échéant, amenés à appliquer votre jurisprudence, donc à refuser d’accueillir, en tout ou en partie, ce moyen au motif qu’il critique une appréciation souveraine des juges du fond, qui échappe à votre contrôle.
Votre mission consiste à censurer la non-conformité des décisions vous soumises aux règles de droit84. A cette fin vous contrôlez, en principe, la qualification des faits, par hypothèse 83 Dans la discussion de la quatrième branche du moyen, les parties demanderesses en cassation font exposer que « [p]our autant, elle relève que, dans une affaire encore plus récente, ayant conduit à un arrêt de Votre Cour du 19 janvier 2023 [n° 6/2023, numéro CAS-2022-00030 du registre] concernant la question voisine du droit à l’allocation pour les enfants placés dans le ménage du travailleur frontalier, le raisonnement du Procureur général d’Etat adjoint [sous l’arrêt n° 131/2022, numéro CAS-2021-00117 du registre du 10 novembre 2022] repris dans l’arrêt attaqué a été nettement contredit par le Premier Avocat général [ayant conclu dans l’arrêt précité du 19 janvier 2023], qui a mis l’accent sur le fait que « la jurisprudence de la CJUE est claire et constante en ce qui concerne la condition de la résidence » et qui a soulevé à titre subsidiaire une question préjudicielle à soumettre à la CJUE, laquelle a effectivement été renvoyée par Votre Cour » (mémoire en cassation, page 11, troisième alinéa). Il est précisé, outre que les auteurs des conclusions du Parquet général sous vos arrêts précités du 10 novembre 2022 et 19 janvier 2023 se sont, bien entendu, concertés avant d’émettre leurs conclusions respectives, qu’il n’existe aucune contradiction entre ces conclusions et arrêts. L’arrêt du 19 janvier 2023 concerne la question de l’octroi de l’allocation familiale au travailleur frontalier du chef de l’enfant placé auprès de lui par décision judiciaire, donc en présence d’un lien de droit entre le travailleur et l’enfant, tandis que l’arrêt du 10 novembre 2022 et la présente espèce concernent la question différente de l’octroi de cette allocation au travailleur frontalier du chef de l’enfant de son conjoint, donc en l’absence de tout lien de droit entre le travailleur et l’enfant.
Cette « situation de fait », qui n’existe évidemment pas en cas de placement judiciaire de l’enfant auprès du travailleur, suppose, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice, qui a eu l’occasion de s’exprimer sur cette question à deux reprises, dans ses arrêts Depesme e.a. et Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), la vérification du fait que le travailleur pourvoit à l’entretien de l’enfant. Le souci tiré de ce que le travailleur frontalier ne saurait être discriminé du fait de sa résidence dans un autre Etat membre, donc par suite de l’exercice de sa liberté de circulation, constitue par ailleurs la raison pour laquelle les arrêts Depesme e.a. et Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) constatent la contrariété de législations nationales qui opèrent des distinctions sur base de la résidence. Cette évidence n’empêche cependant pas la Cour de justice de subordonner dans ces mêmes arrêts l’assimilation de la « situation de fait » de l’enfant du conjoint d’un travailleur frontalier à un enfant de droit à charge de ce dernier à la preuve que le travailleur pourvoit à l’entretien de l’enfant. La résidence du travailleur dans un autre Etat membre n’est donc pas suffisante pour ouvrir droit à l’octroi de l’allocation familiale. Cette problématique ne se pose sans doute pas (la réponse restant à fournir par la Cour de justice) en cas de placement judiciaire d’un enfant auprès du travailleur frontalier, le placement judiciaire créant à première vue un lien de droit entre le travailleur et l’enfant, dispensant de toute autre preuve.
84 BORÉ, précité, n° 01.16, page 4, citant l’article 604 du Code de procédure civile français.
souverainement constatés par les juges du fond, au regard de la loi85. Toutefois dans différentes matières vous faites exception à ce principe en refusant le contrôle de notions légales ou d’éléments constitutifs de ces notions86. Ce refus, qui n’est pas formellement motivé, est expliqué par la doctrine par des considérations tirées de ce que les notions non contrôlées relèvent de celles pour lesquelles le législateur a entendu s’en remettre à une appréciation concrète des juges du fond, insusceptible de toute généralisation87 ou concernent des notions qui reposent sur l’appréciation d’un état psychologique ou mental88 ou des notions reposant sur une appréciation technique89 ou celles nécessitant une appréciation quantitative non réglementée90.
Il est admis en France que le contrôle devrait porter sur les notions imposées par des lois d’ordre public91. Or, le droit de l’Union européenne relève de l’ordre public. Les demandeurs en cassation soulèvent par ailleurs à juste titre, en citant la doctrine française, que « [l]es restrictions au contrôle de l’interprétation qui sont motivées par la souveraineté des juges du fond […] ont pour conséquence l’absence de toute interprétation uniforme de la norme juridique sur le territoire […] »92.
Il s’ajoute que si la Cour de justice a dans ses arrêts Depesmes e.a. et Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) retenu que la qualification de membre de la famille à charge résulte d’une « situation de fait qu’il appartient à l’Etat membre et, le cas échéant, aux juridictions nationales d’apprécier »93, elle a énoncé des directives d’interprétation, à savoir que cette qualification peut être déduite « d’éléments objectifs »94, tel que le « domicile commun » du travailleur avec l’enfant95, qu’il n’est pas « nécessaire […] de déterminer les raisons de [la] contribution ni d’en chiffrer l’ampleur exacte »96, que la qualification s’effectue « sur la base des éléments de preuve fournis par l’intéressé »97. La Cour de justice n’a donc pas abandonné pur et simplement l’appréciation du fait, qualifiant l’enfant du conjoint comme membre de la famille du travailleur, de la contribution par ce dernier à l’entretien de l’enfant aux administrations et juridictions nationales, mais a donné certaines directives d’interprétation. Il serait difficilement compréhensible que votre Cour se refuse de contrôler le respect de ces directives par les juges du fond. Il en est ainsi d’autant plus que la Cour de justice a, sur base de l’article 267 TFUE le pouvoir d’interpréter le droit de l’Union européenne et que « le mécanisme préjudiciel établi par cette disposition vise à assurer en toutes circonstances au droit de l’Union le même effet dans tous les États membres et ainsi à 85 Idem, n° 65.101, page 318.
86 Idem, n° 65.111, page 318.
87 Idem, n° 65.112, page 319. Les auteurs citent l’exemple de la révocation d’une donation pour cause d’ingratitude.
88 Idem, n° 65.113, page 319. Les auteurs citent les exemples des notions de bonne foi, affectio societatis, intention libérale, fraude, insanité d’esprit, etc.
89 Idem, n° 65.114, page 320. Les auteurs citent l’exemple du caractère apparent ou caché du vice de la chose vendue.
90 Idem, n° 656.115, page 320. Les auteurs citent l’exemple du caractère manifestement excessif d’une clause pénale.
91 Idem, n° 65.125, page 322.
92 Idem, n° 62.40, page 270.
93 Arrêt Depesmes e.a., point 60.
94 Idem et loc.cit.
95 Idem et loc.cit.
96 Idem et loc.cit. et arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), n° 50.
97 Arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), n° 50.
prévenir des divergences dans l’interprétation de celui-ci que les juridictions nationales ont à appliquer »98.
Il existe donc des motifs légaux sérieux qui devraient vous amener à revenir sur votre jurisprudence qui abandonne cette appréciation au pouvoir souverain des juges du fond et à accepter le contrôle des directives d’interprétation de la Cour de justice99.
Si vous avez des doutes sur le point de savoir si un tel contrôle est imposé par le droit de l’Union européenne, il y a lieu de saisir la Cour de justice de la question préjudicielle suivante :
« L’article 267 TFUE s’oppose-t-il à la jurisprudence d’une Cour suprême d’un Etat membre compétente pour contrôler, à l’exclusion de tout contrôle des faits, la conformité au droit des décisions des juridictions inférieures, à refuser de contrôler, sur base des faits constatés par ces juridictions, la correcte application de l’interprétation de dispositions du droit de l’Union européenne retenue par la Cour de justice de l’Union européenne, en particulier l’interprétation de la notion de « membre de la famille » d’un travailleur migrant, au sens de l’article 1er , sous i), et l’article 67 du règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004 et de l’article 2, point 2, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, ouvrant droit à l’octroi de prestations familiales, dans le cas de l’enfant du conjoint ou partenaire du travailleur migrant avec lequel ce dernier n’a pas de lien de filiation, mais dont il pourvoit à l’entretien, interprétation effectuée par la Cour de justice dans son arrêt du 2 avril 2020, Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), C-802/18, ECLI:EU:C:2020:269 ? » La problématique de votre pouvoir de contrôle au sujet de l’interprétation du droit de l’Union européenne n’est toutefois pas nécessairement pertinente. Elle n’est pas pertinente :
- si vous décidez qu’il y a lieu de rejeter les moyens sur base des autres motifs d’irrecevabilité invoqués ci-avant et - si vous considérez de plus que cette irrecevabilité, nonobstant le caractère d’ordre public du droit de l’Union européenne en général et de l’autorité de l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) en particulier, vous dispense d’examiner d’office l’application correcte de ce droit et le respect de l’autorité de cet arrêt par les juges du fond, tant bien même que cette question vous est, en substance, soumise par le moyen, nonobstant les critiques qu’il suscite.
La question est, en revanche, pertinente lorsque :
98 Arrêt CILFIT II, précité, point 28.
99 Le soussigné vous avait, dans cette même logique, proposé, dans ses conclusions sous votre arrêt n° 131/2022, numéro CAS-2021-00117 du registre, du 10 novembre 2022, de rejeter l’exception d’irrecevabilité de la Caisse pour l’avenir des enfants, qui vous avait invité à ne pas accueillir le quatrième moyen parce que ce dernier reviendrait à remettre en discussion l’appréciation souveraine des juges du fond (voir, à cet égard, les conclusions du soussigné, 20221110_CAS-2021-00117_131p (public.lu) (consulté le 10 octobre 2023), page 44, deuxième alinéa).
- vous jugez que les motifs d’irrecevabilité invoqués en sus de celui tiré du caractère souverain de l’appréciation de la notion de « pourvoi à l’entretien de l’enfant » ne sont pas fondés ou - que le caractère d’ordre public du droit de l’Union européenne et, dans cet ordre d’idées, le respect par les juges du fond des interprétations de ce droit par la Cour de justice, vous oblige d’examiner d’office le respect de cette interprétation.
Le moyen, s’il paraît se heurter aux difficultés exposées ci-avant, soulève néanmoins en substance la question du respect par les juges du fond de l’interprétation de la notion de « pourvoi à l’entretien de l’enfant » retenue par la jurisprudence de la Cour de justice. Cette question de l’application correcte du droit de l’Union européenne est d’ordre public. Il paraît dès lors s’imposer de l’examiner, en cas de besoin, d’office.
Si vous jugez, pour l’un ou l’autre de ces motifs, qu’il vous est nécessaire de vous prononcer sur votre pouvoir de contrôle de la notion de « pourvoi à l’entretien de l’enfant », il vous est suggéré de revenir sur votre jurisprudence et d’accepter ce contrôle, qui s’effectue, bien entendu, sur base des faits souverainement constatés, sinon de saisir la Cour de justice de la question préjudicielle proposée ci-avant.
Si vous acceptez ce contrôle, il y a donc lieu de vérifier si le Conseil supérieur a correctement interprété la notion de « pourvoi à l’entretien de l’enfant ». Les critères guidant cette interprétation, développés par la Cour de justice, ont été rappelés ci-avant. L’enfant du conjoint n’est à qualifier comme membre de la famille du travailleur frontalier que si ce dernier pourvoit à son entretien. Le Conseil supérieur a constaté que le travailleur frontalier, à qui incombe la charge de la preuve100, n’a pas justifié de dépenses effectuées dans l’intérêt spécifique, voire exclusif, de l’enfant. Ces dépenses constituent, par leur nature ou leur objet, des contributions du travailleur aux charges du mariage conclu avec son conjoint, donc l’exécution d’une obligation légale découlant du mariage. Le Conseil a ajouté que cette conclusion est confirmée par la circonstance que les parents biologiques pourvoient à l’entretien de l’enfant. Cette référence est parfaitement conforme à la jurisprudence de la Cour de justice qui, dans l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), admet la prise en considération, à titre d’élément d’appréciation, du point de savoir si les parents biologiques participent à l’entretien de l’enfant101.
Sur base de ces constatations de fait le Conseil supérieur a donc pu, sans méconnaître le droit de l’Union européenne tel qu’il a été interprété par la Cour de justice, conclure que l’enfant n’était, en l’absence de preuve de participation du travailleur frontalier à son entretien, pas à considérer comme membre de la famille de ce dernier, ouvrant droit à la perception d’allocations familiales.
Si vous avez des doutes sur cette solution, vous devriez saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle libellée comme suit :
« Est-ce que la notion de « membre de la famille » d’un travailleur migrant, au sens de l’article 1er , sous i), et l’article 67 du règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004 et de l’article 2, point 2, de la directive 100 Voir l’arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), point 50.
101 Point 52 de l’arrêt précité.
2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, ouvrant droit à l’octroi de prestations familiales, que la Cour de justice a interprétée dans son arrêt du 2 avril 2020, Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), C-802/18, ECLI:EU:C:2020:269, comme s’étendant au travailleur migrant qui pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint ou partenaire avec lequel il n’a pas de lien de filiation, est à interpréter en ce sens que le travailleur migrant est à considérer comme pourvoyant à l’entretien de l’enfant (de sorte que ce dernier est à qualifier de membre de sa famille) lorsqu’il ne participe certes pas à des dépenses d’entretien de l’enfant, cet entretien étant assuré par les parents biologiques, mais participe néanmoins aux dépenses du ménage composé par lui-même, son conjoint ou partenaire et l’enfant de ce dernier, donc à des dépenses qui, si elles ne sont pas spécifiquement destinées à l’enfant, profitent néanmoins indirectement à ce dernier ? ».
Aux fins d’éviter un retard trop important de la procédure, il se recommanderait, si vous jugez que ces questions sont pertinentes et nécessaires, de les poser de façon simultanée.
Conclusions Le moyen est irrecevable pour manquer en fait, être inopérant ou être étranger à l’arrêt attaqué.
Il y aurait lieu d’examiner d’office l’application correcte par les juges du fond de la notion de « pourvoi par le travailleur frontalier à l’entretien de l’enfant du conjoint » telle qu’elle a été interprétée par la Cour de justice dans ses arrêts Despesme e.a. et Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier).
A cette fin il y aurait lieu de retenir, contrairement à ce qui a été décidé en réponse au quatrième moyen de l’arrêt n° 131/2022, numéro CAS-2021-00117 du 10 novembre 2022, que le contrôle de la correcte qualification de cette notion sur base des faits souverainement constatés par les juges du fond appartient à votre Cour, sinon il y a lieu de saisir la Cour de justice de la question préjudicielle proposée ci-avant.
A l’issue de ce contrôle il se justifie de conclure que le Conseil supérieur a correctement appliqué le droit de l’Union européenne. Si vous avez des doutes sur cette solution, il y a lieu de saisir la Cour de justice de la question préjudicielle proposée ci-avant.
Sur le second moyen de cassation Le second moyen est tiré de la violation de l’article 1er du Protocole n° 12 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, portant interdiction générale de la discrimination, notamment fondée sur l’origine nationale, ensemble avec l’article 14 de cette Convention, en ce que le Conseil supérieur de la sécurité sociale confirma, par réformation, la décision de la CAE de retirer au demandeur en cassation, avec effet au 1er août 2016, date d’entrée en vigueur de la loi du 23 juillet 2016, le bénéfice des allocations familiales perçues pour le compte de l’enfant de son épouse, aux motifs que la question du droit du travailleur frontalier à des allocations familiales pour le compte de l’enfant de son épouse suppose, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et notamment de son arrêt C-802/18 du 2 avril 2020, Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), dans lequel la Cour s’est spécifiquement prononcée sur la correcte application du droit de l’Union européenne à ce cas de figure et au regard du droit luxembourgeois, une appréciation du point de savoir si le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint, qui porte sur une situation de fait et doit être effectuée sur base des éléments de preuve fournis par l’intéressé, et que le demandeur en cassation n’a, en l’espèce, pas réussi à établir le fait de pourvoir à l’entretien de l’enfant de son conjoint, les éléments de preuve invoqués ayant uniquement permis de prouver que l’intéressé contribue aux frais du ménage dans lequel figure l’enfant du conjoint, mais non qu’il pourvoit à l’entretien de ce dernier, qui est, en l’espèce, assuré par ses parents biologiques, alors que les dispositions visées au moyen sont, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, applicables au droit à des prestations sociales, que pour apprécier s’il y a discrimination au sens de ces dispositions, cette Cour attache une valeur hautement persuasive aux conclusions de la Cour de justice de l’Union européenne, que cette dernière Cour a, dans son arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), constaté le caractère discriminatoire à l’égard des travailleurs frontaliers de dispositions empêchant ces derniers de percevoir une allocation familiale du chef d’enfants de leur conjoint avec lesquels ils n’ont pas de lien de filiation, mais dont ils pourvoient à l’entretien tandis que tous les enfants résidant dans leur Etat d’emploi ont le droit de percevoir cette allocation, cette notion de pourvoi à l’entretien étant d’interprétation large, de sorte « qu’en retenant […] une interprétation restrictive de la qualité de « membre de la famille » d’un travailleur frontalier, suivant laquelle participation du travailleur aux « frais du ménage » ne prouvait pas sa participation à l’entretien de l’enfant du conjoint résidant dans ledit ménage ; et suivant laquelle la contribution des parents biologiques (ou leur faculté de contribuer) à l’entretien de l’enfant excluait que le travailleur pourvoie lui aussi à l’entretien de cet enfant, l’arrêt attaqué a opéré une nouvelle discrimination illicite entre les travailleurs transfrontaliers et les travailleurs résidents qui constitue une discrimination indirecte fondée sur la nationalité et qui ne repose sur aucun objectif légitime »102.
Dans leur second moyen, les demandeurs en cassation soulèvent à nouveau les griefs exposés dans le cadre de leur premier moyen, sauf à les tirer de l’interdiction de la discrimination prévue par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Cette critique repose sur une double prémisse erronée.
Il est, d’une part, soutenu que le Conseil supérieur aurait procédé à une interprétation restrictive de la notion de « pourvoi par le travailleur frontalier à l’entretien de l’enfant de son conjoint » en retenant qu’une participation aux « frais du ménage » ne valait pas pourvoi à l’entretien de l’enfant et que la contribution des parents biologiques excluait celle du travailleur frontalier.
Il est, d’autre part, allégué que cette interprétation serait restrictive, alors que la jurisprudence de la Cour de justice, à laquelle la Cour de Strasbourg se réfère pour constater l’existence d’une discrimination au titre de la Convention, exigerait une interprétation large.
102 Mémoire en cassation, page 14, troisième alinéa.
Le moyen repose sur une lecture erronée de l’arrêt attaqué Le Conseil supérieur a constaté, en l’espèce, que le travailleur frontalier, pour établir qu’il pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint, s’est limité à faire valoir des pièces documentant le paiement de certains frais du ménage qui, au regard de leur nature ou de leur objet, constituent des contributions du travailleur au charge du mariage conclu avec son conjoint, donc l’exécution d’une obligation légale découlant du mariage, mais n’ont pas été accompli dans l’intérêt spécifique, voire exclusif, de l’enfant. Le Conseil constate donc une absence de toute preuve d’une contribution matérielle du travailleur à l’entretien de l’enfant.
Or, l’enfant n’est, sur base de la jurisprudence de la Cour de justice, à assimiler à un membre de la famille du travailleur frontalier, ouvrant droit à l’octroi d’allocations familiales, que s’il est établi que le travailleur pourvoit à l’entretien de l’enfant.
Le Conseil n’a, contrairement à ce qui est soutenu par les demandeurs en cassation, pas retenu que la contribution des parents biologiques excluait celle du travailleur frontalier, mais il a complété son constat tiré de ce que les frais supportés par le travailleur sont étrangers à l’entretien de l’enfant par le constat surabondant que cet entretien est par ailleurs, en l’espèce, assuré par les parents biologiques de ce dernier.
Le moyen repose sur une lecture erronée de la jurisprudence de la Cour de justice Les demandeurs en cassation soutiennent que la jurisprudence de la Cour de justice impose d’interpréter le pourvoi par le travailleur à l’entretien de l’enfant de son conjoint d’une façon large.
En réalité, la Cour de justice s’est limitée à retenir, dans son arrêt Depesme e.a., que le principe selon lequel les dispositions du droit de l’Union européenne qui consacrent la libre circulation des travailleurs sont à interpréter largement implique d’assimiler aux membres de droit de la famille à charge du travailleur frontalier, ceux qui sont membres de la famille, non sur base d’un rapport de droit, mais d’une situation de fait résultant de ce que « le soutien [de cette personne] est assuré par le travailleur »103. L’interprétation large se limite donc à cette assimilation de la famille de fait à la famille de droit. Elle repose sur le souci d’éviter que « le regroupement familial […] dépendrait des législations nationales, qui varient d’un Etat à l’autre »104.
Or, pour que cette assimilation ait lieu, il faut que soit établi la preuve que « le soutien [de ce membre de fait de la famille] est assuré par le travailleur »105. L’assimilation, qui est admise dans le cadre d’une interprétation large, repose donc sur cette condition. La jurisprudence de la Cour de justice ne dispense pas de cette preuve. Elle confie l’appréciation de celle-ci aux administrations et juridictions nationales et ajoute certaines directives d’interprétation, à savoir la dispense « de déterminer les raisons du recours à ce soutien »106, « de se demander si l’intéressé est en mesure de subvenir à ses besoins par l’exercice d’une activité rémunérée »107 ou de « chiffrer l’ampleur exacte »108 de la contribution, la possibilité réservée aux 103 Arrêt Depesme e.a., point 58.
104 Idem et loc.cit.
105 Idem et loc.cit.
106 Idem et loc.cit.
107 Idem et loc.cit.
108 Idem, point 60.
administrations et juridictions nationales, mais non l’obligation leur imposée, de se fonder sur des « éléments objectifs, tels que l’existence d’un domicile commun »109, l’obligation imposée au travailleur de fournir « des éléments de preuve »110, donc l’imposition à ce dernier de la charge de la preuve ou la prise en considération à titre d’indice du paiement d’une « pension alimentaire »111 par le « père biologique »112.
Ainsi qu’il a été vu ci-avant, dans le cadre de la discussion de la quatrième branche du premier moyen, le Conseil supérieur a, en l’espèce, respecté ces directives d’interprétation. S’étant conformé à la jurisprudence de la Cour de justice et ayant, sur base de celle-ci, constaté que le travailleur n’a pas, en l’espèce, rapporté la preuve d’avoir pourvu à l’entretien de l’enfant, ce dernier a pu, à bon droit, ne pas être assimilé à un membre de la famille à charge du travailleur.
Le moyen postulant que le Conseil a méconnu le droit de l’Union européenne tel qu’il est interprété par la Cour de justice, mais ce postulat étant inexact, le moyen manque en fait.
Conclusion :
Le pourvoi est recevable.
Les moyens sont à rejeter.
Il y a lieu d’examiner d’office l’application correcte par les juges du fond de la notion de « pourvoi par le travailleur frontalier à l’entretien de l’enfant du conjoint » telle qu’elle a été interprétée par la Cour de justice dans ses arrêts Despesme e.a. et Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier).
A cette fin il y a lieu de retenir, contrairement à ce qui a été décidé en réponse au quatrième moyen de l’arrêt n° 131/2022, numéro CAS-2021-00117 du 10 novembre 2022, que le contrôle de la correcte qualification de cette notion sur base des faits souverainement constatés par les juges du fond appartient à votre Cour, sinon il y a lieu de saisir la Cour de justice de la question préjudicielle suivante :
« L’article 267 TFUE s’oppose-t-il à la jurisprudence d’une Cour suprême d’un Etat membre compétente pour contrôler, à l’exclusion de tout contrôle des faits, la conformité au droit des décisions des juridictions inférieures, à refuser de contrôler, sur base des faits constatés par ces juridictions, la correcte application de l’interprétation de dispositions du droit de l’Union européenne retenue par la Cour de justice de l’Union européenne, en particulier l’interprétation de la notion de « membre de la famille » d’un travailleur migrant, au sens de l’article 1er , sous i), et l’article 67 du règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004 et de l’article 2, point 2, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire 109 Idem et loc.cit.
110 Arrêt Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), point 50.
111 Idem, point 52.
112 Idem et loc.cit.
des États membres, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, ouvrant droit à l’octroi de prestations familiales, dans le cas de l’enfant du conjoint ou partenaire du travailleur migrant avec lequel ce dernier n’a pas de lien de filiation, mais dont il pourvoit à l’entretien, interprétation effectuée par la Cour de justice dans son arrêt du 2 avril 2020, Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), C-802/18, ECLI:EU:C:2020:269 ? » A l’issue de ce contrôle il y a lieu de conclure que le Conseil supérieur a correctement appliqué le droit de l’Union européenne, sinon de saisir la Cour de justice de la question préjudicielle suivante :
« Est-ce que la notion de « membre de la famille » d’un travailleur migrant, au sens de l’article 1er , sous i), et l’article 67 du règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004 et de l’article 2, point 2, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, ouvrant droit à l’octroi de prestations familiales, que la Cour de justice a interprétée dans son arrêt du 2 avril 2020, Caisse pour l’avenir des enfants (enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), C-802/18, ECLI:EU:C:2020:269, comme s’étendant au travailleur migrant qui pourvoit à l’entretien de l’enfant de son conjoint ou partenaire avec lequel il n’a pas de lien de filiation, est à interpréter en ce sens que le travailleur migrant est à considérer comme pourvoyant à l’entretien de l’enfant (de sorte que ce dernier est à qualifier de membre de sa famille) lorsqu’il ne participe certes pas à des dépenses d’entretien de l’enfant, cet entretien étant assuré par les parents biologiques, mais participe néanmoins aux dépenses du ménage composé par lui-même, son conjoint ou partenaire et l’enfant de ce dernier, donc à des dépenses qui, si elles ne sont pas spécifiquement destinées à l’enfant, profitent néanmoins indirectement à ce dernier ? ».
Pour le Procureur général d’État Le Procureur général d’État adjoint John PETRY 46