Tribunal administratif N° 49828 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:49828 Inscrit le 21 décembre 2023 Audience publique du 26 janvier 2024 Requête en obtention d’un sursis à exécution introduite par la société A, …, contre des décisions du ministre des Affaires intérieures, en présence de la société B, …, en matière de marchés publics
___________________________________________________________________________
ORDONNANCE
Vu la requête inscrite sous le numéro 49828 du rôle et déposée le 21 décembre 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Pierrot SCHILTZ, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de la société A, établie et ayant son siège social à …, inscrite au Registre de Commerce et des Sociétés du Luxembourg sous le numéro …, représentée par ses gérants actuellement en fonctions, tendant à l’institution d’un sursis à exécution par rapport à 1) une décision du 12 décembre 2023 du ministre des Affaires intérieures, référencée sous le n° MSI 2023/1026-02/MSR, d’attribuer le marché public portant sur des services de nettoyage et d’entretien des locaux administratifs de la Police grand-ducale à la société B, établie et ayant son siège social à …, inscrite au Registre de Commerce et des Sociétés du Luxembourg sous le numéro …, et 2) la décision corrélative du ministre des Affaires intérieures du 13 décembre 2023, référencée sous le n° MSI 202311026-04/MSR, par laquelle son offre a été rejetée, un recours en annulation ayant été par ailleurs introduit contre lesdites décisions par requête déposée le même jour, inscrite sous le numéro 49826 du rôle ;
Vu l’exploit de l’huissier de justice Geoffrey GALLE, demeurant à Luxembourg, du 27 décembre 2023, portant signification de la prédite requête en obtention d’une mesure provisoire à la société B ;
Vu la note de plaidoiries communiquée en date du 22 janvier 2024 par Monsieur le délégué du gouvernement Tom HANSEN ;
Vu l’article 11 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions déférées ;
Maître Christian BIEWER, en remplacement de Maître Pierrot SCHILTZ, pour la société requérante, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Tom HANSEN, entendus en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 24 janvier 2024.
___________________________________________________________________________
Par avis de marché du 24 octobre 2023, la police grand-ducale annonça l’ouverture d’une procédure ouverte en vue de l’attribution du marché public relatif des services de nettoyage et d’entretien de ses locaux administratifs.
1 La société A ainsi que, notamment, la société B déposèrent une offre y relative.
Par arrêté du 12 décembre 2023, le ministre des Affaires intérieures décida d’adjuger l’exécution du marché public relatif des services de nettoyage et d’entretien des locaux administratifs de la police grand-ducale à partir du 1er janvier 2024 jusqu’au 31 décembre 2026 à la société B pour le prix de 9.534.317,43.- euros TTC.
Par lettre du 13 décembre 2023, la société A fut informée de cette décision d’adjudication et du rejet corrélatif de sa propre offre dans les termes qui suivent :
« Conformément à l’article 97 (2) du règlement grand-ducal d’exécution du 8 avril 2018 de la loi du 8 avril 2018 sur les marchés publics, je suis au regret de vous informer que votre offre remise dans le cadre du marché public sous rubrique n’a pas été retenue, faute d’avoir été l’offre économiquement la plus avantageuse.
En effet, selon l’échelle d’évaluation indiquée à la partie 4 du cahier des charges, votre offre s’est classée deuxième avec un total de 88,16 points. Pour votre information, veuillez trouver ci-joint copie de l’arrêté d’adjudication en faveur du premier classé.
Le total des points obtenus par votre société est détaillé dans le tableau en annexe.
A noter également que votre offre a fait l’objet d’un recalcul au niveau du lot 4 alors que vous aviez utilisé le formulaire initial reprenant des erreurs dans les formules et les fréquences au lieu de la version corrigée disponible au téléchargement sur le Portail des marchés publics. De ce fait, le montant global de votre offre se chiffre à 2.492.183,42 euros hors TVA par an et non pas a 2.344.205,51 euros hors TVA par an.
Conformément à l’article 5 de la loi modifiée du 10 novembre 2010 précitée, il pourra être procédé à la conclusion du contrat avec l’adjudicataire passé un délai de dix jours à partir du lendemain de l’envoi de la présente information. Vous disposez notamment de la possibilité, endéans le délai précité, de saisir, par voie d’avocat à la Cour, le Président du Tribunal administratif d’une requête en sursis à exécution, conformément à l’article 6 de cette même loi.
Passé ce délai, il vous restera toujours la possibilité de demander au pouvoir adjudicateur de revoir sa décision en lui présentant vos observations ou d’introduire par voie d’avocat à la Cour un recours en annulation à l’encontre des décisions prises auprès du Tribunal administratif, dans un délai de trois mois à compter de la présente notification (…) ».
A ce courrier était joint le tableau suivant :
2 3 Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 21 décembre 2023, inscrite sous le numéro 49826 du rôle, la société A a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision d’attribution du marché ainsi que de la décision de rejet de son offre. Par requête séparée déposée le même jour, inscrite sous le numéro 49828 du rôle, la société A sollicita encore le sursis à exécution des deux décisions attaquées dans le cadre du recours au fond.
La société B, quoique valablement informée par la signification en date du 27 décembre 2023 de la requête en sursis à exécution, ne s’est pas fait représenter. Nonobstant ce fait, le soussigné statue à l’égard de toutes les parties, en vertu de l’article 6 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives.
La société A estime que les conditions légales requises pour voir instituer la mesure provisoire sollicitée sont remplies en l’espèce au motif que l’exécution de la décision d’adjudication risquerait de lui causer un préjudice grave et définitif, d’une part, et que les moyens d’annulation à l’appui de son recours au fond seraient sérieux, d’autre part.
Pour justifier l’existence d’un risque de préjudice grave et définitif, elle fait valoir que le caractère grave et définitif du préjudice, lequel se chiffrerait à la somme de 7.476.550,26.-
euros HTVA (3 x 2.492.183,42.- euros), sinon de 7.002.616,53.- euros HTVA (3 x 2.334.205,51.- euros), ce qui représenterait plus de la moitié de son chiffre d’affaires annuel pour les prestations de services en la matière, la société requérante exposant avoir réalisé un chiffre d’affaires global de ….- euros pour l’année 2022 et de …- euros pour l’année 2021, et en matière de prestations de services, un chiffre d’affaires …- euros pour 2022 et un chiffre de …-
euros pour 2021.
La société A précise toutefois que si sa branche « nettoyage » ne représenterait même pas 20% de son chiffre d’affaires, il résulterait du fait que la perte de ce marché mettrait toutefois en péril la survie même de cette branche « nettoyage ».
La société requérante estime encore que ces moyens exposés devant les juges du fond feraient preuve de sérieuses chances de succès de son recours au fond à une annulation, sinon reformation.
La société requérante, à l’appui de son recours au fond, soulève ainsi en premier lieu un défaut de motivation de la décision de rejet de son offre et de celle d’octroi du marché en question.
La société A invoque à l’appui de son moyen l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, pour soutenir que les éléments de motivation avancés par le ministre seraient lacunaires, sinon fausses, la société requérante passant ensuite en revue les différents critères figurant au tableau fourni par le ministre, les points chaque fois attribués à ces critères ainsi que les commentaires afférents y figurant.
Ainsi, en ce qui concerne le critère « l’organigramme des opérations », la société A fait contester que ses explications n’auraient pas été suffisamment claires, en soutenant qu’au contraire « l’organigramme est totalement claire », pour expliquer ensuite ce dernier.
4 En ce qui concerne le point « formation du personnel », la société requérante reproche au ministre de ne pas avoir justifié pour quelle raison le volet formation du personnel serait à un tel point insuffisant pour pouvoir retirer un point sur le nombre maximum de trois points attribuables, la société requérante affirmant avoir délivré une description plus qu’abondante des formations de son personnel, description qu’elle réitère dans sa requête.
Quant au point « moyens techniques », crédité par le ministre de 1,50 points, avec la mention « large éventail mais sans quantité … », la société requérante explique avoir détaillé chaque bâtiment de la police grand-ducale visé par le marché et avoir précisé pour chaque bâtiment le nombre d’agents sur place ainsi que le détail du matériel dont disposerait chaque agent en mission, la société requérante prenant pour exemple les commissariats de Bonnevoie et de Luxembourg-Ville.
Elle en conclut que contrairement à l’estimation ministérielle, elle aurait bien précisé la quantité du matériel, puisque pour chaque bâtiment elle aurait indiqué le nombre précis d’agents mis à disposition et la quantité précise de matériel, la société requérante critiquant encore l’usage par le ministre dans sa motivation de trois points de suspension (« … »), qui signifieraient que ce qui suit dans une phrase serait laissé en suspens, ce qui impliquerait un addendum de motivation, qui au moins jusqu’au jour du recours ne lui aurait pas été communiqué.
En ce qui concerne le point « la méthode de travail pour les prestations courantes », s’étant vu attribuer 2 points, la société A expose que contrairement à l’appréciation du ministre selon laquelle ce point manquerait « fortement de détails et d’explications », elle aurait décrit la méthodologie de nettoyage pour chaque type de lieu à nettoyer. Ainsi, en ce qui concerne le poste « nettoyage des bureaux », elle aurait indiqué que cette catégorie se composerait de la planification et de l’organisation, de la préparation, de la collecte des déchets, de la poussière, du nettoyage des surfaces, du nettoyage des sols, du nettoyage des vitres, de la désinfection, de la gestion des produits et matériaux et finalement d’un contrôle de qualité ; elle aurait ainsi livré une description détaillée, sur 23 pages, pour l’ensemble des postes, à savoir pour le nettoyage des bureaux, le nettoyage des salles de réunion, des sanitaires, vestiaires et douches, des halls d’entrée et couloirs, des escaliers, des salles de sports, des laboratoires, des cuisines ou restaurants, des salles de formation, des ascenseurs, des chambres, des locaux photocopie et imprimerie, des locaux techniques, caves et archives, des locaux paramédicaux, des ateliers, des parkings, des vitres, le nettoyage approfondi et le nettoyage des moquettes, de sorte que la motivation ministérielle serait tout simplement fausse et même vexatoire.
Enfin, en ce qui concerne le point « méthode de travail pour les prestations autres », ayant seulement recueilli 1 point avec la mention « manque fortement de détails et d’explications », elle explique avoir spécifiquement détaillé les prestations autres sous forme d’un tableau intitulé « Poste 3 : Travaux à la demande », où elle aurait indiqué tous les détails pour le nettoyage approfondi, la désinfection des cellules d’arrestation, le nettoyage haute pression des dalles ou autres surfaces dures à l’extérieur des bâtiments comme les terrasses, trottoirs, parkings, le récurage de sols durs, la rénovation des sols souples ou encore le nettoyage des textiles, de sorte que la motivation ministérielle serait pas précise.
Quant au poste « Contrôle de qualité », ayant obtenu 2,50 points sur 5, avec la mention « Dossier partie 4 pg 75/121 – conforme – standard », la société requérante expose avoir indiqué pour ce poste l’organisation de visites journalières après le passage des équipes de nettoyage et y avoir précisé les fonctions du responsable du département qualité, à savoir l’élaboration de normes de qualité, la création de listes de contrôle, la planification des 5 inspections, l’évaluation de la performance, l’identification des problèmes, l’établissement de rapports de contrôle de qualité, la rétroaction à l’équipe de nettoyage, l’analyse des données, la formation continue, l’amélioration continue ou encore des rapports à la direction. Elle y aurait encore indiqué en détail l’établissement du rapport de contrôle de qualité par voie d’identifications des zones à évaluer, l’établissement d’une liste de contrôle, la planification de l’inspection, l’effectuation de l’inspection, la documentation des résultats, l’analyse des résultats, la préparation du rapport, la communication avec l’équipe de nettoyage et le suivi des mesures correctives ; elle explique encore que dans le cadre du rapport de contrôle, il serait porté attention à la propreté générale, aux détails et finition, aux sanitaires, à l’approvisionnement en fournitures, à la gestion des déchets, à la présentation, aux parfums et odeurs etc. Par ailleurs, elle disposerait d’un outil informatique à cette fin, sans équivalent au Grand-Duché, à savoir l’application « … », qui permettrait de compléter le service de contrôle de qualité, en permettant l’accès en ligne pour toutes les non-conformités, tandis que des notifications seraient envoyées aux agents quand il y aurait des non-conformités, de sorte à permettre aux agents de les rectifier dans l’immédiat, et que tout contrôle contradictoire serait accessible sur la plateforme.
Il ne serait dès lors pas compréhensible que le ministre n’aurait octroyé que 2,5 points sur 5, en motivant ce choix par « dossier partie 4 pg 75/121- conforme - standard » ; alors que notamment la mise à disposition de l’application « … » dépasserait tous les standards en la matière, de sorte que le ministre n’aurait pas justifié et justifiable pour quelle raison le retrait des points aurait été opéré.
La société A, en guise de second moyen, reproche au ministre d’avoir commis un détournement, sinon un excès de pouvoir en lui refusant l’octroi du marché public, alors qu’elle aurait proposé le prix le plus avantageux, raison pour laquelle elle aurait obtenu 50 sur 50 points quant au prix, donc la meilleure notation possible et qu’elle aurait proposé le meilleur volume de prestations de toutes les soumissions, raison pour laquelle elle aurait de nouveau obtenu le nombre maximal de points, à savoir 25 sur 25 points. Elle constate toutefois que sur tous les critères subjectifs, à savoir les descriptions des services et prestations, l’organisation de la société, la description des produits utilisés, le contrôle de qualité, le ministre aurait opéré d’importants retraits de points, afin que le score final et cumulé soit nécessairement inférieur à celui de la soumission du concurrent B ; partant, elle en conclut qu’il y aurait eu détournement de pouvoir dans la mesure où le ministre aurait usé et abusé de son pouvoir d’appréciation pour favoriser un concurrent dans le cadre du marché public litigieux.
L’Etat entend rencontrer contre cette argumentation en relevant que les conditions légales pour obtenir une mesure provisoire ne seraient pas remplies en cause, en contestant tant le risque d’un préjudice grave et définitif, en relevant que la société requérante serait en aveu que seule une branche mineure de son activité serait éventuellement en péril, que le caractère sérieux des moyens de la société A, la partie étatique argumentant en particulier à cet égard que l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 se contenterait d’exiger une motivation sommaire en fait et en droit, ce qui serait le cas en l’espèce.
En vertu de l’article 11 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, ci-après dénommée la « loi du 21 juin 1999 », un sursis à exécution ne peut être décrété qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque de causer au requérant un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux. Le sursis est rejeté si l’affaire est en état d’être plaidée et décidée à brève échéance.
6 L’affaire au fond ayant été introduite le 21 décembre 2023 et compte tenu des délais légaux d’instruction fixés par la loi du 21 juin 1999, l’affaire ne saurait être considérée comme pouvant être plaidée à brève échéance.
Il convient ensuite de rappeler que, concernant les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la demande, le juge appelé à en apprécier le caractère sérieux ne saurait les analyser et discuter à fond, sous peine de porter préjudice au principal et de se retrouver, à tort, dans le rôle du juge du fond. Il doit se borner à se livrer à un examen sommaire du mérite des moyens présentés, et accorder le sursis, respectivement la mesure de sauvegarde lorsqu’il paraît, en l’état de l’instruction, de nature à pouvoir entraîner l’annulation ou la réformation de la décision critiquée, étant rappelé que comme le sursis d’exécution, respectivement l’institution d’une mesure de sauvegarde doit rester une procédure exceptionnelle, puisque qu’ils constituent une dérogation apportée aux privilèges du préalable et de l’exécution d’office des décisions administratives, les conditions permettant d’y accéder doivent être appliquées de manière sévère.
L’exigence tirée du caractère sérieux des moyens invoqués appelle le juge administratif à examiner et à apprécier, au vu des pièces du dossier et compte tenu du stade de l’instruction, les chances de succès du recours au fond. Pour que la condition soit respectée, le juge doit arriver à la conclusion que le recours au fond présente de sérieuses chances de succès.
Ainsi, le juge des référés est appelé, d’une part, à procéder à une appréciation de l’instant au vu des éléments qui lui ont été soumis par les parties à l’instance, cette appréciation étant susceptible de changer par la suite en fonction de l’instruction de l’affaire et, d’autre part, non pas à se prononcer sur le bien-fondé des moyens, mais à vérifier, après une analyse nécessairement sommaire des moyens et des arguments présentés, si un des moyens soulevés par le requérant apparaît comme étant de nature à justifier avec une probabilité suffisante l’annulation de la décision attaquée.
La compétence du président du tribunal est restreinte à des mesures essentiellement provisoires et ne saurait en aucun cas porter préjudice au principal. Il doit s’abstenir de préjuger les éléments soumis à l’appréciation ultérieure du tribunal statuant au fond, ce qui implique qu’il doit s’abstenir de prendre position de manière péremptoire. Il doit donc se borner à apprécier si les chances de voir déclarer recevable le recours au fond paraissent sérieuses, au vu des éléments produits devant lui. Au niveau de l’examen des moyens d’annulation invoqués à l’appui du recours au fond, l’examen de ses chances de succès appelle le juge administratif saisi de conclusions à des fins de sursis à exécution, à procéder à une appréciation de l’instant au vu des éléments qui lui ont été soumis par les parties à l’instance, cette appréciation étant susceptible de changer par la suite en fonction de l’instruction de l’affaire et à vérifier si un des moyens soulevés par la partie requérante apparaît comme étant de nature à justifier avec une probabilité suffisante l’annulation voire la réformation de la décision critiquée.
C’est pourquoi le juge du provisoire doit prendre en considération les solutions jurisprudentielles bien établies, étant donné que lorsque de telles solutions existent, l’issue du litige - que ce soit dans le sens du succès du recours ou de son échec - n’est plus affectée d’un aléa.
Ne présente en revanche pas un caractère sérieux suffisant, un moyen soulevant un simple doute quant à l’issue du recours, un moyen basé sur une jurisprudence fluctuante ou minoritaire ou lorsqu’il n’existe pas de jurisprudence qui permettrait de répondre aisément aux 7 questions devant être tranchées en l’espèce par le jugement à rendre ultérieurement sur le fond, surtout lorsqu’il s’agit de questions de principe inédites qui ne sauraient être tranchées, pour la première fois, par le juge des référés, mais requièrent un examen approfondi dans le cadre de la procédure principale : le juge du référé est réellement le juge de l’évidence car il est cantonné à une position, sur ce problème, d’archiviste se contentant de reprendre à son compte une position adoptée par une autre juridiction1.
Si la solution du problème conduit le juge des référés à une appréciation juridique motivée qui fait la part entre la thèse de l’un et celle de l’autre, il excède ses pouvoirs dans la mesure où il est obligé de discuter juridiquement pour écarter l’une de ces thèses qui est donc forcément sérieuse. Lorsque le juge des référés, pour repousser une contestation, est obligé de bâtir un raisonnement juridique que ne dénierait pas un juge du fond, il va au-delà de ses pouvoirs2.
Sur cette toile de fond, le moyen de la société requérante tiré d’un défaut de motivation de la décision déférée n’entraine pas la conviction dans le chef du soussigné d’une annulation probable de ce chef des décisions déférées.
Il convient d’abord de constater que la société requérante, sous l’invocation d’un défaut de motivation de la décision de refus de sa propre soumission, entend en fait, d’une part, se prévaloir d’un défaut formel de motivation, question relevant de la légalité externe de cette décision, et d’autre part, d’une motivation erronée, dans la mesure où elle conteste les notations et commentaires du pouvoir adjudicateur, question relevant de la légalité interne de la décision.
En ce qui concerne d’abord l’argumentation basée sur une absence formelle de motivation suffisante en violation de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, il convient d’abord de relever que la base règlementaire ainsi indiquée n’est, a priori, pas d’application en la matière des marchés publics En effet, conformément à l’article 4 de la loi du 1er décembre 1978 réglant la procédure administrative non contentieuse, les règles établies par le règlement grand-ducal précité s’appliquent à toutes les décisions administratives individuelles pour lesquelles un texte particulier n’organise pas une procédure spéciale présentant au moins des garanties équivalentes pour l’administré.
Il résulte à ce sujet que la clé de répartition prévue par l’article 4 se lit en ce sens que la procédure spéciale est appelée à s’appliquer lorsqu’elle revêt pour l’administré des garanties supérieures à celles prévues par la réglementation générale du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, de même que dans l’hypothèse où les garanties prévues pour l’administré sont équivalentes dans les deux sortes de procédure. Cependant, si les garanties prévues par la procédure administrative non contentieuse issue du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 sont supérieures à celles prévues par la règle spéciale, ce sont celles de la réglementation générale de la procédure administrative non contentieuse qui s’appliquent par préférence à celles de la réglementation spéciale3.
1 J. Piasecki, L’office du juge administratif des référés : Entre mutations et continuité jurisprudentielle. Droit, Université du Sud Toulon Var, 2008, n° 337, p.197.
2 Y. Strickler, Le juge des référés, juge du provisoire, thèse Strasbourg, 1993, p. 96 et 97.
3 Voir trib. adm. 14 novembre 2022, n° 45470 du rôle.
8 Or, si la législation sur les marchés publics prévoit des dispositions particulières, à savoir les articles 97 et 193 du règlement grand-ducal du 8 avril 2018 portant exécution de la loi du 8 avril 2018 sur les marchés publics, ci-après désigné par « le règlement grand-ducal du 8 avril 2018 », il résulte de la jurisprudence4 que les garanties prévues pour l’administré par les dispositions de l’article 97 du règlement grand-ducal du 8 avril 2018 et celles prévues par l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 sont au moins équivalentes, étant relevé que l’article 97 du règlement grand-ducal du 8 avril 2018 ne comporte pas expressément, contrairement à l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, la précision qu’une motivation sommaire serait suffisante, de sorte que les dispositions spéciales prévues par l’article 97 du règlement grand-ducal du 8 avril 2018 auraient vocation à s’appliquer en l’espèce.
Il s’ensuit qu’à première vue l’unique base juridique invoquée par la société requérante à l’appui de son premier moyen, à savoir l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, n’est pas applicable en l’espèce : ledit moyen ne présente dès lors pas le sérieux nécessaire.
Si, éventuellement, les dispositions du règlement grand-ducal du 8 avril 2018, et plus particulièrement celles de l’article 97 du règlement grand-ducal du 8 avril 2018, se recoupent partiellement avec les principes, voire avec l’esprit de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 tel qu’invoqué à l’appui du recours de la société A, il convient de souligner qu’il n’appartient pas au soussigné, juge de l’évident et du manifeste, de procéder de sa propre initiative à une instruction juridique du dossier en procédant à une confrontation et à une comparaison du texte invoqué avec les dispositions effectivement applicables, et le cas échéant, de reformuler le moyen juridique de la requérante afin de le mettre au diapason de la législation et règlementation effectivement applicables, le juge du provisoire n’étant pas compétent pour procéder à une analyse poussée aux seuls fins de comprendre la finalité et l’argumentation de la requête, étant par ailleurs souligné qu’un tel argumentaire adapté ne se trouve, en tout cas pour l’heure, pas libellé dans l’affaire au fond, étant rappelé que le magistrat appelé à prendre une mesure provisoire ne peut avoir égard, au niveau de l’analyse du sérieux des moyens présentés qu’aux seuls moyens présentés par le requérant en question dans l’instance au fond au jour où le juge du provisoire est appelé à statuer.
Cette conclusion n’est pas énervée par l’adage da mihi factum, dabo tibi jus (donnez-
moi les faits, je vous donnerai le droit), transcrit dans l’article 61 du Nouveau Code de procédure civile, censé traduire la répartition des tâches entre le juge et les parties en ce qui concerne la direction du procès : les parties devraient ainsi seulement invoquer et prouver les faits à l’appui de leur demande ou de leur défense, tandis que le juge, ensuite, y appliquerait le droit, sans que les parties aient l’obligation de prouver, ni même d’invoquer des règles de droit.
Cet adage n’est toutefois pas d’application en contentieux administratif, contentieux objectif, et encore moins dans le contentieux plus particulier de la légalité, lequel présuppose de la part de la partie requérante une qualification juridique pour éviter de se voir déboutée à cause de l’imprécision de sa demande (obscuri libelli). Par ailleurs, le recours au juge de la légalité - le juge de l’annulation - présuppose par définition la formulation d’un moyen de droit susceptible de mettre en cause la légalité de la décision déférée pour l’un des motifs énumérés à l’article 2, alinéa 1er de la loi du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif : or, l’exposé d’un moyen de droit requiert tant de désigner la règle de droit qui serait violée, que la manière dont celle-ci aurait été violée par l’acte attaqué5.
4 Idem.
5 Trib. adm. (prés.) 17 décembre 2021, n° 46757.
9 Par ailleurs, à titre superfétatoire, il convient de rappeler que si l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, tel que notamment invoqué par la société A, impose certes pour certaines décisions une obligation de motivation formelle, en ce sens que les décisions administratives, notamment lorsqu’elles portent un refus, doivent reposer sur des motifs légaux et formellement indiquer lesdits motifs par l’énoncé au moins sommaire de la cause juridique qui leur sert de fondement et des circonstances de fait à leur base, il résulte toutefois d’une jurisprudence solidement établie, assise sur un arrêt de la Cour administrative du 20 octobre 2009, n° 25783C du rôle, que les juges du fond refusent de sanctionner une violation par l’administration de son obligation de motivation par l’annulation, au motif que la sanction de l’annulation serait « disproportionnée par rapport au but poursuivi consistant à mettre l’administré le plus tôt possible en mesure d’apprécier la réalité et la pertinence de la motivation à la base d’une décision administrative », la juridiction suprême ayant retenu « par souci de protéger les intérêts bien compris du justiciable » qu’il appartiendrait plutôt au juge de la légalité, statuant en matière d’annulation, de permettre à l’administration de produire ou de compléter les motifs postérieurement et même pour la première fois pendant la phase contentieuse, le juge de la légalité, statuant comme en l’espèce sur un recours dirigé contre une décision administrative intervenue en violation de la loi et des formes destinées à protéger les intérêts privés, ayant en effet à sa disposition « une sanction plus adéquate se dégageant d’une législation postérieure à la législation sur la procédure administrative non contentieuse, à savoir la loi du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, prise en ses articles 32 et 33 permettant aux juridictions administratives de condamner par décision motivée une partie ayant gagné son procès à une fraction ou la totalité des dépens ou de mettre à charge de cette partie la totalité ou une partie des sommes exposées par l’autre partie et non comprises dans les dépens, dont plus particulièrement les frais d’avocat, pour l’hypothèse où il paraît inéquitable de laisser ces frais à charge de cette autre partie ».
Il s’ensuit dès lors que l’éventuelle insuffisance formelle de motivation de la décision de rejet de l’offre de la société requérante, ne paraît pas, au vu de la jurisprudence d’application de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, citée ci-dessus et de ce constat provisoire et sommaire, devoir entraîner ipso facto l’annulation par le juge du fond de la décision déférée.
A titre superfétatoire, il convient encore de relever que le marché en cause constitue a priori un marché d’envergure, pour dépasser le seuil afférent prévu à l’article 52 de la loi du 8 avril 2018 sur les marchés publics, régi dès lors par les dispositions spéciales du livre II de la loi du 8 avril 2018 ainsi que par celles du livre II du règlement grand-ducal du 8 avril 2018, et plus particulièrement, en ce qui concerne la question des obligations d’information et de motivation du pouvoir adjudicateur par l’article 193 du règlement grand-ducal du 8 avril 2018, sis au livre II applicable aux marchés publics d’une certaine envergure6, ainsi que par les dispositions de la loi du 10 novembre 2010, laquelle ne s’applique pas à tous les marchés publics mais concerne uniquement les marchés des livres II et III.
Or, selon l’article 193 du règlement grand-ducal du 8 avril 2018, applicable aux marchés relevant du Livre II de la loi du 8 avril 2018 : « (1) Les pouvoirs adjudicateurs informent dans les meilleurs délais chaque candidat et chaque soumissionnaire des décisions prises concernant […] l’attribution du marché […]. (2) À la demande du candidat ou du soumissionnaire concerné, les pouvoirs adjudicateurs communiquent, dans les meilleurs délais et au plus tard quinze jours à compter de la réception d’une demande écrite : […] b) à tout soumissionnaire 6 Voir en ce sens :Cour adm. 23 novembre 2023, n° 48300C.
10 écarté, les motifs du rejet de son offre, […] c) à tout soumissionnaire ayant fait une offre recevable, les caractéristiques et avantages relatifs de l’offre retenue ainsi que le nom du titulaire ou des parties à l’accord-cadre […] ».
De même, selon l’article 7 de la loi du 10 novembre 2010 relative aux recours en matière de marchés publics et d’attribution de contrats de concessions, elle aussi applicable aux marchés publics du Livre II : « La décision d’attribution est communiquée à chaque soumissionnaire et candidat concerné, accompagnée :- d’un exposé synthétique des motifs pertinents à communiquer par le pouvoir adjudicateur sur demande de la partie concernée tel que prévu par règlement grand-ducal, sauf exceptions y prévues, […] - d’une mention précise de la durée exacte du délai de suspension applicable. » Il en résulte qu’il aurait à première vue appartenu à la société A de solliciter la communication des motifs dès la phase pré-contentieuse, afin de lui permettre de développer davantage son analyse de la régularité des décisions déférées.
En ce qui concerne ensuite le moyen tel que formulé par la société requérante, tiré d’un défaut de motivation, au travers duquel elle entend remettre en question toutes les notations attribuées qui seraient selon elle entachées d’erreur, il convient de retenir que ce moyen, pris en ses différents sous-points, se heurte à un triple écueil :
Il appert en effet à la lecture de ce moyen, et des critiques afférentes relatives aux notations accordées par le pouvoir adjudicateur à l’offre de la société A, que la société requérante entend procéder, respectivement faire procéder par les juges du fond, à une réévaluation en détail des notations attribuées par le pouvoir adjudicateur sur base d’explications fournies par la société A en ce qui concerne son offre.
A cet égard, en ce qui concerne l’appréciation des arguments factuels avancés par la société requérante, il s’agit là essentiellement d’une question d’appréciation technique qui requiert une analyse plus poussée et une discussion au fond, sur la toile de fond d’une appréciation nécessairement subjective des qualités des deux offres concurrentes ayant amené le pouvoir adjudicateur à accorder telle notation plutôt qu’une autre, un tel choix impliquant en effet intrinsèquement une part de subjectivité.
Or, même à admettre que les juges du fond, statuant en tant que juges de l’annulation, puissent y procéder - il n'incombe pas à la juridiction administrative en tant que juge de la légalité de substituer son appréciation à celle du commettant, mais de contrôler si l'appréciation de ce dernier repose sur des critères objectifs et s'est opérée d'une manière non arbitraire7 -, le juge du provisoire ne saurait pas procéder à une telle appréciation et réévaluation, étant rappelé que la législation luxembourgeoise, en l’état actuel, soumet l’obtention d’une mesure provisoire à l’existence d’un « moyen sérieux » se confondant quasiment avec celle de « moyen fondé », c’est-à-dire que l’illégalité devrait être établie, ou, à tout le moins rendue crédible, et non pas seulement possible ou envisageable, et partant non à la condition d’un « doute sérieux ».
Ce moyen ne présente dès lors non plus, au stade actuel d’instruction de l’affaire et au terme d’une analyse nécessairement sommaire, le sérieux requis.
7 Association des Conseils d’Etats et des Juridictions Administratives Suprêmes de l’Union européenne, « Jurisprudence récente de la Cour de Justice de l'Union européenne et des juridictions administratives (suprêmes) dans le contentieux des marchés publics », Rapport luxembourgeois, 15 septembre 2015, p.5.
11 En ce qui concerne le second moyen, reprochant au ministre d’avoir commis un détournement, sinon un excès de pouvoir, il convient de rappeler que le détournement de pouvoir vise l’utilisation d’une compétence dans un but autre que celui pour lequel elle est conférée, tandis que l’excès de pouvoir, qui se rapproche de la violation de la loi, concerne la violation de règles non écrites, mais généralement admises comme devant constituer les principes généraux du droit.
Dans la mesure où la société requérante se contente à cette fin de reprocher au ministre d’avoir sur tous les critères subjectifs, à savoir les descriptions des services et prestations, l’organisation de la société, la description des produits utilisés, le contrôle de qualité, opéré d’importants retraits de points - décision, comme retenu ci-avant, non énervée à ce stade -, et lui imputant, sans fournir un quelconque autre élément probant, d’avoir agi ainsi « afin que le score final et cumulé soit nécessairement inférieur à celui de la soumission du concurrent B », ce moyen doit être considéré comme relevant davantage d’une pétition de principe que d’un moyen argumenté, de sorte qu’il doit être rejeté pour n’être pas suffisamment sérieux.
Aussi, les moyens invoqués à l’appui du recours au fond ne paraissant pas comme suffisamment sérieux pour justifier la mesure provisoire telle que sollicitée par la société A. Il y a dès lors lieu de débouter la société A de sa demande sans examiner davantage la question du risque d’un préjudice grave et définitif dans son chef, les conditions afférentes devant être cumulativement remplies, de sorte que la défaillance de l’une de ces conditions entraîne l’échec de la demande.
Il suit de toutes les considérations qui précèdent que la demande est à rejeter.
Il convient encore de préciser qu’il n’y a pas lieu de faire droit à la demande en déclaration d’ordonnance commune, une telle demande, propre à la procédure civile, étant inutile en contentieux administratif, où l’opposabilité d’une ordonnance résulte de la seule mise en intervention de la partie tierce-intéressée visée par le biais de la signification de la requête.
Enfin, la demande en allocation d’une indemnité de procédure d’un montant de 5.000.-
euros tel que formulée par la société A laisse d’être fondée, les conditions légales afférentes n’étant pas remplies en cause.
Par ces motifs, le soussigné, président du tribunal administratif, statuant à l’égard de toutes les parties et en audience publique ;
rejette le recours en obtention d’un sursis à exécution ;
rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure telle que formulée par la société requérante ;
condamne la société requérante aux frais et dépens.
12 Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 26 janvier 2024 par Marc Sünnen, président du tribunal administratif, en présence du greffier en chef Xavier Drebenstedt.
s. Xavier Drebenstedt s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 26 janvier 2024 Le greffier du tribunal administratif 13