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22/08/2024 | LUXEMBOURG | N°50885

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 22 août 2024, 50885


Tribunal administratif N° 50885 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50885 Chambre de vacation Inscrit le 6 août 2024 Audience publique extraordinaire du 22 août 2024 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50885 du rôle et déposée le 6 août 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Lukman ANDIC, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg,

au nom de Madame …, déclarant être née le … à … (Erythrée), et être de nationalité...

Tribunal administratif N° 50885 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50885 Chambre de vacation Inscrit le 6 août 2024 Audience publique extraordinaire du 22 août 2024 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50885 du rôle et déposée le 6 août 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Lukman ANDIC, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, déclarant être née le … à … (Erythrée), et être de nationalité érythréenne, demeurant à …, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 18 juillet 2024 de la transférer vers la Pologne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 14 août 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Clémence REMIER, en remplacement de Maître Lukman ANDIC et Monsieur le délégué du gouvernement Jeff RECKINGER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 21 août 2024.

___________________________________________________________________________

Le 20 juin 2024, Madame … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Madame … fut entendue par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date par les autorités luxembourgeoises dans la base de données EURODAC révéla que Madame … avait auparavant introduit une demande de protection internationale en Pologne en date du 10 juin 2024.

1 Le 24 juin 2024, Madame … fut entendue par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».

En date du 3 juillet 2024, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues polonais une demande de reprise en charge de Madame …, basée sur l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III.

Par courrier électronique du 8 juillet 2024, les autorités polonaises acceptèrent la reprise en charge de Madame ….

Par décision du 18 juillet 2024, notifiée à l’intéressée par courrier recommandé envoyé le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre », informa Madame … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de la transférer dans les meilleurs délais vers la Pologne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 20 juin 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).

En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1) b) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférée vers la Pologne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 20 juin 2024 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 24 juin 2024.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 20 juin 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Pologne en date du 10 juin 2024.

2 Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 24 juin 2024.

Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités polonaises en date du 3 juillet 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités polonaises en date du 8 juillet 2024.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette compétence revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point b) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le demandeur dont la demande est en cours d'examen et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 20 juin 2024 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Pologne en date du 10 juin 2024.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté l'Érythrée en mars 2020 en direction de l'Ethiopie, où vous auriez séjourné à peu près quatre ans. Puis, vous auriez acheté un passeport falsifié contenant un visa pour la Biélorussie. Vous vous seriez rendue en avion, en faisant escale à Dubaï, en Biélorussie. Vous y auriez séjourné pendant trois mois avant de quitter la Biélorussie en direction de la Pologne. Selon vos déclarations, vous n'auriez pas eu l'intention d'y introduire une demande de protection internationale. Votre but aurait été de 3 venir au Luxembourg. Ainsi, après environ une semaine en Pologne, vous seriez partie en direction de l'Allemagne, sans attendre de réponse à votre demande de protection internationale. Puis, vous vous seriez rendue au Luxembourg où vous seriez arrivée en date du 20 juin 2024.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 24 juin 2024, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Pologne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que la Pologne est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la Pologne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la Pologne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, la Pologne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Pologne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires polonaises.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Pologne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Madame, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Pologne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.

4 Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers la Pologne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Pologne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transférée. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Pologne en informant les autorités polonaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités polonaises n'ont pas été constatées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 6 août 2024, Madame … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 18 juillet 2024.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Prétentions des parties A l’appui de son recours, la demanderesse expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée.

5 En droit, la demanderesse invoque une violation des articles 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH ») pour conclure que les autorités luxembourgeoises seraient responsables pour traiter sa demande de protection internationale.

Elle soutient que la Pologne connaîtrait des défaillances systémiques dans la procédure d’asile.

Elle cite dans ce contexte le commissaire de l’Union européenne en charge des droits de l’Homme ainsi que le commissaire polonais aux droits de l’Homme ayant dénoncé « une pratique répétée et systématique consistant à renvoyer les migrants et les demandeurs d’asile au Bélarus ». Elle se base encore sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE »), plusieurs rapports d’ONG ainsi que des articles de presse afin de souligner que les autorités polonaises auraient repoussé des personnes vers la frontière biélorusse et que la Pologne n’aurait pas caché son opposition à la politique migratoire de l’Union européenne.

Elle fait encore valoir que le fait qu’elle aurait dû quitter la Pologne en moins d’une semaine après son arrivée prouverait que la Pologne n’aurait pas été sa destination finale.

Elle soutient ensuite qu’il existerait des motifs raisonnables de croire qu’elle encourrait en cas de transfert vers la Pologne un risque réel et sérieux d’être exposée à des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la CEDH en soutenant qu’elle aurait été maltraitée tant par les autorités polonaises que par les autorités biélorusses lors de son passage de la frontière. Elle se réfère dans ce contexte à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme (« CourEDH ») ayant condamné la Pologne pour violation de l’article 3 de la CEDH à la suite de renvois au Bélarus de demandeurs de protection internationale par les autorités responsables du contrôle aux frontières.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Appréciation du tribunal L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

6 L’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités polonaises pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Madame …, prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de: (…) b) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale qui est toujours en cours d’examen.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer la demanderesse vers la Pologne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale de la demanderesse serait la Pologne, en ce que la demanderesse y avait déposé une demande de protection internationale qui est toujours en cours d’examen et que les autorités polonaises avaient accepté sa reprise en charge le 8 juillet 2024, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de la transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Force est ensuite de constater que la demanderesse invoque, en l’espèce, l’existence, en Pologne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile ce qui l’exposerait au risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH.

Il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire non invoqué par la demanderesse.

En ce qui concerne d’abord le moyen de la demanderesse relatif à l’existence de défaillances systémiques en Pologne, le tribunal relève que l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

7 Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte - corollaire de l’article 3 de la CEDH - , une telle situation empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers cet Etat membre1.

A cet égard, le tribunal relève que la Pologne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH et le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, désignée ci-après par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.

Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4.

Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16 PPU, pt. 92.

2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, pt. 78.

3 Ibidem, pt. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pt. 95.

8 Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.

Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que, pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.

En l’espèce, il incombe à la demanderesse de fournir des éléments concrets permettant de retenir que la situation en Pologne, telle que décrite par elle, atteint le degré de gravité tel que requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et par les principes dégagés ci-avant.

Or, force est de constater que pareilles défaillances systémiques atteignant un tel seuil particulièrement élevé de gravité ne résultent pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal.

En effet, ni lors de son entretien Dublin III, ni à travers sa requête introductive d’instance, la demanderesse n’a fait état de problèmes particuliers qu’elle aurait rencontrés en Pologne pour y déposer une demande de protection internationale.

6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.

7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, pt. 62.

8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.

9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.

10 Ibid., pt. 92.

11 Ibid., pt. 93.

9 S’il ressort certes de l’entretien de la demanderesse auprès de la police qu’elle aurait fait l’objet de violences de la part de la police biélorusse et de la police polonaise lors de son passage de la frontière et des documents versés par la demanderesse à l’appui de son recours que les autorités polonaises connaissent de sérieux problèmes quant à leur politique actuelle d’asile, dans la mesure où il y est fait référence à la situation de certains demandeurs de protection internationale qui rencontrent des difficultés aux frontières polonaises en y faisant notamment l’objet de « pushbacks », force est toutefois de constater que les actes y décrits concernent essentiellement des migrants ayant traversé la frontière entre le Bélarus et la Pologne, ce qui n’est pas une situation dans laquelle la demanderesse risquera de se retrouver en cas d’exécution de la décision déférée, étant donné qu’elle fera l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III, suite à l’acceptation expresse de sa prise en charge par les autorités polonaises.

Force est encore de relever que le tribunal ne s’est pas non plus vu soumettre un quelconque élément de preuve dont il se dégagerait que concrètement les autorités polonaises compétentes risquent de violer le droit de la demanderesse à l’examen, selon une procédure juste et équitable, de sa demande de protection internationale ou qu’elles risquent de refuser de lui garantir une protection conforme au droit international et au droit européen, la demanderesse n’ayant, en effet, avancé aucun élément concret permettant de conclure que sa procédure d’asile ne serait pas conduite conformément aux normes imposées par le droit européen.

Le tribunal relève également que la demanderesse n’établit pas non plus que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale en Pologne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore qu’ils n’y auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir en usant des voies de droit adéquates, étant encore relevé que la Pologne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève - comprenant le principe de non-refoulement y inscrit à l’article 33 - ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que la demanderesse n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Pologne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.

Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable12.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable 12 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.

10 de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant14.

En l’espèce, le tribunal constate que Madame … ne prouve pas que, personnellement et concrètement, ses droits n’auraient pas été respectés en Pologne, respectivement qu’ils ne seraient pas respectés en cas de transfert en Pologne.

Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres éléments, il n’est pas établi que compte tenu de sa situation personnelle, la demanderesse serait exposée à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert vers la Pologne, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.

Il suit des considérations qui précèdent que l’argumentation de la demanderesse ayant trait à l’existence, dans son chef, d’un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III et 3 de la CEDH, en cas de transfert vers la Pologne, est à rejeter dans son ensemble.

Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour être non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne la demanderesse aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique extraordinaire du 22 août 2024 par :

Michèle STOFFEL, vice-président, Géraldine ANELLI, premier juge, Annemarie THEIS, premier juge, en présence du greffier en chef Xavier DREBENSTEDT.

13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.

14 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.

88.

11 s. Xavier DREBENSTEDT s. Michèle STOFFEL Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 22 août 2024 Le greffier du tribunal administratif 12


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 50885
Date de la décision : 22/08/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 27/08/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-08-22;50885 ?

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