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28/08/2024 | LUXEMBOURG | N°50897

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 28 août 2024, 50897


Tribunal administratif N°50897 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50897 chambre de vacation Inscrit le 7 août 2024 Audience publique de vacation du 28 août 2024 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro du rôle 50897 et déposée le 7 août 2024 au greffe du tribunal administratif par la so

ciété à responsabilité limitée WH AVOCATS SARL, établie et ayant son siège social à L-1630...

Tribunal administratif N°50897 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50897 chambre de vacation Inscrit le 7 août 2024 Audience publique de vacation du 28 août 2024 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro du rôle 50897 et déposée le 7 août 2024 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée WH AVOCATS SARL, établie et ayant son siège social à L-1630 Luxembourg, 46, rue Glesener, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, immatriculée au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B265326, représentée aux fins de la présente instance par Maître Frank WIES, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (Erythrée), de nationalité érythréenne, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 19 juillet 2024 de la transférer vers la Pologne, comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 21 août 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Sarah REUTENAUER, en remplacement de Maître Frank WIES, et Madame le délégué du gouvernement Corinne WALCH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation de ce jour.

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Le 27 juin 2024, Madame … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Madame … fut entendue par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité, ainsi que sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que Madame … avait auparavant introduit une demande de protection internationale en Pologne le 3 juin 2024.

1Le 1er juillet 2024, Madame … fut entendue par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, ainsi que de celle de son frère, en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Le 5 juillet 2024, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues polonais une demande de reprise en charge de Madame … sur base de l’article 18, paragraphe (1), b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces derniers le 11 juillet 2024, sur base de l’article 18, paragraphe (1), c) du même règlement.

Par décision du 19 juillet 2024, notifiée à l’intéressée par courrier recommandé expédié le 22 juillet 2024, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », informa Madame … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de la transférer dans les meilleurs délais vers la Pologne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), c) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 27 juin 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)c du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférée vers la Pologne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 27 juin 2024 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 1er juillet 2024.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 27 juin 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Pologne en date du 3 juin 2024.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 1er juillet 2024.

Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du 2règlement DIII a été adressée aux autorités polonaises en date du 5 juillet 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités polonaises en date du 11 juillet 2024, conformément à l'article 18(1)c du règlement DIII.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point c) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29 le ressortissant de pays tiers ou l'apatride qui a retiré sa demande en cours d'examen et qui a présenté une demande dans un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert Madame, il ressort en l'espèce des résultats du 27 juin 2024 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Pologne en date du 3 juin 2024.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine en juin 2014 pour vous rendre en Éthiopie. Après six ans à … et quatre ans à …, vous auriez pris un vol le 8 mars 2024 en direction de la Russie munie d'un faux passeport éthiopien. Le même jour, un passeur serait venu vous chercher pour vous emmener en Biélorussie. Vous auriez séjourné environ trois mois en Biélorussie avant de traverser clandestinement une rivière pour entrer sur le territoire polonais. Vous auriez été contrôlée par la police polonaise lorsque vous vous seriez dirigée vers l'intérieur du pays. Selon vos déclarations, vous auriez signé des documents et donné vos empreintes digitales lors d'un contrôle de police pour pouvoir quitter le centre de rétention.

Vous auriez passé environ une semaine en Pologne avant de quitter en direction de l'Allemagne.

Vous auriez séjourné huit jours chez la sœur d'une connaissance qui vous aurait accompagnée 3jusqu'à à Berlin. Vous auriez quitté l'Allemagne en train pour vous rendre au Luxembourg où, selon vos déclarations, vous seriez arrivée le 17 juin 2024.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 1er juillet 2024, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Pologne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Madame, vous indiquez que l'idée de devoir retourner en Pologne vous stresserait énormément.

Rappelons à cet égard que la Pologne est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la Pologne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la Pologne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, la Pologne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Pologne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de les faire valoir, notamment devant les autorités judiciaires polonaises.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Pologne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Madame, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Pologne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.

4 Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers la Pologne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Pologne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transférée. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Pologne en informant les autorités polonaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités polonaises n'ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 7 août 2024, Madame … a fait introduire un recours en réformation à l’encontre de la décision ministérielle, précitée, du 19 juillet 2024.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, la demanderesse expose les faits et rétroactes tels que retracés ci-avant, en expliquant, plus particulièrement qu’elle aurait fui son pays d’origine, l’Erythrée, en juin 2014 pour se rendre en Ethiopie où elle aurait vécu pendant près de dix ans. Le 8 mars 2024, elle se serait rendue en avion en Russie à partir d’où elle aurait rejoint la Biélorussie à l’aide d’un passeur. Elle serait restée plusieurs mois en Biélorussie avant de finalement traverser la frontière polonaise où elle aurait été contrainte le 3 juin 2024 par les autorités polonaises à 5donner ses empreintes digitales. La demanderesse déclare qu’en Pologne, elle aurait subi des violences de la part des forces de police et qu’elle aurait dû s’y reprendre à plusieurs reprises avant de pouvoir traverser la frontière. Elle aurait ensuite pris la route et se serait dirigée vers l’Allemagne pour finalement arriver au Luxembourg et y déposer une demande de protection internationale le 27 juin 2024.

En droit, la demanderesse, tout en déclarant ne pas contester la compétence de principe de la Pologne pour connaître de sa demande de protection internationale en application du règlement Dublin III, conclut néanmoins à la violation, par la décision ministérielle déférée, de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 dudit règlement, ensemble les articles 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH », et 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par la « Convention de Genève », en ce que la Pologne ne respecterait pas le principe de non-refoulement et l’interdiction de traitements inhumains et dégradants.

A cet égard, après avoir cité l’article 33 de la Convention de Genève et renvoyé à la « Note sur le non-refoulement » émise le 23 août 1977 par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (« HCR »), la demanderesse fait valoir que de nombreux rapports témoigneraient de violations répétées, par les autorités polonaises, du principe de non-refoulement. Elle se prévaut, dans ce contexte, d’un rapport de l’« Asylum Information Database » (« AIDA ») mis à jour au 31 décembre 2023, intitulé « Country Report : Poland » et d’un article publié le 22 septembre 2023 sur le site internet « www.ecre.org », intitulé « EU Eastern Borders : Poland’s Conservative Party Shaken by Visa-For-Cash Scandal, Polish Doctor Treating Refugees Say Patients Asked for Longer Hospitalisation Fearing Pushback, Commission Wants to Admit Bulgaria to Schengen Zone Amid Reports of "Endemic" in Corruption in Asylum & Migration and Rise of Violent Pushbacks Along its Border with Turkiye ».

Elle ajoute qu’il se dégagerait de nombreuses sources que la Pologne ne respecterait pas les principes posés par l’article 3 de la CEDH et l’article 3 de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 (« Convention torture »), ni les conditions minimales d’accueil fixées dans la directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »), en ce que de nombreux faits avérés et répétés de violences policières à l’encontre de demandeurs de protection internationale en Pologne auraient pu être constatés, la demanderesse renvoyant, à cet égard, au rapport de l’AIDA, précité, qui ferait état de plusieurs plaintes impliquant le non-respect par la Pologne des articles 3 et 13 de la CEDH ainsi qu’à un article du 16 février 2024 de l’European Council on Refugees and Exiles, intitulé « EU Eastern Borders : Poland Publishes Data Showing 6000 Pushbacks in Past Six Months – Finland-

Russia Border Closure Extended Again – Estonia Considers Closing Border Crossing Points », et à un rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du 22 février 2024, intitulé « Report to the Polish Government on the visit to Poland carried out by the European Committee for the Prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT) ».

Elle en déduit qu’un transfert vers la Pologne l’exposerait indubitablement à un risque de subir des traitements inhumains et dégradants prohibés par l’article 3 de la CEDH et l’article 4 de la Charte.

6 Après avoir cité les articles 17, paragraphes (1) et (2) et 18 de la directive Accueil, la demanderesse reproche au ministre de s’être retranché derrière le principe de confiance mutuelle afin d’établir que la Pologne respecterait ses obligations découlant de ladite directive sans avoir cherché à s’assurer qu’elle-même jouirait pleinement de ses droits en cas de transfert vers ce dernier pays. En se prévalant du rapport annuel sur la situation des droits humains en Pologne publié par l’organisation Amnesty International en avril 2024, elle soutient qu’il aurait appartenu au ministre de chercher à obtenir de la part des autorités polonaises « des garanties individuelles ainsi que l’accès aux besoins les plus élémentaires », afin d’écarter un risque concret, dans son chef, d’être exposée en Pologne à des traitements inhumains et dégradants, la demanderesse renvoyant, à cet égard, encore à l’arrêt Tarakhel c. Suisse de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par la « CourEDH », du 4 novembre 2014.

En conclusion, la demanderesse fait valoir que dans la mesure où son transfert vers la Pologne l’exposerait à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, les conditions d’application de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III seraient remplies en l’espèce, de sorte que la décision ministérielle déférée devrait encourir la réformation pour violation de cette dernière disposition, sinon pour erreur manifeste d’appréciation.

A titre subsidiaire, la demanderesse soutient qu’il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

A cet égard, elle renvoie, en substance, à son argumentaire développé à l’appui du moyen tiré de la violation de l’article 33 de la Convention de Genève, de même que de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

En vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), c) du règlement Dublin III, sur base duquel les autorités polonaises ont accepté la reprise en charge de la demanderesse prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29 le ressortissant de pays tiers ou l’apatride qui a retiré sa demande en cours d’examen et qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre […] ».

7Le tribunal constate, dans ce contexte, qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée par les considérations que Madame … a déposé une demande de protection internationale en Pologne en date du 3 juin 2024 et que le 11 juillet 2024, les autorités polonaises ont accepté de la reprendre en charge sur base du prédit article 18, paragraphe (1), c) du règlement Dublin III, constat non énervé par la demanderesse, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de la transférer vers la Pologne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

Il y a ensuite lieu de relever que la demanderesse ne conteste ni cette compétence de principe des autorités polonaises ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais invoque, en substance, l’existence, en Pologne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ainsi que, de manière plus générale, le risque d’y subir des traitements inhumains et dégradants contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte en cas de transfert, la demanderesse invoquant encore une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et de l’article 33 de la Convention de Genève.

A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat, tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit :

« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de 8l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.

A cet égard, le tribunal relève que la Pologne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile, auquel la Pologne adhère, a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4.

Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou de reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.

3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.

9arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.

Quant à la preuve à rapporter par les demandeurs, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.

En l’espèce, la demanderesse n’a pas fourni le moindre élément probant qui serait de nature à établir qu’à l’heure actuelle la Pologne connaîtrait de manière générale des défaillances systémiques en ce sens que les conditions matérielles des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, respectivement 3 de la CEDH.

En effet, la demanderesse ne fournit aucun élément objectif tangible permettant de retenir que les droits des demandeurs de protection internationale ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés en Pologne, ou encore que ceux-ci n’auraient en Pologne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités polonaises en usant des voies de droit adéquates, étant rappelé que la Pologne est signataire de la Charte et de la CEDH et qu’elle est en tant que membre de l’Union européenne tenue au respect des dispositions de celles-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques de la Convention torture et de la Convention de Genève.

7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.

8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.

9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.

91.

10 Ibid., pt. 92.

11 Ibid., pt. 93.

10 Ce constat n’est pas ébranlé par la documentation versée en cause par la demanderesse et dont il se dégage en substance qu’au cours des années 2022 et 2023, les autorités polonaises ont connu de sérieux problèmes quant à leur politique d’asile, dans la mesure où il est fait référence à la situation de demandeurs de protection internationale qui n’ont pas eu accès à la procédure d’asile, ont fait l’objet de « pushbacks » à la frontière polonaise et ont été regroupés dans des « centres fermés pour personnes étrangères ». Or, comme la situation y décrite concerne essentiellement des migrants ayant traversé la frontière entre la Biélorussie et la Pologne et non pas des personnes transférées en Pologne dans le cadre du règlement Dublin III suite à une acceptation expresse de leur reprise en charge par les autorités polonaises, le tribunal se doit de rejoindre la partie étatique dans son constat que les pièces invoquées ne permettent pas de conclure qu’il existe à l’heure actuelle un risque réel et concret que tout demandeur de protection internationale soit placé systémiquement en détention par les autorités polonaises, respectivement doive y vivre dans des conditions inhumaines.

Par ailleurs, le tribunal relève que la demanderesse n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Pologne, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Elle ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Pologne de ressortissants érythréens dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile polonaise qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que la demanderesse n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Pologne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.

Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable12.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain 12 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.

13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 65 et 96.

11et dégradant14.

Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef de la demanderesse, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, tels que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé15.

Or, en l’espèce, il ne se dégage pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que personnellement et concrètement les droits de la demanderesse n’auraient pas été respectés en Pologne dans le cadre de sa demande de protection internationale y introduite. Il ne ressort plus particulièrement pas des déclarations faites par la demanderesse lors de son entretien Dublin III ni du recours sous analyse que les autorités polonaises lui auraient refusé l’accès à la procédure d’asile, la demanderesse ayant, au contraire, déclaré avoir pu sortir du Centre de rétention dans lequel elle avait été placée après avoir traversé la frontière avec la Biélorussie immédiatement après avoir introduit sa demande de protection internationale et qu’elle aurait ensuite en toute connaissance de cause choisi de quitter la Pologne parce que son but aurait toujours été celui de rejoindre le Luxembourg16. Il ne se dégage pas non plus des éléments du dossier qu’au cours de son séjour en Pologne, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant ni qu’en cas de transfert, elle serait personnellement exposée au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités polonaises avant de la transférer.

Ce constat n’est pas ébranlé par la déclaration vague et non autrement étayée de la demanderesse lors de son entretien Dublin III suivant laquelle « [d]ie polnische Polizei hat uns angehalten und uns in eine Art (Polizeirevier) 7 Tage festgehalten », étant, pour le surplus, rappelé, qu’il vient d’être constaté ci-avant que les mauvais traitements de la part des autorités polonaises, tels que ceux décrits dans les publications qu’elle verse à l’appui de son recours, concernent essentiellement des migrants ayant traversé la frontière entre la Biélorussie et la Pologne et non pas des personnes transférées en Pologne dans le cadre du règlement Dublin III suite à une acceptation expresse de leur reprise en charge par les autorités polonaises, tel que c’est le cas de la demanderesse. Il ne se dégage, en tout état de cause, pas des éléments soumis au tribunal que les personnes transférées sur base du règlement Dublin III risqueraient systématiquement de subir des maltraitances de la part des autorités polonaises.

Il convient, par ailleurs, de souligner que si la demanderesse devait estimer que le système d’aide et d’accueil polonais est à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités polonaises en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates.

14 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 88.

15 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.

16 Page 5 du rapport d’entretien Dublin III.

12En ce qui concerne le non-respect, par la Pologne, du principe de non-refoulement dont se prévaut encore la demanderesse, il y a tout d’abord lieu de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202317, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat membre requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat membre requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.

Par ailleurs, et en tout état de cause, le tribunal se doit de relever que la décision ministérielle déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant souligné que ledit Etat membre, en l’occurrence la Pologne, a reconnu être compétent pour reprendre la demanderesse en charge.

Le tribunal relève ensuite que la demanderesse reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyée arbitrairement dans son pays d’origine par les autorités polonaises. Elle ne fournit plus particulièrement aucun élément de nature à démontrer que la Pologne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait dès lors à ses obligations internationales en la renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’elle risquerait d’être forcée de se rendre dans un tel pays. Ce constat n’est pas ébranlé par les publications versées en cause. En effet, si celles-ci font état de cas de renvois de demandeurs de protection internationale à la frontière polonaise vers la Biélorussie, il n’en reste pas moins que, tel que relevé ci-avant, ces publications concernent essentiellement la situation de migrants franchissant la frontière terrestre entre la Pologne et la Biélorussie et non pas celle de personnes transférées en Pologne dans le cadre du règlement Dublin III, étant encore relevé que, pour ce qui est de la demanderesse, les autorités polonaises ont expressément accepté de la reprendre en charge.

De plus, si par impossible les autorités polonaises devaient néanmoins décider d’éloigner la demanderesse, même le cas échéant, comme soutenu, en violation des articles précités, à supposer que l’intéressée soit effectivement exposée à un risque concret et grave en cas de retour en Erythrée, il lui appartiendrait, tous recours internes éventuellement épuisés - la demanderesse devant d’abord faire valoir ses droits directement auprès des autorités polonaises compétentes en usant des voies de droit adéquates18 - de saisir la CEDH et de lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de prier les autorités polonaises de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.

Il ne se dégage dès lors pas non plus des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que le transfert de la demanderesse vers la Pologne l’exposerait à un risque réel et sérieux de faire l’objet d’un refoulement en violation de l’article 33 de la Convention de Genève.

17 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.

18 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

13 Au vu des considérations qui précèdent, il n’est pas établi que, compte tenu de sa situation personnelle, la demanderesse serait exposée, en cas de transfert en Pologne, et nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques, à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, respectivement de faire l’objet d’un refoulement en violation de l’article 33 de la Convention de Genève. Ainsi, l’argumentation afférente est à rejeter dans son ensemble.

Enfin, quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».

A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres19, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201720.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge21, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration22.

En l’espèce, la demanderesse conclut à une violation de l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, en renvoyant, en substance, à son argumentaire développé à l’appui de son moyen tiré de la violation des articles 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève.

Or, cet argumentaire vient d’être rejeté ci-avant, le tribunal ayant plus particulièrement retenu qu’un transfert de la demanderesse en Pologne (i) n’est pas de nature à l’exposer à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants, alors que, d’une part, la preuve de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, n’a pas été rapportée en l’espèce et, d’autre part, la demanderesse n’a pas non plus établi que compte tenu de sa situation personnelle, un transfert en Pologne l’exposerait à un tel risque, nonobstant le constat de l’absence de défaillances systémiques, au sens de cette dernière 19 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

20 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

21 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 (3e volet) et les autres références y citées.

22 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 (2e volet) et les autres références y citées.

14disposition du règlement Dublin III, et (ii) ne l’exposerait pas à un retour forcé en Erythrée en violation du principe de non-refoulement.

Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne la demanderesse aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Alexandra Castegnaro, vice-président, Annemarie Theis, premier juge, Michel Thai, juge, et lu à l’audience publique de vacation du 28 août 2024 par le vice-président, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 28 août 2024 Le greffier du tribunal administratif 15


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 50897
Date de la décision : 28/08/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 17/09/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-08-28;50897 ?

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