La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

04/09/2024 | LUXEMBOURG | N°50870

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 04 septembre 2024, 50870


Tribunal administratif N° 50870 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50870 chambre de vacation Inscrit le 5 août 2024 Audience publique de vacation du 4 septembre 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

___________________________________________________________________________


JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50870 du rôle et déposée le 5 août 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître N

our E. HELLAL, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg...

Tribunal administratif N° 50870 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50870 chambre de vacation Inscrit le 5 août 2024 Audience publique de vacation du 4 septembre 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

___________________________________________________________________________

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50870 du rôle et déposée le 5 août 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Nour E. HELLAL, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Maroc), et être de nationalité marocaine, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence Kirchberg (« SHUK »), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 19 juillet 2024 de le transférer vers les Pays-Bas comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 16 août 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Yannick Genot en sa plaidoirie à l’audience publique de vacation du 4 septembre 2024.

___________________________________________________________________________

Le 9 juillet 2024, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Une recherche effectuée, toujours le même jour, dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur … avait déposé une demande de protection internationale aux Pays-Bas le 25 avril 2022.

Il ressort, par ailleurs, d’une recherche effectuée à cette occasion dans la base de données du Centre de coopération policière et douanière (CCPD) que Monsieur … est connu des autorités françaises pour s’être soustrait à l’exécution d’une mesure de reconduite à la 1frontière le 1er février 2021.

Le 10 juillet 2024, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

En date du 11 juillet 2024, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités néerlandaises en vue de la reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités en date du 17 juillet 2024 sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III.

Par décision du 19 juillet 2024, notifiée en mains propres à l’intéressé le 24 juillet 2024, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre », informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers les Pays-Bas sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 9 juillet 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).

En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers les Pays-Bas qui sont l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de police du 9 juillet 2024 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 10 juillet 2024.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 9 juillet 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale aux Pays-Bas en date du 25 avril 2022.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 10 juillet 2024.

2 Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités néerlandaises en date du 11 juillet 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités néerlandaises en date du 17 juillet 2024 sur base de l'article 18(1)d.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit une demande de protection internationale aux Pays-Bas en date du 25 avril 2022.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine une première fois en 1990 et une deuxième fois en 1997, par bateau jusqu'au sud de l'Espagne avec votre famille, pour vous diriger vers la France. Vous déclarez que vous auriez été en possession d'un permis de séjour français que vous auriez pu renouveler à deux reprises. De 2017 à 2021, vous auriez été incarcéré en France à la suite d'une affaire de stupéfiants. Une fois sorti de prison en mai 2021, vous auriez pris un train en direction de l'Italie où vous auriez séjourné pendant six mois, avant de retourner chez votre famille en France. En avril 2022, vous seriez parti aux Pays-Bas introduire une demande de protection internationale. Vous déclarez également qu'en juillet 32022 vous seriez déjà venu au Luxembourg pendant un mois et demi avant de retourner aux Pays-Bas, où vous auriez séjourné pendant quatre mois. Vous seriez ensuite parti en en Belgique, où vous seriez resté de septembre 2022 jusqu'au 4 juillet 2024, jour de votre arrivée au Luxembourg.

Vous auriez quitté les Pays-Bas parce que votre demande de protection internationale aurait été rejetée et on vous aurait demandé de quitter le territoire.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 10 juillet 2024, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers les Pays-Bas qui sont l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que les Pays-Bas sont liés à la Charte UE et sont partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que les Pays-Bas sont liés par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que les Pays-Bas profitent, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'ils respectent leurs obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, les Pays-Bas sont présumés respecter leurs obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers les Pays-Bas sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires néerlandaises.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que les Pays-Bas ne respecteraient pas le principe de non-refoulement à votre égard et failliraient à leurs obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence les 4Pays-Bas. Vous ne faites valoir aucun indice que les Pays-Bas ne vous offriraient pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions néerlandaises, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».

Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence aux Pays-Bas revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.

torture.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers les Pays-Bas, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers les Pays-Bas, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers les Pays-Bas en informant les autorités néerlandaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités néerlandaises n'ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 5 août 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant, aux termes de son dispositif, auquel le tribunal est seul tenu, à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 19 juillet 2024, alors que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015, introduit par la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, prévoit dorénavant un 5recours en réformation, suspensif de plein droit, contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse.

Il convient à cet égard de souligner que l’objet de la demande, consistant dans le résultat que le plaideur entend obtenir, est celui circonscrit dans le dispositif de la requête introductive d’instance, étant donné que les termes juridiques employés par un professionnel de la postulation sont à appliquer à la lettre, ce plus précisément concernant la nature du recours introduit, ainsi que son objet, tel que cerné à travers la requête introductive d’instance, le juge n’étant pas habilité à faire droit à des demandes qui n’y sont pas formulées sous peine de méconnaître l’interdiction de statuer ultra petita. En effet, comme l’indique avec pertinence sur ce point la Cour européenne des droits de l’homme,1 « On peut légitimement attendre d’un professionnel du droit qu’il soit particulièrement rigoureux dans la rédaction d’un recours, et en particulier dans le choix des mots qu’il emploie ».

L’introduction d’un recours en annulation dans une matière prévoyant un recours au fond n’est cependant pas de nature à entraîner l’irrecevabilité du recours, alors qu’il est de jurisprudence constante que si, dans une matière dans laquelle la loi a institué un recours en réformation, le demandeur conclut à la seule annulation de la décision attaquée, le recours est néanmoins recevable dans la mesure où le demandeur se borne à invoquer des moyens de légalité et à condition d’observer les règles de procédure spéciales pouvant être prévues et les délais dans lesquels le recours doit être introduit2.

Le recours en annulation est partant recevable, ledit recours ayant été, par ailleurs, introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, le demandeur, après avoir exposé une partie des faits et rétroactes relevés ci-avant, affirme, d’une part, que les Pays-Bas ne pourraient pas être désignés comme étant l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale et, d’autre part, qu’il se trouverait dans une situation de vulnérabilité avérée suite à ses addictions passées.

Il explique avoir quitté, ensemble avec sa famille, son pays d’origine une première fois en 1990 et une deuxième fois en 1997 pour se rendre au sud de l’Espagne et ensuite rejoindre la France.

Il continue en exposant avoir été en possession d’un permis de séjour français qu’il aurait pu renouveler à deux reprises. A la suite d’une « affaire de stupéfiants », il aurait été incarcéré en France de 2017 à 2021 et aurait fait l’objet d’une mesure d’interdiction du territoire français. Le demandeur donne, dans ce contexte, à considérer qu’il conserverait toutes ses attaches familiales dans ledit pays, alors qu’il serait le père de deux enfants majeurs, à savoir du dénommé…, né à … (France) le … et de la dénommée … …, née à … le …. Son ancienne compagne, la dénommée …, serait également née à …, le ….

Le demandeur explique ensuite qu’une fois sa peine de prison purgée en mai 2021, il se serait rendu en Italie où il aurait séjourné pendant six mois, avant de retourner chez sa famille en France. En avril 2022, il se serait rendu « à tort » aux Pays-Bas, aux fins d’y introduire une demande de protection internationale.

1 CEDH, 15 janvier 2009, Quillard c/ France, req. n° 24488/0.

2 Trib. adm., 3 mars 1997, n° 9693 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 2, et les autres références y citées.

6 En droit, le demandeur invoque une violation des articles 16, paragraphes (1) et (2) du règlement Dublin III, ainsi que de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après désignée par la « CEDH ».

Il reproche, à cet égard, au ministre d’avoir commis une erreur de fait et de droit, en désignant les Pays-Bas comme étant l’Etat responsable de l’analyse de sa demande de protection internationale, alors que l’ensemble de ses attaches familiales se trouverait en France, tel qu’en attesteraient les pièces versées en l’espèce, de sorte que la France serait l’Etat responsable du traitement de la demande susmentionnée.

Le demandeur avance qu’il existerait « des interactions entre le règlement […] Dublin III […] et l’article 8 de la CEDH » qui se manifesteraient dans plusieurs situations. Il explique, dans ce contexte, qu’en vertu du règlement Dublin III, il y aurait lieu de tenir compte, dans le cadre de la détermination de l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale, de la présence de membres de la famille du demandeur dans un certain Etat, afin d’éviter une séparation familiale qui entraînerait une violation du respect de la vie familiale, protégée par l’article 8 de la CEDH, tel que ce serait justement le cas en l’espèce.

Le demandeur donne encore à considérer que le règlement Dublin III prendrait en compte la situation des personnes vulnérables, tel que ce serait également son cas en l’espèce.

Il estime, à cet égard, que les demandeurs d’asile pourraient, dans la mesure où un transfert vers un certain Etat mettrait en danger leur santé ou leur bien-être, invoquer une violation de leur droit au respect de la vie privée et familiale, protégé par l’article 8 de la CEDH.

Il fait finalement valoir que bien que le règlement Dublin III et l’article 8 de la CEDH relèveraient de « cadres juridiques différents », ils interagiraient pourtant de manière significative « dans le contexte des demandes d’asile et des droits des demandeurs d’asile ».

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

Force est, tout d’abord, au tribunal de constater qu’à travers son recours en annulation, le demandeur reproche non pas au ministre de ne pas s’être déclaré compétent pour connaître de sa demande de protection internationale mais d’avoir décidé à tort de le transférer vers les Pays-Bas pour être l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, alors même qu’il estime que l’Etat réellement responsable du traitement de ladite demande, respectivement des suites à y donner, serait la France où il aurait toutes ses attaches familiales.

Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays 7accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités néerlandaises pour reprendre en charge le demandeur, prévoit que : « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».

Il suit de cette disposition que l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale est obligé de reprendre en charge le suivi de cette demande dans l’hypothèse où le ressortissant de pays tiers ou l’apatride concerné a vu rejeter sa demande de protection internationale et a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers les Pays-Bas et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale serait les Pays-Bas où l’intéressé a, tel que soutenu par lui, infructueusement déposé une demande de protection internationale et que les autorités néerlandaises ont accepté sa reprise en charge le 17 juillet 2024, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Force est ensuite de relever que pour soutenir que ce serait la France et non pas les Pays-Bas qui serait l’Etat membre responsable du traitement de sa demande de protection internationale, respectivement des suites à y réserver, le demandeur se prévaut d’une violation, par la décision ministérielle litigieuse, des dispositions des paragraphes (1) et (2) de l’article 16 du règlement Dublin III, ainsi que de l’article 8 de la CEDH.

En ce qui concerne, tout d’abord, le moyen du demandeur tiré d’une violation des paragraphes (1) et (2) de l’article 16 du règlement Dublin III, le tribunal relève que ledit article, intitulé « personnes à charge », prévoit que « 1. Lorsque, du fait d’une grossesse, d’un enfant nouveau-né, d’une maladie grave, d’un handicap grave ou de la vieillesse, le demandeur est dépendant de l’assistance de son enfant, de ses frères ou sœurs, ou de son père ou de sa mère résidant légalement dans un des États membres, ou lorsque son enfant, son frère ou sa sœur, ou son père ou sa mère, qui réside légalement dans un État membre est dépendant de l’assistance du demandeur, les États membres laissent généralement ensemble ou rapprochent le demandeur et cet enfant, ce frère ou cette sœur, ou ce père ou cette mère, à condition que les liens familiaux aient existé dans le pays d’origine, que l’enfant, le frère ou la sœur, ou le père ou la mère ou le demandeur soit capable de prendre soin de la personne à charge et que les personnes concernées en aient exprimé le souhait par écrit.

2. Lorsque l’enfant, le frère ou la sœur, ou le père ou la mère visé au paragraphe 1 réside légalement dans un État membre autre que celui où se trouve le demandeur, l’État membre responsable est celui dans lequel l’enfant, le frère ou la sœur, ou le père ou la mère réside légalement, à moins que l’état de santé du demandeur ne l’empêche pendant un temps 8assez long de se rendre dans cet État membre. Dans un tel cas, l’État membre responsable est celui dans lequel le demandeur se trouve. Cet État membre n’est pas soumis à l’obligation de faire venir l’enfant, le frère ou la sœur, ou le père ou la mère sur son territoire. » Force est de constater que le demandeur désireux de se voir appliquer les dispositions de l’article 16 paragraphe (2) du règlement Dublin III, doit établir, aux termes de son paragraphe (1), qu’il se trouve dans l’un des cas de figure mentionnés audit article. Partant, il doit soit prouver qu’il se trouve dans le premier cas de figure, à savoir (i) qu’il souffre d’une maladie ou d’un handicap grave, (ii) qu’il est dépendant de son enfant, son frère, sa sœur, sa mère ou son père du fait de son état de santé et (iii) que le membre de famille en question, dont il serait dépendant, réside légalement dans un Etat membre de l’Union européenne, soit qu’il se trouve dans le deuxième cas de figure, à savoir (i) que son enfant, son frère, sa sœur, sa mère ou son père se trouve dans l’une des situations décrites à l’article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III, (ii) que le membre de famille en question réside légalement dans un Etat membre de l’Union européenne et (iii) qu’il est dépendant du demandeur3.

En l’espèce, il y a lieu de relever que le demandeur n’apporte aucun élément permettant de conclure que le prédit article 16 du règlement Dublin III lui serait applicable. En effet, outre le fait qu’il ne se dégage d’aucun élément du dossier que les enfants du demandeur résideraient légalement en France, force est surtout de constater que le demandeur ne prouve de toute façon pas souffrir d’une maladie ou d’un handicap grave le rendant dépendant des membres de sa famille vivant en France, notamment par le biais de certificats médicaux alors qu’il a, au contraire, déclaré lui-même, lors de son entretien Dublin III4, être en bonne santé. La simple affirmation, non autrement sous-tendue et contenue dans sa requête introductive d’instance selon laquelle il serait dans une « situation de vulnérabilité avérée suite à ses addictions passées » ne saurait, en tout état de cause, être considérée comme étant suffisante à cet égard pour rester à l’état de pure allégation.

Il s’ensuit que le moyen tiré d’une violation des paragraphes (1) et (2) de l’article 16 du règlement Dublin III est à rejeter pour ne pas être fondé.

Concernant ensuite le moyen ayant trait à une violation de l’article 8 de la CEDH, suivant lequel « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. […] », en raison du fait qu’un transfert vers les Pays-Bas serait constitutif, de l’entendement du tribunal, d’une séparation de sa famille vivant en France dont il serait dépendant en raison de sa situation de vulnérabilité, force est de constater que le demandeur reste en défaut d’apporter la moindre précision quant à sa relation avec ses deux enfants majeurs, respectivement avec son ex-compagne, permettant au tribunal de retenir en l’espèce une violation de la disposition précitée, étant relevé que les rapports entre adultes ne bénéficient pas nécessairement de la protection de l’article 8 de la CEDH, sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux5.

Le demandeur reste, en effet, en défaut d’expliquer et de rapporter concrètement, matériellement et à suffisance de droit la preuve qu’il existerait entre lui et ses deux enfants 3 Voir en ce sens : trib. adm. 27 février 2024, n° 50012 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.

4 Page 2 du rapport d’entretien Dublin III.

5 Commission EDH, 10 décembre 1984, S. et S. c. Royaume-Uni, n° 10375/83, Décisions et rapports 40, p. 196.

En ce sens, voir également par exemple CEDH, 2 juin 2015, K.M. c. Suisse, n° 6009/10, point 59 et CEDH, 30 juin 2015, A.S. c. Suisse, n° 39350/13, point 49.

9majeurs un élément de dépendance, allant au-delà du simple lien de parenté, étant encore précisé qu’aucun lien familial avec son ex-compagne n’est caractérisé en l’espèce.

Il y a encore lieu de relever que l’argumentation du demandeur selon laquelle il aurait, de l’entendement au tribunal, besoin de l’assistance de ses enfants, voire de son ex-compagne, compte tenu de « sa vulnérabilité avérée suite à ses addictions passées » est insuffisante pour prouver un lien de dépendance protégé par l’article 8 de la CEDH, précité, alors que le tribunal vient ci-avant de constater que l’affirmation de l’intéressé quant à une prétendue situation de vulnérabilité reste à l’état de pure allégation pour n’être étayée ni par des explications circonstanciées, ni par des pièces probantes, telles qu’un certificat médical, permettant d’apprécier la réalité et la nature exacte de la situation de vulnérabilité alléguée.

Compte tenu des développements faits ci-avant, le moyen tiré d’une violation de l’article 8 de la CEDH est à rejeter.

En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en annulation est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Alexandra Castegnaro, vice-président, Daniel Weber, vice-président, Caroline Weyland, juge, et lu à l’audience publique de vacation du 4 septembre 2024 par le vice-président Alexandra Castegnaro, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 4 septembre 2024 Le greffier du tribunal administratif 10


Synthèse
Formation : Chambre de vacation
Numéro d'arrêt : 50870
Date de la décision : 04/09/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 17/09/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-09-04;50870 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award