QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE FILKIN c. PORTUGAL
(Requête no 69729/12)
ARRÊT
Art 1 P1 • Respect des biens • Gel temporaire d’un compte bancaire dans le cadre d’une enquête pénale pour blanchiment • Garanties procédurales insuffisantes pour la défense des intérêts du requérant • Mesure restée appliquée plus de trois ans, par suite de retards dans l’enquête • Charge spéciale et exorbitante
STRASBOURG
3 mars 2020
DÉFINITIF
03/07/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Filkin c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 avril 2019 et 21 janvier 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 69729/12) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant russe, M. Evgeny Filkin (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 octobre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Devant la Cour, le requérant a été représenté par Me B. Reis, avocat à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.
3. Dans sa requête, le requérant alléguait une atteinte au respect de ses biens en raison du gel de son compte bancaire, ordonné dans le cadre d’une procédure pénale relative à une infraction de blanchiment de capitaux. Il se plaignait aussi du caractère inéquitable de la procédure pénale et d’une violation de son droit à être présumé innocent.
4. Le 30 juin 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Le requérant et le Gouvernement ont présenté des observations. Des observations ont également été reçues du gouvernement russe, qui a exercé son droit d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 1 de la Convention et article 44 § 1 du règlement). Le Gouvernement a répondu à ces observations (article 44 § 6 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1955 et réside à Vienne (Autriche).
A. L’ouverture de l’enquête pénale et le gel du compte bancaire du requérant
7. Faisant suite à un signalement de l’unité financière de la police judiciaire, le Département central d’investigation et d’action pénale (Departamento Central de Investigação e Ação Penal – DCIAP) déclencha, par une ordonnance du 2 février 2011, l’ouverture d’une enquête pénale au sujet d’opérations bancaires suspectes effectuées sur des comptes bancaires détenus auprès de la banque BANIF à Valença (procédure interne no 119/11.2 TELSB). L’ordonnance indiquait notamment ce qui suit :
– le 7 janvier 2011, en sa qualité de représentant d’une association altruiste (« l’association »), un ressortissant espagnol, J.R., s’était rendu à l’agence de la banque BANIF à Valença pour y vendre 300 000 dollars américains (USD) provenant à ses dires d’une donation ;
– il avait reçu en échange 229 025,12 euros (EUR), somme qu’il aurait ensuite déposée sur le compte de l’association auprès de la banque BANIF ;
– le 13 janvier 2011, les représentants de l’association avaient transféré la somme de 201 520 EUR sur le compte bancaire commun que le requérant et un ressortissant allemand, N.T., auraient ouvert le 3 janvier auprès de cette même banque ;
– les près de 28 000 EUR restants avaient rapidement été transférés sur les comptes bancaires de J.R. et de A.R., autre représentant de l’association, ainsi que de deux autres ressortissants espagnols, J.G. et F.G., puis retirés en espèces par les intéressés ;
– toutes ces personnes étaient déjà connues dans d’autres institutions bancaires comme des clients procédant à l’ouverture de comptes en vue de la réalisation d’opérations bancaires portant sur des sommes élevées ;
– le 1er février 2011, la société financière E., enregistrée aux îles Vierges britanniques et domiciliée en Suisse, avait transféré 2 millions d’EUR sur le compte dont le requérant était cotitulaire à la banque BANIF ;
– cette société financière avait fait, peu de temps auparavant, l’objet d’enquêtes pour blanchiment d’argent.
8. L’ordonnance concluait que ces opérations bancaires pouvaient être liées à des activités de blanchiment d’argent et qu’il fallait prévenir la dispersion des sommes en question dans le système financier. Le procureur près le DCIAP demanda donc au juge d’instruction[1] près le tribunal central d’investigation criminelle (TCIC) d’ordonner la suspension provisoire de toutes les opérations de débit (suspensão provisória de todas as operações a débito) des comptes bancaires de l’association et de celui dont le requérant était cotitulaire, sur le fondement de l’article 4 § 4 de la loi no 5/2002 du 11 janvier 2002 (paragraphe 55 ci-après) et de l’article 17 §§ 1-3 de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008 (paragraphe 56 ci-après).
9. Le 3 février 2011, le procureur près le DCIAP réitéra sa demande de la veille, sollicitant le gel desdits comptes bancaires pour une période de trois mois. Il demanda aussi le placement provisoire du dossier sous le secret de l’instruction (segredo de justiça) pour les besoins de l’enquête, sur le fondement de l’article 86 § 3 du code de procédure pénale (CPP – paragraphe 54 ci-après).
10. Le même jour, le juge d’instruction près le TCIC (« le juge d’instruction ») fit droit aux demandes du DCIAP. Se fondant sur l’article 4 § 4 de la loi no 5/2002 du 11 janvier 2002 (paragraphe 55 ci-après) et l’article 17 §§ 1-3 de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008 (paragraphe 56 ci-après), il ordonna le gel des comptes bancaires en cause jusqu’au 2 mai 2011. Il estima qu’il existait des éléments factuels permettant de soupçonner que les sommes en question provenaient d’activités illégales et qu’il fallait, par conséquent, éviter qu’elles fussent converties et dispersées dans l’économie régulière alors même que l’enquête était en cours. Prenant en compte la complexité de l’enquête et considérant que le caractère public du dossier risquait de porter atteinte de façon irrémédiable à la conduite de l’enquête et à la découverte de la vérité, il ordonna également le placement du dossier sous le secret de l’instruction.
11. À une date non précisée de février 2011, la banque BANIF informa le requérant qu’il ne pouvait effectuer aucune opération bancaire en raison de la décision du TCIC du 3 février 2011 (paragraphe 10 ci-dessus).
12. Le 16 février 2011, N.T., représenté par un avocat, réclama au DCIAP l’accès au dossier relatif à l’enquête pénale en cause. Par une ordonnance du 20 février 2011, sa demande fut rejetée au motif que l’enquête était protégée par le secret de l’instruction.
13. Le 27 mai 2011, représentés par un nouvel avocat, le requérant et N.T. demandèrent au ministère public des informations sur les motifs de la mesure appliquée à leur compte bancaire.
14. Le 30 juin 2011, le ministère public rendit une ordonnance dont les parties pertinentes en l’espèce se lisaient ainsi :
« (...) la mesure de suspension des opérations de débit sur le compte (...) a été prise parce que le dossier contient des éléments qui permettent de suspecter, de façon fondée, que les montants crédités sont le fruit d’activités illégales, [ce qui] relève du crime de blanchiment de capitaux.
(...) cette mesure sera levée aussitôt écartés lesdits soupçons, [le demandeur] pouvant d’ailleurs grandement contribuer à cela en versant au dossier les documents démontrant sans équivoque qu’il a obtenu les montants en cause de façon licite. »
15. Le 1er août et le 31 octobre 2011, le juge d’instruction prolongea la mesure appliquée au compte bancaire dont le requérant était cotitulaire.
16. Le 26 janvier et le 29 février 2012 respectivement, le procureur en charge de l’enquête pénale adressa une commission rogatoire aux autorités allemandes et aux autorités russes. La première visait à l’obtention d’informations auprès de la banque allemande D.B. qui avait servi d’intermédiaire dans le transfert des 2 millions d’EUR litigieux sur le compte du requérant. La deuxième concernait la question de savoir qui était autorisé à effectuer des opérations bancaires sur le compte que la société financière E. détenait auprès de la banque J.B. et d’où avait été émis l’ordre de transfert des 2 millions d’EUR vers la banque allemande D.B.
B. Les démarches entamées par le requérant afin d’obtenir la levée du gel de son compte bancaire
17. Le 16 février 2012, le requérant demanda à pouvoir consulter le dossier de l’enquête. Par une décision rendue le lendemain, il fut débouté de sa prétention au motif que le dossier était couvert par le secret de l’instruction.
18. Le 27 février 2012, se plaignant de ne pouvoir disposer de son argent depuis plus d’un an, le requérant saisit le juge d’instruction d’une demande visant à la levée de la mesure conservatoire appliquée à son compte bancaire. Il demandait également à pouvoir consulter le dossier de l’enquête. Il indiquait qu’il n’avait pas été mis en examen ou accusé d’un quelconque crime, que le placement du dossier sous le secret de l’instruction avait été décidé sans qu’il eût pu se prononcer à cet égard et, enfin, que les délais de conclusion de l’enquête prévus à l’article 276 du CPP (paragraphe 54 ci-après) étaient dépassés, le ministère public n’ayant ni classé l’affaire sans suite ni présenté ses réquisitions.
19. Le 6 mars 2012, le juge d’instruction rejeta cette demande. Il informa le requérant que l’enquête avait été ouverte le 3 février 2011 et qu’elle était couverte par le secret de l’instruction en vertu de l’article 86 § 3 du CPP. Il indiqua qu’elle avait pour objet des chefs de blanchiment d’argent et de fraude qualifiée, mais qu’aucune personne n’avait encore été mise en examen. Il précisa que, selon les articles 1, alinéa m), 215 § 2 et 276 § 3, alinéa a), du CPP, la durée de l’enquête pouvait aller jusqu’à quatorze mois, le terme de l’enquête en cause étant ainsi attendu le 3 avril 2012, date à laquelle le secret de l’instruction serait levé, sauf si une prorogation était décidée en application de l’article 89 § 6 du CPP. S’agissant de la mesure appliquée au compte du requérant, le juge d’instruction exposa qu’il s’agissait d’une mesure conservatoire visant à éviter la dispersion des fonds que l’on suspectait être d’origine illégale et que cette mesure avait été appliquée conformément à l’article 17 § 1 de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008 (paragraphe 56 ci-après) et à l’article 4 § 4 de la loi no 5/2002 du 11 janvier 2002 (paragraphe 55 ci-après).
20. Le 29 mars 2012, le juge d’instruction prolongea la mesure de secret de l’instruction jusqu’au 29 juin 2012 sans en informer le requérant.
21. Le 25 avril 2012, le requérant demanda à nouveau au juge d’instruction d’ordonner la levée du secret de l’instruction afin de pouvoir consulter le dossier, indiquant que la date limite de clôture de l’enquête, prévue le 3 avril 2012, était dépassée. Il réclama également la levée du gel de son compte bancaire au motif qu’une telle mesure était dénuée de fondement et qu’elle avait été appliquée sans qu’il en eût eu connaissance. Il n’est fait aucune mention dans le dossier d’une réponse donnée à cette demande.
22. Le 27 juin 2012, le juge d’instruction renouvela la mesure de secret de l’instruction pour une période de douze mois sans informer le requérant.
23. Le 17 juillet 2012, le requérant saisit le procureur général de la République (Procurador-Geral da República) d’une demande visant à l’accélération de la procédure. Il invoquait à cet égard l’article 108 du CPP (paragraphe 54 ci-après). Il réclama également la levée du secret de l’instruction et l’autorisation de consulter le dossier de l’enquête.
24. Par une ordonnance de la vice-procureure générale de la République du 30 juillet 2012, la demande du requérant fut rejetée au motif qu’il n’avait pas qualité pour agir (legitimidade) dans la mesure où il n’aurait été ni assistente (auxiliaire du ministère public) ni partie civile et où il n’aurait pas été mis en examen (constituído arguído) dans le cadre de la procédure. S’agissant des autres prétentions, la vice-procureure considéra que le requérant devait s’adresser au procureur en charge de l’enquête ou au supérieur hiérarchique de ce dernier. Elle indiqua en outre que l’allongement de la durée de l’enquête était dû non pas à un retard du ministère public, mais à la nature de l’enquête et au type de démarches nécessaires, précisant que trois commissions rogatoires attendaient toujours une réponse.
25. Par des ordonnances du 24 juillet 2012, du 29 octobre 2012 et du 28 janvier 2013, le juge d’instruction fit droit aux demandes du ministère public aux fins de la reconduite de la mesure appliquée au compte bancaire du requérant. Ces ordonnances ne furent pas portées à la connaissance de l’intéressé.
26. Le 4 février 2013, le requérant saisit le juge d’instruction d’une demande visant à la levée de la mesure appliquée à son compte bancaire. Il reprochait à celle-ci de revêtir un caractère abusif et illégal et il se plaignait de ne pouvoir disposer de son argent depuis plus de deux ans. Il réclamait aussi la levée du secret de l’instruction, soutenant que les délais prévus à l’article 276 du CPP étaient dépassés.
27. Par une décision du 19 février 2013, le juge d’instruction débouta le requérant de ses prétentions. Il indiqua que l’affaire était d’une extrême complexité, et qu’il fallait entreprendre encore diverses démarches pour découvrir la vérité et déterminer les responsabilités criminelles des personnes visées. Quant à l’accès au dossier, le juge d’instruction, s’appuyant sur l’arrêt d’uniformisation de la jurisprudence no 5/2010 du 15 avril 2010 (paragraphe 57 ci-après), précisa que l’application de la mesure de secret de l’instruction pouvait être prolongée par le juge d’instruction au-delà du délai de trois mois prévu à l’article 89 § 6 du CPP. Il ajouta que le délai en question avait d’ailleurs été prolongé de douze mois, ce qui portait la date limite pour la conclusion de l’enquête au 3 juillet 2013.
S’agissant de la mesure de gel du compte bancaire, le juge d’instruction rappela les éléments qui en étaient à l’origine et il indiqua que diverses commissions rogatoires étaient toujours en attente d’une réponse. Quant au fond, il s’exprima comme suit :
« (...) contrairement à ce qu’allègue le [demandeur], la présente espèce ne concerne pas une mesure de saisie de ses dépôts bancaires (apreensão do saldo bancaire), mais d’une mesure de blocage des opérations de débit (medida de bloqueio de movimentos a débito), fondée sur l’article 17 §§ 2 et 3 de la loi no 25/08 du 5 juin 2008 et l’article 4 § 4 de la loi no 5/2002 du 11 janvier 2002.
À la différence d’une saisie de dépôts bancaires [à proprement parler], la présente mesure est conservatoire et s’impose d’ailleurs au regard des Directives de l’UE relatives à la prévention du blanchiment des capitaux (actuelles Directives 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et 2006/70/CE de la Commission).
Une telle mesure ne peut être appliquée que s’il existe des soupçons quant à des opérations bancaires (effectuées ou en cours) pouvant visiblement être en lien avec un crime de blanchiment tel que prévu par les articles 15 § 1, 16 § 1 et 17 de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008 que nous avons déjà indiqués.
(...)
Ainsi, la mesure provisoire (...) ici en cause n’est pas régie par les conditions applicables à la collecte des preuves (...), notamment les saisies (apreensões).
(...)
Si les conditions essentielles [requises pour le blocage] sont remplies, le recours à une telle mesure a pour objectif, dès lors, de défendre les intérêts supérieurs de l’enquête criminelle relative à de tels crimes. Ce qui, d’après nous, justifie le sacrifice imposé à la personne visée par la mesure, sacrifice consistant pour elle à devoir attendre avant de pouvoir disposer d’une somme donnée.
À cela s’ajoute le fait que, pour que soit mené à bien ce qui est prévu aux articles 15 § 2 et 40 de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008, une telle appréciation revient, en premier lieu, aux autorités liées à un devoir de vigilance, parmi lesquelles les autorités du secteur financier et ses régulateurs.
S’agissant du blanchiment d’argent, plus particulièrement de l’autonomie [de cette infraction], celle-ci résulte du fait que l’infraction est prévue par l’article 368-A du code pénal, relativement à des biens provenant de « faits illicites types » (factos ilícitos típicos). Par conséquent, une condamnation antérieure ou simultanée au blanchiment d’argent n’est pas requise. Il suffit, indépendamment d’une appréciation de la culpabilité, que soit vérifié un « fait illicite type » donnant lieu à un avantage qu’on projette de convertir, transférer ou occulter.
Cette autonomie [de l’infraction de] blanchiment de capitaux est imposée d’ailleurs par l’article 9 § 5 de la Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, conclue à Varsovie le 15 mai 2005, ratifiée par le Portugal, en vertu de la Résolution du Parlement no 82/2009 du 27 août 2009 et du Décret présidentiel no 78/2009 du 27 août 2009, et en vigueur au Portugal depuis le 1er août 2010.
(...)
Partant, toutes les opérations bancaires qui portent sur des fonds dont l’origine mérite un tel examen du risque doivent être considérées comme susceptibles de constituer des manœuvres de blanchiment de capitaux.
(...)
Néanmoins, s’il le juge pertinent, le requérant peut venir nous informer qu’il a trouvé avec sa banque une solution financière pour rentabiliser davantage la somme qu’il y détient, à condition qu’une telle solution financière préserve le montant des fonds déposés sur le compte bancaire qui est soumis à la mesure de [blocage].
(...) »
C. Les appels interjetés par le requérant
28. Le 20 mars 2013, le requérant interjeta appel de cette décision devant la cour d’appel de Lisbonne. Dans son mémoire en appel, il soutenait notamment :
– que le dossier d’enquête devait être rendu public, comme l’aurait prévu l’article 89 § 6 du CPP ;
– que les délais pour la conclusion de l’enquête étaient dépassés, et
– que l’application de la mesure conservatoire à son compte bancaire n’était pas fondée au motif qu’il n’existait pas de soupçons plausibles à son égard.
29. Le 11 avril 2013, le ministère public près le tribunal central d’instruction criminelle présenta son mémoire en réponse, qui fut notifié au requérant le 15 avril 2013.
30. Le 16 avril 2013, la réponse des autorités russes à la commission rogatoire qui leur avait été adressée fut jointe au dossier. Le 18 avril 2013, sa traduction fut sollicitée auprès du bureau du procureur général de la République.
31. Le 24 avril 2013, le ministère public demanda le renouvellement de la mesure de gel du compte bancaire du requérant pour une période de trois mois pour permettre de donner suite à la demande de traduction de la réponse des autorités russes à la commission rogatoire, d’attendre la réponse de la commission rogatoire adressée aux autorités allemandes et d’ordonner toute mesure jugée nécessaire. Par une ordonnance du 29 avril 2013, le juge d’instruction fit droit à cette demande sans en informer le requérant.
32. À une date non spécifiée, le ministère public près la cour d’appel de Lisbonne soumit son avis (parecer) en réponse à l’appel du requérant. Le 2 mai 2013, cet avis fut porté à la connaissance du requérant, lequel y répliqua le 17 mai 2013.
33. Par un arrêt du 4 juin 2013, la cour d’appel de Lisbonne rejeta l’appel du requérant. Elle confirma que le placement du dossier de l’enquête sous le secret de l’instruction avait été prolongé jusqu’au 3 juillet 2013, ce qui aurait respecté l’interprétation de l’article 89 § 6 du CPP fixée par l’arrêt no 5/2010 du 15 avril 2010 de la Cour suprême (paragraphe 57 ci-après). Elle releva qu’en l’occurrence cette disposition régissait la consultation du dossier par l’accusé, l’assistente ou la victime, qualités que le requérant n’aurait pas eues.
La cour d’appel considéra que, pour qu’une mesure de gel d’opérations bancaires soit appliquée :
« (...) [à] l’instar des autres moyens d’obtention de preuves (par exemple, les interceptions téléphoniques), il suffi[sai]t qu’il exist[ât] des soupçons de blanchiment d’argent et [des soupçons quant au ou aux] auteurs [de cette infraction].
(...) »
D’après elle, en l’espèce, les éléments figurant dans la décision initiale ordonnant le gel du compte bancaire étaient suffisants pour permettre de considérer l’existence d’indices de blanchiment d’argent. La cour d’appel releva notamment :
– que l’association, qui se serait présentée comme ayant des fins altruistes, avait son siège en Espagne et une agence en Équateur ;
– qu’il existait des informations reliant cette association au trafic de stupéfiants ;
– que les adresses que l’association avait indiquées à la banque comme étant les siennes n’existaient pas ;
– que la société financière E. avait récemment fait l’objet d’investigations en raison de soupçons de blanchiment ;
– que cette société était liée à un ressortissant russe, V.K., qui aurait été connu pour être impliqué dans des affaires frauduleuses liées à des actions d’une société ukrainienne ;
– que, immédiatement après le versement des 2 millions d’EUR sur le compte bancaire en cause, le requérant, N.T., A.R. et J.P. s’étaient rendus à l’agence de la banque BANIF pour les retirer en billets de 500 EUR et déposer son équivalent en USD.
L’arrêt concluait comme suit :
« (...) Il ne fait aucun doute que, avec une telle mesure, le droit de propriété du recourant (...) se trouve sérieusement restreint.
(...)
Cependant, il ne faut pas ignorer que plus de la moitié du temps écoulé jusqu’à présent est imputable au délai d’attente pour l’exécution des commissions rogatoires expédiées et la réponse à celles-ci, sachant qu’il n’est pas possible d’imposer aux autorités judiciaires des pays concernés des délais pour [les] exécuter.
On ne peut pas considérer que le droit du recourant a été restreint de façon inadmissible. Compte tenu des intérêts en jeu, il ne faut pas hésiter à faire prévaloir l’intérêt public consistant en la découverte de la vérité et en l’administration de la justice.
Pour finir, il faut noter que, même si le recourant n’a pas été mis en examen, rien ne l’empêche de présenter des documents ou de suggérer l’adoption de mesures aux fins d’infirmer les soupçons existants. D’ailleurs, nous sommes convaincus qu’il ne pourra qu’accepter un tel « défi » lancé par le ministère public dès lors qu’il est convaincu de la provenance licite de ce capital.
(...) »
34. Le 19 juin 2013, les services du procureur général de la République rappelèrent aux autorités allemandes qu’ils attendaient toujours l’exécution de la commission rogatoire qui leur avait été envoyée.
35. Le même jour, une commission rogatoire fut transmise aux autorités espagnoles. À une date non précisée, celles-ci y répondirent en indiquant que V.S., suspect dans le cadre de l’enquête pénale en cause, avait été détenu le 14 janvier 2013 en Espagne dans le cadre d’une enquête ouverte pour trafic de stupéfiants.
36. Par une ordonnance du 31 juillet 2013, faisant droit à une nouvelle demande du ministère public, le juge d’instruction prolongea le gel du compte du requérant jusqu’au 2 novembre 2013. Tout en reconnaissant que cette mesure ne pouvait être prolongée indéfiniment, il considéra qu’en l’espèce l’attente des réponses aux commissions rogatoires s’imposait. Cette ordonnance ne fut pas portée à la connaissance du requérant.
37. Le 28 août 2013, J.P. fut mis en examen et entendu dans le cadre de l’enquête pénale.
38. Le 11 septembre 2013, les autorités espagnoles furent à nouveau saisies de diverses demandes aux fins de l’enquête.
39. Muni d’une autorisation donnée par le procureur le 12 septembre 2013, le requérant consulta le dossier d’enquête le 16 septembre 2013.
40. Le 2 octobre 2013, la traduction de la réponse des autorités russes à la commission rogatoire fut à nouveau sollicitée.
41. Le 1er novembre 2013, le juge d’instruction prolongea le gel du compte du requérant jusqu’au 2 février 2014, sans en informer le requérant.
42. Le 13 décembre 2013, le requérant demanda au juge d’instruction de lever la mesure appliquée à son compte bancaire. Sa demande fut rejetée par une décision du 26 décembre 2013 au motif que les raisons qui avaient présidé à la prise de la mesure en question n’avaient pas disparu. Le juge d’instruction indiqua à cet égard que la réponse des autorités russes à la commission rogatoire n’avait toujours pas été traduite, que celle adressée aux autorités allemandes n’avait toujours pas reçu de réponse et qu’il était par conséquent difficile de fixer des délais.
43. Par une ordonnance du juge d’instruction du 30 janvier 2014, la mesure de gel fut reconduite jusqu’au 2 mai 2014.
44. Le 3 février 2014, le requérant interjeta appel de l’ordonnance du juge d’instruction du 26 décembre 2013 (paragraphe 42 ci-dessus) devant la cour d’appel de Lisbonne. À l’appui de son recours, il arguait :
– que la réponse des autorités russes à la commission rogatoire avait été renvoyée le 14 avril 2013 et qu’elle n’avait toujours pas été traduite en portugais en raison du manque de diligence du ministère public à cet égard ;
– que la commission rogatoire envoyée aux autorités allemandes avait aussi connu des retards en raison d’erreurs commises par le ministère public, qui aurait d’abord indiqué aux autorités allemandes qu’il s’agissait de déterminer l’origine de 200 000 EUR – au lieu de 2 millions d’EUR, information qu’il aurait corrigée trois mois plus tard ;
– qu’il n’existait aucun élément permettant de fonder les soupçons de commission d’un crime par le requérant.
45. Le 20 mars 2014, le ministère public près la cour d’appel de Lisbonne rendit un avis concernant le recours du requérant. Il y considérait qu’il n’y avait pas lieu de statuer en raison de la reconduction de la mesure, qui serait intervenue entre-temps en vertu d’une autre décision du juge d’instruction. Cet avis fut porté à la connaissance du requérant le lendemain.
46. Le 28 mars 2014, le requérant répondit à cet avis.
47. Le 24 avril 2014, la cour d’appel de Lisbonne prononça un non-lieu à statuer (extinção da instância por inutilidade superviniente da lide) au motif que la nouvelle ordonnance du juge d’instruction du 30 janvier 2014 prolongeant la mesure de gel jusqu’au 2 mai 2014 (paragraphe 43 ci-dessus) avait privé de tout effet la décision attaquée visant à la prolongation de la mesure jusqu’au 2 février 2014.
48. Le 29 avril 2014, le ministère public demanda la reconduction de la mesure de gel bancaire pour une période de quatre-vingt-dix jours. Par une décision du 30 avril 2014, le juge d’instruction fit droit à cette demande au motif que les autorités allemandes n’avaient toujours pas répondu à la commission rogatoire. Le requérant ne fut pas informé de cette ordonnance.
D. Le pourvoi en cassation du requérant
49. Entre-temps, le 2 septembre 2013, le requérant s’était pourvu en cassation devant la Cour suprême, arguant que certaines des informations qui figuraient dans le mémoire du procureur n’avaient pas été portées à sa connaissance en raison de la nature confidentielle du dossier de l’enquête.
50. L’issue de cette procédure n’est pas connue.
E. Le classement de l’affaire et la levée du gel du compte bancaire du requérant
51. Par une ordonnance du 23 juillet 2014, le DCIAP classa l’affaire sans suite au motif que, même si le circuit financier suivi par les 2 millions d’EUR qui avaient été versés sur le compte dont le requérant était cotitulaire avait pu être reconstitué, il n’avait pas été possible de déterminer d’où cet argent provenait et s’il était le produit d’activités illicites.
52. Le 24 juillet 2014, à la suite du classement sans suite de l’enquête pénale, le juge d’instruction leva la mesure de gel appliquée au compte du requérant sans en informer ce dernier.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le code pénal
53. Au moment des faits, l’article 368-A du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi no 59/2007 du 4 septembre 2007, se lisait comme suit :
Article 368-A
Blanchiment
« 1. Aux fins de ce qui est prévu aux paragraphes suivants, sont considérés comme des avantages les biens provenant de la commission, indépendamment de la forme de coparticipation, de crimes de proxénétisme, d’abus sexuels d’enfants ou de mineurs dépendants, d’extorsion, de trafic de stupéfiants ou de substances psychotropes, de trafic d’armes, de trafic d’organes ou de tissus humains, de trafic d’espèces protégées, de trafic d’influence, de corruption (...).
2. Quiconque convertit ou transfère des avantages, ou apporte son aide à ou facilite toute opération de conversion ou de transfert d’avantages, obtenus par soi-même ou par un tiers, directement ou indirectement, dans le but de dissimuler son origine illicite ou d’éviter que son auteur ou celui qui a participé à ces infractions soit poursuivi pénalement ou soumis à une réaction pénale, est puni d’une peine de deux à douze ans d’emprisonnement.
3. Encourt la même peine quiconque cache ou dissimule la nature véritable, l’origine, l’emplacement, la disposition, la circulation ou l’identité du détenteur des avantages ou des droits y relatifs.
4. Les crimes prévus aux paragraphes 2 et 3 sont punis même si les faits qui constituent l’infraction principale ont été commis en dehors du territoire national ou encore même si l’on ignore le lieu où les faits ont été commis ou l’identité de leurs auteurs.
(...)
9. La peine peut en particulier être atténuée si l’auteur apporte une assistance concrète dans la collecte de preuves décisives pour l’identification ou la capture des responsables des faits illicites qui sont à l’origine des avantages.
10. La peine prononcée en application des paragraphes précédents ne peut être supérieure à la limite maximale de la peine la plus élevée susceptible d’être encourue pour les faits illicites qui sont à l’origine des avantages. »
B. Le code de procédure pénale
54. Les dispositions du CCP pertinentes en l’espèce sont les suivantes :
Article 1
Définitions légales
« Aux fins de ce qui est prévu dans le présent code, sont qualifiés :
(...)
e) de « suspect » toute personne au sujet de laquelle il existe des indices qu’elle a commis ou se prépare à commettre un crime, ou qu’elle a participé ou se prépare à participer à un crime ;
(...)
i) de « terrorisme » les actes qui constituent les crimes d’organisation terroriste, de terrorisme, de terrorisme international et de financement du terrorisme ;
j) de « criminalité violente » les actes commis avec dol qui sont dirigés contre la vie, l’intégrité physique, la liberté personnelle, la liberté et l’autodétermination sexuelle ou l’autorité publique, et qui sont punis d’une peine d’emprisonnement supérieure ou égale à cinq ans ;
l) de « criminalité particulièrement violente » les actes qui sont prévus à l’alinéa précédent et qui sont punis d’une peine d’emprisonnement supérieure ou égale à huit ans ;
m) de « criminalité hautement organisée » les actes constitutifs des crimes d’association de malfaiteurs, de trafic d’êtres humains, de trafic d’influence, de corruption active de fonctionnaire ou de blanchiment. »
Article 17
Compétence du juge d’instruction
« Il est de la compétence du juge d’instruction de procéder à l’instruction, de décider le renvoi en jugement (pronúncia) et d’exercer toutes les fonctions juridictionnelles jusqu’à ce que l’affaire soit transmise aux fins du jugement, comme le prévoit ce code. »
Article 58 § 1
Mise en examen (constituição de arguido)
« 1. (...) la mise en examen est obligatoire dès lors :
a) qu’une enquête est ouverte à l’encontre d’une personne sur laquelle pèsent des soupçons fondés de commission d’un crime (...) »
Article 59 § 2
Autres cas de mise en examen
« 2. Tout individu soupçonné d’avoir commis un crime peut demander à être mis en examen s’il est personnellement affecté par des mesures prises aux fins d’établir des preuves de culpabilité pour les faits dénoncés. »
Article 61
Droits et obligations au niveau procédural [de la personne mise en examen]
« 1. Tout individu mis en examen bénéficie, en particulier, à tout stade de la procédure et hormis les exceptions prévues par la loi, des droits suivants :
a) être présent lors des actes de procédure le concernant directement ;
b) être entendu par le tribunal ou le juge d’instruction lorsque ceux-ci doivent prendre une décision le concernant personnellement ;
c) être informé des faits qui lui sont reprochés avant de faire des déclarations devant toute autorité ;
d) ne pas répondre aux questions posées, par toute autorité, sur les faits qui lui sont reprochés et sur le contenu des déclarations faites à leur sujet ;
e) choisir un avocat ou demander qu’il lui en soit désigné un d’office ;
f) être assisté d’un défenseur pendant tous les actes de procédure auxquels il participe et, en cas de détention, pouvoir s’entretenir en privé avec son avocat ;
g) intervenir pendant l’enquête et l’instruction en apportant des preuves et en sollicitant la réalisation de tout acte lui paraissant nécessaire ;
h) être informé, par l’autorité judiciaire ou par l’organe de police criminelle devant lesquels il doit comparaître, de ses droits ;
i) faire appel, conformément à la loi, des décisions qui lui ont été défavorables.
(...)
3. L’individu mis en examen a notamment les obligations suivantes :
a) comparaître devant le juge, le parquet ou les organes de police criminelle lorsque la loi l’exige et lorsqu’il a dûment été convoqué à cet effet ;
b) répondre, en disant la vérité, aux questions posées par une autorité compétente sur son identité et, lorsque la loi l’impose, sur ses antécédents criminels ;
c) se soumettre au contrôle judiciaire (termo de identidade e de residência) à partir du moment où il est mis en examen ;
d) se soumettre à tout acte de preuve et à toute mesure de contrainte et de garantie patrimoniale précisés par la loi, et ordonnés et effectués par une autorité compétente. »
Article 86
Publicité de la procédure et secret de l’instruction (segredo de justiça)
« 1. La procédure pénale est, sous peine de nullité, publique sauf exceptions prévues par la loi.
2. Le juge d’instruction peut, à la demande de l’accusé, de l’assistente ou de la victime (ofendido) et après avoir entendu le ministère public, décider par une ordonnance insusceptible de recours (irrecorrível) de placer la procédure sous le secret de l’instruction (segredo de justiça) pendant l’enquête, lorsqu’il estime que la publicité porte atteinte aux droits de ces personnes (sujeitos) ou des participants à la procédure.
3. Le ministère public peut décider de placer la procédure sous le secret de l’instruction pendant l’enquête s’il considère que les intérêts de l’enquête ou les droits des personnes intervenant dans le cadre de la procédure (sujeitos processuais) le justifient. Cette décision est sujette à la validation du juge d’instruction dans un délai de soixante-douze heures.
4. Si la procédure a été placée, en application du paragraphe précédent, sous le secret de l’instruction, le ministère public peut, d’office ou sur demande de l’accusé, de l’assistente ou de la victime, décider de lever [le secret de l’instruction] à tout moment de l’enquête.
5. Si le ministère public ne donne pas suite à une demande de l’accusé, de l’assistente ou de la victime visant à la levée du secret de l’instruction, la question est renvoyée au juge d’instruction pour qu’il statue par une ordonnance, laquelle est insusceptible de recours.
6. La publicité de la procédure, telle que définie par la loi et, en particulier, par les articles suivants, implique les droits :
(...)
c) de consulter le dossier et d’en obtenir des copies, des extraits ou des copies conformes de certaines parties.
(...)
9. L’autorité judiciaire peut, si cela est justifié, donner connaissance du contenu d’un acte ou d’un document placé sous le secret de l’instruction, ou ordonner ou permettre que certaines personnes en prennent connaissance, sous réserve que cela ne mette pas en cause l’enquête et que cela soit jugé comme :
a) propre à contribuer à la découverte de la vérité ; ou
b) indispensable à l’exercice des droits par les intéressés.
(...) »
Article 89 § 6
Consultation du dossier (...)
« 6. Au terme des délais prévus à l’article 276, l’accusé, l’assistente et la victime (ofendido) peuvent consulter tous les éléments du dossier placé sous le secret de l’instruction, sauf si le juge d’instruction ordonne, à la demande du ministère public, de reporter l’accès au dossier pour une période de trois mois, délai pouvant être prorogé, une seule fois, lorsqu’est en cause un des crimes indiqués aux alinéas i) à m) de l’article 1, et pour une durée objectivement indispensable à la conclusion de l’enquête. »
Article 108
Accélération d’une procédure en retard
« 1. Lorsque les délais prévus par la loi pour chaque phase de la procédure sont dépassés, le ministère public, l’accusé, l’assistente ou les parties civiles peuvent demander l’accélération de la procédure.
2. Statue sur cette demande :
a) le procureur général de la République, si la procédure est menée sous la direction du ministère public ;
(...) »
Article 215
Durée maximale de la détention provisoire
« 1. La détention provisoire prend fin lorsque se sont écoulés depuis le début de son application :
a) quatre mois sans qu’il y ait eu accusation ;
b) huit mois sans que, en cas d’instruction, il y ait eu de décision d’instruction ;
c) un an et deux mois sans qu’il y ait eu de condamnation en première instance ;
d) un an et six mois sans qu’il y ait eu condamnation finale.
2. Les délais indiqués au paragraphe 1 sont augmentés respectivement de six mois, de dix mois, d’un an et six mois et de deux ans en cas de terrorisme, de criminalité violente ou hautement organisée, lorsque le crime est puni d’une peine maximale supérieure à huit ans d’emprisonnement ou pour un crime :
(...)
e) de blanchiment d’avantages de provenance illicite ;
(...)
3. Les délais indiqués au paragraphe 1 sont augmentés respectivement d’un an, d’un an et quatre mois, de deux ans et six mois et de trois ans et quatre mois lorsque la procédure concerne l’un des crimes mentionnés au paragraphe 2 et qu’elle se révèle d’une complexité exceptionnelle en raison, notamment, du nombre des accusés ou des victimes ou du caractère hautement organisé du crime.
4. La complexité exceptionnelle à laquelle se réfère le présent article peut être déclarée uniquement au cours de la [procédure de] première instance, par une ordonnance motivée, d’office ou à la demande du ministère public.
(...) »
Article 268
Actes relevant de la compétence du juge d’instruction
« 1. Au cours de l’enquête, il est de la compétence exclusive du juge d’instruction :
a) de procéder au premier interrogatoire judiciaire d’un accusé détenu ;
b) de procéder à l’application d’une mesure de contrainte ou de garantie patrimoniale (...) ;
c) de procéder aux perquisitions et saisies dans un cabinet d’avocats, un cabinet médical ou un établissement bancaire (...) ;
d) de prendre le premier connaissance de la correspondance saisie selon les modalités prévues à l’article 179 § 3 ;
e) de déclarer la perte (a perda), en faveur de l’État, de tout bien saisi en cas de classement sans suite d’une affaire par le ministère public (...) ;
f) de réaliser tout acte expressément réservé par la loi au juge d’instruction.
2. Le juge accomplit les actes indiqués au paragraphe précédent à la demande du ministère public, à la demande de l’autorité de la police criminelle en cas d’urgence ou de risque de retard, à la demande de l’accusé ou à celle de l’assistente.
(...) »
Article 276
Délais maximums de l’enquête
« 1. Le ministère public clôt l’enquête en rendant une décision de classement sans suite ou une mise en accusation, dans un délai maximum de six mois si certains des accusés sont détenus ou assignés à résidence, et de huit mois si aucun des accusés ne l’est.
(...)
3. Le délai de huit mois prévu au paragraphe 1 est augmenté :
a) à quatorze mois lorsque l’enquête a pour objet l’un des crimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 215 ;
b) à seize mois lorsque, indépendamment du type de crime, la procédure se révèle être d’une complexité extrême (...) ;
c) à dix-huit mois dans les cas prévus à l’article 215 § 3.
4. Aux fins de ce qui est indiqué aux paragraphes précédents, le délai court à compter de l’ouverture de l’enquête contre une personne déterminée ou à compter de la mise en examen.
5. En cas d’envoi d’une commission rogatoire (carta rogatória), le délai prévu aux paragraphes 1 à 3 est suspendu jusqu’au retour [de la commission rogatoire], la période totale de suspension ne pouvant être supérieure à la moitié de la durée maximale de l’enquête.
(...) »
C. La loi no 5/2002 du 11 janvier 2002 régissant les mesures de lutte contre la criminalité organisée
55. Tel qu’en vigueur à l’époque des faits, l’article 4 de la loi no 5/2002 du 11 janvier 2002 régissant les mesures de lutte contre la criminalité organisée se lisait comme suit :
« 1. Le contrôle d’un compte bancaire (...) oblige (...) l’établissement bancaire (estabelecimentos de crêdito) (...) à communiquer à l’autorité judiciaire ou à l’organe de police criminelle, dans un délai de vingt-quatre heures, toute opération effectuée sur le compte.
2. Le contrôle du compte bancaire (...) est autorisé ou ordonné, selon le cas, par une ordonnance du juge, lorsque cela présente un intérêt pour la découverte de la vérité.
3. L’ordonnance indiquée au paragraphe précédent précise le compte ou les comptes concernés par la mesure, la durée de cette mesure et l’autorité judiciaire ou l’organe de police criminelle en charge du contrôle.
4. L’ordonnance prévue au paragraphe 2 peut aussi inclure l’obligation de suspendre les opérations qu’elle spécifie, lorsque cela est jugé nécessaire pour prévenir le crime de blanchiment de capitaux.
5. La suspension prend fin si elle n’est pas reconduite par une autorité judiciaire dans un délai de quarante-huit heures. »
D. La loi no 25/2008 du 5 juin 2008 relative à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme
56. Les dispositions pertinentes en l’espèce, en vigueur au moment des faits, de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008 qui avait transposé les directives 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005 et 2006/70/CE de la Commission du 1er août 2006 relatives à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme se lisaient comme suit :
Article 15
Devoir d’examen
« 1. Sans préjudice du devoir de diligence renforcé, les établissements [financiers] doivent examiner avec une attention et un soin particuliers, en conformité avec leur expérience professionnelle, tout comportement, activité ou opération que leurs caractéristiques rendent particulièrement susceptibles d’avoir un lien avec le blanchiment ou le financement du terrorisme.
2. Aux fins du paragraphe précédent, les caractéristiques (caracterizadores) suivantes sont examinées :
a) la nature, la finalité, la fréquence, la complexité, et le caractère peu commun ou atypique du comportement, de l’activité ou de l’opération ;
b) l’inexistence apparente d’un objectif économique ou d’un but licite en rapport avec le comportement, l’activité ou l’opération ;
c) le montant, l’origine et la destination des fonds faisant l’objet de mouvements (movimentados) ;
d) les moyens de paiement utilisés ;
e) la nature, l’activité, le cadre opératoire et le profil des intervenants ;
f) le type de transaction ou la présence d’un produit pouvant notamment favoriser l’anonymat.
(...)
4. La détermination du degré de suspicion engendré par un comportement, une activité ou une opération ne présuppose pas nécessairement l’existence d’un quelconque type de documentation confirmant le soupçon. Elle découle plutôt des circonstances concrètes, examinées à la lumière des critères de diligence exigible de la part d’un professionnel, dans l’analyse de la situation. »
Article 16
Devoir de communication
« 1. Les établissements [financiers] doivent, de leur propre initiative, informer immédiatement le procureur général de la République et l’Unité d’information financière s’ils savent, soupçonnent ou ont des raisons suffisantes de soupçonner qu’a eu lieu, qu’est en cours ou qu’a été tentée une opération susceptible de constituer le crime de blanchiment ou de financement du terrorisme.
(...) »
Article 17
Devoir d’abstention
« 1. Les établissements [financiers] doivent s’abstenir de toute opération qu’ils savent ou soupçonnent être en rapport avec la commission d’un crime de blanchiment ou de financement du terrorisme.
2. L’établissement [financier] doit informer immédiatement le procureur général de la République et l’Unité d’information financière qu’il s’est abstenu d’exécuter [ladite] opération. [Le procureur] peut [alors] décider la suspension de l’exécution de l’opération suspecte, et donner notification, à cette fin, à l’établissement [financier].
3. L’opération suspendue peut toutefois être exécutée si l’ordre de suspension n’est pas confirmé par le juge d’instruction criminelle dans un délai de deux jours ouvrables à compter de la communication faite par l’établissement [financier] comme prévu au paragraphe précédent.
(...) »
Article 40 § 1
Devoir de communication des autorités
« 1. Si, dans l’exercice de leurs fonctions, les autorités de supervision des établissements financiers et de contrôle des établissements non financiers ont connaissance ou soupçonnent l’existence de faits pouvant constituer le crime de blanchiment ou de financement du terrorisme, elles doivent les signaler au procureur général de la République et à l’Unité d’information financière, si la communication n’a pas encore été faite. »
Article 60
Défense des droits de tiers se trouvant dans une situation de bonne foi
« 1. Si les biens d’accusés sont saisis dans le cadre d’une procédure pénale pour un crime relatif au blanchiment de produits de provenance illicite inscrits sur un registre public au nom d’un tiers, celui-ci en reçoit notification afin qu’il puisse défendre ses droits et apporter la preuve sommaire de sa bonne foi, auquel cas le bien en cause peut lui être immédiatement rendu.
2. S’il n’existe pas de registre, le tiers qui invoque la bonne foi dans l’acquisition du bien saisi peut défendre ses droits dans le cadre de la procédure.
3. La défense des droits de tiers invoquant la bonne foi peut être présentée jusqu’à la déclaration de perte [du bien] par le biais d’une requête adressée au juge, l’intéressé devant alors produire ses moyens de preuve.
4. La demande est traitée séparément de la procédure et, après notification du ministère public qui peut présenter son opposition, le tribunal statue en ordonnant toutes les démarches qu’il juge nécessaires.
5. Le juge peut renvoyer la question devant les tribunaux civils, lorsque, en raison de la complexité de la procédure pénale ou du retard pris dans le déroulement de celle-ci, elle ne peut être convenablement tranchée. »
E. L’arrêt de la Cour suprême no 5/2010 du 14 mai 2010
57. Dans son arrêt no 5/2010 du 14 mai 2010, la Cour suprême a fixé l’interprétation de l’article 89 § 6 du CPP comme suit :
« (...) La prorogation du délai d’accès au dossier dont il est question dans la deuxième partie de l’article 89 § 6 du CPP est ordonnée par le juge d’instruction pour le temps jugé objectivement indispensable à la conclusion de l’enquête, sans être limité au délai de report maximum de trois mois indiqué dans cette même disposition (...). »
III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
58. La Convention du Conseil de l’Europe du 16 mai 2005 (STCE no 198) relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme (« la Convention sur le blanchiment »), qui visait à actualiser et élargir la Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime du 8 novembre 1990 (STCE no 141), a été ratifiée par le Portugal le 26 avril 2010 et est entrée en vigueur le 1er août 2010. Elle prévoit notamment ce qui suit au titre des mesures visant à prévenir le blanchiment d’argent :
Article 1
Terminologie
« Aux fins de la présente Convention, l’expression :
(...)
e) « infraction principale » désigne toute infraction pénale à la suite de laquelle des produits sont générés et susceptibles de devenir l’objet d’une infraction (...) ;
(...)
g) « gel » ou « saisie » désigne l’interdiction temporaire du transfert, de la destruction, de la conversion, de la disposition ou du mouvement de biens ou le fait d’assumer temporairement la garde ou le contrôle de biens, sur décision d’un tribunal ou d’une autre autorité compétente ;
(...) »
Article 4
Mesures d’investigation et mesures provisoires
« Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour lui permettre d’identifier, de rechercher, de geler ou de saisir rapidement les biens susceptibles de donner lieu à confiscation en application de l’article 3, afin notamment de faciliter l’exécution des mesures de confiscation ultérieures. »
Article 5
Gel, saisie et confiscation
« Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour s’assurer que les mesures de gel, de saisie et de confiscation portent également :
a. sur les biens en lesquels les produits ont été transformés ou convertis ;
b. sur les biens acquis légitimement, si les produits ont été mêlés, entièrement ou partiellement, à de tels biens, à concurrence de la valeur estimée du produit qui y a été mêlé ;
c. sur les revenus ou autres avantages tirés des produits, des biens en lesquels les produits ont été transformés ou convertis ou des biens auxquels ils ont été mêlés, à concurrence de la valeur estimée des produits qui y ont été mêlés, de la même manière et dans la même mesure que les produits. »
Article 6
Gestion des biens gelés ou saisis
« Chaque Partie adopte les mesures législatives ou autres qui se révèlent nécessaires pour assurer une gestion adéquate des biens gelés ou saisis en application des articles 4 et 5 de cette Convention. »
Article 8
Recours juridiques
« Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour faire en sorte que les personnes affectées par les mesures prévues aux articles 3, 4 et 5 et par celles prévues par toute autre disposition pertinente de la présente Section, disposent de recours juridiques effectifs pour préserver leurs droits. »
Article 9
Infractions de blanchiment
« 1. Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale conformément à son droit interne lorsque l’acte a été commis intentionnellement à :
a. La conversion ou au transfert de biens dont celui qui s’y livre sait que ces biens constituent des produits, dans le but de dissimuler ou de déguiser l’origine illicite desdits biens ou d’aider toute personne qui est impliquée dans la commission de l’infraction principale à échapper aux conséquences juridiques de ses actes ;
b. La dissimulation ou le déguisement de la nature, de l’origine, de l’emplacement, de la disposition, du mouvement ou de la propriété réels de biens ou de droits y relatifs, dont l’auteur sait que ces biens constituent des produits ; et, sous réserve de ses principes constitutionnels et des concepts fondamentaux de son système juridique ;
c. L’acquisition, la détention ou l’utilisation de biens, dont celui qui les acquiert, les détient ou les utilise sait, au moment où il les reçoit, qu’ils constituent des produits ;
d. La participation à l’une des infractions établies conformément au présent article ou à toute association, entente, tentative ou complicité par fourniture d’une assistance, d’une aide ou de conseils en vue de sa commission.
2. Aux fins de la mise en œuvre ou de l’application du paragraphe 1 du présent article :
a. Le fait que l’infraction principale soit ou non de la compétence des juridictions pénales de la Partie n’entre pas en ligne de compte ;
b. Il peut être prévu que les infractions énoncées par ce paragraphe ne s’appliquent pas aux auteurs de l’infraction principale ;
c. La connaissance, l’intention ou la motivation nécessaire en tant qu’élément d’une des infractions énoncées par ce paragraphe peut être déduite de circonstances factuelles objectives.
3. Chaque Partie peut adopter les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale, conformément à son droit interne, à certains ou à l’ensemble des actes évoqués au paragraphe 1 du présent article, dans l’un et/ou l’autre des cas suivants :
a. Lorsque l’auteur a soupçonné que le bien constituait un produit,
b. Lorsque l’auteur aurait dû être conscient que le bien constituait un produit.
Sous réserve que le paragraphe 1 de cet article s’applique aux catégories d’infractions principales visées à l’annexe de la Convention, chaque État ou la Communauté européenne peut, au moment de la signature ou au moment du dépôt de son instrument de ratification, d’acceptation, d’approbation ou d’adhésion, par une déclaration adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, déclarer qu’elle n’appliquera le paragraphe 1 du présent article :
a. qu’aux infractions principales punies d’une peine privative de liberté ou d’une mesure de sûreté d’une durée maximale supérieure à un an, ou pour les Parties dont le système juridique prévoit pour les infractions un seuil minimal, les infractions punies d’une peine privative de liberté ou d’une mesure de sûreté d’une durée minimale supérieure à six mois ; et/ou
b. qu’à une liste d’infractions principales spécifiques ; et/ou
c. qu’à une catégorie d’infractions graves prévues par le droit interne de la Partie.
5. Chaque Partie s’assure qu’une condamnation pour blanchiment est possible en l’absence de condamnation préalable ou concomitante au titre de l’infraction principale.
6. Chaque Partie s’assure qu’une condamnation pour blanchiment au sens du présent article est possible dès lors qu’il est prouvé que les biens objet de l’un des actes énumérés au paragraphe 1.a ou b de cet article, proviennent d’une infraction principale, sans qu’il soit nécessaire de prouver de quelle infraction précise il s’agit.
7. Chaque Partie s’assure que les infractions principales du blanchiment couvrent les actes commis dans un autre État, qui constituent une infraction dans cet État, et qui auraient constitué une infraction principale s’ils avaient été commis sur le territoire national. Chaque Partie peut prévoir que la seule condition requise est que les actes auraient été qualifiés d’infractions principales s’ils avaient été commis sur le territoire national. »
Article 13
Mesures visant à prévenir le blanchiment d’argent
« 1. Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour mettre en place un régime interne complet de réglementation et de suivi ou de contrôle pour prévenir le blanchiment. Chaque Partie doit tenir compte tout particulièrement des normes internationales applicables dans ce domaine, y compris plus particulièrement les recommandations adoptées par le Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux (GAFI).
2. À cet égard, chaque Partie adopte, en particulier, les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires :
a. pour soumettre toute personne morale ou physique qui exerce des activités pouvant se prêter tout particulièrement au blanchiment, dans le cadre de ces activités, à l’obligation :
i. d’identifier et de vérifier l’identité de leurs clients et, le cas échéant, de leurs bénéficiaires effectifs, ainsi que de soumettre la relation d’affaires à une vigilance constante sur la base d’une approche adaptée au risque ;
ii. de déclarer leurs soupçons de blanchiment, sous réserve de garanties ;
iii. de prendre des mesures d’accompagnement, telles que la conservation des données relatives à l’identification des clients et aux transactions, la formation du personnel et la mise en place de règles et procédures internes adaptées, le cas échéant, à la taille et à la nature des activités ;
b. pour interdire, dans les cas appropriés, aux personnes mentionnées à l’alinéa a de divulguer le fait qu’une déclaration d’opération suspecte, ou des informations qui y sont liées, ont été transmises, ou encore qu’une enquête pour blanchiment a été ou pourrait être ouverte ;
c. pour s’assurer que les personnes mentionnées à l’alinéa a sont soumises à des dispositifs effectifs de suivi et, dans les cas appropriés, de contrôle afin de s’assurer du respect de leurs obligations en matière de lutte contre le blanchiment. Le cas échéant, ces dispositifs peuvent être adaptés en fonction du risque.
3. À cet égard, chaque Partie adopte les mesures législatives ou autres qui se révèlent nécessaires pour détecter les transports transfrontaliers significatifs d’espèces et d’instruments au porteur appropriés. »
Article 14
Report de transactions suspectes
« Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour permettre à une cellule de renseignement financier ou, selon le cas, à toute autre autorité compétente ou organe, lorsqu’il existe un soupçon que la transaction est liée à une opération de blanchiment, d’agir en urgence pour suspendre ou reporter la conclusion d’une transaction en cours, afin de lui permettre d’analyser la transaction et de confirmer les soupçons. Chaque Partie peut limiter l’application d’une telle mesure aux cas dans lesquels une déclaration d’opération suspecte a été préalablement communiquée. La durée maximale pour toute suspension ou report de la conclusion d’une transaction est prévue par la législation nationale. »
59. En ses parties pertinentes en l’espèce, le rapport explicatif de la Convention précise ce qui suit par rapport à l’article 8 :
« 91. (...) On entend par « personnes concernées » toutes les personnes qui allèguent que leurs droits sur des biens soumis à des mesures provisoires de confiscation subissent une atteinte injustifiable. Il conviendrait, en principe, de faire droit à ces revendications dans les cas où l’innocence ou la bonne foi de la personne concernée est vraisemblable ou ne peut raisonnablement être mise en doute. Tant qu’aucune décision définitive de confiscation n’a été rendue à son encontre, l’accusé peut aussi être considéré comme une personne concernée. Les mesures législatives requises par cet article devraient garantir aux tiers intéressés des recours en justice « effectifs ». Cela suppose un système dans lequel ces personnes, si elles sont connues, sont informées à temps par les autorités des possibilités de contestation des décisions ou mesures prises. Cela suppose aussi que de telles contestations soient possibles même si une décision de confiscation est déjà devenue exécutoire, si la personne n’a pas eu la possibilité de le faire plus tôt, que les recours en question permettent d’être entendu par un juge, que la personne concernée ait le droit d’être assistée ou représentée par un avocat, de faire citer des témoins et de produire des éléments de preuve, et qu’elle ait le droit d’obtenir la révision de la décision de justice.
92. Cet article ne confère aux particuliers aucun autre droit que ceux habituellement reconnus par le droit interne de la Partie. En tout état de cause, la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales garantit les droits minimaux de la défense.
(...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
60. Le requérant estime que le gel de son compte bancaire a porté atteinte à son droit au respect de ses biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
61. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, il allègue également qu’il n’a pu se défendre par rapport à la mesure litigieuse, et ce d’autant moins qu’il n’aurait pas eu la possibilité d’accéder au dossier de l’enquête, celui-ci ayant été placé sous le secret de l’instruction. Il indique qu’il a ainsi été empêché de connaître les raisons de la mesure litigieuse. Sous l’angle de cette même disposition, il dénonce enfin la durée excessive de la procédure pénale.
62. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, CEDH 2018), la Cour estime qu’il est plus approprié d’examiner les allégations du requérant uniquement sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention étant donné que cette disposition comprend également certaines exigences procédurales. Cette disposition se lit comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
63. Constatant que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les thèses des parties
a) Le requérant
64. Le requérant se plaint de n’avoir pu disposer, entre le 2 février 2011 et le 14 août 2014, de la somme de 2 millions d’EUR qui aurait été versée sur son compte bancaire en raison du gel de son compte ordonné par les autorités portugaises. Il allègue que cette mesure l’a empêché de s’acquitter de certaines obligations ou contrats auxquels il aurait souscrit avant le gel de son compte et de placer cet argent sur un compte à des fins rémunératrices.
65. Il reproche aux autorités portugaises de ne l’avoir informé ni de l’application de la mesure ni de son maintien ni de sa levée. Il se plaint aussi de n’avoir pu accéder au dossier de la procédure pénale que très tardivement en raison du placement du dossier sous le secret de l’instruction, ce qui l’aurait aussi empêché de défendre sa cause.
66. Le requérant dénonce en outre une atteinte au principe du contradictoire et à l’égalité des armes. Il se plaint de ne pas avoir été considéré comme partie à la procédure et, par conséquent, de ne pas avoir eu accès à un tribunal et de n’avoir été entendu ni par le ministère public ni par le juge d’instruction. Il ajoute qu’il n’a pas eu connaissance de l’avis présenté par le ministère public en réponse au recours qu’il aurait introduit en 2013 devant la cour d’appel de Lisbonne.
67. Il soutient de surcroît que rien ne justifiait le gel de son compte pendant une si longue période, précisant à cet égard qu’il n’a jamais été mis en examen dans le cadre de la procédure et qu’il n’a donc pas pu exercer ses droits, notamment en vue de l’accélération de la procédure. Il se plaint de l’absence dans la loi de l’indication de la durée maximale applicable à une telle mesure. Il dénonce enfin plusieurs retards dans le cadre de la procédure pénale, notamment le retard qui aurait été pris par les autorités portugaises pour saisir les autorités russes et allemandes par voie de commission rogatoire et, ensuite, pour ordonner la traduction de la réponse des autorités russes à la commission rogatoire.
b) Le Gouvernement
68. Le Gouvernement admet que le gel du compte bancaire du requérant a constitué une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de ses biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il expose que cette ingérence était prévue par l’article 17 § 1 de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008 (paragraphe 56 ci-après) et par l’article 4 § 4 de la loi no 5/2002 du 11 janvier 2002 (paragraphe 55 ci-après), et qu’elle avait pour but de prévenir la commission d’un crime de blanchiment d’argent. Il indique que cette mesure n’implique que la privation temporaire d’un bien pour le laps de temps nécessaire à l’avancement de l’enquête pénale en cause. Aux yeux du Gouvernement, il ne s’agit donc pas de la saisie d’un bien, comme l’aurait soutenu le requérant, mais de la suspension temporaire de son utilisation afin de garantir la conduite effective d’une enquête pénale.
69. Le Gouvernement est d’avis que, même si le requérant n’a pas pu disposer de son argent pendant la période où son compte bancaire a été gelé, il aurait pu demander à la banque de placer son avoir sur un compte avec un taux rémunérateur plus rentable sous réserve que l’intégralité de la somme litigieuse fût préservée, comme le lui aurait indiqué le juge d’instruction dans son ordonnance du 19 février 2013 (paragraphe 27 ci-dessus).
70. Au niveau procédural, le Gouvernement estime que, bien que n’étant pas partie à la procédure en sa qualité d’accusé, le requérant a pu défendre ses intérêts en présentant diverses demandes auprès du ministère public puis auprès du juge d’instruction, autorité judiciaire chargée du contrôle de la régularité de la procédure, qui aurait répondu à ces demandes par des décisions dûment motivées. Le Gouvernement ajoute que le requérant a pu ensuite attaquer à deux reprises les décisions du juge d’instruction devant la cour d’appel de Lisbonne, laquelle aurait également statué par des décisions dûment motivées. Il soutient que le placement du dossier sous le secret de l’instruction sur le fondement de l’article 86 § 3 du CPP était justifié au regard de l’intérêt de l’enquête et que cette mesure n’a pas porté atteinte aux droits de l’intéressé de défendre sa cause. Il ajoute que, contrairement à ce que le requérant aurait allégué, celui-ci a bien été informé le 2 mai 2013 de l’avis du ministère public versé dans le cadre de son recours devant la cour d’appel de Lisbonne, et que le principe du contradictoire n’a donc pas été violé sur ce point (paragraphe 32 ci-dessus).
71. S’agissant de la durée de la mesure, le Gouvernement conteste les allégations du requérant quant à l’existence de négligences. D’après le Gouvernement, la durée de la mesure s’explique par la complexité de l’affaire et par le nombre de personnes au sujet desquelles il aurait fallu enquêter et qui auraient toutes résidé en dehors du Portugal. Le Gouvernement indique encore que, pour établir l’origine des fonds litigieux, les autorités portugaises ont dû retracer le circuit des transactions financières et saisir les autorités espagnoles, allemandes et russes par commission rogatoire, et qu’elles ont dû attendre la réponse de ces autorités pour achever l’enquête. Sur ce point, il s’appuie sur les constatations faites par la cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 4 juin 2013 (paragraphe 33 ci-dessus) s’agissant du retard de procédure causé par l’absence de réponse des autorités étrangères saisies malgré l’insistance des autorités portugaises, lesquelles ne pouvaient, selon lui, imposer des délais à des autorités étrangères. Il conteste les allégations du requérant relativement aux périodes d’inactivité, précisant notamment que, alors qu’elles étaient dans l’attente de la traduction de la réponse des autorités russes, les autorités attendaient aussi la réponse des autorités allemandes et espagnoles.
72. Par ailleurs, le Gouvernement est d’avis que, sans que cela portât atteinte à son droit de garder le silence, le requérant aurait pu justifier l’origine des fonds en cause, ce qui aurait permis d’accélérer la procédure. Il précise qu’il a été invité à le faire par le ministère public le 30 juin 2011 (paragraphe 14 ci-dessus). Il argue que, le requérant n’ayant pas répondu favorablement, les autorités ont dû entreprendre diverses démarches pour déterminer la provenance de l’argent litigieux. Il indique pour finir que, faute pour elles d’avoir obtenu des informations précises à cet égard, les autorités se sont vues contraintes d’ordonner le classement de l’affaire sans suite.
c) Le tiers intervenant
73. Le gouvernement russe ne conteste pas que la mesure litigieuse était prévue par la loi et qu’elle visait en l’espèce la poursuite d’un intérêt général, à savoir la lutte contre le blanchiment d’argent. Néanmoins, il est d’avis que les garanties procédurales de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention n’ont pas été respectées. Il considère que le requérant n’a pas bénéficié d’un recours effectif lui permettant de faire valoir ses droits relativement à la mesure appliquée à son compte bancaire comme le prévoirait la Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime du 8 novembre 1990 (paragraphe 58 ci-dessus) et comme l’aurait aussi relevé la Cour dans son arrêt Jokela c. Finlande (no 28856/95, § 45, CEDH 2002‑IV). Se référant à l’arrêt Raimondo c. Italie (22 février 1994, série A no 281-A), il relève notamment :
– que le requérant n’a pas été entendu avant l’application de la mesure ;
– qu’il n’a pas été informé du gel de son compte bancaire ;
– qu’il ne lui a pas été notifié qu’il avait la qualité de suspect dans le cadre de la procédure pénale ;
– qu’il n’a pu exercer ses droits dans la mesure où il n’aurait pas été mis en examen dans le cadre de la procédure et qu’il n’a ainsi, notamment, pas pu demander l’accélération de la procédure ;
– que, en conséquence, il n’a pu justifier l’origine de la somme litigieuse ;
– qu’il n’a eu accès au dossier d’enquête que très tardivement, et ce malgré des demandes successives en ce sens (sur ce point, le gouvernement russe se réfère au paragraphe 46 de l’arrêt Schöps c. Allemagne (no 25116/94, CEDH 2001‑I)) et que, partant, il n’a pu défendre ses droits de façon effective ;
– qu’il n’a pas bénéficié du recours effectif garanti par l’article 13 de la Convention ou par la Convention du Conseil de l’Europe sur le blanchiment d’argent.
74. Le gouvernement russe est également d’avis que la mesure litigieuse a pesé d’une manière exorbitante sur le droit du requérant au respect de ses biens pendant une période d’une durée excessive, à l’instar de ce que la Cour aurait relevé dans les affaires Luordo c. Italie (no 32190/96, CEDH 2003‑IX) et Borzhonov c. Russie (no 18274/04, 22 janvier 2009).
75. Pour finir, il appuie les arguments du requérant quant aux dommages patrimoniaux subis en raison du gel de son compte bancaire, se référant à cet égard aux constats faits par la Cour dans son arrêt Capital Bank AD c. Bulgarie (no 49429/99, CEDH 2005‑XII (extraits)).
76. Le gouvernement russe conclut que le gel du compte bancaire du requérant pendant trois ans et six mois a constitué une mesure arbitraire et disproportionnée, qui aurait gravement porté atteinte au droit du requérant au respect de ses biens.
2. L’appréciation de la Cour
a) Principes généraux
77. La Cour rappelle qu’une restriction temporaire à l’usage d’un bien relève du pouvoir qu’ont les États de réglementer l’usage des biens, conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes (voir UBS AG c. France (déc.), no 29778/15, § 18, 29 novembre 2016, et les références qui y figurent).
78. Pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une ingérence dans le droit de propriété doit être opérée « pour cause d’utilité publique », et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52, et Granitul S.A. c. Roumanie, no 22022/03, § 46, 22 mars 2011). Lorsqu’elle contrôle le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 52, série A no 108,).
79. Nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de pouvoir contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Une ingérence dans les droits prévus par l’article 1 du Protocole no 1 ne peut ainsi avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes, qui permette de discuter des aspects présentant de l’importance pour l’issue de la cause. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir, mutatis mutandis, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie (fond) [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 302, 28 juin 2018).
b) Application de ces principes en l’espèce
i. L’existence d’une ingérence « prévue par la loi »
80. La Cour note qu’il n’est pas contesté en l’espèce que le gel temporaire du compte bancaire du requérant a constitué une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de ses biens (paragraphe 68 ci-dessus).
81. Elle constate ensuite que la mesure a été ordonnée le 3 février 2011 par une ordonnance du juge d’instruction près le tribunal central d’instruction criminelle sur le fondement de l’article 4 § 4 de la loi no 5/2002 du 11 janvier 2002 et de l’article 17 §§ 1-3 de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008 (paragraphes 10, 55 et 56 ci-dessus). Si elle n’est pas levée avant, une telle mesure ne peut dépasser la durée maximale de l’enquête prévue à l’article 276 lu conjointement avec l’article 215 du CPP (paragraphe 54 ci-dessus). La mesure litigieuse était donc formulée par le droit interne avec suffisamment de précision pour permettre au requérant de discerner, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, fût-ce en s’entourant au besoin de conseils éclairés, la portée de la mesure litigieuse (Plechkov c. Roumanie, no 1660/03, § 89, 16 septembre 2014). Celle-ci était donc « prévue par la loi », comme l’exige l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
ii. But légitime
82. La Cour observe ensuite que la mesure litigieuse a été ordonnée parce que les autorités internes soupçonnaient que la somme qui avait été transférée sur le compte bancaire du requérant provenait d’activités délictueuses, à savoir notamment le trafic de stupéfiants (paragraphe 33 ci-dessus ; pour des affaires similaires, voir Phillips c. Royaume-Uni (no 41087/98, CEDH 2001-VII) et Grayson et Barnham c. Royaume-Uni (nos 19955/05 et 15085/06, 23 septembre 2008)). La mesure litigieuse a dès lors été ordonnée pour prévenir un crime de blanchiment d’argent (paragraphes 10 ci-dessus). Par conséquent, elle visait bien la poursuite de l’intérêt général, dont l’importance a d’ailleurs déjà été soulignée dans plusieurs décisions de la Cour (voir, par exemple, Raimondo, précité, § 30 ; Riela c. Italie, no 52439/99, 4 septembre 2001 ; Grifhorst c. France, no 28336/02, §§ 92-93, 26 février 2009 ; et Michaud c. France, no 12323/11, § 123, CEDH 2012). Il s’agit donc de savoir si, au vu des circonstances de l’espèce, la mesure était proportionnée au but visé, en d’autres termes, si elle a ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde du droit du requérant au respect de ses biens, notamment au moyen d’une garantie juridictionnelle effective (AGOSI, précité, § 55, et Arcuri c. Italie (déc.), no 52024/99, CEDH 2001‑VII).
iii. Proportionnalité
83. Le requérant allègue qu’il n’a pu contester de façon effective la mesure litigieuse et que la durée pendant laquelle elle a été appliquée a fait peser sur lui une charge exorbitante.
α. Sur les garanties procédurales
84. Le requérant soutient ne pas avoir été à même de se défendre de façon effective contre la mesure litigieuse, pour des raisons qu’il expose comme suit :
– il n’a pas été informé de l’application de cette mesure à son compte bancaire ;
– il n’a pas été considéré comme partie à la procédure pénale dans le cadre de laquelle la mesure aurait été appliquée ;
– il n’a pas eu accès au dossier d’enquête en raison du placement de celui-ci sous le secret de l’instruction ;
– il n’a été entendu ni par le ministère public ni par le juge d’instruction.
85. À titre liminaire, la Cour observe que l’application de la mesure litigieuse ainsi que ses renouvellements successifs jusqu’au classement sans suite de l’enquête pénale ont été ordonnés par le juge d’instruction près le TCIC à la suite de demandes émises par le ministère public (paragraphes 10, 15, 25, 31, 36, 41, 43 et 48 ci-dessus).
86. Elle constate que le requérant n’a pas eu immédiatement notification de la décision du juge d’instruction du 3 février 2011 ordonnant l’application de la mesure litigieuse à son compte bancaire (paragraphe 10 ci-dessus), et que ce n’est qu’après avoir, de son propre chef, demandé des informations à ce sujet le 27 mai 2011 qu’il a eu officiellement connaissance de cette mesure par une ordonnance du ministère public du 30 juin 2011 (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). Elle relève aussi que les prorogations successives de la mesure litigieuse ordonnées par le juge d’instruction n’ont pas non plus été portées à la connaissance de l’intéressé, pas plus que la décision ordonnant sa levée après le classement sans suite de l’enquête pénale y relative (paragraphe 51 ci-dessus).
87. Par conséquent, la Cour considère que le requérant a été pris au dépourvu lorsque la banque l’a informé du gel opéré sur son compte (paragraphe 11 ci-dessus). Elle est d’avis qu’il aurait dû au moins être informé de l’application de la mesure litigieuse et de sa reconduction ainsi que des principaux motifs sous-jacents, d’une part, parce que la mesure en cause interférait dans son droit au respect de ses biens et, d’autre part, parce que cela lui aurait permis d’exercer ses droits au titre de l’article 60 § 1 de la loi no 25/2008 du 5 juin 2008, en vigueur au moment des faits, disposition qui répondait aux engagements pris par le Portugal eu égard à l’article 8 de la Convention sur le blanchiment, et qu’il faut lire avec son rapport explicatif (paragraphes 56, 58 et 59 ci-dessus). Notamment, aux termes de l’article 60 précité, lorsque, comme en la présente espèce, des biens sont saisis dans le cadre d’une procédure pénale pour un crime relatif au blanchiment de produits de provenance illicite inscrits sur un registre public au nom d’un tiers, celui-ci doit pouvoir défendre ses droits et apporter la preuve sommaire de sa bonne foi, afin d’obtenir la restitution de ses avoirs. En suivant le même raisonnement, la Cour estime que la levée de la mesure litigieuse aurait dû également être portée à la connaissance du requérant.
88. Par ailleurs, la Cour constate que le dossier de l’enquête a été placé le 3 février 2011 sous le secret de l’instruction en vertu de l’article 86 § 3 du CPP, puis par la suite en vertu de l’article 89 § 6 du CPP, pour préserver la conduite de l’enquête (paragraphes 10 et 54 ci-dessus), ce qui a empêché le requérant d’y avoir accès (paragraphe 54 ci-dessus). La Cour admet que le secret de l’instruction se justifiait afin d’éviter des intrusions ou des actions pouvant porter atteinte aux intérêts de la justice au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (à cet égard, voir, entre autres, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 68, 15 juillet 2003). Il n’en demeure pas moins que les autorités auraient pu, si cela ne mettait pas en cause l’enquête, au moins fournir au requérant une copie des décisions pertinentes relatives à la mesure litigieuse, possibilité que prévoit l’article 86 § 9 b) du CPP (paragraphe 54 ci-dessus). Le requérant n’ayant pu consulter le dossier que le 16 septembre 2013, il est resté ainsi dans l’incertitude quant aux éléments de l’enquête pendant plus de deux ans et sept mois (paragraphe 39
ci-dessus).
89. Certes, comme le souligne le Gouvernement, le requérant a bien reçu le 6 mars 2012, le 19 février 2013 et le 26 décembre 2013 une réponse motivée du juge d’instruction aux demandes qu’il lui avait adressées (paragraphes 19, 27 et 42 ci-dessus). Il a pu également attaquer les ordonnances du 19 février 2013 et 26 décembre 2013 devant la cour d’appel de Lisbonne (paragraphes 28 et 44 ci-dessus), qui a statué sur ses recours de façon motivée (paragraphes 33 et 47 ci-dessus), à l’issue de procédures contradictoires, contrairement à ce qu’allègue le requérant (sur l’exercice du contradictoire, voir les paragraphes 32 et 46 ci-dessus). Cependant, n’ayant pas été informé de l’application et des prorogations successives de la mesure litigieuse, le requérant ne pouvait qu’ignorer leur contenu et leurs motifs. Par conséquent, il n’a pas pu contester chacune de ces décisions, ce qui a considérablement limité la possibilité pour lui de contester efficacement la mesure litigieuse. Le requérant n’a été entendu ni par le ministère public ni par le juge d’instruction (paragraphes 65-66 ci-dessus).
90. Compte tenu de ces constatations, la Cour estime que le requérant n’a pas bénéficié de garanties procédurales suffisantes pour défendre ses intérêts dans le cadre de la procédure pénale.
β. La durée de la mesure litigieuse
91. La Cour relève que puisqu’il n’avait pas qualité d’accusé, d’assistente ou de partie civile, le requérant n’a pas pu demander l’accélération de la procédure en vertu de l’article 108 du CPP (paragraphe 54 ci-dessus), recours préventif prévu au niveau national pour réagir aux périodes d’inactivités alléguées de la procédure pénale (Tomé Mota c. Portugal (déc.), no 32082/96, CEDH 1999‑IX). Or la mesure a été appliquée le 3 février 2011 (paragraphe 10 ci-dessus) et n’a été levée que le 24 juillet 2014 (paragraphe 52 ci-dessus), soit environ trois ans et cinq mois plus tard, période pendant laquelle le requérant est resté sans savoir quand il pourrait disposer à nouveau de ses fonds, incertitude encore accentuée par l’absence dans la législation de limite dans le temps d’une telle mesure préventive.
92. En tenant compte de sa jurisprudence en matière de durée de procédure (voir Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 186, 22 mai 2012, et les références qui y figurent), la Cour admet que l’enquête pénale à l’origine de la mesure litigieuse revêtait une certaine complexité, eu égard aux infractions en cause, mais aussi à sa dimension internationale. Elle note en particulier que, pour déterminer l’origine des fonds litigieux, les autorités internes ont été contraintes de saisir, par voie de commission rogatoire, les autorités allemandes, russes et espagnoles le 26 janvier 2012, le 29 février 2012, le 19 juin 2013 et le 11 septembre 2013 (paragraphes 16, 35 et 38 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que le ministère public n’a saisi les autorités russes qu’un an après l’ouverture de l’enquête. La Cour relève encore que, le 26 décembre 2013, les autorités portugaises ne disposaient toujours pas de la traduction de la réponse qu’ils avaient reçue de celles-ci le 16 avril 2013 (paragraphes 30 et 42 ci-dessus). Si elle admet qu’il est difficile d’imposer des échéances à des autorités étrangères dans le cadre de la coopération judiciaire internationale, elle estime que les autorités portugaises avaient la possibilité d’envoyer des relances. Or ce n’est que le 19 juin 2013 qu’elles ont rappelé aux autorités allemandes qu’elles attendaient toujours leur réponse à la demande qu’elles leur avaient adressée le 26 janvier 2012 (paragraphes 16 et 34 ci-dessus).
93. Pour ce qui est du comportement du requérant, la Cour estime que, dès lors que la procédure pénale s’est déroulée à son insu, il n’était pas raisonnable d’attendre une quelconque coopération de sa part. Contrairement à ce que soutient le Gouvernement, le requérant ne peut donc être tenu pour responsable de l’allongement de la durée de la procédure.
94. Dès lors, tout en admettant que l’enquête revêtait une certaine complexité, la Cour estime que les autorités portugaises sont responsables de l’allongement de la durée de la procédure pénale, qui a eu pour conséquence de prolonger de façon excessive la durée de la mesure litigieuse (voir, mutatis mutandis, Luordo, précité, § 70).
iv. Conclusion
95. Étant donné que le requérant n’a pas bénéficié des garanties procédurales qui lui auraient permis de contester de manière effective la mesure litigieuse et eu égard à la durée pendant laquelle celle-ci a été appliquée, la Cour conclut que le requérant a subi une « charge spéciale et exorbitante », qui a rompu le juste équilibre devant exister entre l’intérêt général légitime poursuivi par les autorités et le droit du requérant au respect de ses biens.
Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 2 DE LA CONVENTION
96. Le requérant soutient que la raison du gel de son compte bancaire était son refus de collaborer avec les autorités. Il dénonce un renversement de la charge de la preuve en matière pénale, qui aurait porté atteinte à l’équité de la procédure et à son droit à être présumé innocent garantis par l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.
Dans ses parties pertinentes en l’espèce, cette disposition se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
(...) »
97. Compte tenu de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention constatée ci-dessus au paragraphe 95, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément la recevabilité et le fond des griefs que le requérant tire de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
98. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommages
99. Le requérant allègue que les 2 millions d’EUR qui ont été gelés sur ordre des autorités portugaises provenaient d’un prêt de 2 200 000 EUR qui lui aurait été accordé le 31 janvier 2011 par la société financière suisse E. pour une durée de douze mois et qui aurait été destiné au financement de contrats liés à sa profession de marchand d’art. Il expose que, n’ayant pas été en mesure de rembourser sa dette dans le délai prévu en raison de la mesure appliquée à son compte bancaire, il s’est vu infliger par la société E. des pénalités de retard de 9 %. Il indique que, au 22 janvier 2016, il était redevable à la société E. de 790 368,89 EUR, somme qu’il réclame au titre du dommage matériel. Il présente à l’appui de cette demande une copie du contrat de prêt conclu avec la société E. et un document censé prouver le remboursement partiel ayant déjà été effectué.
100. Le Gouvernement considère cette demande comme abusive au motif qu’elle se rapporte à la somme controversée dont la mise à disposition aurait été bloquée, d’après le Gouvernement, précisément parce que le requérant n’avait pas justifié sa provenance légitime.
101. La Cour constate que le requérant justifie sa demande en se référant à un contrat de prêt conclu avec la société E., laquelle faisait l’objet de l’enquête pénale à l’origine de la présente requête (paragraphe 7 ci-dessus). Outre la copie de ce contrat, le requérant ne présente aucune preuve pour étayer sa demande, notamment la preuve des paiements faits à ladite société au titre des intérêts de retard, le document fourni par l’intéressé à cet égard étant illisible et dénué de toute explication plausible. Dès lors, la Cour juge que la demande présentée pour dommage matériel n’est pas étayée et elle la rejette.
102. Le requérant n’a pas présenté de demandes au titre du dommage moral. Dès lors, la Cour n’est pas appelée à se prononcer à cet égard.
B. Frais et dépens
103. Le requérant demande également 5 490 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.
104. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
105. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme réclamée et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
106. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable en ce qui concerne le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément la recevabilité et le fond des griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 490 EUR (cinq mille quatre cent quatre-vingt-dix euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Andrea TamiettiJon Fridrik Kjølbro
Greffier adjointPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante commune aux juges Pinto de Albuquerque et Kūris ;
– opinion en partie dissidente commune aux juges Ranzoni et Ravarani.
J.F.K.
A.N.T.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES
PINTO DE ALBUQUERQUE ET KŪRIS
1. La présente opinion ne concerne que les griefs tirés par le requérant de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.
2. Ayant considéré, avec la majorité de la chambre, qu’il n’était pas nécessaire d’examiner séparément la recevabilité et le fond des griefs susmentionnés (point 3 du dispositif), nous avons donc admis l’existence de raisons valables de ne pas procéder à un tel examen. Ces raisons existent vraiment, même si elles ne sont pas explicitement mentionnées dans l’arrêt. En particulier, les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1, qui amènent la Cour à un constat de violation (point 2 du dispositif), présentent un lien manifeste avec ceux tirés de l’article 6 §§ 1 et 2. Mais la question de la relation entre les deux séries de griefs soulevés par le requérant, à savoir ceux tirés de l’article 1 du Protocole no 1 et ceux tirés de l’article 6 §§ 1 et 2, ne se prête pas à une solution simple, car des arguments non moins légitimes peuvent être invoqués à l’appui de la nécessité de poursuivre l’examen. Ainsi, alors que la conclusion figurant au paragraphe 97 de l’arrêt (et au point 3 du dispositif) reflète une approche légitime, une autre approche aurait été également défendable. Notre opinion présente cette approche alternative qui aurait permis à la chambre d’examiner les griefs du requérant non seulement sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, mais aussi sur celui de l’article 6 §§ 1 et 2.
3. Si la majorité de la chambre (dont nous faisons partie) avait choisi l’approche alternative, en d’autres termes si elle avait examiné les griefs que le requérant tirait de l’article 1 du Protocole no 1 et ceux qu’il tirait de l’article 6 §§ 1 et 2, une violation de ces dispositions aurait pu et même dû être constatée. Nous exposons ci-dessous le raisonnement qui aurait étayé une telle conclusion. Ces arguments ont trait tout d’abord à la recevabilité des griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 2 puis au fond de ce volet de la présente affaire.
I
4. Le requérant soutient qu’en l’espèce l’article 6 s’applique sous son volet pénal. Il est à noter que ni le gouvernement défendeur ni le gouvernement russe ne contestent l’applicabilité du volet pénal de cet article.
5. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les notions d’« accusation en matière pénale », « accusé d’une infraction » ou « accusé » figurant aux paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 6 doivent s’entendre comme revêtant une portée « autonome » dans le contexte de la Convention, et non sur la base de leur sens en droit interne (Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, § 30, série A no 49, et Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, §§ 110‑111, 12 mai 2017). La place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique milite pour une conception « matérielle », et non « formelle », de l’« accusation » régie par l’article 6 ; elle commande à la Cour de regarder au‑delà des apparences et d’analyser les réalités de la procédure en jeu pour savoir s’il y avait « accusation » aux fins de l’article 6 (Adolf, précité, § 30).
6. D’après la jurisprudence de la Cour, il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre elle ont des répercussions importantes sur sa situation (Simeonovi, précité, § 110, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 249, 13 septembre 2016, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 143, 10 septembre 2010, Deweer c. Belgique, 27 février 1980, §§ 42-46, série A no 35, et Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51).
7. Ainsi, une personne arrêtée parce qu’elle est soupçonnée d’avoir perpétré une infraction pénale (Brusco c. France, no 1466/07, §§ 47-50, 14 octobre 2010), une personne soupçonnée, interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale (Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 42, CEDH 2000 XII, Aleksandr Zaichenko c. Russie, no 39660/02, §§ 41-43, 18 février 2010, Yankov et autres c. Bulgarie, no 4570/05, § 23, 23 septembre 2010, et Schmid-Laffer c. Suisse, no 41269/08, §§ 30-31, 16 juin 2015), une personne interrogée parce qu’elle est soupçonnée d’être impliquée dans une infraction, mais traitée comme un témoin (Kalēja c. Lettonie, no 22059/08, §§ 36-41, 5 octobre 2017), ainsi qu’une personne formellement inculpée d’une infraction pénale dans le cadre d’une procédure prévue par le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 66, CEDH 1999‑II, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 44, CEDH 2004‑XI), peuvent toutes être considérées comme « accusées » et prétendre à la protection de l’article 6. C’est la survenance même du premier de ces événements, indépendamment de leur ordre chronologique, qui déclenche l’application de l’article 6 sous son volet pénal (Simeonovi, précité, § 111).
8. Par ailleurs, selon la jurisprudence constante de la Cour, l’existence ou non d’une « accusation en matière pénale » doit s’apprécier sur la base de trois critères, couramment dénommés « critères Engel » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22). Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second la nature même de l’infraction et le troisième le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et pas nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale (voir, entre autres, Jussila c. Finlande [GC], no [73053/01](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2273053/01%22%5D%7D), §§ 30-31, CEDH 2006-XIV, et Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos [39665/98](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2239665/98%22%5D%7D) et [40086/98](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2240086/98%22%5D%7D), § 82, CEDH 2003-X).
9. En l’espèce, la mesure litigieuse a été appliquée, à la demande du Département central d’investigation et d’action pénale, par un juge d’instruction dans le cadre d’une procédure pénale (paragraphes 8, 9 et 10), en raison de soupçons donnant à penser que les sommes qui avaient été transférées sur le compte bancaire dont le requérant était cotitulaire provenaient d’activités illicites (paragraphes 10, 14, 19, 27, 33, 55 et 56). La mesure avait donc pour objectif d’éviter la dispersion de ces sommes illicites dans le circuit financier, autrement dit leur blanchiment. Il s’agissait donc d’une mesure appliquée à titre préventif.
10. Certes, le requérant n’a jamais été mis en examen dans le cadre d’une procédure pénale ; il n’en demeure pas moins qu’il était clairement soupçonné de blanchiment d’argent au sens de l’article 368-A du code pénal (paragraphe 53), comme le montrent clairement les décisions internes. Ainsi, par exemple, dans son ordonnance du 30 juin 2011, le ministère public a considéré que les soupçons pourraient être levés si le requérant versait au dossier « les documents démontrant sans équivoque qu’il [avait] obtenu les montants en cause de façon licite » (paragraphe 14). La cour d’appel de Lisbonne a également observé dans son arrêt du 4 juin 2013 que le requérant pouvait présenter des documents ou suggérer l’adoption de mesures afin d’infirmer les soupçons existants (paragraphe 33). On en déduit que l’intéressé avait bien la qualité « d’accusé » au sens autonome que cette notion possède dans le cadre de l’article 6 § 1.
11. Ensuite, la mesure de gel n’est pas qualifiée de sanction pénale par le droit interne. On relève, toutefois, que si les soupçons de blanchiment d’argent avaient été confirmés, le requérant aurait été passible d’une peine qui aurait pu aller jusqu’à douze ans d’emprisonnement, en application de l’article 368-A §§ 2 et 4 du code pénal, indépendamment de son implication dans l’infraction qui faisait l’objet de la procédure principale (paragraphe 53).
12. Dans sa décision du 19 février 2013 (paragraphe 27), le juge d’instruction a souligné qu’une telle mesure visait à servir les objectifs de l’enquête. La cour d’appel de Lisbonne a développé cette même analyse dans son arrêt du 4 juin 2013 (paragraphe 33) ; elle a en outre considéré qu’il ne fallait pas hésiter à faire prévaloir l’intérêt public, à savoir la découverte de la vérité et la bonne administration de la justice, sur les droits du requérant.
13. Cependant, en l’espèce, cette mesure s’est prolongée pendant plus de trois ans. La mesure litigieuse a donc eu un impact substantiel sur le requérant, notamment des répercussions importantes sur sa situation financière (voir, mutatis mutandis, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 82, CEDH 2013, Welch c. Royaume-Uni, 9 février 1995, §§ 32 et 34, série A no 307‑A, M. c. Allemagne, no 19359/04, § 120, CEDH 2009, et Bergmann c. Allemagne, no 23279/14, § 150, 7 janvier 2016).
14. Compte tenu de tous ces éléments, rappelant que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, et que, pour statuer sur des droits consacrés par elle, il faut souvent s’attacher à cerner la réalité par-delà les apparences (Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, § 82, CEDH 2015, et les références qui y sont citées), on peut conclure qu’il y a suffisamment d’arguments valables pour soutenir une autre approche que celle adoptée par la majorité de la chambre (dont, répétons-le, nous faisons partie), à savoir que la procédure concernant le gel des comptes bancaires du requérant tombe dans le champ d’application du volet pénal de l’article 6.
II
15. Si les griefs du requérant tirés de l’article 6 §§ 1 et 2 avaient été examinés, les principes généraux suivants auraient dû être pris en considération. Et ils indiquent clairement une seule direction.
16. La présomption d’innocence consacrée par l’article 6 § 2 figure parmi les éléments d’un procès pénal équitable (voir, entre autres, Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 93, CEDH 2013). La présomption d’innocence se trouve méconnue si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été légalement établie au préalable et, notamment, sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 37, série A no 62). Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat considère l’intéressé comme coupable. Dans ce contexte, le choix des termes employés par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction revêt une importance particulière (voir, parmi beaucoup d’autres, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 41, CEDH 2000‑X, et Paraponiaris c. Grèce, no 42132/06, § 30, 25 septembre 2008). Ce qui importe, néanmoins, c’est le sens réel des déclarations litigieuses et non leur forme littérale.
17. Tout système juridique connaît des présomptions de fait ou de droit ; la Convention n’y met pas obstacle en principe, mais en matière pénale elle oblige les États contractants à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil. Or il ressort de la jurisprudence que ce seuil se trouve dépassé quand une présomption a pour effet de priver une personne de toute possibilité de se disculper par rapport aux faits mis à sa charge, la privant ainsi du bénéfice de l’article 6 § 2 (G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 243, 28 juin 2018, et Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141‑A). Se pose donc la question de savoir si, en l’espèce, ce seuil a été dépassé au détriment du requérant.
18. Comme la Cour le relève au paragraphe 91 de l’arrêt, les soupçons de blanchiment d’argent à l’encontre du requérant ont perduré trois ans et cinq mois. Pendant toute cette période, le requérant n’a pas été mis en examen comme l’exigeait l’article 59 du code de procédure pénale et n’a pu se prévaloir des différents droits dont il aurait bénéficié en qualité de personne mise en examen, selon l’article 60 du même code. Il n’a notamment pas pu profiter de la possibilité de demander l’accélération de la procédure conformément à l’article 108 du code (paragraphes 23 et 54). La stratégie mise en œuvre par l’enquêteur a laissé le requérant dans un flou juridique insoutenable quant à son statut.
19. Cela dit, à la suite d’une demande d’information puis d’une demande visant à la levée de la mesure de gel de son compte bancaire (paragraphes 13 et 18), le requérant a été invité à deux reprises à infirmer les soupçons qui pesaient contre lui. L’intéressé ayant choisi de ne pas fournir les informations demandées par l’enquêteur, une présomption de blanchiment à son égard s’est installée à son détriment.
20. Les prorogations successives de la mesure litigieuse – pendant une période de trois ans et cinq mois –, qui n’ont pas été portées à la connaissance du requérant (paragraphe 86), ont fini par faire peser sur lui la charge de la preuve de son innocence. En effet, le requérant n’a pu disposer de son argent pendant une longue période, ce qui a eu pour conséquence d’élever le degré de coercition exercé sur lui pour qu’il fournisse les informations demandées par l’enquêteur. Le seuil en matière de présomption de fait a été dépassé de façon inacceptable, au point qu’il y a eu dans le chef du requérant atteinte au principe de la présomption d’innocence et à l’équité de la procédure.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RANZONI ET RAVARANI
Nous souscrivons au constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Notre désaccord avec la majorité porte uniquement sur le constat qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.
Sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 2, le requérant allègue plusieurs carences d’ordre procédural. Il dénonce notamment un renversement de la charge de la preuve en matière pénale qui aurait porté atteinte à l’équité de la procédure et à son droit à être présumé innocent garantis par ces dispositions (paragraphe 96). Ces griefs ne sont pas pris en compte dans l’analyse de la requête au regard de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 60-95) et devraient donc, en principe, être traités séparément compte tenu des questions spécifiques qu’ils soulèvent. Décider qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la requête sous l’angle de l’article 6 revient donc à esquiver le problème soumis.
Bien entendu, avant d’examiner le fond des griefs sur le terrain de l’article 6 de la Convention, il est nécessaire d’examiner leur recevabilité. À cet égard, le requérant soutient que l’article 6 s’applique en l’espèce sous son volet pénal.
Selon la jurisprudence de la Cour, les notions d’« accusation en matière pénale », « accusé d’une infraction » ou « accusé » figurant à l’article 6 de la Convention doivent s’entendre comme revêtant une portée « autonome » dans le contexte de celle-ci et non sur la base de leur sens en droit interne. Il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre elle ont des répercussions importantes sur sa situation (voir, avec d’autres références, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 249, 13 septembre 2016 ; Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 110, 12 mai 2017 ; Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 119, 9 novembre 2018).
Ainsi, à titre d’exemple, une personne qui a été arrêtée parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale, une personne soupçonnée, interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale ou une personne formellement inculpée, selon les modalités du droit interne, d’une infraction pénale peuvent toutes être considérées comme « accusées d’une infraction pénale » et prétendre à la protection de l’article 6 de la Convention. C’est la survenance même du premier de ces événements, indépendamment de leur ordre chronologique, qui déclenche l’application de l’article 6 sous son volet pénal (voir Simeonovi, précité, § 111, avec d’autres références).
En l’espèce, le requérant n’a jamais été formellement inculpé dans le cadre de la procédure pénale. En outre, on se saurait déduire des soupçons qui existaient relativement aux opérations bancaires en cause – fait objectif non imputé à un potentiel auteur – que le requérant aurait été suspecté de blanchiment d’argent ou d’une quelconque autre infraction. Voilà pourquoi, d’ailleurs, le requérant n’a jamais été entendu par les autorités chargées de l’enquête pénale. Malgré les répercussions que la mesure de gel des comptes bancaires du requérant a eues sur sa situation patrimoniale, nous estimons que l’intéressé n’a pas en l’espèce la qualité « d’accusé », au sens autonome que revêt ce terme sur le terrain de la Convention. Pour cette raison, il ne pouvait se prévaloir des garanties offertes par l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention. Par conséquent, ses griefs sur ce point sont incompatibles ratione materiae avec le volet pénal de l’article 6 de la Convention et auraient dû être déclarés irrecevables.
* * *
[1]. En droit portugais, il appartient au ministère public de diriger l’enquête, le juge d’instruction n’intervenant que pour autoriser certains actes de procédure ou pour contrôler leur régularité conformément aux articles 268 et 269 du CPP ; le juge d’instruction intervient donc comme garant des libertés dans le cadre d’une enquête pénale, à l’instar du juge des libertés et de la détention en France (voir, à cet égard, Sérvulo & Associados – Sociedade de Advogados, RL et autres c. Portugal, no 27013/10, § 109, 3 septembre 2015).