Vu la procédure suivante :
Le syndicat Sud Education Paris-Solidaires, M. C... D... et le syndicat FERC Sup CGT de l'Université Dauphine ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de la décision du président de l'université Paris Dauphine - PSL du 22 avril 2024 portant refus d'autorisation de la tenue, le 6 mai 2024, d'une conférence du Comité Palestine de Paris-Dauphine et d'enjoindre au président de l'université de prendre les mesures nécessaires pour que la liberté de réunion et d'expression des usagers du service public de l'enseignement supérieur soit garantie.
Par une ordonnance n° 2410884 du 4 mai 2024, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l'exécution de la décision du 22 avril 2024 et a enjoint au président de l'université de permettre au Comité Palestine de Paris-Dauphine d'organiser la conférence envisagée, soit à la date et dans les conditions initialement prévues, soit à une date et dans les conditions déterminées entre les parties dans un délai de trois semaines expirant le 24 mai.
Par une requête, enregistrée le 5 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'université Paris Dauphine - PSL demande au juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-2 du même code :
1°) d'annuler cette ordonnance ;
2°) de rejeter la demande de suspension présentée en première instance ;
3°) de mettre solidairement à la charge du syndicat Sud Education Paris-Solidaires, de M. D... et du syndicat FERC Sup CGT de l'Université Dauphine une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- il n'est pas porté d'atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de réunion, dès lors que le refus opposé à la conférence litigieuse est strictement proportionné aux objectifs poursuivis et aucune mesure moindre ne pourrait être envisagée ;
- elle n'a jamais eu l'intention de restreindre la liberté d'information et de réunion dont jouissent les usagers de son établissement, à travers l'organisation de conférences et la mise à disposition de salles, comme en témoigne la tenue de précédentes réunions et conférences sur des sujets divers, y compris à l'initiative du Comité Palestine de Paris-Dauphine ;
- le refus opposé est fondé sur le changement du contexte et l'existence de tensions croissantes au sein de l'établissement, qui font sérieusement craindre des troubles à l'ordre public, alors que la personnalité des conférenciers est à prendre en compte pour évaluer ce risque et les modalités de modération de la parole annoncées n'ont pas été clairement exposées et alors que la situation au sein de l'établissement s'est tendue depuis la fin du mois de mars et les précédentes réunions et conférences ayant été organisées, notamment à l'initiative du comité Palestine de Paris-Dauphine, et que des travaux sont en cours rendant complexes les interventions nécessaires en cas de troubles à l'ordre public ;
- à titre subsidiaire, l'injonction prononcée doit être réformée pour laisser au moins trois semaines afin de permettre l'organisation de la conférence, en dialogue avec le comité Palestine de Paris-Dauphine, alors que sa tenue le 6 mai est impossible.
Par un mémoire en défense, enregistré le 6 mai 2024, le syndicat Sud Education Paris-Solidaires, M. D... et le syndicat FERC Sup CGT de l'Université Dauphine concluent au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à la charge de l'Université Paris Dauphine - PSL au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ils soutiennent qu'aucun des moyens soulevés n'est fondé.
La ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche a présenté des observations, enregistrées le 6 mai 2024.
Par un mémoire en intervention, enregistré le 6 mai 2024, l'association Organisation juive européenne demande au juge des référés du Conseil d'Etat de faire droit aux conclusions de la requête. Elle soutient que son intervention est recevable et s'associe aux moyens exposés dans la requête de l'université Paris Dauphine - PSL.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'éducation ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'université Paris Dauphine - PSL et, d'autre part, le syndicat Sud Education Paris-Solidaires, M. D... et le syndicat FERC Sup CGT de l'Université Dauphine, ainsi que la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 6 mai 2024, à 14 heures 30 :
- Me Froger, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de l'université Paris Dauphine - PSL ;
- le président de l'université Paris Dauphine - PSL ;
- les représentants de l'université Paris Dauphine - PSL ;
- Me Guermonprez-Tanner, avocate au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocate du syndicat Sud Education Paris-Solidaires, de M. D... et du syndicat FERC Sup CGT de l'Université Dauphine ;
- les représentants du syndicat Sud Education Paris-Solidaires et du syndicat FERC Sup CGT de l'Université Dauphine ainsi que M. D... ;
- la représentante de la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".
2. Il résulte de l'instruction que, par un courrier du 27 mars 2024, le Comité Palestine de Paris-Dauphine, créé par l'organisation Sud Education Paris, la CGT Dauphine, l'UNEF et l'association étudiante Les Mutin.e.s, a demandé au président de l'université Paris-Dauphine l'autorisation d'organiser une conférence avec M. A... F... et Mme B... E..., ouverte aux seuls étudiants et membres du personnel de l'université. Le président de l'université a informé les organisateurs, par courriel du 22 avril 2024, du refus opposé à leur demande. Le syndicat Sud Education Paris-Solidaires, M. D... et le syndicat FERC Sup CGT de l'Université Dauphine ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de cette décision et d'enjoindre au président de l'université de prendre les mesures nécessaires pour que la liberté de réunion et d'expression des usagers du service public de l'enseignement supérieur soit garantie. L'université Paris Dauphine - PSL relève appel de l'ordonnance du 4 mai 2024 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l'exécution de la décision du 22 avril 2024 et lui a enjoint de permettre au Comité Palestine de Paris-Dauphine d'organiser la conférence envisagée, soit à la date et dans les conditions initialement prévues, soit à une date et dans les conditions déterminées entre les parties dans un délai de trois semaines expirant le 24 mai.
Sur l'intervention présentée par l'association Organisation juive européenne :
3. Eu égard à son objet statutaire et à la nature du litige, l'association Organisation juive européenne justifie d'un intérêt suffisant à intervenir dans la présente instance. Son intervention est, par suite, recevable.
Sur la demande en référé :
4. Aux termes de l'article L. 141-6 du code de l'éducation : " Le service public de l'enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l'objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions (...) ". Aux termes de l'article L. 811-1 du même code : " Les usagers du service public de l'enseignement supérieur (...) disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif, dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d'enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l'ordre public. / Des locaux sont mis à leur disposition. Les conditions d'utilisation de ces locaux sont définies, après consultation du conseil académique en formation plénière, par le président ou le directeur de l'établissement, et contrôlées par lui ".
5. Il résulte de ces dispositions que l'université Paris-Dauphine, comme tout établissement d'enseignement supérieur, doit veiller à la fois à l'exercice des libertés d'expression et de réunion des usagers du service public de l'enseignement supérieur et au maintien de l'ordre dans les locaux comme à l'indépendance intellectuelle et scientifique de l'établissement, dans une perspective d'expression du pluralisme des opinions.
6. Si les étudiants de l'université Paris-Dauphine ont droit à la liberté d'expression et de réunion dans l'enceinte de l'établissement, cette liberté ne saurait permettre des manifestations qui, par leur nature, iraient au-delà de la mission de l'établissement, perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et de recherche, troubleraient le fonctionnement normal du service public ou risqueraient de porter atteinte à l'ordre public. Il incombe aux autorités compétentes de l'université, en vue de donner ou de refuser la mise à disposition d'une salle, de prendre toutes mesures nécessaires pour à la fois veiller au respect des libertés dans l'établissement, assurer l'indépendance de celui-ci de toute emprise politique ou idéologique et maintenir l'ordre dans ses locaux, aux fins de concilier l'exercice de ces pouvoirs avec le respect des principes rappelés ci-dessus.
7. Pour interdire la tenue de la conférence envisagée, le président de l'université s'est fondé sur les motifs tirés, dans le cadre du renforcement au niveau le plus élevé du dispositif Vigipirate et dans le contexte international et national actuel particulièrement tendu, d'un risque de troubles à l'ordre public et de la nécessité de garantir la sécurité au sein de l'établissement. Il a également fait valoir devant le juge des référés du tribunal administratif la circonstance que le thème de la réunion excéderait les missions de l'établissement ou serait de nature à remettre en cause sa neutralité, ainsi que la personnalité des conférenciers invités.
8. D'une part, la seule circonstance que les communications des deux conférenciers s'inscrivent de façon engagée dans un débat politique n'a pas pour effet d'excéder le cadre des missions d'un établissement d'enseignement supérieur et ne constitue pas un manquement à l'impératif d'indépendance énoncé à l'article L. 141-6 du code de l'éducation. Au demeurant, il est constant, comme le fait valoir l'université elle-même, que des conférences et réunions sur des sujets à caractère politique ou d'actualité, le plus souvent sous forme de débats avec des personnalités politiques, y compris à propos de la situation au Proche-Orient, ont été organisées à plusieurs reprises au sein de l'établissement durant l'année 2024.
9. D'autre part, l'université requérante fait état du contexte de tensions croissantes liées aux hostilités au Proche-Orient et à ses répercussions en France, qui affecte l'enseignement supérieur depuis quelques semaines, de la personnalité des conférenciers invités et du risque que la conférence envisagée soit le prétexte à des désordres, intrusions, occupations ou débordements de même nature que ceux constatés dans d'autres établissements d'enseignement supérieur dans la période récente. Toutefois, si le contexte actuel de tensions autour des questions devant être débattues lors de la conférence et leur sensibilité appellent à l'évidence une vigilance quant aux risques de troubles à l'ordre public, il n'a pas été justifié dans le cadre de l'instruction conduite en référé d'éléments suffisamment circonstanciés de nature à établir, au sein de l'université Paris-Dauphine, la réalité des menaces alléguées à l'ordre public et l'impossibilité d'y faire face, la réalisation de travaux dans la cour d'honneur de l'établissement, rendant plus difficile la sécurisation des locaux, n'étant pas à elle seule suffisante pour fonder l'interdiction de la réunion en cause. A cet égard, le communiqué par lequel le Comité Palestine de Paris-Dauphine avait appelé les étudiants à la mobilisation et à l'action date de cinq mois et, s'il est fait état de certaines crispations au sein de l'établissement, il ne résulte pas des éléments apportés dans le cadre de l'instruction conduite en référé qu'il y aurait été constaté à ce jour des tensions particulièrement vives ou des incidents. En particulier, si des craintes et inquiétudes ont pu être exprimées de façon générale à propos de l'organisation d'une minute de silence le 12 mars 2024 en hommage aux Palestiniens de Gaza, il ne résulte pas de l'instruction, comme il a été reconnu au cours de l'audience de référé, que l'organisation de cet événement aurait conduit à des débordements. Ainsi, alors que les précédentes réunions et conférences organisées au sein de l'établissement, y compris à l'initiative du Comité Palestine de Paris-Dauphine, n'ont pas donné lieu à des incidents et que la conférence envisagée devrait réunir, selon les estimations fournies, moins de 100 personnes appartenant à l'établissement, les éléments invoqués par l'université ne font pas apparaître, en l'état de l'instruction et à la date de la présente ordonnance, de risques avérés de perturbations du fonctionnement de l'établissement ou de troubles à l'ordre public de nature à justifier, dans son principe, l'interdiction contestée.
10. En outre, les organisateurs se sont engagés au cours de l'audience de référé à mettre en place un système d'inscription préalable pour assister à la conférence, à assurer un contrôle des entrées dans la salle et à prévoir un dispositif de modération de la parole et la présence dans l'assistance de membres du comité pour garantir le bon déroulement de la réunion. Ils se sont plus généralement engagés à ne tolérer aucune expression antisémite ou aucun propos puni par la loi.
11. Il résulte de ce qui précède que l'université requérante n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a retenu que le refus, dans son principe, d'autoriser la conférence envisagée portait une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont les libertés d'expression et de réunion et, la condition d'urgence étant par ailleurs remplie, qu'il y avait lieu d'en suspendre l'exécution.
12. Toutefois, le juge des référés du tribunal administratif de Paris n'ayant été saisi que le 30 avril 2024, la suspension en référé a été prononcée en première instance le samedi 4 mai, le juge des référés enjoignant alors à l'université de permettre la tenue de la conférence à une date pouvant être le 6 mai. Or, il résulte de l'instruction qu'à la date de la présente ordonnance, ainsi qu'il a été confirmé à l'audience, aucune mesure n'a en tout état de cause été prise pour encadrer l'organisation et le déroulement de la conférence litigieuse. Dans ces conditions et dans les circonstances particulières de l'espèce, eu égard au contexte de multiplication d'actions dans les établissements d'enseignement supérieur, pouvant aller jusqu'à des blocages, et aux risques corrélatifs de troubles à l'ordre public, la possibilité que se tienne la réunion litigieuse le 6 mai 2024 ne saurait être confirmée par le juge des référés du Conseil d'Etat. Il appartient, en conséquence de la présente ordonnance, au président de l'université, si les organisateurs confirment leur demande d'organisation de la conférence, de déterminer dans les meilleurs délais compatibles avec le bon fonctionnement de l'université, au vu de la situation prévisible de l'établissement à la nouvelle date envisagée et des garanties apportées par les organisateurs sur le dispositif de sécurisation et de modération de la conférence, les conditions d'organisation de celle-ci, de façon à garantir son bon déroulement et à prévenir les risques de troubles à l'ordre public. Il y a lieu, pour le juge des référés du Conseil d'Etat, de réformer en ce sens l'ordonnance attaquée.
13. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par les parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
O R D O N N E :
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Article 1er : L'intervention de l'association Organisation juive européenne est admise.
Article 2 : Il est enjoint à l'université Paris-Dauphine, si les organisateurs confirment leur demande d'organisation de la conférence, de déterminer dans les meilleurs délais compatibles avec le bon fonctionnement de l'université, au vu de la situation prévisible de l'établissement à la nouvelle date envisagée et des garanties apportées par les organisateurs sur le dispositif de sécurisation et de modération de la conférence, les conditions d'organisation de celle-ci, de façon à garantir son bon déroulement et à prévenir les risques de troubles à l'ordre public.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de l'université Paris Dauphine - PSL est rejeté.
Article 4 : L'ordonnance du 4 mai 2024 du juge des référés du tribunal administratif de Paris est réformée en ce qu'elle a de contraire à la présente ordonnance.
Article 5 : Les conclusions présentées par le syndicat Sud Education Paris-Solidaires, M. D... et le syndicat FERC Sup CGT de l'Université Dauphine au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente ordonnance sera notifiée à l'université Paris Dauphine - PSL, au syndicat Sud Education Paris-Solidaires, à M. C... D..., au syndicat FERC Sup CGT de l'Université Dauphine et à l'association Organisation juive européenne.
Copie en sera adressée à la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Délibéré à l'issue de la séance du 6 mai 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, conseiller d'Etat, présidant ; Mme Anne Courrèges et M. Alban de Nervaux, conseillers d'Etat, juges des référés.
Fait à Paris, le 6 mai 2024
Signé : Jacques-Henri Stahl