N° P.20.1054.N
I. B. L. R. A.,
prévenu,
demandeur en cassation,
Me Sahil Malik, avocat au barreau d’Anvers,
II. R. A.,
prévenu,
demandeur en cassation,
Me Bruno Maes, avocat à la Cour de cassation,
III. B. S.,
prévenu,
demandeur en cassation,
Mes Gunter Fransis et Nico Vandebroek, avocats au barreau de Louvain,
les pourvois des demandeurs II et III contre
IVERLEK, société coopérative,
partie civile,
défenderesse en cassation.
I. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
Les pourvois sont dirigés contre un arrêt rendu le 30 septembre 2020 par la cour d’appel de Bruxelles, chambre correctionnelle.
Le demandeur I invoque des griefs dans un mémoire.
Le demandeur II invoque deux moyens dans un mémoire annexé au présent arrêt, en copie certifiée conforme.
Le demandeur III invoque un moyen dans un mémoire annexé au présent arrêt, en copie certifiée conforme.
Le conseiller Sidney Berneman a fait rapport.
L’avocat général Alain Winants a conclu.
II. LA DÉCISION DE LA COUR
(...)
Sur les moyens du demandeur II
Sur le premier moyen :
5. Le moyen est pris de la violation des articles 6.1 et 6. 3. b, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 30 de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du Code de procédure pénale, ainsi que de la méconnaissance du principe général du droit relatif au respect des droits de la défense : les juges d’appel ont considéré, à tort, que le droit du demandeur à la contradiction n’a pas été violé malgré qu’il n’ait pu contrôler la véracité du compte rendu des conversations figurant dans les procès-verbaux établis par l’agent sous couverture et ce, en raison de l’absence d’enregistrement de celles-ci ; le demandeur II a pourtant fait valoir dans ses conclusions que, dans ces circonstances, il ne pouvait pas contredire utilement et de manière effective la conformité du compte rendu des conversations précitées dans les procès-verbaux avec ce qui a été réellement dit et discuté par et avec l’agent sous couverture ; la loyauté présumée de ce dernier n’offre pas en elle-même des garanties suffisantes en termes de respect du droit du demandeur II à la contradiction, dès lors que cet agent peut avoir un intérêt contraire à celui du demandeur II.
6. Aucune disposition ni aucun principe général du droit ne prescrit l’enregistrement sonore de tous les contacts établis par un agent sous couverture dans le cadre d’une opération d’infiltration prévue par l’article 47octies du Code d’instruction criminelle. L’existence d’une telle exigence, qui rendrait impossible en pratique l’exécution de cette méthode particulière de recherche, ne peut davantage se déduire de l’obligation faite au juge d’examiner tout moyen de défense alléguant l’existence d’une provocation de manière un tant soit peu plausible, et d’y répondre.
7. L’article 47novies, § 2, alinéas 2 à 4 du Code d’instruction criminelle dispose :
« L’officier de police judiciaire visé à l’article 47octies, § 3, 6°, rédige le procès-verbal des différentes phases de l’exécution de l’infiltration, mais n’y mentionne aucun des éléments susceptibles de compromettre les moyens techniques et les techniques d’enquête policière utilisés ou la garantie de la sécurité et de l’anonymat de l’indicateur, des fonctionnaires de police chargés de l’exécution de l’infiltration, et du civil visé à l’article 47octies, § 1er, alinéa 2. Ces éléments ne figurent que dans le rapport écrit visé au § 1er, alinéa 1er.
II est fait référence dans un procès-verbal à l’autorisation d’infiltration et il est fait mention des indications visées à l’article 47octies, § 3, 1°, 2°, 3° et 5°. Le procureur du Roi confirme par décision écrite l’existence de l’autorisation d’infiltration qu’il a accordée.
Les procès-verbaux qui ont été rédigés ainsi que la décision visée à l’alinéa 3 sont joints au dossier répressif au plus tard après qu’il a été mis fin à l’infiltration ».
8. Il résulte de cette disposition qu’il convient d’admettre que les procès-verbaux visés rendent compte fidèlement des différentes phases de l’infiltration, sans préjudice de l’interdiction légale de faire mention des éléments visés à l’article 47novies, § 2, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle. En effet, l’officier de police judiciaire visé à l’article 47octies, § 3, 6°, du Code d’instruction criminelle, à savoir l’officier qui dirige l’exécution de l’infiltration, de même que le ministère public, sont réputés s’acquitter loyalement de cette mission.
9. Il revient aux parties de rendre plausible que l’officier qui dirige l’exécution de l’infiltration et le ministère public n’ont pas intégré ni fait intégrer dans ces procès-verbaux l’ensemble des informations pertinentes pour les parties à la procédure pénale et que, ce faisant, les droits de la défense ont été violés.
10. Le juge statue souverainement sur ce point. La Cour vérifie toutefois si le juge ne tire pas de ses constatations des conséquences qu’elles ne sauraient justifier.
11. Dans la mesure où il procède d’autres prémisses juridiques, le moyen manque en droit.
12. Après examen du dossier contradictoire, l’arrêt constate ce qui suit :
- il a été rendu compte adéquatement et correctement des opérations d’infiltration ainsi que des constatations opérées et des éléments de preuve recueillis à cette occasion ;
- il n’y a aucune raison de mettre en doute que le fonctionnaire de police qui a agi en tant qu’agent sous couverture ait fait rapport loyalement et fidèlement de ces opérations, constatations et éléments de preuve ;
- les éléments du dossier contradictoire et, notamment, les procès-verbaux précités ne rendent pas plausible le fait que les conversations menées par l’agent sous couverture ont été enregistrées sans l’autorisation requise du juge d’instruction, et ils font référence à cet égard à trois procès-verbaux subséquents ;
- il n’y a pas de motif de considérer que l’agent sous couverture, qui a été spécifiquement formé à cet effet, ne saurait être réputé apte à faire retranscrire et intégrer, dans un procès-verbal, les conversations menées lors du débriefing consécutif à chaque contact, sans disposer d’un enregistrement de ladite communication ;
- il n’y a pas davantage de motif de considérer que les enquêteurs, qui ont incontestablement obtenu l’autorisation du juge d’instruction d’enregistrer des conversations les 22 avril 2018, 11 mai 2018 et 12 mai 2018, aient enregistré des conversations à d’autres moments sans disposer d’une autorisation ;
- la mauvaise foi ne se présume pas ;
- en ce qui concerne un cas spécifique, il est constaté que l’infiltrant a correctement et adéquatement fait rapport d’un contact qui a certes duré longtemps, mais concernant lequel peu d’éléments significatifs sont à signaler ;
- en ce qui concerne les procès-verbaux précités, il est constaté que l’agent sous couverture a fait rapport le mieux possible des contacts successifs qu’il a établis et ce, du mieux qu’il pouvait, sauf pour ce qui concerne un contact, et ce, sans disposer de moyens techniques tels un enregistrement ;
- le compte rendu des éléments recueillis lors des contacts qui ont été établis, y compris les conversations, ne perd pas totalement en fiabilité du simple fait de l’absence d’enregistrement de ceux-ci ;
- aucune disposition légale ne prescrit l’enregistrement (après autorisation) de tous les contacts établis par un agent sous couverture, ce qui serait d’ailleurs irréalisable dans de nombreux cas ;
- les inexactitudes et les anomalies dénoncées par le demandeur II en ce qui concerne la transcription de l’enregistrement d’un contact établi le 22 avril 2018 ne sont pas fondamentales et ne permettent pas de mettre en doute que le fonctionnaire de police ayant agi en tant qu’agent sous couverture ait fait rapport loyalement et fidèlement de ses opérations.
Par ces motifs, l’arrêt peut légalement considérer qu’il n’est pas rendu plausible que les procès-verbaux relatifs à l’exécution de l’infiltration ne contenaient pas toutes les informations pertinentes pour apprécier l’existence d’une provocation alléguée pour sa défense par le demandeur II. La décision qu’il n’y a pas lieu d’écarter ces procès-verbaux des débats est donc légalement justifiée.
Dans cette mesure, le moyen ne peut être accueilli.
Sur le second moyen :
13. Le moyen est pris de la violation des articles 6.1 et 6.3, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’article 30 de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du Code de procédure pénale : les juges d’appel n’ont pu légalement déduire de leurs constatations factuelles que l’intention du demandeur II de commettre les faits des préventions H et I n’a pas été directement créée ou renforcée par l’intervention de l’agent sous couverture ; ce dernier ne s’est pas limité à enquêter passivement sur des activités criminelles, mais a activement mis en scène une situation trompeuse dans le but d’attirer le demandeur II dans un piège, d’une part au moyen de fausses affirmations selon lesquelles il lui fournirait (par l’intermédiaire d’un tiers) l’aide indispensable pour pouvoir perpétrer l’infraction, d’autre part en promettant au demandeur II des gains plus importants qu’à l’accoutumée.
14. Selon l’article 30, alinéa 2, de la loi du 17 avril 1878, il y a provocation lorsque, dans le chef de l’auteur, l’intention délictueuse est directement née ou est renforcée, ou est confirmée alors que l’auteur voulait y mettre fin, par l’intervention d’un fonctionnaire de police ou d’un tiers agissant à la demande expresse de ce fonctionnaire.
15. Il n’y a pas de provocation au sens de l’article 30 de la loi du 17 avril 1878 lorsque l’intention de commettre une infraction est née en dehors de toute intervention du fonctionnaire de police ou d’un tiers agissant à la demande expresse de ce fonctionnaire, ce dernier s’étant borné à créer l’occasion de commettre librement un fait punissable en des circonstances telles qu’il peut en constater la perpétration tout en laissant la possibilité à l’auteur de mettre librement un terme à son entreprise délictueuse.
16. Le juge apprécie souverainement si l’intervention du fonctionnaire de police ou du tiers agissant à la demande de ce fonctionnaire est à l’origine de l’entreprise délictueuse de l’auteur ou l’a encouragée, ou si elle n’était que l’occasion de commettre librement un fait punissable en des circonstances où l’auteur avait toujours la liberté de mettre un terme à cette entreprise. La Cour vérifie cependant si le juge ne tire pas de ses constatations des conséquences qu’elles ne sauraient justifier.
17. Par adoption des motifs du jugement entrepris (...) et par ses motifs propres, l’arrêt (...) rejette la défense par laquelle le demandeur II allègue l’existence d’une provocation. L’arrêt (...) conclut cette appréciation comme suit :
« Il ressort très clairement des propres déclarations [du demandeur II] et des autres éléments du dossier répressif que le premier cité se livrait intensivement - avant même la période durant laquelle l’infiltration a eu lieu - à la mise en place et à l’exploitation de plants de cannabis et qu’il a également mis en place et exploité de concert avec des tiers, y compris durant la période visée, une plantation de cannabis autre que celle qu’il avait mise en place et exploitée de concert avec l’agent sous couverture ; il apparait également que l’idée de s’adonner au trafic de cocaïne émane [du demandeur II]. Les éléments cités ne laissent pas apparaitre que l’agent sous couverture ait "balayé" les "hésitations" [du demandeur II] par des promesses de gains importants ou des appels à sa compassion ; le simple fait que, lors des contacts, des conversations aient notamment eu lieu concernant les risques et les aspects financiers de la culture du cannabis et du trafic de cocaïne et que l’agent sous couverture s’y soit rallié pour maintenir sa crédibilité, n’implique pas, dans les circonstances données, l’existence d’une provocation ».
18. Par l’ensemble de ces motifs, l’arrêt peut légalement considérer qu’il apparaît que l’agent sous couverture n’a pas fait naître l’intention délictueuse de l’auteur et ne l’a pas renforcée, mais qu’il s’est borné à créer l’occasion de commettre librement un fait punissable dans des circonstances lui permettant d’en constater la perpétration et que l’auteur a eu toute latitude de mettre librement un terme à son entreprise délictueuse. L’arrêt peut ainsi rejeter la défense par laquelle le demandeur II allègue l’existence d’une provocation.
Dans cette mesure, le moyen ne peut être accueilli.
Sur le moyen du demandeur III :
Quant à la première branche :
19. Le moyen, en cette branche, est pris de la violation de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : les droits de défense du demandeur ainsi que son droit à un procès équitable ont été méconnus en raison de l’effacement systématique des données cryptées des téléphones déposés au rang des pièces à conviction ; le demandeur III a ainsi été privé de la possibilité de contredire la conformité du contenu des messages échangés au moyen des téléphones cryptés avec le compte rendu de ceux-ci dans les procès-verbaux relatifs aux opérations d’infiltration et les constatations et éléments de preuve recueillis ; par conséquent, le demandeur III n’a pas pu utiliser ces éléments dans le cadre de sa défense alléguant l’existence d’une provocation.
20. Afin de sauvegarder les droits de défense des prévenus ainsi que leur droit à un procès équitable, l’arrêt écarte des débats un certain nombre de messages en tant qu’éléments de preuve, ainsi que les éléments qui en découlent, et considère que ces éléments ne doivent être pris en compte ni directement ni indirectement dans l’appréciation de la culpabilité des prévenus du chef des faits mis à leur charge, sauf s’ils sont en leur faveur. Le demandeur III n’a pas intérêt à contester cette décision.
Dans cette mesure, le moyen, en cette branche, est irrecevable à défaut d’intérêt.
21. Du seul fait que certains éléments pouvant être utiles à la défense d’un prévenu ne sont pas ou ne sont plus disponibles, il ne résulte pas que les droits de défense de ce prévenu ainsi que son droit à un procès équitable ont nécessairement été méconnus.
22. Il appartient au juge d’apprécier si le fait que des éléments ne soient pas ou ne soient plus disponibles porte effectivement atteinte à l’exercice des droits d’un prévenu, et d’en tirer les conséquences adéquates pour apprécier la culpabilité. Pour procéder à cette appréciation, le juge peut tenir compte de la circonstance que les autorités en charge de la recherche et des poursuites ne sont pas responsables du fait que des éléments ne soient pas ou ne soient plus disponibles. La Cour vérifie cependant si le juge ne tire pas de ses constatations des conséquences qu’elles ne sauraient justifier.
23. L’arrêt considère ce qui suit :
- l’agent sous couverture n’a d’abord reçu un téléphone crypté qu’en octobre 2017, soit bien après le début de la période d’incrimination définie sous les préventions précitées ;
- l’argumentation relative à la suppression de messages n’a aucune incidence sur la régularité des éléments de preuve recueillis antérieurement ou sur la régularité des éléments de preuve recueillis ultérieurement qui ne sont pas fondés sur les messages supprimés ;
- le demandeur II a lui-même systématiquement effacé toutes les données de ses propres téléphones cryptés et a également effacé, le 3 novembre 2017 et le 7 avril 2018, toutes les données du téléphone crypté mis à la disposition de l’agent sous couverture, de sorte qu’il ne peut sérieusement prétendre que ses droits de défense ont été violés de ce fait ;
- il n’existe a priori aucune raison de mettre en doute que l’agent sous couverture ait reproduit loyalement et fidèlement, dans les procès-verbaux relatifs à l’infiltration, les messages cryptés qu’il a obtenus et qui ont été jugés pertinents.
Par ces motifs, l’arrêt peut légalement décider que la suppression des messages, autres que ceux que les juges d’appel ont exclu en tant qu’éléments de preuve, n’a pas donné lieu à une violation des droits de défense du demandeur III ou de son droit à un procès équitable.
Dans cette mesure, le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli.
(…)
Le contrôle d’office
30. Les formalités substantielles ou prescrites à peine de nullité ont été observées et les décisions sont conformes à la loi.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette les pourvois ;
Condamne les demandeurs I, II et III chacun à un tiers des frais.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient Filip Van Volsem, conseiller faisant fonction de président, Peter Hoet, Antoine Lievens, Sidney Berneman et Steven Van Overbeke, conseillers, et prononcé en audience publique du deux février deux mille vingt et un par le conseiller faisant fonction de président Filip Van Volsem, en présence de l’avocat général Alain Winants, avec l’assistance du greffier Kristel Vanden Bossche.
Traduction établie sous le contrôle du conseiller Ignacio de la Serna et transcrite avec l’assistance du greffier Tatiana Fenaux.