Cour suprême du Canada
La Reine c. Breton, [1967] R.C.S. 503
Date: 1967-05-23
Sa Majesté La Reine Appelante;
et
Marie-Blanche Breton Intimée.
1967: Février 2, 3; 1967: Mai 23.
Coram: Le Juge en Chef Taschereau et les Juges Fauteux, Abbott, Martland et Ritchie.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL d’un jugement du Juge Dumoulin de la Cour de l’Échiquier du Canada1, sur une pétition de droit Appel maintenu.
Paul Ollivier, C.R. et Gaspard Côté, pour l’appelante.
André Desmeules, pour l’intimée.
Le jugement de la Cour fut rendu par
LE JUGE FAUTEUX: — Dans une Pétition de droit amendée, dirigée contre Sa Majesté la Reine aux droits du Canada, dame Marie-Blanche Breton allègue que le 9 août 1962, elle s’est blessée en faisant une chute sur un trottoir de la cité de Québec, que cette chute est attribuable au mauvais état et
[Page 505]
au défaut d’entretien de ce trottoir qui présentait un large trou à l’endroit où elle est tombée et que la Couronne aux droits du Canada doit être tenue responsable des dommages occasionnés par cette chute, au motif qu’elle était tenue de voir, à cet endroit, à l’entretien ainsi qu’à la réfection de ce trottoir situé vis-à-vis un immeuble lui appartenant. La requérante réclame de la Couronne aux droits du Canada une somme de $3,659 à titre de dommages.
En défense, la Couronne a nié les diverses allégations de la Pétition de droit et plaidé, particulièrement, qu’elle n’a aucune obligation, légale ou contractuelle, de voir à l’entretien ou à la réfection de ce trottoir et qu’il n’y a, conséquemment, aucun lien de droit entre elle et la requérante.
Préalablement à l’instruction de ce litige, les parties se sont prévalues des dispositions de la règle 149 des Règles et Ordonnances générales de la Cour de l’Échiquier du Canada. C’est ainsi que, admettant pour les fins de l’argumentation que le trottoir en question longeait cette propriété du Gouvernement du Canada où est situé le Manège militaire, elles ont demandé à la Cour de décider la question de droit suivante:
L’intimée, dans la présente cause, à savoir Sa Majesté aux droits du Canada, est-elle assujettie aux dispositions de l’article 417 de la Charte de la Cité de Québec qui impose au propriétaire de chaque immeuble ou terrain vis-à-vis un trottoir, l’obligation d’entretenir et de réparer ledit trottoir?
Dans des raisons de jugement claires et concises, le juge de première instance[2] a référé d’abord à la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. (1952-53), 1-2 Elizabeth II, ch. 30, et, plus précisément, aux dispositions de l’art. 3(1)(b) de cette loi:
3. (1) La Couronne est responsable «in tort» des dommages dont elle serait responsable si elle était un particulier en état de majorité et de capacité,
(a) à l’égard d’un acte préjudiciable commis par un préposé de la Couronne, ou
(b) à l’égard d’un manquement au devoir afférent à la propriété, l’occupation, la possession ou le contrôle des biens.
S’appuyant dès lors sur les dispositions de l’art. 3(1)(b), il a posé la question et en a disposé comme suit:
Puisque l’application pratique de la Loi sur la responsabilité de la Couronne en matière d’actes préjudiciables consiste à imposer à l’État les
[Page 506]
mêmes obligations qu’à tout «particulier en état de majorité et de capacité», demandons-nous ce que serait en pareille occurrence l’obligation incombant au propriétaire québecois.
La Charte de la Cité de Québec forme une partie intégrante de la législation provinciale étant le statut 19 George V, chapitre 95, sanctionné le 4 avril 1929. L’art. 417 de cette loi de la Province de Québec, édicte que:
417. Dans toutes les rues de la cité, les trottoirs doivent être faits, entretenus et réparés par le propriétaire de chaque immeuble ou terrain vis-à-vis duquel ils doivent être. Si tel propriétaire néglige de faire, refaire, entretenir ou réparer, selon le cas, les trottoirs, le chef de police lui donnera avis, par écrit, de faire ce qui est prescrit au sujet de ces trottoirs… Si, dans les huit jours suivant l’avis, les travaux requis auxdits trottoirs n’ont pas été faits, alors ces travaux seront faits par la corporation, qui peut s’en faire rembourser le coût par le propriétaire…
L’intention qui ressort de cette rédaction assez fruste est que, dans le territoire municipal de Québec, l’entretien des trottoirs est une charge de la propriété riveraine. Corollairement, la conclusion non moins nette découlant du texte plus limpide de l’art. 3(1)(b) de la Loi fédérale précitée, est que la Couronne assume en tout point cette responsabilité du propriétaire québecois dans les limites de la Cité.
La Cour doit donc répondre affirmativement à la question posée et décider que Sa Majesté la Reine aux droits du Canada est assujettie aux dispositions de l’art. 417 de la Charte de la Cité de Québec qui impose au propriétaire de chaque immeuble ou terrain vis-à-vis un trottoir, l’obligation de l’entretenir et de le réparer.
Et le savant juge d’ajouter en terminant:
Cette loi, assez récente, sur la responsabilité de la Couronne (S.C. 1952-53, 1-2 Elizabeth II, c. 30) dont le contexte élimine toute disparité légale entre la Couronne et le sujet, a été savamment étudiée par l’honorable juge Noël de notre Cour dans la cause Thérèse Deslauriers-Drago et Sa Majesté la Reine (1963) Ex. C.R. 289 à la page 290, où il fut écrit, inter alia, que:
3. L’article 3(1)(b) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne prévoit, par contre, une responsabilité directe «à l’égard d’un manquement au devoir afférent à la propriété, l’occupation, la possession, ou le contrôle des biens». Une réclamation non recevable contre la Couronne sous l’article 3(1)(a) pourrait l’être sous l’article 3(1)(b) par suite d’une responsabilité directe du maître représenté par son préposé…
De là le pourvoi à cette Cour.
Il est admis évidemment que les dispositions de l’art. 417 ne peuvent, proprio vigore, atteindre la Couronne aux droits du Canada. A la vérité, la prétention contraire viendrait en conflit avec des principes reconnus, tel celui qui, fondé sur le caractère fédératif de notre système de gouvernement, veut que la Couronne aux droits du Canada ne peut être liée par une loi émanant d’une législature provinciale et tel aussi ce principe d’interprétation qui, gouver-
[Page 507]
nant dans toute juridiction législative, veut qu’aucune loi n’affecte les droits ou prérogatives de la Couronne, que ce soit la Couronne aux droits du Canada ou la Couronne aux droits d’une province, à moins qu’elle ne contienne une disposition expresse à cet effet, ce qui n’est pas le cas de l’art. 417 de la Charte de la Cité de Québec.
Aussi bien invoque-t-on, de la part de l’intimée, ce statut fédéral: La Loi sur la responsabilité de la Couronne, où apparaît, dit-on, dans les termes suivants de l’art. 3(1)(b), la manifestation d’une intention du Parlement de soumettre la Couronne aux droits du Canada aux dispositions de l’art. 417 de la Charte de la Cité de Québec:
3. (1) La Couronne est responsable «in tort» des dommages dont elle serait responsable si elle était un particulier en état de majorité et de capacité,
(a) …
(b) à l’égard d’un manquement au devoir afférent à la propriété, l’occupation, la possession ou le contrôle des biens.
Dans la considération de cette prétention de l’intimée, il importe, d’une part, de préciser le sens strict qu’il convient de donner à ces dispositions particulières de la Loi fédérale en raison du fait qu’elles affectent les droits et prérogatives de la Couronne et de déterminer, d’autre part, la nature exacte des prescriptions de l’art. 417 de la Charte de la Cité de Québec.
La responsabilité dont parle l’art. 3(1)(b) est la responsabilité à l’égard d’un manquement au devoir afférent à la propriété, l’occupation, la possession ou le contrôle des biens. Le texte, notons-le, dit au devoir et non aux devoirs. A mon avis, il s’agit là d’un devoir bien identifié, de ce devoir connu, établi par la loi générale et commun, en toutes juridictions territoriales, à toute personne qui a la propriété, l’occupation, la possession ou le contrôle d’un bien. C’est un manquement à ce devoir qui donna lieu au maintien de la pétition de droit dans la cause de Thérèse Deslauriers-Drago et Sa Majesté la Reine[3], décidée par M. le Juge Noël et citée au jugement a quo. Je ne crois pas que ce texte de l’art. 3(1)(b) vise tous devoirs que, présentement ou à l’avenir, par disposition spéciale et dérogation à la loi générale, toute législature provinciale peut imposer, dans certaines localités, à une catégorie particulière de propriétaires d’immeubles ou de terrains, à
[Page 508]
l’égard de certains autres biens — en l’espèce, à l’égard d’un trottoir — dont ils n’ont, au sens de l’art. 3(1)(b) de la Loi fédérale, ni la propriété, l’occupation, la possession ou le contrôle. Aussi bien, si cette interprétation est valide, cela suffit pour disposer de la question soumise et y répondre négativement.
Assumant, par ailleurs, le mal fondé de cette interprétation, je suis d’opinion qu’il nous faut quand même arriver à la même conclusion en raison des immunités afférentes au statut réel des biens de la Couronne et de la nature particulière des prescriptions de l’art. 417 dont il convient de reproduire le texte en entier:
417. Dans toutes les rues de la cité, les trottoirs doivent être faits, entretenus et réparés par le propriétaire de chaque immeuble ou terrain vis-à-vis duquel ils doivent être. Si tel propriétaire néglige de faire, refaire, entretenir ou réparer, selon le cas, les trottoirs, le chef de police lui donne avis, par écrit, de faire ce qui est requis au sujet de ces trottoirs. Cet avis doit être adressé ou laissé au domicile du propriétaire, s’il est résident dans la cité, ou chez l’occupant de l’immeuble, si tel propriétaire ne réside pas dans la cité; et si cet immeuble n’a pas d’occupant, l’avis n’est pas nécessaire.
Si, dans les huit jours suivant l’avis, les travaux requis auxdits trottoirs n’ont pas été faits, alors ces travaux seront faits par la corporation, qui peut s’en faire rembourser le coût par le propriétaire. Cette somme est recouvrable comme une taxe, de la même manière et avec les mêmes privilèges que toute autre taxe imposée sur la propriété foncière dans la cité; mais, le propriétaire, à moins de convention expresse contraire, n’a pas le droit de s’en faire rembourser une partie quelconque par son locataire.
Ces prescriptions imposent, comme il est indiqué au jugement a quo, une charge à l’immeuble riverain. Elles autorisent la Cité, qui doit satisfaire à cette charge à défaut du propriétaire de s’en acquitter, à recouvrer toute somme, alors déboursée par elle à ces fins, comme une taxe, de la même manière et avec les mêmes privilèges que toute autre taxe imposée sur la propriété foncière dans la cité. En somme, paraphrasant le langage de Sir François Lemieux dans la cause de Dame Coleman v. Cité de Québec[4], ou bien le propriétaire riverain fera volontairement, à même ses deniers, les travaux prescrits, ce qui équivaut à un impôt, ou bien, refusant ou négligeant d’y procéder, la Cité le fera à ses frais et dépens et prélèvera le montant par exécution, ce qui constitue encore un impôt. Grevant l’immeuble riverain d’une charge d’ordre pécunier dont l’ac-
[Page 509]
quittement est éventuellement garanti par l’imposition virtuelle d’une taxe foncière, les dispositions de l’art. 417 de la Charte de la Cité de Québec sont incompatibles avec les immunités afférentes au statut réel des biens de la Couronne. Impuissantes, comme déjà indiqué, à atteindre, proprio vigore, la Couronne aux droits du Canada, ces dispositions de la législature provinciale ne sauraient s’y appliquer que par l’intervention d’une autre législature dont la législation, à cet effet, serait explicite ou nécessairement implicite et apte à validement déroger aux dispositions de l’art. 125 du statut impérial, l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique, 1867, prescrivant que:
125. No Lands, or Property belonging to Canada, or any Province shall be liable to Taxation.
La législation fédérale, invoquée, en l’espèce, par l’intimée, n’a pas ce caractère. On peut noter particulièrement que si les dispositions de l’art. 3(1)(b) affectent, dans les cas et la mesure indiqués, les immunités afférentes au statut personnel de la Couronne, elles ne touchent aucunement les immunités afférentes au statut réel de ses biens et ne suggèrent aucune intention ou volonté du Parlement d’assujettir la Couronne aux droits du Canada à des prescriptions ou impositions de la nature de celles édictées par l’art. 417 de la Charte de la Cité de Québec.
Aussi bien, je dirais, avec le plus grand respect pour l’opinion du savant juge de première instance, que je ne puis, pour les raisons ci-dessus, adopter la façon dont il a posé et solutionné le problème et donnerais à la question soumise par les parties, une réponse négative.
Je maintiendrais l’appel, infirmerais le jugement de première instance et réserverais l’adjudication quant aux frais à la discrétion du juge de l’instance principale, auquel le dossier sera retourné.
Appel maintenu.
Procureur de l’appelante: E.A. Driedger, Ottawa.
Procureurs de l’intimée: St-Laurent, Monast, Desmeules & Walters, Québec.
[1] [1965] 2 R.C. de l’É. 30.
[2] [1965] 2 R.C. de l’É. 30.
[3] [1963] R.C. de l’É. 289.
[4] (1930), 68 C.S. 255 à 259.