Cour suprême du Canada
Bélanger c. La Reine, [1970] R.C.S. 567
Date: 1970-03-02
Alfred Frederick Bélanger Appelant;
et
Sa Majesté la Reine Intimée.
1970: le 4 février; 1970: le 2 mars.
Présents: Le Juge en Chef Cartwright et les Juges Fauteux, Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL D’ONTARIO
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel d’Ontario confirmant une déclaration de culpabilité pour conduite dangereuse. Appel rejeté, le Juge en Chef Cartwright et les Juges Hall et Spence étant dissidents.
John O’Driscoll, c.r., et R.V. Donohue, pour l’appelant.
R.M. McLeod, pour l’intimée.
Le jugement du Juge en Chef Cartwright et des Juges Hall et Spence a été rendu par
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LE JUGE EN CHEF (dissident) — Le présent pourvoi, qui fait suite à l’autorisation d’appeler accordée par cette Cour, est à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, rendu sans motifs écrits le 23 octobre 1969. Cet arrêt a rejeté le pourvoi de l’appelant à l’encontre de la déclaration de culpabilité à son procès par jury devant le Juge Grant, à Sarnia, le 3 avril 1969.
L’inculpation contre le prévenu est la suivante:
[TRADUCTION] ALFRED BÉLANGER est accusé d’avoir, dans le canton de Moore, comté de Lambton, le 19 janvier 1969, ou vers cette date, illégalement causé la mort de Viola Momney par négligence criminelle, en se saisissant volontairement du volant d’une voiture de patrouille dans laquelle il était véhiculé et l’arrachant des mains de l’agent de police J.W. Bateman et d’avoir par insouciance déréglée et téméraire fait dévier la voiture de patrouille vers une automobile venant en sens inverse avec laquelle elle est entrée en collision, le tout en contravention de l’article 192 du Code criminel du Canada.
Le chef du jury a annoncé le verdict dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Le jury déclare le prévenu non coupable à l’accusation de négligence criminelle, mais coupable à l’accusation moindre de conduite dangereuse.
Le savant Juge de première instance a prononcé une sentence de six mois d’emprisonnement dans la maison de correction de l’Ontario et d’une période subséquente indéterminée de deux mois, et il a rendu une ordonnance interdisant à l’appelant de conduire un véhicule à moteur sur une grande route au Canada, pendant une période d’un an à compter de sa sortie de la maison de correction.
Les moyens sur lesquels cette Cour a accordé l’autorisation d’appeler sont les suivants:
[TRADUCTION] (1) Qu’il n’y avait pas de preuve qui puisse permettre au jury de conclure que l’appelant conduisait.
(2) Que la Cour d’appel a commis une erreur en ne jugeant pas que le savant Juge de première instance avait lui-même commis une erreur en disant au jury que la «conduite dangereuse» prévue à l’article 221(4) du Code criminel du Canada constitue une infraction moindre dans les circonstances de l’affaire.
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Bien qu’il y ait eu de nettes contradictions dans les témoignages au procès, il est clair d’après le verdict du jury en regard des directives du savant Juge du procès, que le jury a ajouté foi au témoignage de l’agent Bateman pour la poursuite. L’avocat de l’appelant et celui de l’intimée ont plaidé le pourvoi en prenant pour acquis que les faits essentiels de l’affaire étaient les suivants.
Le soir du 19 janvier 1969, vers 8h.30, l’agent Bateman a constaté que l’appelant avait eu avec sa voiture, sur la route n° 40, à 0.6 mille au nord de l’intersection de celle-ci avec le chemin n° 2 du comté de Lambton, un accident n’impliquant pas d’autre véhicule. L’appelant s’est présenté comme le conducteur du véhicule accidenté; il y était accompagné d’un nommé Gary Anderson. Personne n’a été mis en état d’arrestation à ce moment-là. L’automobile n’étant pas en état de rouler par suite des avaries causées par l’accident, l’agent Bateman a appelé une dépanneuse et a offert à l’appelant et à Anderson de les reconduire chez eux, à Corunna (Ont).
Ils sont partis vers 9h.l5; l’agent Bateman conduisait la voiture de patrouille, l’appelant était immédiatement à droite de Bateman et Anderson à la droite de l’appelant. Presque dès le départ, Bateman a dit à l’appelant qu’on l’accuserait de conduite dangereuse par suite de cet accident. Anderson et l’appelant ont eu une discussion avec Bateman à propos de l’accusation de conduite dangereuse, mais au bout d’un moment la discussion a cessé.
Tout en se dirigeant vers le nord, Bateman tenait le volant de la main gauche et le microphone du radiotéléphone de la main droite qu’il appuyait sur le volant en attendant une occasion de terminer une communication au contrôleur à Chatham. A cet instant-là, ni l’appelant, ni Anderson ne disaient quoi que ce soit. Au moment où la voiture de patrouille s’engageait dans un virage en S, au nord de la station hydroélectrique, sur la route n° 40, filant à environ 40 milles à l’heure, l’appelant s’est précipité, a saisi le volant des deux mains et l’a tourné vers la gauche, ce qui a fait virer l’automobile brusquement vers la gauche causant immédiatement une collision frontale avec un véhicule venant en sens inverse. Viola Momney est morte par suite de cette collision.
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En défense, l’appelant a nié catégoriquement avoir touché au volant. Il est manifeste que le jury ne l’a pas cru.
Il est clair que, faute d’excuse ou d’explication, le comportement de l’appelant justifiait un verdict de négligence criminelle. Le point de droit dont nous avons à décider est si l’art. 221(4) du Code criminel, qui se lit comme suit, peut s’appliquer à ce comportement:
(4) Quiconque conduit un véhicule à moteur dans une rue, sur un chemin, une grande route ou dans un autre endroit public, de façon dangereuse pour le public, compte tenu de toutes les circonstances, y compris la nature et l’état de cet endroit, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation alors constatable ou raisonnablement prévisible à cet endroit, est coupable
a) d’un acte criminel et encourt un emprisonnement de deux ans, ou
b) d’une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité.
Les deux moyens sur lesquels cette Cour a accordé l’autorisation d’appeler ne soulèvent en fait qu’une seule question. Il est incontestable que ce qu’a fait l’appelant était dangereux; mais, peut-on dire qu’il conduisait la voiture de patrouille? J’en suis venu à la conclusion que non.
Pendant la plaidoirie, on a cité un très grand nombre de décisions publiées, mais aucune d’elles ne se rapportait directement à ce point précis. Le précédent qui se rapproche le plus de la présente affaire quant aux faits est le jugement rendu par mon collègue le Juge Spence, alors qu’il siégeait à la Haute Cour d’Ontario, dans McKenzie v. The Western Assurance Company[1], où il a statué que le propriétaire d’une voiture qui la faisait conduire par une personne sobre parce qu’il était ivre et qui avait soudainement saisi le volant et ainsi causé une collision, ne conduisait pas la voiture. Cependant, cette affaire-là se distingue de celle qui nous occupe du fait qu’on y a conclu que le geste du propriétaire du véhicule de se saisir du volant avait été accidentel.
La solution de la présente affaire me semble dépendre de l’interprétation correcte des termes de l’art. 221(4), notamment des mots «quicon-
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que conduit un véhicule à moteur». La règle d’interprétation bien établie vient d’être réaffirmée par Lord Reid dans l’affaire Pinner v. Everett[2]:
[TRADUCTION] Pour établir le sens d’un mot ou d’une phrase dans une loi, la première question à se poser est toujours: quel est le sens normal ou ordinaire du mot et de la phrase dans le contexte où on l’emploie dans la loi? C’est seulement quand ce sens conduit à un résultat qu’on ne peut raisonnablement croire être le but du législateur qu’il y a lieu de chercher un autre sens possible de ce mot ou de cette phrase. On nous a maintes fois prévenus qu’il est mal à propos et dangereux de faire l’interprétation en substituant d’autres mots à ceux de la Loi.
Lord Reid continue, à la p. 259, à énoncer le rôle de la Cour de la façon suivante:
[TRADUCTION] Je dois donc examiner dans quelles circonstances on peut dire, à proprement parler, selon le sens courant du langage, qu’une personne conduit une automobile.
Supposons qu’après la collision un autre agent de police soit arrivé sur les lieux de l’accident et ait demandé à l’agent Bateman qui conduisait la voiture de patrouille au moment de la collision, peut-on douter qu’il aurait répondu: «Je conduisais, mais c’est lui, Bélanger, qui a causé la collision en saisissant le volant», ou quelque chose d’analogue? Si l’on veut décrire en langage courant le geste qu’on impute à Bélanger, on ne dira pas qu’il conduisait l’automobile mais qu’il s’est interposé dans la conduite par Bateman.
Je ne crois pas possible de dire dans le sens ordinaire du langage courant, en donnant à l’expression «quiconque conduit un véhicule à moteur» le sens qu’elle a dans la bouche de l’homme de la rue, que l’appelant conduisait la voiture de patrouille.
Même s’il y avait un doute, ce que je ne crois pas, j’appliquerais la règle suivante tirée des motifs du Juge d’appel McRuer, alors juge puîné, qui rendait une décision unanime de la Cour d’appel dans Rex v. Wright[3]:
[TRADUCTION] Dans la présente affaire, comme dans toute affaire criminelle, il incombe à la poursuite d’établir contre le prévenu une preuve hors de tout doute raisonnable, tant sur les questions de droit que sur les questions de fait.
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Le passage de l’ouvrage de Maxwell, Interpretation of Statutes, 7e éd. 1929, p. 244, sur lequel s’est appuyé le Lord Juge en chef Hewart dans l’affaire Rex v. Chapman (1931) 2 K.B. 606, à la page 609, s’applique exactement à la présente affaire:
[TRADUCTION] Lorsqu’un mot équivoque ou une phrase obscure laisse subsister un doute raisonnable que les règles d’interprétation ne permettent pas d’éclaircir, le bénéfice du doute doit profiter au citoyen et contre le législateur qui ne s’est pas exprimé clairement.
* * *
Je crois qu’il est de la plus haute importance, pour interpréter les termes employés dans une loi visant à réglementer la conduite des citoyens et à leur imposer des peines, de donner à ces termes le sens que leur donnent normalement les personnes ordinaires dont on veut régir la conduite.
J’accueillerais le pourvoi, j’annulerais la déclaration de culpabilité et j’ordonnerais d’inscrire un verdict d’acquittement.
Le jugement des Juges Fauteux, Abbott, Martland, Judson, Ritchie et Pigeon a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — J’ai eu le privilège de lire les motifs de jugement du Juge en chef, où il résume les faits qui ont donné lieu au présent pourvoi. Je vais donc m’efforcer de n’en faire à nouveau l’exposé, qu’en autant que cela me paraît nécessaire à l’intelligence de mes propres motifs.
Comme l’a signalé le Juge en chef, l’appelant a été inculpé de négligence criminelle, en vertu de l’art. 192 du Code criminel, soit [TRADUCTION] «d’avoir par insouciance déréglée et téméraire fait dévier la voiture de patrouille vers une automobile venant en sens inverse avec laquelle elle est entrée en collision…».
Par son verdict, le jury a déclaré l’appelant [TRADUCTION] «non coupable à l’accusation de négligence criminelle, mais coupable à l’accusation moindre de conduite dangereuse». Ce verdict signifie que l’appelant a commis l’infraction visée par l’art. 221(4) du Code criminel, d’où la question qui est au cœur du présent pourvoi, soit de savoir si l’on peut dire qu’aux temps et lieu de l’accident l’appelant conduisait «un véhicule à moteur dans … une grande route… de façon dangereuse pour le public, compte tenu de toutes les circonstances.»
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Il me paraît important pour interpréter l’art. 221(4) de tenir compte du contexte où les mots sont employés et de se rappeler qu’on a édicté cet article dans le but de protéger ceux qui font un usage légitime de la route contre ceux qui conduisent de façon dangereuse. Vu sous cet angle, il ne peut y avoir de doute, selon moi, que pendant les quelques instants où la voiture de patrouille a quitté sa voie à la droite pour entrer dans la voie réservée aux véhicules voyageant en sens inverse, quelqu’un la conduisait «de façon dangereuse pour le public» et l’on ne peut dire que les agissements ou la façon de conduire de l’agent de police aient présenté quelque danger pour le public.
Si une personne conduit sur une grande route un véhicule automobile avec prudence et conformément à la loi, et que quelqu’un d’autre fait brusquement dévier le véhicule d’une façon dangereuse pour le public, celui qui crée la situation en prenant physiquement la direction du véhicule tombe, d’après moi, sous le coup des dispositions de l’art. 221(4), comme étant celui dont les agissements sont la cause de la conduite dangereuse.
En réalité, c’est parce que l’appelant s’est délibérément saisi du volant et a enlevé la direction du véhicule des mains de l’agent de police, que la voiture de patrouille est passée de sa voie à la voie réservée aux véhicules venant en sens inverse. Dans ces circonstances, en toute déférence pour ceux qui sont de l’avis contraire, je suis d’avis que pendant les quelques instants où l’appelant a pris la direction il était le seul responsable de la conduite dangereuse de la voiture de patrouille, et qu’il était à ce moment quelqu’un qui «conduit un véhicule à moteur dans… une grande route… de façon dangereuse pour le public…» au sens ordinaire et courant que ces mots ont à l’art. 221(4) du Code criminel.
J’ai étudié avec soin les motifs de jugement du Juge Spence, en première instance, dans McKenzie v. The Western Assurance Co.[4]. Tout comme le Juge en chef, je trouve une nette différence entre le geste accidentel de McKenzie de
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saisir le volant en glissant en bas du siège et le geste délibéré de l’appelant de saisir le volant de la voiture de patrouille et d’en enlever la direction des mains de l’agent de police.
Il me semble évident que l’accusation de négligence criminelle en vertu de l’art. 192 «découlait de la conduite d’un véhicule à moteur» et, vu les dispositions de l’art. 569(4) du Code criminel, à mon avis le savant Juge de première instance n’a pas commis d’erreur en disant au jury [traduction] «que la conduite dangereuse prévue à l’art. 221(4) constitue une infraction moindre, dans les circonstances de l’affaire». Les dispositions pertinentes de l’art. 569(4) sont les suivantes:
Lorsqu’un chef d’accusation inculpe d’une infraction prévue à l’article 192… découlant de la conduite d’un véhicule à moteur… et que les témoignages ne prouvent pas la perpétration de cette infraction, mais prouvent la perpétration d’une infraction prévue par le paragraphe (4) de l’article 221… l’accusé peut être déclaré coupable d’une infraction visée par le paragraphe (4) de l’article 221 …
Pour tous ces motifs, je suis d’avis de rejeter ce pourvoi.
Appel rejeté, le Juge en Chef CARTWRIGHT et les Juges HALL et SPENCE étant dissidents.
Procureurs de rappelant: O’Driscoll, Kelly & McRae, Toronto.
Procureur de l’intimée: W.C. Bowman, Toronto.
[1] [1954] O.R. 964, [1955] 1 D.L.R. 271.
[2] [1969] 3 All E.R. 257 à 258, 259.
[3] [1946] O.W.N. 77 à 78, 1 C.R. 40, 85 C.C.C. 397, 3 D.L.R. 250.
[4] [1954] O.R. 964, [1955] 1 D.L.R. 271.