Cour Suprême du Canada
Wild c. La Reine, [1971] R.C.S. 101
Date: 1970-03-19
Peter Kennedy Wild Appelant;
et
Sa Majesté La Reine Intimée.
1969: le 7 novembre; 1970: le 19 mars.
Présents: Le Juge en Chef Cartwright et les Juges Fauteux, Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence et Pigeon.
EN APPEL DE LA CHAMBRE D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME D’ALBERTA
APPEL d’un jugement de la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Alberta[1], écartant un jugement acquittant l’appelant d’une inculpation de négligence criminelle ayant causé la mort. Appel rejeté, le Juge en Chef Cartwright et les Juges Hall et Spence étant dissidents.
Donald H. Bowen, c.r., et John M. Hope, pour l’appelant.
J.W.K. Shortreed, c.r., pour l’intimée.
LE JUGE EN CHEF (dissident) — Le pourvoi, interjeté en vertu de l’art. 597(2)(a) du Code criminel, est à l’encontre d’un arrêt unanime de la Chambre d’appel de la Cour Suprême de l’Alberta1. Cet arrêt accueille le pourvoi à l’encontre d’un jugement acquittant l’appelant d’une accusation de négligence criminelle ayant causé la mort, jugement prononcé par le Juge Déchène à la suite d’un procès sans jury.
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Les faits pertinents sont relatés dans les motifs de mes collègues les Juges Martland et Spence, que j’ai eu le privilège de lire; il n’est pas nécessaire de les exposer à nouveau.
A la fin du prononcé de son jugement, le savant Juge de première instance a résumé de la façon suivante les motifs pour lesquels il a acquitté l’appelant:
[TRADUCTION] Ce qui peut arriver aux personnes dans une voiture qui subit un arrêt si soudain est, je crois, du domaine de la conjecture. M. Stainton m’invite à appliquer le peu de connaissances que je peux avoir des lois de la physique et du principe d’inertie pour conclure que l’accusé ne pouvait se trouver sur le siège arrière immédiatement avant l’accident. Je dois prendre en considération le fait qu’il y avait deux personnes sur la banquette arrière juste avant l’accident. Je dois aussi prendre en considération la position du dossier du siège du côté du conducteur, particulièrement l’état d’écrasement du volant et le fait qu’il n’y a aucune trace de blessure à la tête, au visage et à la poitrine de l’accusé. Le premier médecin, le docteur McCurry, après avoir examiné les trois autres personnes, a seulement jeté un coup d’œil sur l’accusé pendant trente secondes environ et il a jugé que son état ne nécessitait aucun traitement médical. Ces faits ne me permettent pas de dire que je suis convaincu hors de tout doute raisonnable que l’accusé conduisait la voiture, car il y a certaines choses, bien qu’il soit probable qu’il conduisait, il y a ces facteurs qui font qu’il est possible que quelqu’un d’autre ait été au volant, quoique ce ne soit pas probable. L’accusé a donc droit au bénéfice du doute que j’ai.
Le substitut, sur les instructions du procureur général, a interjeté appel à la Chambre d’appel conformément à l’art. 584(1) du Code criminel, qui se lit:
584. (1) Le procureur général ou un conseil ayant reçu de lui des instructions à cette fin peut introduire un recours devant la Cour d’appel
(a) contre un jugement ou verdict d’acquittement d’une cour de première instance à l’égard de procédures par acte d’accusation sur tout motif qui comporte une question de droit seulement.
Le seul moyen invoqué à l’avis d’appel est le suivant:
[TRADUCTION] Le savant Juge de première instance a fait une erreur de droit en prononçant un acquitte-
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ment, parce qu’il n’y a aucune preuve permettant de justifier un doute raisonnable sur la culpabilité de l’intimé.
Il me semble qu’à moins que nous soyons prêts à faire abstraction de la décision de cette Cour dans Lampard c. La Reine[2], un pourvoi fondé sur un tel moyen est voué à l’échec. Je signale spécialement le passage suivant des motifs de la majorité en cette Cour, lequel passage se trouve aux pages 380 et 381:
[TRADUCTION] On a souvent fait remarquer que si le Juge de première instance tire des conclusions des faits directement en preuve et établit une déduction à partir de ces conclusions, une cour d’appel est tout aussi bien placée que le juge de première instance pour décider quelles déductions on doit en tirer, mais en le faisant cette cour statue sur une question de fait. S’il s’agit d’un appel ordinaire, la cour d’appel a naturellement le droit de faire prévaloir sa façon de voir sur celle du juge de première instance quant aux déductions à tirer de la preuve, mais s’il s’agit, comme dans le présent pourvoi, d’une affaire où la compétence de la cour d’appel se limite aux questions de droit au sens strict, elle n’a pas ce pouvoir.
Quand le fardeau de la preuve d’un fait particulier incombe à l’une des parties, ce peut être une question de droit de savoir s’il y a absence de preuve (ce qui diffère de savoir si la preuve est suffisante) pour établir ce fait. Dans la présente affaire, il incombe bien sûr à la poursuite de prouver que l’appelant a commis les actes qu’on lui impute, et ce avec l’intention coupable exigée par l’article. Si le savant Juge de première instance s’est trompé en jugeant que la poursuite n’a pas rempli cette obligation, son erreur en est une sur les faits, mais certainement pas une erreur de droit, au sens strict. Les principes à appliquer sont clairement énoncés dans les motifs que mon collègue le Juge Ritchie a rédigés au nom de la majorité en cette Cour dans l’affaire Sunbeam (précitée) et il n’est pas nécessaire de les répéter.
Dans une affaire pénale, sauf les rares cas où une disposition de la loi impose le fardeau de la preuve à l’accusé, on peut parfois dire en droit qu’il y a absence de preuve qui puisse permettre au tribunal de déclarer le prévenu coupable, mais on ne peut jamais dire qu’il y a absence de preuve qui lui permette de l’acquitter. Il y a toujours la présomption de non-culpabilité qui doit être réfutée.
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Je ne trouve rien dans les motifs de mon collègue le Juge Judson dans l’affaire Lampard, avec lesquels mon collègue le Juge Spence a été d’accord, qui puisse infirmer la justesse du passage que je viens de citer. Dans l’affaire Lampard, toute la preuve de l’intention coupable était indirecte. Elle indiquait très clairement que l’intention coupable que la poursuite invoquait avait existé et il n’y avait aucune preuve au dossier qui laissât supposer une autre intention. Mon collègue le Juge Judson a traité cette question de la façon suivante, à la p. 382:
[TRADUCTION] L’appelant allègue ici que s’il y a eu erreur au jugement de première instance, ce qu’il n’admet pas, il s’agit d’une erreur de fait.
Le fondement de la décision du savant Juge de première instance, qui siégeait sans jury, a été le fait que les transactions de l’appelant n’indiquent pas à ses yeux hors de tout doute raisonnable que l’appelant les a faites (traduction) «avec l’intention de créer une apparence fausse ou trompeuse de négociation publique active d’une valeur mobilière». Par contre, la Cour d’appel a jugé à l’unanimité qu’une telle déduction s’impose de toute évidence.
Je suis d’accord avec cette conclusion de la Cour d’appel, mais il nous reste encore à décider s’il s’agit d’une erreur de fait ou d’une erreur de droit. Le jugement majoritaire rendu en cette Cour dans l’affaire Sunbeam Corporation of Canada Limited c. La Reine m’oblige à conclure qu’il s’agit d’une erreur de fait. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi.
Dans la présente affaire, le savant Juge de première instance a correctement interprété la règle de l’affaire Hodge[3], qui n’est, en somme, qu’un exemple de l’application du principe qu’un tribunal ne peut déclarer un prévenu coupable que s’il est convaincu de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable, et le savant Juge a ensuite décidé qu’il n’en était pas convaincu hors de tout doute raisonnable. Je suis d’accord avec mon collègue le Juge Spence que la preuve, dans l’affaire qui nous occupe, présente des éléments susceptibles de soulever un doute à savoir si c’est l’appelant qui conduisait au moment de l’accident, entre autres l’état du volant et l’absence de blessures au thorax de l’appelant, mais je considère ces éléments comme sans rapport avec la ques-
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tion. En toute déférence pour ceux qui sont de l’avis contraire, il me sembe trop évident pour en discuter que la décision du savant Juge de première instance porte sur une question de fait et certainement pas sur une question de droit seulement, au sens strict.
Lorsqu’on interjette appel à la Cour d’appel d’une province d’une déclaration de culpabilité d’un acte criminel, cette Cour d’appel peut, en vertu de l’art. 592(1)(a)(i) accueillir l’appel si elle est d’avis que «le verdict devrait être rejeté pour le motif qu’il est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve», mais elle n’a pas ce pouvoir s’il s’agit d’un appel à l’encontre d’un acquittement. Dans un tel cas, elle doit s’en tenir aux questions de droit au sens strict.
La question de savoir s’il faut déduire des faits directement en preuve que c’est l’appelant qui conduisait la voiture impliquée dans l’accident mortel est, selon moi, une pure question de fait.
J’accueillerais l’appel, j’infirmerais l’arrêt de la Chambre d’appel et rétablirais le jugement d’acquittement de l’appelant prononcé par le savant Juge de première instance.
Le jugement des Juges Fauteux, Abbott, Martland et Judson a été rendu par
LE JUGE MARTLAND — Le pourvoi est à l’encontre d’un jugement unanime de la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Alberta[4], accueillant l’appel de la poursuite à l’encontre d’un jugement du savant Juge de première instance acquittant l’appelant d’une accusation de négligence criminelle ayant causé la mort.
Les faits ne sont pas contestés. Vers 7h.45 du soir, le 28 mai 1968, l’appelant s’est rendu, avec trois de ses amis, dans sa voiture, à l’hôtel Corona, à Edmonton, où ils ont pris seize verres de bière chacun. De là, ils se sont rendus à un bar nommé le «Beachcomber», où l’appelant a continué à consommer de la bière et où les autres ont pris des spiritueux. Ils ont quitté le bar vers 11h.30. L’appelant affirme qu’il était ivre à ce moment-là.
Ils se sont rendus à la voiture de l’appelant et y sont montés. L’appelant affirme qu’à partir de
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ce moment, il ne se rappelle plus rien jusqu’à son réveil à l’hôpital vers 5h. du matin, le 29 mai.
La preuve établit que la voiture a effectué une randonnée folle à travers une partie de la ville. Pendant cette randonnée, le conducteur de la voiture de l’appelant s’est trouvé contrarié par le conducteur d’une autre voiture; il l’a menacé, puis, par la suite, a causé un accrochage avec cette autre voiture. Après cet accrochage, la voiture de l’appelant a filé vers l’est, sur la 112e avenue à une vitesse qu’un témoin a estimée à 70 ou 80 milles à l’heure. La voiture est alors montée, du moins d’un côté, sur le trottoir, a continué sur une distance de 42 pieds et 4 pouces, les roues droites sur le trottoir et les roues gauches sur la chaussée, puis le côté avant droit a violemment heurté un fort poteau en métal portant des câbles électriques et l’a fortement plié. Elle a laissé une trace de dérapage longue de 44 pieds sur la chaussée, trace qui n’en était pas une de freinage. Le côté droit de la voiture a été presque totalement démoli. La collision a fait pivoter la voiture dans le sens des aiguilles d’une montre sur un arc d’environ 180 degrés.
Tous ceux qui étaient dans la voiture, à l’exception de l’appelant, ont été tués par suite de cette collision. Ce dernier a été trouvé derrière le volant, qui était complètement tordu. Il avait le visage couvert de sang et sa jambe gauche, à la gauche du tube de direction, était coincée entre le tableau de bord et le plancher à tel point que pour le libérer il a fallu qu’un pompier soulève le tableau de bord à l’aide d’un vérin hydraulique.
L’un des autres hommes dans la voiture a été trouvé étendu sur le siège arrière. Les deux autres ont été trouvés à l’avant de la voiture, à droite, l’un sur l’autre sur la chaussée et suspendus à la voiture.
Le savant Juge de première instance a dit n’avoir aucune difficulté à conclure que le conducteur de l’automobile de l’appelant est coupable de négligence criminelle. Il a toutefois acquitté l’appelant, parce qu’il n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable que c’est l’appelant qui conduisait. Selon lui, certains facteurs font qu’il est possible, quoique peu probable, que quelqu’un d’autre ait été au volant.
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Il est à propos de citer la partie de son jugement qui traite de cette question:
[TRADUCTION] La difficulté que j’éprouve concerne l’identité du conducteur, son identification. Il est bien établi, et nous le savons, qu’il s’agit de sa voiture; nous savons qu’il a conduit plus tôt ce soir-là, et nous savons qu’il a été trouvé derrière le volant, à la place du conducteur, la jambe gauche prise sous le tableau de bord. Normalement cela serait suffisant. Toutefois, nous sommes ici devant un cas où plusieurs personnes ont vu cette voiture juste avant l’accident ou quelques minutes plus tôt et aucune d’elles ne peut en identifier le conducteur. Le conducteur lui-même ne se rappelle pas ce qui s’est passé depuis le moment où il est monté dans la voiture, au départ du restaurant Beachcomber, pour le dernier trajet de celle-ci, qui devait être fatal. Il est probable que c’est l’accusé qui conduisait.
La preuve des faits et les conclusions que j’en tire sont indirectes et je ne peux conclure que c’est lui qui conduisait que si cette preuve est non seulement compatible avec la culpabilité de l’accusé mais encore si elle est incompatible avec toute autre solution logique. Y a-t-il une autre solution logique? La preuve n’est pas très complète.
Au sujet de l’altercation qui a eu lieu entre Greenough et l’accusé, dans la 107e avenue, quand le conducteur de la voiture en est sorti alors qu’elle s’est arrêtée à un feu rouge, pour parler à Greenough et y retourner ensuite, je pense qu’à ce moment-là, il est possible qu’il y ait eu changement de conducteur. Naturellement, il y a eu une autre possibilité, plus tôt, quand ils ont quitté le restaurant Beachcomber.
Le choc qui a résulté de l’accident, soit la collision avec le poteau métallique, a été tel que la voiture a été démolie, ainsi qu’on peut le voir d’après les photographies. Nous savons aussi que la voiture a tourné sur elle-même, dans le sens des aiguilles d’une montre, de sorte qu’elle faisait face au sud-ouest, soit, en fait, presque dans la direction d’où elle venait.
Ce qui peut arriver aux personnes dans une voiture qui subit un arrêt si soudain est, je crois, du domaine de la conjecture.
M. Stainton m’invite à appliquer le peu de connaissances que je peux avoir des lois de la physique et du principe d’inertie pour conclure que l’accusé ne pouvait se trouver sur le siège arrière immédiatement avant l’accident. Je dois prendre en considération le fait qu’il y avait deux personnes sur la banquette arrière juste avant l’accident. Je dois aussi prendre en considération la position du dossier du siège du côté du conducteur, particulièrement l’état
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d’écrasement du volant et le fait qu’il n’y a aucune trace de blessure à la tête, au visage et à la poitrine de l’accusé. Le premier médecin, le docteur McCurry, après avoir examiné les trois autres personnes, a seulement jeté un coup d’œil sur l’accusé pendant trente secondes environ et il a jugé que son état ne nécessitait aucun traitement médical. Ces faits ne me permettent pas de dire que je suis convaincu hors de tout doute raisonnable que l’accusé conduisait la voiture, car il y a certaines choses, bien qu’il soit probable qu’il conduisait, il y a ces facteurs qui font qu’il est possible que quelqu’un d’autre ait été au volant, quoique ce ne soit pas probable.
Traitant de cette conclusion, et après avoir passé en revue la preuve sur laquelle le savant Juge de première instance s’est appuyé pour en arriver à l’opinion qu’il est possible que quelqu’un d’autre que l’appelant conduisait la voiture au moment de l’accident, le jugement de la Chambre d’appel se lit comme suit:
[TRADUCTION] …D’après moi, la preuve invoquée ne correspond à rien d’autre qu’une conjecture ou supposition que tel a été le cours des événements. Il me semble clair que le doute du Juge de première instance à savoir si l’intimé était le conducteur «ne repose pas sur la preuve» et «n’a pas de fondement dans les faits» de la même manière que la prétention dans l’affaire Regina v. Torrie 50 C.R. 300, à l’effet qu’un objet tranchant projeté d’un autre véhicule contre le pneu de la voiture de Torrie aurait pu le couper. Cette prétention a été jugée non fondée sur la preuve. Voir aussi, dans La Reine c. Lemire (1965) R.C.S. 174, les motifs du Juge Martland aux pages 191 et 192, avis qui a été partagé par les Juges Fauteux, Abbott et Ritchie.
Je suis d’accord avec l’énoncé du savant Juge Evans, de la Cour d’appel d’Ontario dans Regina v. Torrie (précitée) à la page 303, et je considère qu’il s’applique à l’affaire en instance. L’énoncé en question est le suivant:
[TRADUCTION] «En toute déférence, je suis d’avis que le savant Juge de première instance n’a pas bien appliqué la règle de l’affaire Hodge (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136, en ce qui a trait à la preuve circonstancielle, du fait qu’il a fondé sa conclusion à un doute raisonnable sur une preuve inexistante. Dans Regina c. McIver, (1965) 1 O.R. 306, à la p. 309, (1965) 1 C.C.C. 210, le Juge en chef McRuer, de la Haute Cour dit ceci:
[TRADUCTION] «La règle (de l’affaire Hodge) dit clairement que la cause doit être jugée
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d’après les faits, c’est-à-dire les faits en preuve, et les solutions compatibles avec l’innocence de l’accusé doivent être logiques et fondées sur des déductions tirées des faits prouvés. Une conclusion ne peut être logique si elle ne se fonde pas sur la preuve. Une telle conclusion est spéculative et imaginaire, mais non logique».
Cette Cour a confirmé cet énoncé en appel (1965) 2 O.R. 475, 45 C.R. 401, (1965) 4 C.C.C. 182 et le pourvoi à la Cour suprême du Canada à l’encontre de la décision en appel a été rejeté (1966) R.C.S. 254, 48 C.R. 4, (1966) 2 C.C.C. 289.
Je reconnais que le fardeau de la preuve incombe à la poursuite, qui doit établir la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable, mais je ne l’entends de façon à signifier que la poursuite doive réfuter toutes les hypothèses, si irrationnelles et fantaisistes qu’elles soient, qui pourraient être compatibles avec l’innocence de l’accusé.»
Selon moi, la prétention que ce n’est pas l’intimé qui conduisait au moment de l’accident relève, pour employer les termes mêmes du Juge d’appel Evans dans Regina v. Torrie (précitée), de l’«hypothèse» et de la «fantaisie». A mon avis, il n’y a pas d’autre conclusion à tirer de la preuve que celle que c’est l’intimé qui conduisait au moment de l’accident.
La question que cette Cour doit trancher est de savoir si la Chambre d’appel, en prenant cette décision, a respecté les limites de la compétence que lui confère l’article 584(1) du Code criminel, qui autorise le procureur général à appeler d’un jugement d’acquittement “sur tout motif d’appel qui comporte une question de droit seulement”. L’appelant prétend que la décision du savant Juge de première instance porte sur une question de fait et ne comporte aucune question de droit.
Dans l’affaire Lemire[5], mentionnée dans les motifs de la Chambre d’appel que je viens de citer, cette Cour a dit que si, à l’occasion d’un appel d’une déclaration de culpabilité, le tribunal d’appel accueille celui-ci pour le motif qu’un élément précis de preuve crée un doute raisonnable sur la culpabilité du prévenu alors que, selon une interprétation correcte du droit, cet élément de preuve ne peut créer un doute raison-
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nable sur sa culpabilité, il y a erreur de droit. A mon avis, cette proposition s’applique également dans une affaire où le Juge de première instance indique dans ses motifs qu’il trouve qu’un élément précis de preuve crée un doute raisonnable sur la culpabilité du prévenu alors que, selon une interprétation correcte du droit, cet élément de preuve ne peut créer un doute raisonnable sur sa culpabilité.
Selon moi, le moyen d’appel à la Chambre d’appel comportait une question de droit seulement. Cette question est la suivante:
Le savant Juge de première instance a-t-il commis une erreur de droit dans son application de la règle de l’affaire Hodge (1838) 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136 aux faits de cette cause.
Le savant Juge de première instance a énoncé en résumé la portée de cette règle. Énoncée au long, la règle de l’affaire Hodge[6] est la suivante:
[TRADUCTION] Le Baron Alderson a dit aux jurés que la preuve est entièrement indirecte et qu’avant de pouvoir déclarer l’inculpé coupable, ils devaient être convaincus «non seulement que ces circonstances étaient compatibles avec sa culpabilité, mais ils devaient également être convaincus que les faits étaient tels qu’ils étaient incompatibles avec toute autre conclusion logique que celle de la culpabilité de l’inculpé».
A la différence de ce qui se produit dans un procès par jury, nous avons ici l’avantage de savoir, d’après les propres paroles du Juge, s’il a bien appliqué la règle dans la présente affaire. Il a manifestement trouvé que les circonstances sont compatibles avec le fait que c’est l’appelant qui conduisait l’automobile. Il a dit qu’il est probable que c’est l’appelant qui conduisait. L’autre question à laquelle il avait à répondre était celle de savoir si les faits étaient compatibles avec quelqu’autre solution logique à part celle que c’est l’appelant qui conduisait.
Le fait capital dans la présente affaire, que le savant Juge de première instance mentionne à peine, est que la personne trouvée au volant de l’automobile après l’accident y était tellement coincée qu’il a fallu avoir recours à un vérin hydraulique pour la libérer. Elle a dû se faire coincer à cet endroit au moment même du choc vio-
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lent qui s’est produit quand la voiture a frappé le poteau métallique. La théorie proposée pour le compte de l’appelant suppose ceci: après ce choc violent, l’automobile pivotant dans le sens des aiguilles d’une montre (ce qui devait avoir pour effet de soumettre ceux qui étaient dans la voiture à une force les entraînant à leur droite, comme le fait voir la position de deux des victimes après l’accident), l’appelant s’est trouvé projeté du siège arrière à la place du conducteur à la gauche du siège avant et il est tombé dans la position assise, la jambe gauche à la gauche du tube de direction et c’est à ce moment, et à ce moment-là seulement, qu’il a été ainsi coincé.
Dans ses motifs, le savant Juge de première instance dit ceci:
[TRADUCTION] Ce qui peut arriver aux personnes dans une voiture qui subit un arrêt si soudain est, je crois, du domaine de la conjecture.
D’après les faits de la présente affaire, cependant, la question qui se pose est de savoir si, du fait que l’appelant s’est trouvé coincé derrière le volant, il y a, d’après la preuve, une autre conclusion logique que celle que l’appelant conduisait l’automobile au moment de l’accident. Il n’a pas trouvé qu’il y a une autre conclusion logique. Ce qu’il a fait a été de supposer que l’appelant pouvait avoir occupé le siège arrière et, si tel était le cas, qu’il pouvait avoir été projeté sur le siège avant au moment de la collision.
Le savant Juge de première instance a souligné qu’après l’accident le dossier de la banquette avant était incliné vers l’arrière, que le volant était complètement tordu et que l’appelant n’avait pas de marque de blessures à la tête ou au thorax. Voici ce qu’on dit dans les motifs de la Chambre d’appel à propos de ces faits:
[TRADUCTION] Il faut faire observer cependant que l’intimé avait le visage si couvert de sang que l’on ne pouvait voir la gravité d’une blessure apparente, qu’il était inconscient, qu’il avait la tête penchée sur la poitrine, appuyée sur le volant ou à côté. Peu de temps après l’accident, un pompier et un policier ont relevé l’intimé et l’ont tenu dans la position où il semblait souffrir le moins, car à chaque mouvement il poussait un grand cri de douleur. Il n’y a pas eu d’autre preuve de la nature et la gravité des blessures de l’intimé.
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On peut aussi faire remarquer que la constatation que l’appelant n’avait aucune blessure à la tête, à la figure, ou au thorax résulte de l’observation visuelle faite par le Juge de première instance au moment du procès, qui n’a eu lieu que le 17 décembre 1968.
En conséquence, je suis d’avis que le savant Juge de première instance n’a pas correctement appliqué la règle de l’affaire Hodge aux faits en preuve, en acquittant l’appelant, non parce qu’il a conclu qu’il y a une solution logique des faits qui est incompatible avec la culpabilité de celui-ci, mais parce qu’il y a, selon lui, une solution conjecturale qui à son avis, pourrait être incompatible avec cette culpabilité.
Vu la conclusion à laquelle on en arrive, savoir que dans la présente affaire le savant Juge de première instance a commis une erreur de droit, il faut se demander si cette conclusion est compatible avec la décision de cette Cour dans Sunbeam Corporation (Canada) Limited c. La Reine[7]. Dans cette affaire-là, le problème se posait de savoir si, à l’occasion d’un appel d’un acquittement interjeté par la poursuite, il y avait eu erreur sur un point qui comporte une question de droit seulement de façon à autoriser la Cour d’appel à modifier le jugement de première instance.
Cette affaire-là concernait deux accusations contre un manufacturier d’appareils électriques d’avoir enfreint l’art. 34(2)(b) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1952, c. 314, en tentant d’engager des revendeurs à vendre ses articles à un prix non inférieur à un prix minimum spécifié par lui. La preuve était surtout documentaire et la poursuite avait été en mesure de se prévaloir de l’art. 41(2) de la Loi qui édicté que certains documents, comme les lettres dont il était question dans cette affaire-là, doivent être admis en preuve comme preuve prima facie que l’accusé connaissait ces documents et leur contenu et que toute chose inscrite dans ces documents comme ayant été accomplie, dite ou convenue par l’accusé ou l’un de ses agents a de fait été ainsi accomplie, dite ou convenue.
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Malgré la preuve documentaire fournie et la portée de l’art. 41(2), le savant Juge de première instance a jugé, quant à l’une des accusations, que:
[TRADUCTION] …la preuve d’incitation sur ce chef d’accusation n’a pas le degré de certitude qu’exige une accusation en droit criminel. L’accusation est donc rejetée.
Quant à la deuxième accusation, il a dit:
[TRADUCTION] Dans ce cas-ci, il y a insuffisance de preuve pour établir l’incitation de la part de l’accusé et la perpétration de l’infraction pendant la période de temps mentionnée à l’acte d’accusation. Il faut donc rejeter cette accusation.
Appliquant l’art. 41(2), la Cour d’appel a dit au sujet des lettres que les déclarations des vendeurs de la compagnie constituent une preuve directe par aveu des tentatives dont la compagnie est accusée et elle a ajouté:
[TRADUCTION] Cette preuve suffit non seulement à enlever la décision au juge pour la confier au jury, mais comme il n’y a pas lieu d’en faire l’appréciation ni de juger de sa crédibilité, elle suffit à écarter la présomption ordinaire d’innocence et elle exige que la Cour déclare l’accusé coupable si, comme dans le cas présent, on ne la réfute pas ou si aucune preuve de nature à la contredire, à la rendre improbable ou à établir des faits incompatibles avec elle ne l’atténue.
Parlant de ce passage, le Juge Ritchie, qui a rédigé les motifs de jugement au nom de la majorité en cette Cour dit, à la p. 229:
[TRADUCTION] En toute déférence, je ne puis être d’accord avec M. le Juge Schroeder pour dire que les dispositions de l’art. 41(2) empêchent un juge ou un jury de considérer le poids à attribuer au témoignage que contiennent les lettres dont il est question pour juger si la poursuite a établi sa preuve hors de tout doute raisonnable.
L’article 41(2)(c) décrète simplement que les documents, les lettres dans ce cas-ci, que l’accusée a eues en sa possession, «font foi sans autre preuve et attestent prima facie» que l’accusée connaissait les documents et leur contenu et que toute chose inscrite dans ces documents comme ayant été accomplie, dite ou convenue par l’accusée ou l’un de ses agents a en fait été ainsi accomplie, dite ou convenue. Ceci ne signifie pas qu’une fois que le Juge de première instance a reçu les lettres comme preuve prima facie de leur contenu, il lui est interdit de juger du poids
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à attribuer à cette preuve pour décider si l’accusée est coupable ou non.
Le Juge Ritchie exprime, à la p. 231, la conclusion de la majorité dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Dans les extraits que j’ai cités de la décision du Juge de première instance et de celle de M. le Juge Schroeder, j’ai mis en italiques les mots «suffit» et «suffisamment» chaque fois qu’ils s’y trouvent parce que, d’après moi, la différence fondamentale entre la décision du Juge de première instance et celle de la majorité en Cour d’appel vient du fait que la Cour d’appel est d’avis que la preuve, quant au 3e et au 4e chefs d’accusation, est suffisante pour emporter une déclaration de culpabilité tandis que le Juge de première instance ne l’a pas trouvée suffisante pour justifier une telle déclaration. Il est bien établi que la suffisance de la preuve est une question de fait et non une question de droit…
L’affaire Sunbeam est donc, au fond, un cas où la poursuite, par application de l’art. 41(2), avait fait une preuve prima facie à laquelle l’accusée n’avait pas présenté de défense. Le Juge de première instance a jugé que, malgré cela, il avait quand même le droit de se demander si la preuve suffisait à justifier une déclaration de culpabilité en matière pénale. La Cour d’appel a jugé que la preuve suffisait à emporter une déclaration de culpabilité. Cette Cour a conclu que la suffisance de la preuve est une question de fait qui relève du Juge de première instance, et non une question de droit.
Dans l’affaire Lampard c. La Reine[8], où l’on a suivi la décision dans Sunbeam, la conclusion du Juge de première instance portait sur la question de l’intention coupable. On a jugé que la question de savoir si des actes ont été posés avec une intention particulière constitue une question de fait.
Dans la présente affaire, la suffisance de la preuve à l’effet que l’infraction imputée a été commise n’est pas en cause et il n’y a pas non plus de problème au niveau de l’intention. Le seul point en litige est l’identification du coupable en regard de l’application correcte de la règle de l’affaire Hodge. Pour les motifs que j’ai
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indiqués, je suis d’avis que le savant Juge de première instance n’a pas convenablement appliqué la règle de l’affaire Hodge aux faits de cette cause. Ceci constitue une erreur sur une question de droit.
Dans Belyea et Weinraub c. Le Roi[9], le Juge en chef Anglin dit, à la p. 296:
[TRADUCTION] Le droit d’appel donné au procureur général par l’article 1013(4) du Code criminel, ajouté par l’art. 11, c. 28 S.C. 1930, se limite sans doute aux «questions de droit». Cela implique, si ce droit doit signifier quelque chose, que le procureur général ne peut contester, à la Chambre d’appel, l’exactitude des conclusions sur les faits. Nous ne pouvons cependant considérer que cette disposition prive la Chambre d’appel du droit de vérifier le bien-fondé d’une décision si cette décision sur une question mixte de droit et de fait, comme la culpabilité ou la non-culpabilité de l’accusé, dépend comme c’est le cas ici, de la portée, en droit, de certaines conclusions de fait du juge ou du jury, selon le cas, puisque nous ne pouvons pas considérer cette décision autrement que comme une question de droit, spécialement si, comme dans le cas présent, elle résulte clairement d’une erreur en droit de la part du savant Juge de première instance.
Dans la présente affaire, le savant Juge de première instance, dans l’examen des faits qu’il relate en a mal interprété la portée en droit, en ce qu’il n’a pas fait la distinction entre une possibilité conjecturale fondée sur ces faits, et une solution logique découlant de l’ensemble de la preuve.
Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
LE JUGE RITCHIE — J’ai eu le privilège de lire les motifs de jugement du Juge en chef et des Juges Hall, Spence et Martland et tout en souscrivant sans réserve aux motifs et conclusions de ce dernier, je crois nécessaire d’ajouter un bref commentaire personnel.
Dans le présent pourvoi il s’agit de déterminer si, dans les circonstances de cette affaire, l’appel à la Chambre d’appel de la Cour suprême d’Alberta porte «sur un motif d’appel qui comporte une question de droit seulement» de façon à permettre à cette dernière cour d’exercer la compétence prévue à l’art. 584 du Code criminel.
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La question essentielle se posant au savant Juge de première instance était la suivante: qui était au volant quand la voiture a heurté le poteau portant des câbles électriques. La preuve sous ce rapport est, à mon avis, essentiellement indirecte et elle est fournie par les positions respectives de ceux qui étaient dans la voiture immédiatement après l’accident. Le Juge Spence a récemment rappelé, en cette Cour, dans La Reine c. Mitchell[10], la règle dont le Juge de première instance devait se servir pour évaluer la preuve; à propos de la directive donnée par le Baron Alderson au jury dans l’affaire Hodge[11], le Juge Spence dit ceci (p. 78):
[TRADUCTION] Le Baron Alderson a dit aux jurés que la preuve est entièrement indirecte et qu’avant de pouvoir déclarer l’inculpé coupable, ils devaient être convaincus «non seulement que ces circonstances étaient compatibles avec sa culpabilité, mais ils devaient également être convaincus que les faits étaient tels qu’ils étaient incompatibles avec toute autre conclusion logique que celle de la culpabilité de l’inculpé.»
Il est bien clair que cette directive ne s’appliquait qu’à l’identification de l’accusé comme la personne qui avait perpétré le crime.
Dans Mitchell, le Juge Cartwright (alors juge puîné) parlant en son nom seulement, a fait remarquer: [TRADUCTION] «Le mot clef dans la règle de l’affaire Hodge est «logique».»
Dans les circonstances tragiques de la présente affaire, le fait que l’accusé ait été coincé derrière le volant de sorte qu’il a fallu se servir d’un vérin hydraulique pour le libérer est non seulement compatible avec le fait que c’est l’accusé qui conduisait, mais tellement probant que cette conclusion est presque une évidence. Il faut cependant rechercher encore si quelqu’autre élément de preuve sur la position des différentes personnes dans la voiture après l’accident permet une «conclusion logique» incompatible avec la culpabilité de l’appelant. En examinant cette question, le savant Juge de première instance dit lui-même:
[TRADUCTION] Ce qui peut arriver aux personnes dans une voiture qui subit un arrêt si soudain est, je crois, du domaine de la conjecture.
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A mon avis, le savant Juge de première instance a mal appliqué la règle énoncée par mon collègue le Juge Spence dans l’affaire Mitchell précitée, car au lieu de chercher à déterminer si la preuve indirecte révèle une «autre conclusion logique» incompatible avec la culpabilité de l’appelant il a fondé sa décision sur une «conjecture». En agissant ainsi, il a, à mon avis, commis une erreur de droit et sa décision est en conséquence révisable en vertu de l’art. 584 du Code criminel.
Comme je l’ai indiqué, je suis d’avis de disposer du pourvoi suivant l’opinion de mon collègue le Juge Martland.
LE JUGE HALL (dissident) — Je suis d’accord avec le Juge en chef et avec mon collègue le Juge Spence que le présent pourvoi par la poursuite ne porte pas sur une question de droit seulement, comme l’exige l’art. 584(1)(a) du Code criminel. Je me demande si, à la place du Juge de première instance, j’aurais trouvé qu’il y a lieu à un doute raisonnable dans la présente affaire, mais je ne suis pas le Juge de premièr*e instance et je n’ai pas le droit d’usurper son rôle à ce titre, ni d’en venir, en reconsidérant la preuve, à la conclusion qu’il ne pouvait pas, en droit, entretenir un doute raisonnable. La déduction à tirer des faits prouvés est uniquement une question de fait.
Je disposerais du pourvoi de la même façon que le Juge en chef.
LE JUGE SPENCE (dissident) — Le présent pourvoi est à l’encontre d’un jugement de la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Alberta[12], rendu le 14 mai 1969. Par ce jugement, la Chambre d’appel a accueilli l’appel par la poursuite d’une décision du Juge Déchène, rendue le 18 décembre 1968, à la suite d’un procès sans jury. Par cette décision, le savant Juge de première instance a acquitté le prévenu de l’accusation, sur trois chefs, de négligence criminelle ayant causé la mort et celui d’avoir omis de demeurer sur les lieux d’un accident.
J’ai eu le privilège de lire les motifs de mon collègue le Juge Martland; aussi, je ne répéterai pas son exposé des faits sauf où je jugerai
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nécessaire de les relater plus longuement. Je dois cependant différer d’opinion avec mon savant collègue.
Comme le fait remarquer Je Juge en chef de l’Alberta, dans les motifs qu’il a rédigés au nom de la Chambre d’appel, il n’y a pas de problème quant à la négligence; la seule question contestée dans le présent appel est celle de savoir si l’appelant aurait dû être déclaré coupable en tant que conducteur de l’automobile impliquée dans l’accident. Toute la preuve qui concerne l’identification est indirecte. L’examen de cette preuve doit donc suivre la règle exprimée dans l’affaire Hodge[13].
Le Juge Cartwright (alors juge puîné), parlant de l’application de cette règle dans Lizotte c. Le Roi[14], dit à la p. 133:
[TRADUCTION] Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que lorsque la preuve d’un des éléments essentiels de l’infraction imputée repose sur une preuve de circonstances, il est nécessaire de donner la directive.
Mon collègue le Juge Martland a cité, dans ses motifs, la directive donnée par le Baron Alderson dans l’affaire Hodge, précitée, et je la reprends ici:
[TRADUCTION] Le Baron Alderson a dit aux jurés que la preuve est entièrement indirecte et qu’avant de pouvoir déclarer l’inculpé coupable, ils devaient être convaincus «non seulement que ces circonstances étaient compatibles avec sa culpabilité, mais ils devaient également être convaincus que les faits étaient tels qu’ils étaient incompatibles avec toute autre conclusion logique que celle de la culpabilité de l’inculpé».
Bien qu’il y ait une certaine confusion entre la doctrine du doute raisonnable et la règle de l’affaire Hodge, je suis d’avis que le savant Juge de première instance et la Chambre d’appel ont tous deux pris cette dernière règle en considération. Le savant Juge de première instance, après l’examen des circonstances, a conclu qu’il n’y a aucun doute que, dans les circonstances de l’affaire, le conducteur de la «Rambler» rouge impliquée dans l’accident, qui qu’il fût, s’est rendu coupable d’une négligence criminelle ayant causé
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la mort. Comme je l’ai déjà mentionné, il n’y a aucun doute sur ce point. Le savant Juge de première instance en est cependant venu à la conclusion que, bien que la preuve indirecte ait été conciliable avec la déduction que l’accusé était le conducteur de ce véhicule, il y a un doute raisonnable à l’effet qu’il peut y avoir d’autres solutions logiques. En conséquence, le savant Juge de première instance, appliquant ainsi convenablement la règle de l’affaire Hodge, a refusé de conclure à la culpabilité.
En toute déférence, le Juge en chef de l’Alberta, dans ses motifs de jugement à la Chambre d’appel, et mon collègue le Juge Martland, dans les siens en cette Cour, se sont tous deux employés à apprécier la preuve afin d’établir s’il est possible d’en inférer une telle autre solution logique. Je suis d’avis que ce n’est pas là le rôle de la Chambre d’appel, ni de cette Cour, lorsqu’il s’agit d’un appel de la poursuite à l’encontre de l’acquittement d’un prévenu.
La compétence d’une Cour d’appel dans une affaire comme celle-ci est déterminée par le Code criminel, à l’art. 584, par. (1)(a):
584. (1) Le procureur général ou un conseil ayant reçu de lui des instructions à cette fin peut introduire un recours devant la Cour d’appel
(a) contre un jugement ou verdict d’acquittement d’une cour de première instance à l’égard de procédures par acte d’accusation sur tout motif qui comporte une question de droit seulement.
(Le souligné est de moi).
Je n’ai pas besoin de citer les décisions de cette Cour en rapport avec l’application de cet article. Il suffit de dire qu’elle a établi que cet article ne s’applique pas à un moyen d’appel qui comporte une question mixte de droit et de fait.
Dans ses motifs, le Juge en chef de l’Alberta cite l’affaire La Reine c. Lemire[15], au sujet de l’assertion que la Chambre d’appel peut se livrer à l’examen de la preuve et estimer qu’elle «ne correspond à rien d’autre qu’une conjecture ou une supposition que tel a été le cours des événements». Mon collègue le Juge Martland a rédigé
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les motifs de jugement au nom de la majorité de cette Cour dans l’affaire La Reine c. Lemire; à la p. 192 il dit:
[TRADUCTION] A l’exception des chefs d’accusation sur lesquels Lemire a été acquitté, il n’y a, à mon avis, aucune preuve qui permette, quant à chacun des comptes de dépenses qu’il a soumis, d’avoir un doute, sans parler d’un doute raisonnable, que Lemire a inclus des postes de dépenses faux et fictifs pour en arriver au résultat convenu.
(Le souligné est de moi).
Il s’agit donc là d’une affaire où cette Cour, comme la Cour du Banc de la Reine (chambre d’appel) de la province de Québec, ont été d’avis qu’il n’y avait aucune preuve qui puisse justifier l’acquittement du prévenu.
De même, dans Sunbeam c. La Reine[16], le pourvoi à l’encontre de la déclaration de culpabilité prononcée par la Cour d’appel d’Ontario a été accueilli par le Juge Ritchie, dans ses motifs au nom de la majorité en cette Cour pour le motif, comme le signale le Juge Martland dans ses motifs en la présente affaire, que la Cour d’appel a examiné si la preuve était suffisante et ce faisant s’est arrêtée à une question de fait et non à une question de droit, cela seule qu’elle a le droit d’examiner selon les dispositions de l’art. 584(1)(a) du Code.
Le Juge en chef Smith cite également la décision de la Cour d’appel d’Ontario dans Regina v. Torrie[17]. Dans cette affaire-là, un juge de la Cour de comté a acquitté le conducteur d’un véhicule qui, comme le présent appelant, répondait à une accusation de négligence criminelle en vertu de l’art. 192 du Code criminel. En l’acquittant, le Juge a déclaré avoir un doute raisonnable qu’un objet tranchant projeté de la route contre le pneu gauche avant du véhicule de l’accusé puisse avoir provoqué l’accident en causant le dégonflement du pneu et en projetant le véhicule du côté gauche de la route, d’où la collision fatale. La preuve avait démontré qu’il y avait une coupure ou perforation au flanc du pneu, près du rebord de la jante, et le rebord
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lui-même avait subi des dégâts, juste vis-à-vis cette perforation. Il n’y avait aucune preuve de la présence sur la route d’un quelconque objet tranchant dans les environs. La Cour d’appel a accueilli l’appel interjeté par la poursuite. Le Juge d’appel Evans dit, à la page 303:
[TRADUCTION] En toute déférence, je suis d’avis que le savant Juge de première instance n’a pas bien appliqué la règle de l’affaire Hodge (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136, en ce qui a trait à la preuve indirecte, du fait qu’il fonde sa conclusion à un doute raisonnable sur une preuve inexistante.
Il n’y a pas eu de pourvoi en cette Cour; on ne peut donc que se fier à l’énoncé du Juge d’appel Evans pour savoir s’il existait ou non une preuve quelconque qui permettait au savant Juge de première instance de fonder sa décision. Je souligne cependant que la Cour n’a accueilli l’appel et déclaré l’accusé coupable qu’en s’appuyant sur le fait qu’il n’y avait aucune preuve qui permettait au savant Juge de première instance de conclure à une autre solution logique que la culpabilité de l’accusé, et non en appréciant la preuve afin d’établir si le savant Juge de première instance pouvait conclure que cette preuve le justifiait d’en venir à une autre solution logique. Je suis d’avis que s’il existe une preuve susceptible de justifier le savant Juge de première instance de trouver une autre solution logique, il importe peu que cette preuve suffise ou non à permettre à une cour d’appel de tirer la même conclusion. Il appartient au Juge de première instance de décider de la plausibilité d’une autre solution s’il existe une preuve et l’appréciation de cette preuve par la cour d’appel constitue l’examen d’une question autre qu’une question «de droit seulement», pour employer encore une fois les termes de l’art. 584(1)(a) du Code criminel.
Il y a donc lieu de déterminer, dans la présente affaire, s’il y a une preuve sur laquelle le savant Juge de première instance pouvait ou devait s’appuyer pour décider qu’il peut y avoir une autre solution logique que celle qui veut que le prévenu a conduit l’automobile. Je suis d’avis qu’il y a de nombreux éléments de preuve sur lesquels le savant Juge de première instance pouvait et devait ainsi s’appuyer. Il est évident que l’automobile en cause appartenait à l’accusé.
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L’appelant a témoigné dans sa propre cause; il a admis que c’est lui qui conduisait à 7h.45, pendant la soirée dont il est question ici, quand il a rejoint ses trois amis qui ont péri dans l’accident; qu’il a conduit du lieu de rendez-vous jusqu’à la taverne «Corona», où les quatre sont restés à boire de la bière jusqu’à 10h.50; que tous les quatre sont alors partis du Corona pour se rendre en automobile quelques rues plus loin à un autre endroit, le «Beachcomber», où l’on sert des boissons alcooliques et où ils ont tous consommé une petite quantité d’alcool; et, qu’ils sont repartis de là à environ 11 heures et demie du soir. Dans son témoignage, l’appelant a déclaré sous serment que la dernière chose dont il se souvient c’est d’être parti à pied avec ses amis en direction de sa voiture, stationnée sur la rue Jasper du côté du restaurant Beachcomber. Comme je l’ai déjà mentionné, il était alors environ 11 heures et demie.
Un certain M. Greenough passait en voiture à l’intersection de la 101e rue et de la 102e avenue lorsqu’il a fait faire à sa voiture une manœuvre qui a semblé contrarier le conducteur, quel qu’il soit, d’une voiture qui suivait et qui était, sans aucun doute, la voiture de l’appelant. Par la suite, cette voiture a suivi celle de M. Greenough, en zigzaguant sur une certaine distance. A l’intersection de la 107e avenue et de la 96e rue, alors qu’il attendait le changement du feu de circulation, M. Greenough a remarqué que la lampe intérieure de l’automobile immédiatement derrière la sienne s’est allumée, indiquant qu’on avait ouvert la portière, et qu’il n’y avait personne au volant, bien qu’il ait remarqué trois autres personnes dans l’automobile. L’instant d’après, quelqu’un est arrivé tout près de la portière, à la gauche de M. Greenough, a frappé de la main la glace en disant: [TRADUCTION] «Tu vas l’avoir» et est aussitôt retourné à sa voiture. Après quoi les deux voitures ont continué leur route et se sont éventuellement trouvées sur la 112e avenue, soit celle où l’accident fatal devait se produire. Alors, à la hauteur de la 71e rue environ, le conducteur de la Rambler rouge, qui qu’il ait été, a semblé faire faire à dessein une embardée à sa voiture qui a frappé celle de M. Greenough. Il s’est ensuite enfui en vitesse vers l’est sur la 112e
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avenue jusqu’à la 69e rue, où la Rambler rouge a tourné vers la droite. M. Greenough a continué sur la 112e avenue jusqu’à la 65e rue, où deux autres témoins de l’incident, qui ont déposé au procès, ont communiqué à M. Greenough le numéro des plaques de la Rambler rouge. Ce dernier a alors téléphoné à la police. L’agent de service a dit à M. Greenough qu’il était alors 11h.59; il y avait donc juste une demi-heure que la Rambler rouge était repartie de la rue Jasper à proximité du Beachcomber. A mon avis, il est révélateur que cet incident soit survenu sur la 112e avenue, où s’est produit l’accident, et que la Rambler rouge ait tourné de la 112e avenue vers le sud sur la 69e rue, qui se trouve être entre six et sept rues à l’est du lieu de l’accident mortel, c’est-à-dire dépassé cet endroit. Je pense qu’il est également révélateur qu’à l’occasion du témoignage principal de M. Greenough on ne lui a même pas demandé s’il pouvait identifier la personne qui s’est trouvée à environ un pied de lui et qui l’a menacé en lui disant: [TRADUCTION] «TU vas l’avoir». M. Greenough n’a pas été contre‑interrogé.
Nous n’avons aucun renseignement sur la question de savoir si cet automobiliste, qui a eu une occasion unique d’observer de près le conducteur de la Rambler rouge sur la rue même où l’accident s’est produit et ce seulement vingt minutes avant qu’il ne se produise, aurait pu identifier l’accusé ou même donner le signalement du conducteur de l’automobile. Il y a en plus cet intervalle d’environ vingt minutes où, à ce qu’il semble, la Rambler rouge se trouvait quelque part au sud de la 112e avenue, et où il est possible qu’il y ait eu un changement de conducteur. Si l’appelant, ou ses amis, avaient été en état de raisonner de façon intelligente, l’humeur du conducteur et sa manière de conduire, que les incidents survenus avant 11h. 59 et que je viens de relater font bien voir, auraient bien pu les convaincre qu’un tel changement de conducteur s’imposait.
M. Alexander Stewart, un des témoins de l’accrochage entre la Rambler rouge et la voiture de M. Greenough, a été incapable de préciser combien de personnes se trouvaient dans la Rambler; il n’a donc rien pu ajouter sur l’identité du conducteur.
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M. Walter Yachimec a aussi été témoin de l’accrochage avec la voiture de M. Greenough et il a aussi confirmé que la Rambler rouge a immédiatement tourné à droite de la 112e avenue en direction sud. Voici la déposition de M. Yachimec:
[TRADUCTION] Non, la seule chose que je sais, c’est qu’il y avait deux personnes à l’arrière et que l’une d’elles portait des verres; c’est tout ce que je sais, elles étaient toutes deux dans la voiture.
Il a témoigné qu’il ne pouvait préciser le nombre de personnes qui se trouvaient sur le siège avant, ni même dire s’il y en avait deux ou trois.
L’incident suivant semble avoir été l’arrivée de la Rambler rouge au restaurant‑service‑à‑l’auto connu sous le nom de Burger-King, situé sur la 112e avenue. Un certain M. Romaine, un client dans une autre voiture, a témoigné qu’à ce moment-là il y avait quatre personnes dans la Rambler rouge, qu’il n’en a vu que deux sortir de l’automobile, que les deux personnes qui sont descendues de l’automobile semblaient tituber, mais que le conducteur n’est pas descendu. Il semble qu’il y a eu une altercation verbale entre M. Romaine et ces deux personnes, mais celui-ci n’a porté aucune attention au conducteur. Voici ce qu’il a dit:
[TRADUCTION] Oh, je ne l’ai pas vu, ni quoi que ce soit, je n’ai rien dit, je ne lui ai pas parlé du tout parce que, je crois, il était alors occupé à recevoir la commande.
Un autre client du restaurant Burger-King, un certain M. Gordon Botsford, a également témoigné. De toute évidence, la Rambler rouge est arrivée avant la voiture de M. Romaine et s’est placée près de celle de M. Botsford. Ce dernier n’a vu qu’une personne descendre de l’arrière de l’automobile et y remonter du côté droit du siège arrière. Il a témoigné qu’il y avait quatre personnes dans la voiture, mais qu’il n’a pas remarqué le conducteur du tout. Il a aussi témoigné que là voiture a quitté le restaurant vers minuit, d’une façon qu’il a décrite comme plutôt saccadée. En contre-interrogatoire, M. Botsford a déclaré qu’il y avait deux personnes sur la banquette avant et deux sur la banquette arrière, que de
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toute évidence la personne à droite à l’avant était ivre, elle tombait en avant puis se replaçait dans la voiture. M. Botsford a ajouté que l’automobile a quitté le restaurant et s’est dirigée vers l’est sur la 112e avenue. Plus tard, à quatre ou cinq minutes de là, il a revu la voiture; c’était après l’accident.
En résumé, ni M. Romaine, ni M. Botsford n’ont donné la moindre preuve qui puisse indiquer qui conduisait la Rambler rouge à minuit, ou même quelques minutes plus tard.
M. Albert Yagos circulait en direction est sur la 112e avenue, près de la courbe où s’est produit l’accident mortel, quand la Rambler rouge l’a doublé sur la droite, c’est-à-dire est passée entre sa voiture et le trottoir, à très grande vitesse, entre 70 et 80 milles à l’heure selon l’appréciation de M. Yagos (qu’il a qualifiée de très approximative). La Rambler rouge a frappé le trottoir et continué en zigzaguant jusqu’à ce qu’elle frappe un poteau métallique. A cet instant, M. Yagos devait se trouver à une certaine distance en arrière de la Rambler rouge puisqu’il ne fut pas le premier à arriver sur les lieux de l’accident. Un certain M. Boyd, inspecteur de la sûreté, circulait lui aussi vers l’est sur la 112e avenue et se trouvait évidemment entre la Rambler rouge et la voiture de M. Yagos au moment de l’accident. M. Yagos n’a pu rien dire des occupants de la voiture, sauf qu’il y en avait trois, deux à l’avant et un à l’arrière, et il n’a donné aucune description des trois personnes qu’il a aperçues.
L’inspecteur Boyd, qui a fixé l’heure de l’accident à minuit vingt très exactement, a dit qu’il était à peu près à la hauteur de la 78e rue quand il a vu un éclair devant lui. Cet éclair indiquait le lieu et le moment précis de la collision. On a établi de façon certaine que la collision s’est produite à mi-chemin entre la 76e et la 75e rue, donc deux intersections et demie de l’endroit où se trouvait l’inspecteur Boyd. A son arrivée sur les lieux de l’accident, de toute évidence quelques instants seulement après qu’il se fut produit, ce dernier a vu quelqu’un d’inconscient derrière le
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volant, avec la tête penchée sur la poitrine, [TRADUCTION] «appuyée sur le volant ou à côté». Il y avait un jeune homme inconscient sur le siège arrière de la voiture, [TRADUCTION] «il avait la poitrine sur le siège arrière et les jambes dans le fond de la voiture, il était donc à plat ventre». Du côté droit de la voiture, deux personnes se trouvaient juste en dehors de la porte avant de la voiture, l’une par-dessus l’autre. Les débris tordus de la voiture avaient coincé la cheville de celui qui se trouvait par-dessus. Les photographies produites comme pièces montrent que l’automobile a été presque complètement détruite. Les témoignages complémentaires fournis par des experts démontrent que le choc a porté à l’extrémité avant, à droite, à environ un pied et demi de cette extrémité et que toute la partie droite avant de la voiture a été enfoncée vers la gauche. Le montant central de la portière droite a été tordu au point que la portière se trouvait profondément à l’intérieur. La roue droite avant a été arrachée et on l’a retrouvée très loin du lieu de l’accident. Le témoignage des policiers indique qu’il y avait une trace de dérapage, qui d’après eux ne ressemblait pas à une marque de freinage. Cette trace s’étendait sur une distance de quarante-quatre pieds jusqu’au trottoir sud de la 112e avenue, c’est-à-dire le côté droit de la rue pour une personne se dirigeant vers l’est; de ce point, la marque continuait sur le trottoir sur une distance de quarante-deux pieds quatre pouces jusqu’à un fort poteau d’acier. Ce poteau a été recourbé et déplacé de trois pieds vers l’est. Le choc a donc été terrible et les traces ont montré que la voiture, sous le choc, a pivoté vers le nord pour se trouver, une fois immobilisée, tournée en direction sud-ouest, la roue gauche avant à seulement un pied et demi au nord du trottoir et la roue gauche arrière à environ trois pieds au nord de ce même trottoir. La voiture semble donc avoir pivoté de presque 180 degrés. Comme je l’ai déjà mentionné, elle a été presque totalement détruite. Le pare-brise a été projeté à une bonne distance du point d’impact et le volant a été cassé et tordu au point d’en être presque méconnaissable sur les photographies, notamment sur la pièce n° 11. Le siège gauche avant a été brisé et le dossier, au lieu d’être à angle droit avec l’horizontale, était reculé jusqu’à faire un angle
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de presque 45 degrés. L’appelant se trouvait sur le siège brisé, dans la position que l’inspecteur Boyd a décrite. Les pompiers appelés à la rescousse sont arrivés presque immédiatement; ils ont constaté que l’appelant avait la jambe gauche entre le tube de direction et le cadre de la portière gauche avant, et que cette jambe était coincée entre le tableau de bord et le plancher de la voiture. Ils ont dû utiliser un vérin hydraulique pour écarter les deux pièces de l’automobile et libérer l’appelant.
Les quatre hommes dans la voiture ont été transportés à l’hôpital en ambulance. Le Dr McCurry a témoigné que deux d’entre eux, Morris Stevenson et Allan Neil Finlayson, étaient déjà morts à leur arrivée; un troisième, Arthur Daniel Boulay, est décédé quarante minutes après son admission. Le Dr McCurry a témoigné qu’il n’a examiné l’appelant qu’une trentaine de secondes, juste le temps de se rendre compte qu’il n’exigeait pas de soins d’urgence et pouvait attendre l’arrivée d’un autre médecin. Selon d’autres témoignages des policiers, l’appelant n’était pas en état de répondre à un interrogatoire à l’hôpital, tôt ce matin‑là.
Le savant Juge de première instance a noté dans ses motifs de jugement: [TRADUCTION] «Il n’y a aucune trace de blessure à la tête, au visage et à la poitrine de l’accusé».
Ceux qui les premiers ont vu l’accusé après la collision, à la place ordinairement occupée par le conducteur, ont témoigné qu’il avait la figure couverte de sang, mais c’est tout ce qu’on trouve dans la preuve en ce qui a trait aux blessures qu’il a subies. L’appelant, comme j’ai déjà dit, a été transporté à l’hôpital où il a reçu les soins de quelques membres du personnel après que le Dr McCurry l’eût vu. La poursuite avait la possibilité de citer des témoins pour établir exactement la nature des blessures subies par l’appelant au moment de la collision. Je suis d’avis que le savant Juge de première instance a raison d’invoquer cette absence de preuve comme un facteur important de sa décision à l’effet qu’il y a une autre solution logique que celle qui veut que l’appelant ait été le conducteur. Il est très difficile de concevoir comment une personne occupant la place du conducteur au moment de la violente
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collision de la voiture avec le poteau métallique peut ne pas avoir été plus sérieusement blessée. Le volant tordu et brisé à lui seul n’aurait pu faire autrement que de lui écraser le thorax.
J’ai récapitulé cette preuve avec autant de détails dans le but de démontrer qu’il aurait été possible, à plusieurs occasions, qu’un changement de conducteur de la voiture se produise. L’une des trois autres personnes aurait pu prendre le volant de la Rambler rouge au départ du Beachcomber; l’une des trois autres personnes aurait pu prendre le volant de la voiture après le comportement absurde du premier au volant qui a mené à l’accrochage avec la voiture de Greenough; l’une des trois autres personnes aurait pu prendre le volant au restaurant Burger-King. Aucune de ces suppositions n’est probable, mais elles sont toutes possibles. Ce sont des solutions possibles qui fournissent des éléments de preuve permettant au savant Juge de première instance de décider qu’il y a une autre solution logique. Je ne dis pas que si j’avais été le Juge de première instance j’aurais décidé qu’il existe d’autres solutions logiques, mais j’affirme que sa conclusion à l’effet qu’il existe d’autres solutions logiques s’appuie sur l’étude de la preuve, et que du moment qu’il y a des éléments de preuve, il appartient au Juge de première instance et à lui seul de décider si telle autre solution est logique. Je suis donc d’avis que la Chambre d’appel n’a pu rendre son jugement qu’en faisant l’appréciation de la preuve dans le but de savoir si les autres solutions sont logiques et que cette façon de procéder n’est pas de la compétence de la Chambre d’appel, selon les dispositions de l’art. 584(1)(a) du Code.
En conséquence, j’accueillerais le pourvoi.
LE JUGE PIGEON — Je suis d’accord avec le Juge Martland que la Cour d’appel a bien disposé de cette affaire, et ce pour les motifs mentionnés à l’extrait du jugement qu’il cite.
Je suis aussi d’accord que cette décision est conforme à la ratio decidendi du jugement dans l’affaire Belyea[18], la première cause où, après l’institution de ce droit d’appel, cette Cour a eu à se prononcer sur l’étendue du droit d’appel par
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la poursuite à l’encontre d’un acquittement. La Cour y a statué que ce droit d’appel peut s’exercer à l’encontre d’une décision sur une question mixte de droit et de fait quand cette décision résulte d’une erreur sur une question de droit.
Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Appel rejeté, le Juge en Chef CARTWRIGHT et les Juges HALL et SPENCE étant dissidents.
Procureurs de l’appelant: Duncan, Bowen, Craig, Smith, Brosseau & Horne, Edmonton.
Procureur de l’intimée: Le Procureur Général d’Alberta, Edmonton.
[1] (1969), 69 W.W.R. 138, [1970] 1 C.C.C. 67.
[2] [1969] R.C.S. 373, 6 C.R.N.S. 157, [1969] 3 C.C.C. 249, 4 D.L.R. (3d) 98.
[3] (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.
[4] (1969), 69 W.W.R. 138, [1970] 1 C.C.C. 67.
[5] [1965] R.C.S. 174, 45 C.R. 16, [1965] 4 C.C.C. 11, 51 D.L.R. (2d) 312.
[6] (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.
[7] [1969] R.C.S. 221, [1969] 2 C.C.C. 189, 1 D.L.R. (3d) 161.
[8] [1969] R.C.S. 373, 6 C.R.N.S. 157, [1969] 3 C.C.C. 249, 4 D.L.R. (3d) 98.
[9] [1932] R.C.S. 279, 57 C.C.C. 318, [1932] 2 D.L.R. 88.
[10] [1964] R.C.S. 471 à 478, 43 C.R. 391, 47 W.W.R. 591, [1965] 1 C.C.C. 155, 46 D.L.R. (2d) 384.
[11] (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.
[12] (1969), 69 W.W.R. 138, [1970] 1 C.C.C. 67.
[13] (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.
[14] [1951] R.C.S. 115 à 133, 11 C.R. 357, 99 C.C.C. 113, [1951] 2 D.L.R. 754.
[15] [1965] R.C.S. 174, 45 C.R. 16, [1965] 4 C.C.C. 11, 51 D.L.R. (2d) 312.
[16] [1969] R.C.S. 221, [1969] 2 C.C.C. 189, 1 D.L.R. (3d) 161.
[17] [1967] 2 O.R. 8, 50 C.R. 300, [1967] 3 C.C.C. 303.
[18] [1932] R.C.S. 279, 57 C.C.C. 318, [1932] 2 D.L.R. 88.