La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

28/04/1970 | CANADA | N°[1970]_R.C.S._917

Canada | Boivin c. R., [1970] R.C.S. 917 (28 avril 1970)


Cour Suprême du Canada

Boivin c. R., [1970] R.C.S. 917

Date: 1970-04-28

Jean-Jacques Boivin Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

1969: le 14 novembre; 1970: le 28 avril.

Présents: Les Juges Fauteux, Abbott, Martland, Ritchie, Hall, Spence et Pigeon.

EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC

APPEL d’un jugement majoritaire de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], confirmant un verdict de meurtre qualifié. Appel rejeté, les Juges Hall, Spence et Pigeon étant dissidents.

Paul Mart

ineau, c.r., pour l’appelant.

Charles Letellier de St-Just, pour l’intimée.

Le jugement des Juges Fauteux, Abbott, M...

Cour Suprême du Canada

Boivin c. R., [1970] R.C.S. 917

Date: 1970-04-28

Jean-Jacques Boivin Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

1969: le 14 novembre; 1970: le 28 avril.

Présents: Les Juges Fauteux, Abbott, Martland, Ritchie, Hall, Spence et Pigeon.

EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC

APPEL d’un jugement majoritaire de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], confirmant un verdict de meurtre qualifié. Appel rejeté, les Juges Hall, Spence et Pigeon étant dissidents.

Paul Martineau, c.r., pour l’appelant.

Charles Letellier de St-Just, pour l’intimée.

Le jugement des Juges Fauteux, Abbott, Martland et Ritchie a été rendu par

LE JUGE FAUTEUX — L’appelant a été accusé d’avoir, le 16 décembre 1965, dans la cité de Hull,

[Page 919]

province de Québec, commis l’offense de meurtre qualifié sur la personne de Rita Boivin, son épouse.

Sur cette accusation, l’accusé plaida d’abord qu’au moment où il posait l’acte reproché, «il était victime d’une maladie mentale qui lui enlevait la faculté de distinguer la nature de l’acte qu’il posait et qui le portait à agir sous le coup d’une impulsion irrésistible et sans réflexion.» Il plaida de plus que, de toute façon, cet acte avait été posé sans avoir été projeté et sans propos délibéré, ni préméditation.

Le 28 janvier 1967, un jury, présidé par M. le Juge Paul Ste-Marie, rejeta ces prétentions de l’accusé et le trouva coupable de l’offense de meurtre qualifié. Le même jour, Boivin fut condamné à la peine capitale, selon que l’exigeait la loi du temps. Toutefois, et à l’instar de sentences de même nature prononcées en d’autres cas, cette sentence fut commuée à l’emprisonnement à vie.

Sur l’appel prescrit par la loi, le verdict des jurés fut confirmé par un jugement majoritaire de la Cour du banc de la reine (juridiction d’appel)[2], alors composée de MM. les Juges Hyde, Rinfret, Taschereau, Owen et Brossard. Dissidents, MM. les Juges Rinfret et Brossard auraient substitué un verdict de meurtre simple au verdict des jurés maintenu par leurs collègues de la Cour. De là le pourvoi de l’appelant à cette Cour.

La preuve établit que le 16 décembre 1965, en la cité de Hull, l’appelant a tué son épouse, Rita Boivin, en faisant feu sur elle avec une carabine. L’appelant en a fait l’aveu, le même jour, d’abord à son propriétaire et voisin, Henri Pagé, et ensuite aux officiers de la Sûreté municipale de Hull. Ce fait, qui n’est pas en question, se produisit dans les circonstances ci‑après, selon notamment le détail qu’en a donné l’appelant aux officiers. de la Sûreté.

Les époux Boivin, mariés depuis trois mois, demeuraient dans un logis de quelques pièces: dans une maison de rapport occupée par leur propriétaire, Henri Pagé. Ce jour-là, 16 décembre 1965, l’appelant, comme à l’habitude, alla travailler au Bureau fédéral de la Statistique où il

[Page 920]

exerçait la fonction de commis. Vers la fin de l’après-midi, soit à 4 heures et 45 p.m., il revint au foyer conjugal. Le coup de feu eut lieu une heure et quinze minutes après son arrivée, soit à 6 heures p.m., selon qu’en a témoigné Henri Pagé qui entendit la détonation et à qui Boivin s’est adressé quelques instants après pour obtenir du secours. Entre temps, soit entre 4 heures et 45 et 6 heures p.m., les époux, qui devaient sortir ce soir-là pour aller jouer «aux sacs de sable» avec un ami, prirent leur souper. Le repas terminé, Rita Boivin desservit la table, lava la vaisselle, puis se dirigea vers la chambre où elle s’habilla en vue de la sortie projetée. Pendant ce temps, Boivin prit une poignée de cartouches dans une boîte remisée dans une petite bibliothèque placée dans la cuisine près de la porte de la chambre, se dirigea ensuite dans le salon, décrocha du mur sa carabine, la chargea et s’étant assis sur une chaise dans le salon, en face de la porte de la cuisine, attendit que sa femme sorte de la chambre. Dès qu’elle en sortit, il fit feu sur elle. Le projectile pénétra dans le dos de la victime. Boivin déclara subséquemment que c’était durant le souper qu’il avait décidé de tuer son épouse.

L’accusé n’a pas témoigné devant les jurés. Les faits qu’il a ainsi relatés aux officiers de la Sûreté, qui en ont témoigné, ne sont pas contredits. En regard de ces faits, il était loisible et il appartenait aux jurés de dire si en faisant feu sur son épouse, Boivin commettait de propos délibéré un acte qu’il avait projeté durant le souper. Les jurés avaient évidemment le devoir de considérer, avec les faits ci-dessus relatés, tous les témoignages invoqués en défense au soutien de la prétention qu’au moment où il fit feu sur Rita Boivin, l’accusé était victime d’une maladie mentale qui lui enlevait la faculté de distinguer la nature de l’acte qu’il posait et qui le portait à agir sous le coup d’une impulsion irrésistible et sans réflexion.

Sur la question, les jurés entendirent, notamment, trois experts en maladie mentale dont le docteur Roger Pelletier, appelé par la défense, et les docteurs Paul Larivière et Louis-Charles D’Aoust, de la part de la Couronne.

Le docteur Pelletier a vu Boivin pour la première fois en octobre 1963, à la demande de son père, Rodolphe-Charles Boivin, qui s’inquié-

[Page 921]

tait des dépressions et agissements de son fils, dont il témoigna d’ailleurs au procès. Le docteur Pelletier a suivi l’appelant par la suite, le voyant à différents intervalles. En mai 1964, il le fit hospitaliser pendant quelques semaines afin de lui faire subir des traitements psychiatriques. Après quelque temps, il a cessé de le voir durant une certaine période et l’entrevit une dernière fois, avec son épouse Rita Boivin, quelque trois semaines avant les événements du 16 décembre 1965. Il le revit deux jours après cette date. Selon le diagnostic du docteur Pelletier, Boivin souffrait de schizophrénie paranoïaque, état mental qui, au moment de l’acte reproché, avait, dit-il, atteint des proportions psychotiques l’empêchant de se rendre compte de la nature de l’acte qu’il posa, suivant le docteur, sous l’empire d’une impulsion irrésistible. En somme et dans l’opinion du docteur Pelletier, Boivin était alors un aliéné mental incapable de préméditer.

Le docteur Larivière a examiné Boivin sept mois après la commission de l’acte reproché, à l’hôpital psychiatrique de la prison de Bordeaux, institution où ce dernier était détenu. Le docteur Larivière a trouvé Boivin calme, coopératif, d’un niveau intellectuel supérieur et ne présentant aucune maladie mentale en évolution, aucune psychose. A ce moment, il ne souffrait pas d’aliénation mentale. Pour ce qui est de la question au moment de l’acte reproché, le docteur a notamment pris en considération le rapport que lui fit l’accusé sur les événements du 16 décembre, les rapports des docteurs Pelletier et D’Aoust et du personnel de l’hôpital, afin de faire, ainsi qu’il s’en est exprimé, «un diagnostic approximatif et rétrospectif» au 16 décembre 1965. Dans son opinion, Boivin, au moment de l’acte, «avait le sens du bien et du mal, que tuer était mal et qu’on ne doit pas tuer». Le docteur écarte le diagnostic de schizophrénie. Suivant lui, Boivin présentait les traits d’une personnalité schizoïde. Il souffrait de dépression et à un moment donné, l’équilibre émotionnel a été rompu et c’est alors, dit-il, que se produisit l’acte impulsif du 16 décembre. Il déclare, par ailleurs, que dans le cas où une personne décide de faire un acte une demi-heure avant de l’exécuter, il y a préméditation. A son avis, le geste de Boivin «pouvait être plus ou moins délibéré» parce qu’il était dans un

[Page 922]

état de déséquilibre émotionnel, tendu depuis plusieurs semaines ou plusieurs mois et que cette condition semblait augmenter avec le temps. En somme, le docteur émet l’opinion qu’au moment de faire feu sur sa femme, Boivin n’était pas mentalement aliéné et en ce qui concerne la question de savoir s’il avait alors la capacité de projeter et commettre de façon délibérée l’acte reproché, le témoignage du docteur, considéré comme un tout, rend perplexe et ne permet guère, à mon avis, de se rendre compte de son opinion exacte.

Le docteur D’Aoust a été consultant de la cour juvénile de Montréal, en psychiatrie, de 1957 à 1959. De 1959 à 1962, il était affecté à l’hôpital psychiatrique de la prison de Bordeaux. Depuis 1962, son travail, pour le ministère de la Justice de la province de Québec, consiste à faire, au Centre d’observation de la prison, des expertises psychiatriques pour les différentes cours. Il fait, en moyenne, de 60 à 80 expertises par mois, expertises qui lui sont habituellement demandées par le département du Procureur général. Il se peut qu’en raison de la preuve de ces diverses activités professionnelles, les jurés, sans méconnaître les qualifications du docteur Pelletier, aient pu trouver que le docteur D’Aoust avait plus d’expérience dans les cas où il y a délit ou acte criminel. Il convient peut-être de noter ici qu’au cours de son témoignage, le docteur Pelletier déclara:

…je ne prétends pas être une autorité en psychiatrie légale. Probablement que le docteur D’Aoust serait plus qualifié que moi en psychiatrie légale.

Le docteur D’Aoust a eu Boivin sous sa juridiction pendant plus d’un an au Centre d’observation de la prison où ce dernier était détenu en attendant son procès. Pendant tout ce temps, le docteur a eu plusieurs entrevues avec Boivin, l’a observé et a pris connaissance des rapports quotidiens faits par les officiers de son département. Il a, de plus, considéré le dossier constitué par le docteur Pelletier sur le cas, ainsi que tous les témoignages donnés en cour. Le premier examen fait par le docteur D’Aoust remonte à six jours après les événements du 16 décembre 1965 et le dernier examen eut lieu une vingtaine de jours avant le procès qui débuta à la fin de janvier 1967.

[Page 923]

Le docteur D’Aoust écarte le diagnostic de schizophrénie paranoïaque, ce qui, dit-il, est une psychose grave. Si l’accusé avait souffert de schizophrénie le 16 décembre 1965, il en serait resté des signes et le docteur n’en a décelé aucun, pas plus qu’il n’a découvert chez Boivin de délire de persécution. Suivant lui, Boivin présente une personnalité schizoïde, ce qui, déclare-t-il, n’est pas de l’aliénation mentale mais un genre de personnalité qui présente des symptômes névrotiques mais non psychotiques et il n’y a pas là de symptômes d’aliénation mentale. En somme, dans l’opinion du docteur, Boivin n’est pas un aliéné mental et ne l’était pas au moment où il fit feu sur son épouse. Bien que certains psychiatres prétendent le contraire, dit-il, il est de ceux qui croient que, dans le cas d’une personne non mentalement alinénée, l’impulsion irrésistible n’existe pas et qu’on a toujours le choix du libre arbitre, c’est‑à-dire le choix de poser ou de ne pas poser un geste. Évidemment, ajoute-t-il, il y a des gestes que l’on pose machinalement, mais c’est toujours sous contrôle de la volonté et de l’intelligence.

En regard des faits et opinions qu’ils avaient à considérer à la lumière des directives sur le droit que leur donna le président du tribunal, les jurés pouvaient-ils validement conclure — comme ils l’ont fait — au rejet des prétentions de la défense et au bien-fondé de l’acte d’accusation?

Disons d’abord que tous les juges, en Cour d’appel, ont été unanimes à juger (i) que les directives données sur le droit par le président du tribunal étaient conformes à la loi et (ii) qu’au regard de la preuve, les jurés pouvaient validement rejeter comme non prouvée la prétention qu’au moment de l’acte, l’appelant était aliéné au sens de l’art. 16 du Code criminel. Avec ces vues, je suis respectueusement d’accord.

La véritable question qui se présente sur ce pourvoi est précisément la question de fait sur laquelle les juges se sont divisés en Cour d’appel. Bien que les juges dissidents soient d’avis, comme leurs collègues, que le président du tribunal a donné aux jurés des explications «claires et précises» sur la différence entre le meurtre simple et le meurtre qualifié, ils sont toutefois d’opinion que, dans l’appréciation des faits, les jurés auraient dû conclure que l’appelant souffrait d’une

[Page 924]

névrose caractérisée l’empêchant «de commettre son crime de propos délibéré» ainsi que s’en exprime M. le Juge Rinfret ou, suivant que s’en exprime M. le Juge Brossard, de relier la commission de son crime «à un projet et à une résolution sciemment mûris lui enlevant tout caractère d’impulsivité et de spontanéité». Pour ces raisons, les juges dissidents auraient substitué un verdict de meurtre simple à celui de meurtre qualifié, ce qui implique qu’à leur avis, comme à celui de leurs collègues de la majorité, les jurés pouvaient validement rejeter comme non fondée la défense d’aliénation mentale au moment de l’acte. Le point sur lequel se fonde la dissidence est précisément l’un des points dont les jurés se sont notamment préoccupés. En fait et après avoir délibéré pendant près de deux heures, ils sont revenus en cour pour demander au président du tribunal une directive sur leur devoir dans l’hypothèse où ils seraient d’avis que sans être aliéné, l’accusé souffrait de névrose au moment du crime. Le président du tribunal leur a alors clairement dit que si l’accusé souffrait de névrose, ils devaient se demander et décider s’il avait commis l’acte reproché volontairement, d’une manière délibérée et que s’ils avaient un doute raisonnable sur le point, ils devaient en donner le bénéfice à l’accusé. Puis le juge leur demanda si cette explication répondait à leur question et les jurés répondirent affirmativement. Quelques instants après, ils revenaient en cour rendre leur verdict.

Dans les faits que l’accusé lui-même a volontairement et librement révélés aux officiers de la Sûreté et qui en ont témoigné devant les jurés, il était loisible à ces derniers de trouver tous les éléments du meurtre qualifié. L’appelant plaida qu’au moment où il fit feu sur Rita Boivin, «il était victime d’une maladie mentale qui lui enlevait la faculté de distinguer la nature de l’acte qu’il posait et qui le portait à agir sous le coup d’une impulsion irrésistible et sans réflexion». Evidemment, l’accusé n’avait pas à convaincre les jurés hors de tout doute raisonnable du bien-fondé de cette prétention et la couronne gardait toujours l’obligation de satisfaire les jurés hors de tout doute raisonnable du bien-fondé de l’accusation portée contre l’appelant. Mais il appartenait exclusivement aux jurés de peser chacun

[Page 925]

des témoins, chacun des témoignages entendus sur la question et de juger sur le tout. Les jurés ont rejeté la prétention de la défense.

Le principe qui doit nous guider, en l’espèce, n’est pas modifié du fait que, tout comme les questions de droit, les questions mixtes de droit et de fait et les questions de fait sont de la compétence de cette Cour dans un cas comme celui qui nous occupe. Le principe est le même que celui qui gouverne sur les questions de fait en cour d’appel et qu’on trouve notamment expliqué et exprimé dans Rex v. Dobchuk[3]. Dans cette cause, M. le Juge Richards, rendant le jugement de la cour, déclara, à la page 320:

[TRADUCTION] Nous sommes tous d’avis qu’il y a, dans la preuve, des éléments qui justifiaient le jury de rendre un verdict de culpabilité, qu’on ne peut considérer ce verdict comme déraisonnable et qu’il s’appuie sur la preuve. Une cour d’appel n’a alors ni le droit ni l’obligation d’écarter le verdict, même si ses membres jugent qu’il existe un doute sur la culpabilité du prévenu. La cour ne doit pas chercher à substituer son opinion à celle du jury et nous ne pouvons pas le faire ici.

Le prévenu a eu un procès juste. Le président du tribunal a expliqué en détail au jury ce que celui-ci devait faire, et il n’y a aucune erreur dans ses directives.

Après mûre considération, j’en suis venu à la conclusion que l’appel doit être rejeté.

Le jugement des Juges Hall et Pigeon a été rendu par

LE JUGE HALL — J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue le Juge Fauteux et je suis d’accord avec lui et avec les Juges de la Cour d’appel que le jury était justifié de conclure, au regard de la preuve, que l’appelant n’était pas aliéné au sens de l’art. 16 du Code criminel lorsqu’il a tué sa femme. La question capitale dans le présent pourvoi est de savoir si l’homicide a été projeté et commis de propos délibéré au sens de l’art. 202A(2)(a) comme il se lisait lorsque le crime a été commis (le 16 décembre 1965) de telle sorte qu’il s’agit d’un meurtre qualifié, s’il a

[Page 926]

été projeté et commis de propos délibéré, autrement, d’un meurtre non qualifié. Sur cette question, je ne puis, en toute déférence, être d’accord que la preuve justifie un verdict de meurtre qualifié.

Bien qu’on ait jugé que l’appelant n’était pas aliéné au sens de l’art. 16, toute la preuve démontre qu’il n’était pas normal. Il avait déjà souffert de maladie mentale et fait un séjour à l’hôpital pour y recevoir des soins psychiatriques. Ce fait a été admis et on le reconnaît. Les circonstances, d’après la preuve, démontrent tout le contraire du propos délibéré et de la préméditation. Il s’agit presque du type classique du meurtre impulsif et absurde. Selon moi, toute autre appréciation de la preuve ne fait que confondre le propos délibéré et la préméditation avec «l’intention». Il faut certainement que l’appelant ait eu l’intention de tuer au sens de l’art. 201 du Code criminel, autrement il ne serait aucunement coupable de meurtre. Le Juge Cartwright, alors Juge puîné, a clairement fait ressortir ce point dans More c. La Reine[4]:

[TRADUCTION] Dans les circonstances de la présente affaire, la défense ayant expressément décliné le plaidoyer d’aliénation, il restait au jury à trancher deux questions. La première était de savoir si l’appelant avait eu l’intention de causer la mort de sa femme et, si oui, il était coupable de meurtre. La seconde, qui se pose en raison de l’art. 202A(2)(a) du Code criminel, était celle de savoir si l’appelant avait projeté et commis ce meurtre de propos délibéré et, si oui, il était coupable de meurtre qualifié.

La preuve à l’effet que l’appelant avait projeté le meurtre était très concluante, mais, comme le savant Juge de première instance l’a signalé au jury avec raison, les jurés ne pouvaient trouver l’accusé coupable de meurtre qualifié à moins d’être convaincus hors de tout doute raisonnable non seulement que l’accusé avait projeté de commettre le meurtre, mais aussi qu’il l’avait commis de propos délibéré. Le savant Juge de première instance a, à juste titre, indiqué au jury que le mot «délibéré» à l’art. 202A(2)(a) signifie «réfléchi, non impulsif».

Les autres sens que l’Oxford Dictionary donne au mot «deliberate» (délibéré) sont [TRADUCTION] «peu empressé dans sa décision», «lent à décider», et «intentionnel». Dans ce paragraphe, le mot «délibéré» ne peut pas avoir uniquement le sens de «intentionnel» parce que c’est seulement si son acte

[Page 927]

a été intentionnel que l’accusé peut être déclaré coupable de meurtre. Ce paragraphe exige la preuve d’un élément de plus pour qu’un prévenu puisse être «intentionnel» parce que c’est seulement si son acte déclaré coupable de meurtre qualifié.

A mon avis, il faut écarter le verdict de meurtre qualifié parce que la preuve ne le justifie pas, et par conséquent, il faut acquitter l’appelant de l’accusation de meurtre qualifié. La preuve justifie cependant un verdict de meurtre non qualifié et je suis d’accord avec les Juges d’appel Rinfret et Brossard qu’il y a lieu d’inscrire un verdict de meurtre non qualifié.

Comme le mentionne mon collègue le Juge Fauteux, le savant Juge de première instance a condamné l’appelant à la peine capitale, mais sa sentence a été commuée à l’emprisonnement à vie, de sorte que quel que soit le résultat du présent pourvoi, l’appelant reste condamné à l’emprisonnement à vie. Sous ce rapport le résultat du présent pourvoi ne change rien à son sort sauf pour ce qui a trait à une libération conditionnelle possible, ce qui, en tout état de cause, n’est pas de la compétence de cette Cour.

LE JUGE SPENCE (dissident) — J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue le Juge Fauteux (maintenant Juge en chef du Canada) et ceux de mon collègue le Juge Hall et je suis venu à la conclusion que je disposerais du pourvoi de la même manière que ce dernier.

Il s’agit d’un pourvoi à l’encontre d’une déclaration de culpabilité de l’appelant sur une accusation de meurtre qualifié, qui a été prononcée par le Juge Paul Ste-Marie et confirmée par une décision majoritaire de la Cour du banc de la reine de la province de Québec (division d’appel)[5]. Le Code Criminel modifié par les Statuts du Canada 1960-1961, c. 44, définit ainsi, à l’art. 597A, la compétence de la Cour suprême du Canada quant au présent pourvoi:

597A. Nonobstant toute autre disposition de la présente loi, une personne

a) qui a été condamnée à mort et dont la déclaration de culpabilité est confirmée par la cour d’appel, ou

[Page 928]

b) qui est acquittée d’une infraction punissable de mort et dont l’acquittement est écarté par la cour d’appel,

peut interjeter appel à la Cour suprême du Canada sur toute question de droit ou de fait ou toute question mixte de droit et de fait.

En autant qu’il est besoin pour les fins de la présente affaire, dont les circonstances sont indiquées en détail aux motifs du Juge en chef actuel, la définition du meurtre qualifié se trouve à l’art. 202A(2)(a) du Code criminel, modifié par les Statuts du Canada de 1960-1961, c. 44, art. 1:

202A (2) Le meurtre est dit qualifié, à l’égard de toute personne,

a) lorsqu’il est projeté et commis de propos délibéré par cette personne,

Comme le Juge en chef actuel et mon collègue le Juge Hall le soulignent dans leurs motifs, la seule question en jeu dans le présent pourvoi est de savoir si le meurtre a été projeté et commis de propos délibéré. La preuve sur ce point est de deux sortes: la première est celle des circonstances des faits actuels, la seconde est l’opinion des psychiatres ayant témoigné comme experts sur l’état mental de l’accusé. Quant à la preuve des circonstances, j’adopte la description qu’en a donnée mon collègue le Juge Hall, c’est-à-dire qu’elle démontre tout le contraire du propos délibéré et de la préméditation et décrit presque le type classique du meurtre impulsif et absurde.

Je traiterai maintenant des témoignages que trois psychiatres ont donnés sur l’état mental de l’accusé. En étudiant ces témoignages, il faut se rappeler que la défense présentée au nom de l’accusé est à l’effet qu’au moment où il a tiré le coup de feu fatal à sa femme, l’accusé souffrait d’une maladie mentale qui lui enlevait la faculté de distinguer la nature de l’acte qu’il posait et le portait à agir sans réflexion sous le coup d’une impulsion irrésistible. On peut voir, en tous cas, que la première partie de cette défense est celle d’aliénation définie à l’art. 16 du Code criminel. Je suis d’avis que les témoignages de ces trois psychiatres, soit le Dr Pelletier pour le compte de la défense et les Drs Larivière et D’Aoust pour le compte de la poursuite, portaient entièrement sur

[Page 929]

la question de savoir si l’accusé avait ou non prouvé l’aliénation selon les dispositions de l’art. 16 du Code criminel. Le fardeau d’établir cette défense incombait à l’accusé en vertu des dispositions de l’art. 16(4) du Code criminel. Les Drs Pelletier et D’Aoust se sont particulièrement attardés à la question de savoir si la maladie mentale avait privé l’accusé de la faculté de juger la nature de son acte.

Le verdict du jury déclarant le prévenu coupable de meurtre qualifié implique évidemment que le prévenu est coupable de meurtre au sens ordinaire du mot, parce que sans d’abord en venir à cette conclusion le jury n’aurait pu aller plus loin et déterminer s’il était coupable de meurtre qualifié. La preuve des circonstances et le témoignage du Dr D’Aoust justifiaient le jury, s’il acceptait ce témoignage, d’en venir à cette conclusion; aussi, ni à la Cour du banc de la reine (division d’appel) ni en cette Cour n’a-t-il été question de contester le bien-fondé d’un verdict de meurtre au sens ordinaire du mot. La question, comme je l’ai dit, est de savoir si le jury était justifié de déclarer le prévenu coupable de meurtre qualifié, ce qui impliquait que l’homicide était non seulement intentionnel, mais, de plus, projeté et commis de propos délibéré.

Comme le souligne mon collègue le Juge Hall, le Juge Cartwright (alors juge puîné) a indiqué dans l’affaire More c. La Reine[6], que l’élément additionnel qui doit se retrouver pour qu’on puisse décider qu’il s’agit d’un acte délibéré, consiste à déterminer que l’acte a été réfléchi et non purement impulsif et que toute définition du mot «délibéré» dans le sens de «intentionnel» est inacceptable parce qu’une telle interprétation manque de donner un sens à l’élément additionnel que comporte le crime de meurtre qualifié. A l’appui de cette conclusion, le Juge Cartwright (alors juge puîné) n’a cité que la définition que donne le Oxford Dictionary. Il semble que le

[Page 930]

Third New International Dictionary de Webster éclaire la distinction qu’il a cherché à faire et que moi aussi je cherche à faire. La définition de «deliberate» (délibéré) s’y lit ainsi:

[TRADUCTION]

(1) caractérisé par l’appréciation et la considération patientes, méticuleuses, complètes et calmes des conséquences et des effets, ou résultant de cette appréciation et considération; sans précipitation, sans impétuosité, sans étourderie.

(2) caractérisé par la conscience réelle ou présumée des implications ou conséquences de ses actes ou paroles, par une intention pleinement consciente souvent malicieuse.

(3) lent, posé et calme comme pour prendre le temps de peser chaque acte en particulier.

L’auteur précise que «pre-meditated» (prémédité) met l’accent sur l’élaboration préalable d’un plan et d’une intention sans nécessairement indiquer l’appréciation des conséquences, distinction qu’il attribue au Juge Benjamin Cardozo.

La preuve tant des circonstances du meurtre que de l’état mental de l’accusé d’après les témoignages des Drs Pelletier et D’Aoust ne fournit au jury aucune donnée les justifiant de conclure à l’existence de cet élément spécial de préméditation. Le Dr Larivière a traité de cette question dans son témoignage. J’ai lu la preuve et je suis d’accord avec le Juge en chef actuel de cette Cour que le témoignage du Dr Larivière est si peu concluant qu’il n’aide pas à décider si l’élément de préméditation existait lorsque l’accusé a posé son geste. Peut-être le meilleur moyen d’illustrer cette opinion est-il de citer l’une des questions posées par le président du tribunal au docteur et sa réponse:

PAR LA COUR:

Q. Si l’acte a été fait après plusieurs heures où il y a pensé, il ne s’agirait plus d’un acte commis d’une façon subite?

R. Non; ça prouve qu’il a prémédité froidement et délibérément et qu’il y a un motif raisonnable et conscient; — ce qu’on ne trouve pas ici.

[Page 931]

Je suis donc d’avis que même si nous ne pouvions juger que sur une question de droit, la preuve ne justifiait pas le jury de conclure que le geste homicide de l’accusé était un acte projeté et commis de propos délibéré et qu’en conséquence il était coupable de meurtre qualifié. Il nous est donc permis d’en venir à la conclusion qu’exprime le Juge en chef Duff dans l’affaire Le Roi c. Comba[7]:

[TRADUCTION] Nous n’avons aucun doute que les faits établis n’ont pas la force probante qu’il faut pour répondre au critère formulé par cette règle… Dans la présente affaire, la conclusion serait que nous n’avons aucun doute que la preuve, y compris le témoignage des psychiatres, n’a pas la force probante qu’il faut pour satisfaire à l’obligation de la poursuite de prouver que l’acte de l’accusé a été délibéré.

Pour ces motifs, je me range à l’opinion de mon collègue le Juge Hall à l’effet qu’il y a lieu d’accueillir le pourvoi à l’encontre du verdict de culpabilité de meurtre qualifié et d’y substituer un verdict de culpabilité de meurtre simple.

Appel rejeté, les JUGES HALL, SPENCE et PIGEON étant dissidents.

Procureur de l’appelant: Paul A. Martineau, Hull.

Procureur de l’intimée: Charles Letellier de St-Just, Hull.

[1] [1968] B.R. 624.

[2] [1968] B.R. 624.

[3] [1944] 2 W.W.R. 319.

[4] [1963] R.C.S. 522, [1963] 3 C.C.C. 289, 41 D.L.R. (2d) 380.

[5] [1968] B.R. 624.

[6] [1963] R.C.S. 522, [1963] 3 C.C.C. 289, 41 D.L.R. (2d) 380.

[7] [1938] R.C.S. 396, 70 C.C.C. 205, [1938] 3 D.L.R. 719.


Synthèse
Référence neutre : [1970] R.C.S. 917 ?
Date de la décision : 28/04/1970
Sens de l'arrêt : L’appel doit être rejeté, les juges hall, spence et pigeon étant dissidents

Analyses

Droit criminel - Meurtre qualifié - Aliénation mentale - Propos délibéré et préméditation - Preuve - Code criminel, 1 (Can.), c. 51, ss. 16, 202A, 597A.

L’appelant a été déclaré coupable par un jury de meurtre qualifié sur la personne de son épouse. Il a relaté aux officiers de la sûreté, qui en ont témoigné, que le 16 décembre 1965 il a fait feu sur son épouse de trois mois avec une carabine. Le coup de feu eut lieu à peu près une heure après son arrivée du bureau et peu de temps après que les époux eurent pris leur souper. Il déclara que c’était durant le souper qu’il avait décidé de tuer son épouse. Il plaida qu’au moment où il posait l’acte reproché, il était victime d’une maladie mentale qui lui enlevait la faculté de distinguer la nature de l’acte qu’il posait et qui le portait à agir sous le coup d’une impulsion irrésistible et sans réflexion. Il plaida de plus, que, de toute façon, cet acte avait été posé sans avoir été projeté et sans propos délibéré, ni préméditation. Le verdict des jurés fut confirmé par un jugement majoritaire de la Cour d’appel. Un appel a été interjeté à cette Cour.

Arrêt: L’appel doit être rejeté, les Juges Hall, Spence et Pigeon étant dissidents.

Les Juges Fauteux, Abbott, Martland et Ritchie: La Cour d’appel a jugé avec raison que les directives données sur le droit par le juge de première instance étaient conformes à la loi et qu’au regard de la preuve, les jurés pouvaient validement rejeter comme non prouvée la prétention qu’au moment de l’acte, l’appelant était aliéné au sens de l’art. 16 du Code criminel. Dans les faits que l’accusé lui-même a volontairement et librement révélés, il était loisible aux jurés de trouver tous les éléments du meurtre qualifié. Sur la question qu’il était victime d’une maladie mentale qui lui enlevait la faculté de distinguer la nature de l’acte qu’il posait et qui le portait à agir sous le coup d’une impulsion irrésistible et sans réflexion, il appartenait exclusivement aux

[Page 918]

jurés de peser chacun des témoins, chacun des témoignages entendus et de juger sur le tout. Les jurés ont rejeté cette prétention de la défense. La Cour ne doit pas chercher à substituer son opinion à celle du jury.

Les Juges Hall et Pigeon, dissidents: Le jury était justifié de conclure, au regard de la preuve, que l’appelant n’était pas aliéné au sens de l’art. 16 du Code criminel lorsqu’il a tué sa femme. Sur la question de savoir si l’homicide a été projeté et commis de propos délibéré au sens de l’art. 202A(2)(a), la preuve ne justifie pas un verdict de meurtre qualifié. L’appelant n’était pas normal. Les circonstances, d’après la preuve, démontrent tout le contraire du propos délibéré et de la préméditation. Il s’agit presque du type classique du meurtre impulsif et absurde. Toute autre appréciation de la preuve ne peut que confondre le propos délibéré et la préméditation avec l’intention. Cependant, la preuve justifie un verdict de meurtre non qualifié et il y a lieu d’inscrire un tel verdict.

Le Juge Spence, dissident: La preuve tant des circonstances du meurtre que de l’état mental de l’accusé d’après les témoignages des psychiatres qui ont témoigné ne fournit au jury aucune donnée les justifiant de conclure à l’existence de cet élément spécial de préméditation. La preuve ne justifiait pas le jury de conclure que le geste homicide de l’accusé était un acte projeté et commis de propos délibéré et qu’en conséquence il était coupable de meurtre qualifié. La preuve, y compris le témoignage des psychiatres, n’a pas la force probante qu’il faut pour satisfaire à l’obligation de la poursuite de prouver que l’acte de l’accusé a été délibéré. Il y a lieu de substituer un verdict de culpabilité de meurtre simple.


Parties
Demandeurs : Boivin
Défendeurs : Sa Majesté la Reine
Proposition de citation de la décision: Boivin c. R., [1970] R.C.S. 917 (28 avril 1970)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1970-04-28;.1970..r.c.s..917 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award