Cour Suprême du Canada
Mills (J. W.) & Son Ltd. et al. c. R., [1971] R.C.S. 63
Date: 1970-06-01
J.W. Mills & Son Limited, Kuehne & Nagel (Canada) Limited et Overland Import Agencies Ltd. Appelantes;
et
Sa Majesté La Reine Intimée.
1970: les 12 et 13 mai; 1970: le 1er juin.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL d’un jugement du Juge Gibson de la Cour de l’Échiquier du Canada[1], déclarant les appelantes coupables d’un acte d’accusation fondé sur la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions. Appel rejeté.
Raymond Lette, c.r., et J. Rousseau, pour les deux premières appelantes.
J.G. Alley, pour l’autre appelante.
S.F. Sommerfeld, c.r., et D.Q. Patterson, pour l’intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE LASKIN — Les trois appelantes sont des transitaires déclarés coupables, à la suite d’un procès devant le Juge Gibson de la Cour de l’Échiquier du Canada1, des infractions décrites dans chacun des deux chefs d’un acte d’accusation fondé sur les alinéas (a) et (c) du par. (1) de l’art. 32 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1952, c. 314, modifiée par S.C. 1960, c. 45, art. 13.
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L’acte d’accusation (qui implique également deux autres firmes dont l’acquittement n’a pas été contesté) fait état dans les termes suivants de deux complots illégaux
[TRADUCTION] (1) …pour limiter indûment les facilités de transport ou de négoce d’articles ou de marchandises qui peuvent faire l’objet d’échanges ou de commerce, savoir des articles ou marchandises importés en Colombie-Britannique en provenance de certaines régions d’Orient et transportés par chemin de fer dans des wagons, dont chacun contient ordinairement des expéditions en commun de plus d’une sorte desdits articles ou marchandises au tarif-marchandises d’importations en direction de l’est, vers des endroits au Canada à l’est de la frontière entre le Manitoba et l’Ontario: Toronto et ailleurs, dans la province d’Ontario, et Montréal et ailleurs, dans la province de Québec, et ont de ce fait commis un acte criminel aux termes de l’alinéa (a) du paragraphe (1) de l’article 32 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions.
(2) …pour empêcher ou diminuer indûment la concurrence dans le transport d’articles ou de marchandises qui peuvent faire l’objet d’échanges ou de commerce, savoir des articles ou marchandises importés en Colombie-Britannique en provenance de certaines régions d’Orient et transportés par chemin de fer dans des wagons, dont chacun contient ordinairement des expéditions en commun de plus d’une sorte desdits articles ou marchandises au tarif-marchandises d’importations en direction de l’est, à des endroits au Canada, à l’est de la frontière entre le Manitoba et l’Ontario: Toronto et ailleurs, dans la province d’Ontario, et Montréal et ailleurs, dans la province de Québec, et qui ont de ce fait commis un acte criminel aux termes de l’alinéa (c) du paragraphe (1) de l’article 32 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions.
Le ministère public et les inculpées ont admis certains faits suivant l’art. 562 du Code criminel. Les inculpées ont notamment admis ce qui suit:
1. Que pendant la période mentionnée dans l’acte d’accusation, les Chemins de fer nationaux et le chemin de fer Canadien du Pacifique ont assuré de quatre-vingts (80) à quatre-vingt-quinze (95) pour cent de tout le transport d’articles d’importation par wagons chargés en commun conformément aux tarifs nos 70A, 70B et 70C de la Canadian Freight Association.
2. Que pendant la période mentionnée dans l’acte d’accusation environ quatre‑vingt‑cinq (85) pour cent de tout le transport d’articles d’importation par
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wagons chargés en commun dont il est question à l’alinéa 1 a été confié aux compagnies inculpées, mais que moins de trois (3) à cinq (5) pour cent de tout le transport confié aux inculpées est revenu à l’accusée Johnson Terminals Limited.
L’avocat des inculpées a qualifié ces aveux de simple reconnaissance de l’état du marché et comme visant à appuyer le moyen de défense aux accusations selon lequel le marché spécifié dans l’acte d’accusation était trop restreint. Une fois recueillis tous les témoignages et, de fait, une fois terminée l’argumentation de l’avocat des inculpées l’avocat du gouvernement a demandé avec succès l’autorisation de modifier l’acte d’accusation pour y insérer les mots «qui pouvaient être» entre les mots «d’Orient et» et les mots «transportés par chemin de fer» dans chaque chef d’accusation. On s’est opposé à la modification parce qu’elle détruisait un moyen de défense au moment où il n’était plus possible de présenter d’autre preuve pour faire échec à cette modification. Par ailleurs, on a soutenu qu’une modification ne devrait être permise que si les inculpées pouvaient rétracter les aveux précités. Ces prétentions furent écartées, le motif étant que les inculpées n’avaient pas subi de préjudice.
L’opportunité de cette modification fait l’objet de l’un des moyens d’appel. Tout en admettant que la question relevait de l’appréciation du juge de première instance, les avocats des inculpées ont soutenu que ce pouvoir a été exercé de manière injuste, c’est-à-dire non judicieuse. Cette Cour n’a pas jugé nécessaire d’entendre l’avocat du ministère public sur ce point, étant unanimement d’avis que, non seulement le juge de première instance pouvait, dans les circonstances, autoriser la modification mais aussi que, tenant compte de l’élément marché, les témoignages se rapportant aux accusations originelles n’auraient pas constitué un moyen de défense suffisant sur ce point.
Le pourvoi repose essentiellement sur la question suivante: les activités contestées des inculpées se rapportent-elles seulement à des services, ou à un travail ou une main-d’œuvre sans rapport avec «les facilités de transport d’un article quelconque» ni avec «la concurrence dans le transport d’un article quelconque». Personne n’a contesté le fait d’un complot, ni d’agissements indus; et sauf l’argument rejeté quant à la modification de
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l’acte d’accusation, il n’y a pas ici contestation sur le marché pertinent, l’éventail des marchandises importées, leur provenance ou leur destination.
Les activités des inculpées comme transitaires par wagons chargés en commun de marchandises importées, activités qui ont fait l’objet du complot, ont été rendues possibles par la modification du tarif des importations vers l’est (n° 70A), entrée en vigueur le 1er juillet 1955. (Il n’y a pas lieu d’examiner les modifications ultérieures par les tarifs nos 70B et 70C, car elles n’ont pas changé la situation créée par le tarif n° 70A modifié). Les tarifs susmentionnés visent un large éventail de marchandises importées de pays d’Orient, amenées par bateaux dans des ports de la côte ouest et expédiées ensuite par rail à des endroits au Canada situés à l’est de la frontière entre le Manitoba et l’Ontario. Les importateurs sont surtout des firmes de Toronto et de Montréal qui importent des marchandises déchargées dans le port de Vancouver.
Avant la modification du tarif n° 70A, en 1955, ces importateurs ne pouvaient pas grouper dans un wagon unique des marchandises diverses afin de bénéficier du tarif pour wagons complets; ils devaient payer le tarif plus élevé des chargements incomplets, à moins d’avoir une même marchandise en quantité suffisante pour une pleine charge, soit au moins 30,000 livres. Par suite de la modification (inutile de m’étendre sur son caractère concurrentiel par rapport au transport par route et par voie d’eau, visant à attirer les destinataires de l’Est du pays) il fut permis désormais de réunir différentes sortes de marchandises importées en chargements complets au tarif pour wagons complets. Un règlement empêche les transporteurs par voie ferrée: la Compagnie des chemins de fer nationaux et le chemin de fer Canadien du Pacifique de réunir, eux-mêmes, des marchandises diverses dans un wagon chargé en commun, mais ils le peuvent maintenant aves des directives en ce sens des importateurs ou de leurs représentants. A cet égard, leurs services comportent: 1) le tri des marchandises à grouper une fois déchargées du navire; 2) le chargement des marchandises dans un ou plusieurs wagons en commun et 3) leur transport à destination, Toronto ou Montréal, où les consignataires en prennent livraison.
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Puisque les transporteurs par voie ferrée (probablement pour éviter tout risque de discrimination ou d’accusations en ce sens) ne peuvent réunir des marchandises diverses en un chargement complet, les importateurs de l’est du Canada peuvent soit s’unir pour bénéficier du tarif des wagons chargés en commun (ce qui suppose du moins l’existence de représentants à Vancouver, sinon à Toronto et à Montréal) soit passer par des transitaires comme les inculpées. Ces derniers ont en effet été très actifs dans ce domaine; fait admis, plus de 80 pour cent du transport des importations par wagons chargés en commun entre le 1er janvier 1956 et le 1er août 1966, période mentionnée dans l’inculpation, a été confié aux inculpées et moins de 20 pour cent du transport des importations en provenance d’Orient et visées par les tarifs nos 70A, 70B et 70C s’est fait par camion durant cette période.
Les transitaires obtiennent des importateurs des autorisations générales en vertu desquelles les commissionnaires des lignes maritimes dédouanent les marchandises expédiées aux importateurs à Vancouver. La part de cargaison des importateurs mandants est identifiée grâce au manifeste; on dresse ensuite à l’intention du transporteur par voie ferrée des bordereaux de transport renfermant la description de la marchandise et les instructions de chargement. Ce transporteur, on l’a vu, se charge du tri et du chargement, mais seulement d’après ces instructions-là. Le transitaire lui paye le prix du transport au tarif courant et, naturellement, ce débours est compris dans son propre tarif global pour ses services à ses clients importateurs. Ce tarif global n’est pas réglementé.
Évidemment, le fait est que les transitaires inculpés ne sont pas propriétaires des marchandises importées, n’y ont aucun droit et n’en ont jamais la possession. Ils ne sont pas consignataires des marchandises, mais ils en dirigent le transport à partir du quai, du moins aussi longtemps que les autorisations de leurs clients importateurs restent en vigueur. De plus, ils ne possèdent aucuns moyens matériels de transport et n’ont aucun contrôle sur les transporteurs par voie ferrée, sauf que les services de ces derniers sont obligatoirement, de par la loi, à la disposition des usagers.
S’appuyant sur les faits précités, les transitaires inculpés soutiennent qu’ils offrent simplement
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un service sans lien avec les articles transportés, ni avec les facilités de transport et qu’ils ne peuvent pas plus être déclarés coupables que ne sauraient l’être les importateurs eux-mêmes s’ils utilisaient les services des transporteurs par voie ferrée de façon à bénéficier du tarif pour les wagons chargés en commun de marchandises diverses. Dans la mesure où cette prétention invite cette Cour à appliquer les règles du mandat comme élément à décharge dans l’application des alinéas (a) et (c) du par. (1) de l’art. 32 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, je dois la rejeter. Les inculpées n’en sont pas moins des entrepreneurs de leur propre chef en agissant pour des tiers. L’analogie avec l’agent de voyages qui achète des billets d’avion au tarif de groupe ou d’affrètement est boiteuse s’il ne s’agit pas du transport d’articles de commerce mais seulement du transport de voyageurs. De plus, il ne peut y avoir d’imputation d’infraction aux alinéas (a) et (c) du par. (1) de l’art. 32 en l’absence de complot illicite du seul fait qu’un transitaire agit comme agent de transport d’articles d’importation par wagons en commun pour un groupe d’importateurs.
A mon avis, les inculpées tombent clairement sous le coup de l’alinéa (c) du par. (1) de l’art. 32 en empêchant ou diminuant indûment «la concurrence dans le transport» par voie ferrée d’articles d’importation. Cette disposition n’est pas restreinte aux personnes qui exploitent elles-mêmes une entreprise de transport ou qui gèrent des moyens de transport. Elle s’étend à celles qui sont en mesure d’utiliser ou d’obtenir des services de transport pour des marchandises en transit, et qui, par une coalition interdite, restreignent l’utilisation par d’autres de ces services en vue du transport de ces marchandises, non pas parce que le transporteur par voie ferrée ne peut dispenser le service, mais à cause du contrôle des marchandises en transit nécessitant l’expédition par voie ferrée. L’utilisation du transport par voie ferrée est le fondement même du commerce des inculpées, et il importe peu qu’elles n’aient ni la propriété ni la possession des marchandises qu’elles expédient par voie ferrée, ou qu’elles ne soient ni propriétaires ni administrateurs du service ferroviaire. Par conséquent, je suis d’avis de confirmer la condamnation sur le second chef.
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En examinant les deux chefs d’accusation, le savant juge de première instance a estimé que le fond de l’affaire repose sur la question du marché et sur le caractère indu, mais l’un et l’autre sont ici hors de cause. En outre, d’après lui, le concept de concurrence est le pivot des alinéas (a) et (c) du premier paragraphe de l’art. 32. Ses motifs ne témoignent pas qu’il ait considéré l’expression-clé «les facilités de transport d’un article quelconque» — voir l’alinéa (a) du par. (1) de l’art. 32 — sauf lorsqu’il a déclaré que le complot impliquait un «contrôle des voies de distribution».
Dans un sens large, on peut dire que l’alinéa (a) du par. (1) de l’art. 32, qui ne mentionne aucune limite à la concurrence, vise à maintenir la concurrence dans l’accès aux «facilités de transport» de marchandises. Mais les accusées ont prétendu que seuls les moyens matériels de transport sont compris dans le terme «facilités» et que leurs services (même si cela les fait tomber sous le coup de l’interdiction de l’alinéa (c) du par. (1) de l’art. 32) n’ont rien à voir avec la disponibilité des services ferroviaires quant aux usagers.
Je trouve que les interprétations judiciaires du mot «facilités» dans d’autres affaires relevant de lois différentes ne nous éclairent pas, surtout lorsque le mot n’est pas dans le même contexte que dans la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions.
Je suis d’accord avec le juge de première instance (quel que soit le sens de «facilités»): les personnes qui complotent peuvent être coupables d’infraction à l’alinéa (a) du par. (1) de l’art. 32 sans posséder ou gérer des «facilités» de transport de marchandises, tout comme elles peuvent être coupables d’infraction à l’alinéa (c) du par. (1) de l’art. 32 sans être propriétaires, possesseurs ou agents d’aucune entreprise de transport. S’il est vrai, et c’est incontesté, que les inculpées dominent les voies de distribution vers l’est du Canada des marchandises importées débarquées à Vancouver, la Cour ne peut méconnaître le rôle central du transport par voie ferrée dans cette distribution. On ne saurait réfuter une accusation portée en vertu de l’alinéa (a) du par. (1) de l’art. 32 en disant que cette domination sur le transport ferroviaire résulte tout simplement de l’élimination de la concurrence,
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(par l’obtention des autorisations d’importateurs permettant un mouvement efficace des marchandises au taux préférentiel des wagons complets de marchandises diverses) et que, par conséquent, cet acte n’est pas coupable en soi. A mon avis, les opérations des inculpées, dont le transport par voie ferrée fait partie intégrante, sont comprises dans le terme «facilités de transport» de marchandises. Les moyens matériels de transport ont joué ici un rôle primordial, et même s’ils ne représentaient pas la totalité des activités des inculpées dans leur genre de commerce, ils suffisent à faire tomber celles-ci sous le coup de la loi. Il est évident qu’elles ont limité (de façon indue) et à leur propre avantage les facilités de transport vers l’est du Canada des catégories d’articles d’importation couverts par les tarifs pertinents. Je ne suis donc pas d’accord avec l’avocat des inculpées, d’après lequel aucun moyen matériel de transport n’entrait dans le cadre des opérations des inculpées.
Dans cette affaire-ci, il n’est pas nécessaire de poursuivre au-delà de cette conclusion quant à la signification de l’expression «facilités de transport… d’un article quelconque». J’ajoute que si les mêmes agissements constituent en même temps une infraction à chacun des alinéas (a) et (c) du par. (1) de l’art. 32, cela est l’affaire de ceux qui portent l’accusation. Le juge de première instance a exprimé son point de vue en imposant une seule amende pour les deux condamnations.
Par conséquent, je suis d’avis de confirmer également la condamnation sur le premier chef et, en définitive, de rejeter le pourvoi.
Appel rejeté.
Procureurs des deux premières appelantes: Lette, Marcotte & Biron, Montréal.
Procureurs de l’autre appelante: Davis & Company, Vancouver.
Procureur de l’intimée: D.S. Maxwell, Ottawa.
[1] [1968] 2 R.C. de l’É. 275.