Cour Suprême du Canada
R. c. Kyling, [1970] R.C.S. 953
Date: 1970-06-26
Sa Majesté la Reine Appelante;
et
Werner Kyling Intimé.
1970: le 12 juin; 1970: le 26 juin.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Martland, Ritchie et Pigeon.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL de la poursuite d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], confirmant l’acquittement de l’intimé. Appel accueilli.
Louis-Guy Robichaud, c.r., et Bernard Fournier, pour l’appelante.
Ivan Sabourin, c.r., et André Régnier, c.r., pour l’intimé.
Le jugement du Juge en Chef Fauteux et des Juges Abbott et Ritchie a été rendu par
LE JUGE EN CHEF — Je suis d’accord en substance avec les motifs de jugement de M. le Juge Pigeon et je disposerais de ce pourvoi comme il le propose.
Le jugement des Juges Martland et Pigeon a été rendu par
LE JUGE PIGEON — Ce pourvoi du ministère public est à l’encontre d’un arrêt majoritaire par lequel la Cour du banc de la reine de la Province de Québec1 a rejeté son appel d’un jugement prononçant l’acquittement de l’intimé sur une accusation d’incitation au parjure. Le procès a eu lieu devant un juge seul du consentement de l’accusé. La preuve de la poursuite ayant été déclarée close, l’avocat de l’inculpé a demandé au tribunal de prononcer un non‑lieu en soutenant que la preuve nécessaire pour étayer une condamnation n’avait pas été faite. A vrai dire, tout ce que la
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preuve a démontré c’est qu’un détenu au pénitencier avait remis à un policier une lettre écrite par l’inculpé renfermant des suggestions relatives à un témoignage que le détenu devait être appelé à rendre en Cour criminelle. La prétention que cela ne constitue pas une preuve d’incitation au parjure repose sur deux arguments:
1° il faudrait corroboration;
2° il aurait fallu prouver que les déclarations suggérées étaient fausses, c’est-à-dire contraires aux faits.
Le premier motif donné par les juges de la majorité pour rejeter l’appel c’est que le jugement de première instance ne serait pas vraiment une ordonnance de non-lieu mais bien un acquittement prononcé au fond non pas pour absence mais pour insuffisance de preuve. On fait observer, ce qui est exact, que tandis que l’absence de preuve est une question de droit, l’insuffisance de preuve est essentiellement une question de fait. Or, le droit d’appel ne peut être exercé par la poursuite que sur une question de droit.
Avec respect, je dois constater que le dossier de l’affaire démontre que c’est bien une ordonnance de non-lieu que le juge de première instance a prononcée. C’est ce qu’il a dit explicitement tant dans son jugement que dans son rapport à la Cour d’Appel. C’est aussi ce que constate le procès-verbal. Il est vrai qu’à la fin de l’argumentation le juge, après avoir déclaré qu’il prenait la demande en délibéré, a dit à l’avocat de l’inculpé: «si vous aimez mieux quand même faire une défense, si ça vous convient de la faire cet après-midi.» A cela la réponse a d’abord été, comme le relate M. le juge Casey, «Je suis tellement convaincu, Votre Seigneurie. D’abord, je n’insiste pas». Mais ensuite l’avocat de l’inculpé a poursuivi sa réponse pour la terminer en disant: «Et respectueusement, je me crois, lié par mon devoir, obligé de demander l’acquittement parce qu’il n’y a pas de preuves, pas un atome de preuves.» En présence de cette dernière déclaration et du fait qu’après cela le juge a déclaré prendre la demande de non-lieu en délibéré et rendu jugement en conséquence, il est impossible de considérer que la nature de la procédure a été changée au cours de l’argumentation. Il faut, à mon avis, dire la même
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chose de ce que relate M. le juge Hyde des paroles échangées entre le juge de première instance et le substitut du procureur général avant l’annonce de la décision de prendre l’affaire en délibéré. Quant à ce que l’on trouve dans le rapport du juge il me faut, avec déférence, faire observer que le motif suivant «la Couronne n’avait pas fait la preuve essentielle pour justifier le bien-fondé de l’accusation» signifie absence de preuve et non pas insuffisance.
Dans Le Roi c. Morabito[2], cette Cour a statué qu’une ordonnance de non-lieu prononcée à la demande de la défense après la clôture de la preuve de la poursuite est une décision portant sur une question de droit, savoir l’absence de preuve. Cette même règle a été déclarée applicable à un procès sommaire par l’arrêt rendu dans Feeley et autres c. La Reine[3]. Je n’ai rien trouvé dans le Code criminel de 1955 qui soit de nature à impliquer un changement dans les principes qui ont motivé ces arrêts et rien de tel nous a été signalé.
Pour ce qui est maintenant des deux arguments de l’avocat de l’intimé sur le bien-fondé du non-lieu, il faut tout d’abord dire que rien ne démontre la nécessité d’une corroboration. L’article 115 du Code Criminel ne vise que les infractions prévues aux art. 113 et 114, c’est‑à‑dire le parjure et la fausse déclaration solennelle. Evidemment, la règle qu’il énonce se trouve applicable à la subornation de parjure puisque le suborneur est partie au parjure lui‑même en vertu de l’art. 21, mais ici il n’y a pas eu de parjure et l’accusation n’est pas celle de subornation qui implique qu’un parjure a été commis, mais bien celle d’incitation à commettre un parjure qui n’a pas de fait été commis, c’est-à-dire une infraction moindre découlant de l’art. 407 et punissable de la même manière qu’une tentative de commettre l’infraction, non pas comme l’infraction elle-même.
L’avocat de l’intimé n’a pas réussi à démontrer une raison valable d’étendre l’exigence de la corroboration au-delà des dispositions précises du Code Criminel à cet égard. Si l’on regarde le droit antérieur à la codification, on n’y trouve pas de règle semblable. Taylor on Evidence (11e éd.
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1920, par. 959) traitant de cette exigence avant l’adoption du Perjury Act de 1911 (1-2 Geo. V, c. 6) ne mentionne que le parjure. Evidemment, comme les autres auteurs, il signale que le Perjury Act a imposé cette exigence pour toutes les infractions que cette loi prévoit, y compris l’incitation au parjure, mais ce n’est pas ce que notre Code décrète.
Pour ce qui est de la preuve de la fausseté des faits que la lettre incitait le détenu à déclarer sous serment, il faut faire observer qu’ici l’inculpé est l’auteur de cet écrit. Celui-ci fait donc entièrement preuve contre lui. Dans notre système actuel, un inculpé peut admettre tout fait allégué contre lui (Code Criminel, art. 562). On ne voit pas pourquoi le document ne serait pas susceptible de constituer en même temps la preuve de la fausseté des faits que le tiers était incité à déclarer sous serment aussi bien que celle de l’incitation elle-même. Il ne s’agit pas seulement d’un soupçon, comme le savant juge de première instance semble l’avoir cru, mais bien d’une déduction possible. Vu que je dois conclure à un nouveau procès, je m’abstiens d’en dire davantage.
Pour les raisons ci-dessus je suis d’avis d’infirmer le jugement de la Cour d’Appel ainsi que l’ordonnance d’acquittement et d’ordonner que l’intimé subisse un nouveau procès sur l’accusation portée contre lui.
Appel accueilli.
Procureurs de l’appelante: L.G. Robichaud et B. Fournier, Montréal.
Procureur de l’intimé: I. Sabourin, St-Jean.
[1] [1969] B.R. 973, 7 C.R.N.S. 161.
[2] [1949] R.C.S. 172, 7 C.R. 88, 93 C.C.C. 251, [1949] 1 D.L.R. 609.
[3] [1953] 1 R.C.S. 59, 15 C.R. 354, 104 C.C.C. 255.