Cour Suprême du Canada
John c. R., [1971] R.C.S. 781
Date: 1970-12-21
Alec John Appelant;
et
Sa Majesté la Reine Intimée.
1970: le 9 juin; 1970: le 21 décembre.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DU TERRITOIRE DU YUKON
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel du Territoire du Yukon[1], confirmant un verdict de culpabilité pour homicide involontaire coupable. Appel rejeté, les Juges Hall, Spence et Laskin étant dissidents.
Ralph Hudson et B.A. Crane, pour l’appelant.
John Scollin, c.r., et Stephen Hardinge, pour l’intimée.
Le jugement du Juge en Chef Fauteux et des Juges Abbott, Martland, Judson et Ritchie a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — Le pourvoi est à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du territoire du Yukon1 qui a rejeté l’appel formé par l’appelant contre la déclaration de culpabilité d’homicide involontaire coupable ou manslaughter, prononcée contre lui par le Juge Madison, le 16 mai 1969, à la suite d’un procès avec jury à Whitehorse, dans le territoire du Yukon.
[Page 786]
L’appelant est inculpé:
[TRADUCTION] D’AVOIR, entre le 21 août 1967 et le 7 septembre 1967, dans le territoire du Yukon, illégalement causé la mort de Graffie George, et d’avoir, de ce fait, commis un homicide involontaire coupable ou manslaughter en violation de l’article 207 du Code criminel.
La preuve révèle qu’avant le 21 août, Graffie George a vécu avec l’appelant pendant environ dix-huit mois, mais que l’après-midi de ce jour-là, on l’a trouvée cachée dans les buissons près de la maison de sa sœur, dans une réserve indienne, en dehors de Whitehorse. Elle était «très sale» et sa sœur l’a amené chez elle où elle a passé la nuit. Le lendemain soir, soit le 22 août, la sœur de Graffie George est sortie, vers sept heures, pour aller jouer au «bingo» à Whitehorse, mais celle-ci est demeurée à la maison parce que, selon sa sœur, [TRADUCTION] «elle avait peur de venir avec moi». Plus tard dans la soirée, avant le retour de la sœur de Graffie George, l’appelant et son neveu, Lester John, se sont rendus en voiture à la réserve, où l’appelant a pénétré par effraction dans la maison de la sœur et en est ressorti, avec Graffie George, par la fenêtre où il était entré. L’appelant a alors chargé Lester John d’une course et au retour de ce dernier, l’appelant et Graffie George avaient disparu.
Il n’y a pas de preuve que Graffie George ait été revue vivante depuis, mais le 14 septembre, après que la police eut commencé à faire enquête sur sa disparition, l’appelant, qui était détenu pour interrogatoire à cet égard, a conduit trois agents de police à un endroit où fut trouvé dans les broussailles, le long de la route de l’Alaska, le cadavre de Graffie George, enveloppé dans une couverture, sous une toile de tente et ligoté de façon qu’il [TRADUCTION] «paraissait être dans une position fœtale, la tête recourbée autour des genoux et les genoux ramenés vers la tête; la corde passait autour de la tête et descendait autour des chevilles».
La toile dans laquelle fut trouvé le cadavre a été identifiée comme étant une tente qui avait été volée, avec un matelas et deux couvertures, à un campement monté par deux garçons, non loin du camp que l’appelant avait occupé. La couverture qui recouvrait le cadavre a été iden-
[Page 787]
tifiée comme étant semblable à l’une des couvertures volées et le matelas a été retrouvé au campement de l’appelant.
Lester John a témoigné que le 1er septembre 1967, soit dix jours après la disparition de la jeune fille, l’appelant lui a rendu visite à la maison où il logeait et lui a dit que [TRADUCTION] «la jeune fille était finie», qu’«il ne savait pas ce qu’il devait faire», et qu’il «ne savait pas s’il devait se livrer ou non».
En faisant l’autopsie du cadavre de Graffie George, le Dr D.F. Morrow, pathologiste expérimenté, a constaté que le décès résultait d’une hémorragie sous-durale couvrant le côté gauche du cerveau, qui s’était affaissé sous la pression de l’hémorragie. Il a également relevé deux meurtrisseures sur la paroi thoracique, au niveau des côtes et, dans l’abdomen, deux hémorragies du foie d’environ 2¼ pouces à 2½ pouces sur ¾ de pouce et qui, d’après lui, étaient reliées aux meurtrissures à la poitrine. Le médecin a dit que les blessures avaient été causées par une «force de nature contondante». En contre-interrogatoire, il a convenu que la blessure à la tête était telle [TRADUCTION] «qu’une personne qui se frappe la tête en sortant d’une automobile» aurait pu se l’infliger et que les autres blessures pourraient être celles d’une personne qui fait une chute sur un objet à deux branches, mais qu’elles pouvaient également avoir été causées par des coups de poing.
On n’a pas établi comment le corps de la jeune fille a pu être ligoté de la façon dont il l’était lors de sa découverte, mais il est évident qu’il s’agit d’un acte délibéré d’un être humain et ce sont des faits que l’appelant est la dernière personne que l’on a vue en compagnie de la jeune fille et que le 14 septembre, il savait où était caché le cadavre dans les bois.
Je n’ai pas entrepris de faire une revue complète de la preuve, dont la majeure partie est étudiée longuement par le Juge Branca de la Cour d’appel, dans sa dissidence. Toutefois, les faits que j’ai relatés sont incontestés et, à mon avis, fournissent une preuve plus que suffisante sur laquelle un jury convenablement instruit par le juge aurait pu déclarer l’appelant coupable d’homicide involontaire coupable ou manslaughter.
[Page 788]
La question qui se pose ici, cependant, est celle de savoir s’il y a eu, dans l’exposé du savant juge de première instance, une erreur qui autoriserait cette Cour à ordonner un nouveau procès.
Dans sa dissidence, le Juge Branca estime que le savant juge de première instance a mal instruit le jury sur un certain nombre de points, mais je crois juste de dire que ses principales objections portent sur les directives qui concernent la nature de la preuve indirecte et l’effet à accorder à cette dernière. Personne ne conteste que toute la preuve est indirecte et, à cet égard, le juge de première instance a commencé son exposé aux jurés par un exemple de la différence qui existe entre une preuve directe et une preuve indirecte. Le Juge Branca a critiqué cet exemple et on dit maintenant qu’il constituait une instruction erronée. Voici ce qu’a dit le savant juge de première instance à ce sujet:
[TRADUCTION] Toute la preuve présentée au cours du présent procès est ce qui s’appelle une preuve indirecte. Pour vous rappeler la différence entre une preuve indirecte et ce qui s’appelle une preuve directe, je vous donne l’exemple suivant.
Lorsqu’un témoin déclare avoir vu A poignarder B avec un couteau, c’est une preuve directe que A a poignardé B. Lorsqu’un témoin déclare qu’il a trouvé A en possession d’un poignard à la lame particulièrement longue et qu’un autre témoin affirme qu’un tel poignard pourrait avoir causé la blessure infligée à B, c’est une preuve indirecte qui tend à établir que, de fait, A a poignardé B.
Ces deux formes de preuve sont également recevables, mais la supériorité de la preuve directe tient au fait qu’elle ne comporte qu’une seule source d’erreur, soit l’incertitude du témoignage humain, tandis que dans la preuve indirecte, outre l’incertitude du témoignage humain, il faut tenir compte de la difficulté de tirer une conclusion juste de la preuve indirecte.
Comme le dit le juge de première instance, cet exemple ne visait qu’à rappeler aux jurés la différence entre une preuve directe et une preuve indirecte et bien qu’il ai été si mal formulé qu’il aurait pu induire en erreur le jury, si rien n’y avait été ajouté, je pense que le fait qu’il ait été, comme on le verra plus loin, presque immédiatement suivi d’un exposé exact de l’effet à donner
[Page 789]
à la preuve indirecte, rectifie toute impression erronée sur ce point de droit qu’il aurait pu laisser dans l’esprit des jurés.
Il me semble que la seule critique valable que l’on puisse formuler contre cet exemple doit se rattacher aux derniers mots: [TRADUCTION] «qui tend à établir que, de fait, A a poignardé B». Il ne peut y avoir de doute que le juge avait raison de dire: [TRADUCTION] «Lorsqu’un témoin déclare avoir vu A poignarder B avec un couteau, c’est une preuve directe que A a poignardé B», et je crois qu’il avait également raison de dire: [TRADUCTION] «Lorsqu’un témoin déclare qu’il a trouvé A en possession d’un poignard à la lame particulièrement longue et qu’un autre témoin affirme qu’un tel poignard peut avoir causé la blessure infligée à B, c’est une preuve indirecte» mais, en soi, ce n’est pas une preuve [TRADUCTION] «que, de fait, A a poignardé B» bien que, ajoutée à celle d’autres faits, une telle preuve puisse constituer un maillon dans une chaîne de preuves indirectes de telle sorte qu’un jury qui considère les éléments de preuve dans leur ensemble pourrait être justifié de conclure que les circonstances sont compatibles avec la culpabilité de l’accusé seulement et incompatibles avec toute autre conclusion logique. Après avoir dit, à juste titre, qu’il s’agissait d’une preuve indirecte, il est à noter que le juge de première instance a signalé qui si la valeur d’une preuve directe dépend de la sûreté du témoignage humain, la valeur d’une preuve indirecte est en plus fonction [TRADUCTION] «de la difficulté de tirer une conclusion juste» du témoignage relatif à l’existence de ces circonstances. Le juge a alors énoncé correctement la règle qui sert à l’appréciation de ce mode de preuve:
[TRADUCTION] Il est donc de mon devoir de vous exhorter à ne pas déclarer l’accusé coupable sur la seule preuve indirecte, à moins d’être convaincus, non seulement que la preuve indirecte est compatible avec la conclusion que l’accusé a commis l’infraction dont il est inculpé, mais aussi que les faits prouvés sont tels qu’ils sont incompatibles avec toute autre conclusion logique que celle de la culpabilité de l’accusé.
Il ne peut y avoir rien à redire à cette partie de l’exposé, puisqu’elle reprend à peu près les
[Page 790]
termes utilisés par le baron Alderson dans l’affaire Hodge[2], que cette Cour a approuvés et suivis dans R. c. Comba[3].
On prétend, cependant, que l’alinéa suivant de l’exposé constitue une instruction inexacte, voire, de l’avis du Juge Branca, une directive [TRADUCTION] «tout à fait erronée». Cet alinéa est dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Si vous en venez à la conclusion que la preuve est aussi compatible avec l’innocence de l’accusé qu’avec sa culpabilité, il est alors de votre devoir de lui accorder le bénéfice du doute et de ne pas le déclarer coupable sur la seule preuve indirecte.
Le Juge Branca a dit ce qui suit au sujet de cette directive:
[TRADUCTION] Cette directive, à mon humble avis, aurait dû être que s’il trouve la preuve compatible avec la culpabilité de l’accusé mais aussi avec une hypothèse logique d’innocence, le jury doit acquitter l’appelant, non pas parce qu’il lui accorde le bénéfice du doute raisonnable, mais parce que la preuve ne répond pas au critère posé dans l’affaire Hodge. Ce n’est que si la preuve répond au critère de l’affaire Hodge que les jurés doivent prendre en considération la doctrine du doute raisonnable et là encore, seulement s’ils ont un doute raisonnable sur la culpabilité de l’accusé, compte tenu de l’ensemble de la preuve.
Je crois qu’il faut lire ces remarques du savant juge à la lumière de l’énoncé suivant fait au nom de cette Cour dans McLean c. Le Roi[4]:
[TRADUCTION] Ce pourquoi on dit que l’exposé du savant Juge était insuffisant pour constituer des directives appropriées au jury c’est qu’il ne leur a pas dit que, dans la mesure où ils s’appuyaient sur la preuve indirecte présentée en l’espèce, ils devaient être convaincus non seulement que les circonstances établies étaient toutes compatibles avec la culpabilité de l’accusé, mais qu’elles étaient également incompatibles avec toute autre conclusion logique. Telle est la règle posée par le baron Alderson dès l’affaire Hodge, et reconnue depuis comme une directive appropriée au jury.
Nous ne doutons pas qu’il est de la plus grande importance, lorsque la preuve présentée par le ministère public est exclusivement ou principalement une
[Page 791]
preuve communément appelée indirecte, de faire comprendre aux jurés qu’ils ne doivent rendre un verdict de culpabilité que s’ils sont convaincus hors de tout doute raisonnable que cette culpabilité est la seule explication raisonnable des faits établis par la preuve. Cependant, aucune formule unique et exclusive n’est imposée au juge de première instance. En règle générale, il serait bien avisé en utilisant les mêmes termes que le baron Alderson, ou des termes équivalents.
Plus récemment, dans La Reine c. Mitchell[5], une affaire de meurtre qualifié, le Juge Spence, qui parlait de l’effet de la règle établie dans l’affaire Hodge, quant à la preuve du projet et de la délibération, dit ceci, à la page 479:
[TRADUCTION] La directive donnée dans l’affaire Hodge n’ajoute ni ne retranche rien à la nécessité, en matière criminelle, de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Elle fournit une formule qui aide à appliquer la norme admise de preuve au premier seulement des deux éléments essentiels d’un acte criminel, c’est‑à‑dire la perpétration de l’acte par opposition à l’intention qui a accompagné l’acte. Le premier élément, à supposer que l’on pourrait faire la preuve de chaque circonstance, serait susceptible d’être prouvé démonstrativement. Le second élément, sauf si l’accusé lui-même en fait l’aveu, ne pourrait jamais être ainsi prouvé. Les circonstances qui établissent le premier élément non seulement peuvent, mais encore doivent être compatibles les unes avec les autres, puisque autrement il y a un doute raisonnable sur la question.
En toute déférence pour l’avis du Juge Branca, je crois que les critiques qu’il a formulées au sujet du dernier des alinéas de l’exposé du juge de première instance précités se fondent sur une adhésion trop stricte à la lettre de la directive du baron Alderson au jury dans l’affaire Hodge, ce qui l’a amené à considérer les termes de cette directive comme exprimant un principe tout à fait distinct de la question du doute raisonnable. Il m’apparaît, au contraire, qu’à l’analyse, les termes utilisés dans l’affaire Hodge ne servent qu’à illustrer graphiquement le principe selon lequel, lorsque la preuve est entièrement indirecte, il doit être clairement expliqué aux jurés qu’avant de pouvoir être convaincus de la culpabilité de l’ac-
[Page 792]
cusé hors de tout doute raisonnable, ils doivent d’abord être convaincus que les circonstances sont incompatibles avec toute autre conclusion logique que celle de sa culpabilité.
Si les jurés entretiennent un doute quant à savoir si les circonstances sont également compatibles avec une autre conclusion logique que la culpabilité de l’accusé, il est alors de leur devoir [TRADUCTION] «de lui accorder le bénéfice du doute et de ne pas le déclarer coupable sur la seule preuve indirecte». Je ne crois pas que le savant juge ait dit plus que cela et je suis convaincu qu’il n’y a pas d’erreur dans ce passage.
Je crois à propos de signaler aussi que beaucoup plus loin dans son exposé au jury, lorsqu’il a étudié la thèse de la défense en détail, le savant juge de première instance a ajouté ceci:
[TRADUCTION] En outre, la défense s’appuie lourdement sur la règle de la preuve indirecte. La défense affirme que vous pouvez tirer de nombreuses conclusions de la preuve, tout aussi compatibles avec l’innocence de l’accusé qu’avec sa culpabilité et que si vous appliquez ces doctrines — ces trois doctrines, celle de la présomption d’innocence, celle du doute raisonnable et la règle de la preuve indirecte — vous devez aboutir à un verdict d’acquittement.
Bien que l’exposé fait au jury en l’espèce ne soit pas, à mon avis, un modèle à suivre en ce qui concerne la preuve indirecte, je suis toutefois convaincu que, dans son ensemble, il ne comporte sous ce rapport aucune erreur qui autoriserait cette Cour à annuler la déclaration de culpabilité et à ordonner un nouveau procès.
On conteste également l’exposé du savant juge de première instance au jury pour le motif qu’après avoir renseigné le jury sur les questions de droit et lui avoir expliqué les thèses du ministère public et de la défense, le juge a passé en revue la déposition de chaque témoin sans rattacher chacun des éléments de preuve aux points en litige et sans dire de façon précise si ces éléments pouvaient à bon droit servir de base à une déduction concernant ces points.
Je ne crois pas que le juge, lorsqu’il donne ses directives au jury, ait une telle obligation, mais il est inutile, à mon avis, de relever les détails de l’exposé du savant juge de première instance sous
[Page 793]
ce rapport puisque je ne mets pas en doute la justesse de l’observation formulée par le Juge en chef Davey, aux deux derniers alinéas de ses motifs de jugement:
[TRADUCTION] Après avoir expliqué au jury, à la lumière des témoignages, la thèse du ministère public et les points faibles que la défense alléguait y trouver, ainsi que la thèse de la défense, le savant Juge de première instance a résumé à l’intention du jury les dépositions des témoins, une après l’autre, au lieu de les analyser et de les relier à la thèse du ministère public et à celle de la défense.
Pour ma part, lorsque je siégeais en première instance, je préférais la seconde méthode lorsqu’il convenait de l’employer, mais nombre d’éminents juges inclinent pour la première. Chaque juge de première instance, à mon avis, doit être libre d’utiliser la méthode qu’il considère la mieux adaptée à l’espèce, pourvu que son exposé satisfasse aux exigences fixées par la jurisprudence et à mon humble avis, c’est le cas de l’exposé en l’espèce.
On a prétendu au cours de plaidoiries que chaque élément de preuve indirecte devait être apprécié conformément au critère établi dans l’affaire Hodge; je crois que, sous ce rapport, il y a lieu de retenir ce qu’a dit le Juge Taschereau, en cette Cour, dans Côté c. La Reine[6]:
[TRADUCTION] Il se peut, et c’est très souvent le cas, que, pris séparément, les faits établis par le ministère public n’aient pas une très grande force probante, mais il faut considérer tous les faits mis en preuve, chacun par rapport à l’ensemble. Ce sont tous ces faits vus ensemble qui peuvent constituer un fondement suffisant pour une déclaration de culpabilité.
Le procureur de l’appelant a également soutenu que la déclaration de culpabilité devait être annulée pour le motif qu’on a reçu à titre de preuve, sans «voir dire», une déclaration de l’appelant faite à la police le 7 septembre. Cette déclaration a été faite à 2h de l’après-midi, le jour où l’appelant a été détenu pour interrogatoire; aucune accusation n’avait été portée contre lui, la police cherchant simplement à déterminer où se trouvait Graffie George. La déclaration qui, en fin de compte, a été reçue, est censée être la relation de ce qu’a fait l’appelant pendant l’été de 1967, et particulièrement depuis le 22 août; il y dit qu’il a vu Graffie George pour la
[Page 794]
dernière fois le 25 août. L’accusé a fait cette déclaration après que les agents de police concernés l’eurent bien mis en garde et le juge de première instance a considéré que cette déclaration était justificative. On prétend toutefois que parce qu’il n’y a pas eu de «voir dire» pour en établir le caractère volontaire, pareille déclaration n’aurait pas dû être reçue pour le motif que les circonstances tombent sous le coup du récent arrêt de cette Cour dans l’affaire Piché c. La Reine[7], où le juge de première instance, après un long «voir dire», a jugé 8irrecevable la déclaration de l’accusée, parce qu’elle n’avait pas été faite volontairement, et où on a allégué qu’elle aurait dû être reçue, du fait qu’elle était de nature justificative.
Le point le plus important de la déclaration faite le 7 septembre est que l’accusé a vu Graffie George pour la dernière fois le 25 août, mais l’agent Pelletier avait déjà obtenu ce renseignement le 5 septembre alors qu’il patrouillait dans le voisinage de Haines Junction et y avait rencontré l’accusé en compagnie de son frère et de sa belle-sœur. L’agent a rendu le témoignage suivant à ce sujet:
[TRADUCTION] Q. Sans vous reporter au texte de la conversation que vous avez eue avec ces personnes, spécialement celle que vous avez pu avoir avec l’accusé Alec John, voulez-vous relater à la cour votre rencontre avec ces trois personnes: que s’est-il passé?
R. Nous nous sommes arrêtés pour parler à ces trois personnes.
Q. De quoi?
R. Nous avons parlé de généralités, pour commencer, puis j’ai demandé à Alec John où pouvait être Graffie George.
Q. A-t-il répondu?
R. Oui, monsieur.
A cette question, l’accusé a répondu qu’il avait vu Graffie George pour la dernière fois le 25 août et le procureur de’ l’appelant a expresément dit qu’il ne s’opposait nullement à la recevabilité de cette déclaration, parce qu’elle était justificative. A mon avis, cette déclaration est recevable, non pas parce qu’elle est justificative, mais parce que l’appelant l’a faite volontairement; et je ne vois
[Page 795]
pas pourquoi serait non recevable la preuve que l’appelant l’a répétée à la police, le 7 septembre, dans les circonstances susmentionnées.
Dans le dernier alinéa des motifs de jugement qu’il a rendus au nom de la majorité en cette Cour, dans l’affaire Piché (page 40), le Juge Hall résume ainsi l’effet de cet arrêt:
Comme rien ne justifie une distinction entre des déclarations incriminantes et des déclarations justificatives en tant que telles quant à leur recevabilité à titre de preuve à l’instance du ministère public, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir le verdict d’acquittement du jury.
La question de savoir si une déclaration est incriminante ou justificative, et celle de savoir si elle est volontaire ou non, sont deux choses complètement différentes et l’arrêt rendu dans l’affaire Piché établit clairement que lorsqu’il est démontré qu’une déclaration faite par un accusé à une personne ayant autorité n’a pas été faite volontairement, cette déclaration doit être écartée, qu’elle soit incriminante ou justificative.
A mon avis, il n’est pas nécessaire, en l’espèce, de décider si toutes les déclarations faites à la police le 7 septembre et plus tard étaient volontaires et par conséquent recevables sans «voir dire», car même si on n’aurait pas dû recevoir, comme on l’a fait, le récit décousu que l’appelant a fait de ses activités depuis le 22 août, cela ne changerait rien à la pertinence et à la recevabilité de cette preuve de la plus haute importance, c’est-à-dire le fait qu’il a conduit les agents de police à l’endroit où était caché le cadavre de Graffie George. Cette circonstance place la présente affaire dans la même catégorie que celle de La Reine c. Wray[8], à propos de laquelle cette Cour a également rendu un arrêt récemment. Dans cette affaire-là, l’accusé a indiqué à la police l’endroit où se trouvait l’arme ayant servi au meurtre et, conformément au jugement du Juge en chef McRuer dans Rex v. St. Lawrence[9], il a été décidé que bien qu’une confession faite par
[Page 796]
l’intimé ait été légalement irrecevable, n’étant pas volontaire, le ministère public avait néanmoins le droit de prouver non seulement la découverte de l’arme du crime, mais aussi le fait que l’accusé avait indiqué à la police où elle se trouvait, et la partie de la confession confirmée par le fait de la découverte a été jugée recevable.
Au dernier alinéa de ses motifs de jugement dans l’affaire Wray, le Juge Martland, parlant au nom de la majorité de la Cour, dit ceci à la p. 19:
…sur la question de la recevabilité de la preuve que le ministère public a voulu apporter dans la présente affaire, nonobstant l’exclusion de la confession, le Juge en chef McRuer de la Haute Cour exprime correctement le droit applicable au Canada, dans l’affaire The King v. St. Lawrence, à la page 391:
Lorsque la découverte du fait confirme la confession, — c’est-à-dire lorsqu’il faut conclure à la véracité de la confession en raison de la découverte du fait, — alors la partie de la confession que confirme la découverte du fait est recevable en preuve, rien de plus.
En conséquence, je suis d’avis que le savant Juge de première instance a commis une erreur de droit en écartant la preuve des faits qui ont amené à retrouver la carabine, et en écartant les parties de la confession que la découverte de ces faits a confirmées.
Dans la présente affaire, ce n’est qu’après sept jours de détention, pendant lesquels il avait été constamment soumis à des interrogatoires, que l’appelant a conduit les agents de police à l’endroit où était caché le cadavre, mais, comme je l’ai déjà indiqué, je ne doute nullement que la preuve de la découverte du cadavre dans ces circonstances-là soit à la fois pertinente et recevable et si l’on considère ensemble cette preuve et la déclaration faite par l’appelant à son neveu, le 1er septembre, savoir, qu’il [TRADUCTION] «ne savait pas s’il devait se livrer ou non», il devient alors inutile, comme je l’ai déjà dit, de pousser plus loin la question de savoir s’il aurait fallu ne pas recevoir sans «voir dire» les déclarations que l’appelant a faites à la police le 7 septembre ou les jours suivants.
On peut voir que je souscris, dans l’ensemble, aux motifs du Juge en chef Davey, de la Cour d’appel, mais j’ajoute que même si tel n’était pas
[Page 797]
le cas, et même si j’estimais que le savant juge de première instance avait commis une erreur, je suis d’avis que les circonstances sont compatibles avec la conclusion que l’appelant a illégalement causé la mort de Graffie George et que les faits sont incompatibles avec toute autre conclusion logique, de sorte qu’un jury raisonnable et convenablement instruit par le juge aurait nécessairement rendu un verdict de culpabilité; j’aurais donc appliqué les dispositions de l’art. 592(1)(b)(iii) du Code criminel.
Pour tous ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
LE JUGE HALL (dissident) — Je pense comme mes collègues les Juges Spence, Pigeon et Laskin que les cinq alinéas dont ils parlent dans leurs motifs constituent une instruction erronée et si ce n’était l’admission à titre de preuve, sans «voir dire», des déclarations faites par l’appelant au sergent d’état-major Dwernichuk les 7 et 14 septembre, je serais d’avis comme mon collègue le Juge Pigeon qu’il y aurait lieu d’appliquer en l’espèce les dispositions du sous-alinéa (iii) de l’alinéa (b) du par. (1) de l’art. 592 du Code criminel.
Cependant, je ne peux méconnaître le fait qu’il n’y a pas eu de «voir dire», malgré la demande du procureur de l’appelant. Le dossier est clair à cet égard.
Les déclarations que l’appelant a faites à Dwernichuk couvrent deux interrogatoires. Le premier a eu lieu le 7 septembre, jour de son arrestation, et Dwernichuk a alors pris note de ce que l’appelant a dit. Au cours du second, qui a eu lieu le 14 septembre, Dwernichuk a montré à l’appelant les notes prises le 7 septembre, les a discutées avec lui et les lui a remises. D’après Dwernichuk, l’appelant les a déchirées parce qu’elles auraient été fausses et après cet interrogatoire il a fini par amener les agents de police à l’endroit où fut trouvé le corps de la victime, enveloppé dans une couverture et caché sous un saule abattu par le vent. La mort remontait à quelque temps déjà puisque le cadavre était dans un état avancé de décomposition.
Je ne dis pas que la preuve de la découverte du corps à l’endroit indiqué aux policiers par l’appelant ou celle des déplacements de ce dernier
[Page 798]
qui ont abouti à cette découverte n’est pas recevable, mais comme il a été décidé dans La Reine c. Wray[10], cela signifie qu’il faut admettre non pas la totalité de la confession mais, à moins que la confession dans son ensemble ait été jugée volontaire, seulement les parties de cette confession qui ont abouti à la découverte du cadavre. Dans la présente affaire, des passages de la déclaration faite par l’appelant le 7 septembre et la totalité de l’interrogatoire du 14 septembre ont été mis en preuve dans les deux cas sans qu’un «voir dire» soit tenu pour établir si l’une ou l’autre ou les deux déclarations avaient été volontaires. Il est vrai que le sergent d’état-major Dwernichuk a dit avoir mis l’accusé en garde, mais il a fait cette déclaration en présence du jury.
L’affaire Piché c. La Reine[11], citée par mon collègue le Juge Ritchie, a décidé que «les déclarations justificatives d’un accusé à une personne ayant autorité seront assujetties, lors d’un «voir dire», aux mêmes exigences que les déclarations incriminantes…». L’affaire Piché ne peut servir de fondement à la proposition selon laquelle la question de savoir si une déclaration apportée en preuve par le ministère public a été faite volontairement ou non peut se décider en présence du jury. Cette situation ne s’est pas présentée dans l’affaire Piché. La seule manière dont un juge, lors d’un procès par jury, peut déterminer si une déclaration, faite par l’accusé à une personne ayant autorité, et présentée par le ministère public, est volontaire ou non est de procéder à un «voir dire» en l’absence du jury. Il n’y en a pas eu en l’espèce et, à mon avis, cette erreur est si importante que cette Cour ne saurait conclure qu’aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave ne s’est produite.
En conséquence, je suis d’avis qu’il y a lieu d’écarter la déclaration de culpabilité et d’ordonner un nouveau procès.
LE JUGE SPENCE (dissident) — J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mes collègues les Juges Ritchie, Pigeon et Laskin; cependant, je crois devoir présenter d’autres motifs succincts. Je ne
[Page 799]
rappellerai les faits que dans la mesure où ils se rapportent aux présents motifs.
Je souscris à l’avis des Juges Pigeon et Laskin que les cinq alinéas des directives du juge de première instance au jury, cités par le Juge Laskin, constituent des instructions erronées. Je ne puis cependant admettre avec les Juges Ritchie et Pigeon qu’il ne s’agit pas là d’une erreur fatale, ni que ces instructions ont été corrigées par d’autres directives où le savant juge de première instance a, ailleurs dans son exposé, correctement énoncé la règle concernant la preuve indirecte. D’autre part, je pense comme le Juge Laskin que les erreurs signalées auraient pour effet de permettre au jury d’appliquer à l’appréciation de la force de la preuve indirecte un critère beaucoup moins strict que la norme établie par le baron Alderson dans l’affaire Hodge[12]. Ce critère a reçu à maintes reprises l’approbation de cette Cour et son emploi, bien que certainement pas dans ses termes précis, a été exigé lorsque la preuve était entièrement ou en majeure partie indirecte.
A mon avis, une autre décision, rendue au cours du procès, a donné lieu à une erreur qu’aucune directive de l’exposé ne peut avoir corrigée et qui appelle un nouveau procès. Le Juge Laskin en a exposé les circonstances à propos du témoignage du sergent d’état-major Dwernichuk. Ce dernier a dit avoir interrogé l’accusé le 7 septembre, jour de l’arrestation de celui-ci. Le savant juge de première instance a décidé, sans qu’il n’ait d’abord été procédé à un «voir dire» régulier, que le témoignage du sergent d’état-major sur cet interrogatoire était recevable pour le motif que les déclarations qu’y avait faites l’accusé étaient entièrement justificatives. Rappelé à la suite de cette décision du juge de première instance, le sergent a déclaré qu’il avait mis l’accusé en garde et que ce dernier avait dit comprendre le sens de la mise en garde. Le sergent a alors rapporté avec force détails le compte rendu qu’a fait l’accusé de ses activités entre le mois de juin de cette année-là et son arrestation, le 7 septembre. Il a ajouté qu’il avait pris des notes de cette longue déclaration, mais que plus tard, soit le 14 septembre, à l’occasion de l’un des nombreux interrogatoires auxquels il avait soumis l’accusé, ce dernier les avait déchirées.
[Page 800]
Bien que le procureur de l’accusé ait contre-interrogé le sergeant d’état-major Dwernichuk sur le caractère volontaire de cette longue déclaration, ce contre-interrogatoire a eu lieu en présence du jury. Comme je l’ai dit, il n’y a pas eu de «voir dire» régulier tenu en l’absence du jury. Le procureur de l’accusé n’a pas eu l’occasion de présenter de preuve quant au caractère volontaire de la déclaration ni d’arguments sur cette question après que le ministère public eut soumis sa preuve. Le débat sur la recevabilité de la preuve, qui a eu lieu en l’absence du jury, est intervenu avant la déposition du sergent et avait pour objet de déterminer ce qu’allait être cette preuve. L’argumentation aux fins de faire admettre cette preuve et la décision de la recevoir se fondaient uniquement sur ce qu’elle était entièrement justificative. Le procureur de l’accusé s’était opposé à la réception de la preuve et avait précisé en ces termes les points à trancher:
[TRADUCTION] M. HUDSON: Oh, oui. C’est une chose que je n’ignore pas, mais elle est longue et deux questions se posent. La première est, je crois: est-elle justificative ou incriminante? Et la deuxième: est-elle volontaire?
ce à quoi le tribunal a répondu:
[TRADUCTION] Son caractère volontaire n’entre en jeu que si nous la jugeons incriminante.
Le dossier ne renferme pas la transcription du résumé des procureurs mais on peut facilement concevoir combien préjudiciable serait la mention par le ministère public d’une déclaration de l’accusé, faite le jour de son arrestation, dont le ministère public aurait établi la fausseté point par point. Comme l’ont signalé mes collègues, le savant juge de première instance, dans son exposé, s’est contenté de résumer brièvement, selon leur ordre de présentation, les dépositions des différents témoins du ministère public, la défense n’ayant pas présenté de témoins. Voici ce qu’il a dit du témoignage du sergent d’état-major Dwernichuk à ce sujet:
[TRADUCTION] Le sergent d’état-major Dwernichuk a témoigné que l’accusé a relaté en détail ce qu’il avait fait entre le 14 août et le 7 septembre et, de plus, que l’accusé a déchiré ces notes au cours d’une conversation subséquente avec lui, le 14 septembre. Le sergent d’état-major Dwernichuk a également parlé du voyage
[Page 801]
qu’ils ont fait, soit McLeod, l’accusé et lui-même, le 14 septembre et qui a abouti à la découverte du corps de la victime au nord du mille 1011.6.
Cependant, bien auparavant dans son exposé, le juge de première instance avait dit:
[TRADUCTION] La thèse du ministère public c’est que les actes de l’accusé dans la nuit — la soirée — du 22 août et le jour lorsqu’il était chez les Chapman, le 23 août, ses fausses déclarations — les fausses déclarations que le ministère public prétend que l’accusé a faites, le fait que le ministère public allègue que l’accusé savait où se trouvait le corps de Graffie George, tout indique que l’accusé savait que celle-ci était morte.
Cette Cour, dans l’arrêt Piché c. La Reine[13], rendu le 26 juin 1970, a décidé qu’aucune déclaration faite par un accusé à une personne ayant autorité, qu’on prétende que cette déclaration soit justificative ou incriminante, n’est recevable en preuve avant que par un «voir dire» régulier on en ait déterminé le caractère volontaire. Cet arrêt, évidemment, a été rendu longtemps après l’exposé du juge de première instance en la présente espèce. Il établit cependant le droit au Canada maintenant et lorsque sera décidé le présent pourvoi et je suis d’avis qu’il s’applique particulièrement à la présente affaire. Il s’ensuit donc que du fait qu’on a admis la déclaration faite par l’accusé au sergent d’état-major Dwernichuk le 7 septembre sans en déterminer le caractère volontaire par un «voir dire» régulier, on a présenté au jury une preuve irrecevable, très importante et très préjudiciable. Le 7 septembre, l’accusé était en état d’arrestation. Il est vrai qu’aucune accusation n’avait encore été portée contre lui et que, selon le sergent d’état-major Dwernichuk, les chefs d’accusation envisagés étaient la pénétration par effraction et l’enlèvement. Le sergent d’état-major a toutefois admis avoir dit à l’accusé qu’il recherchait Graffie George, sur la personne de qui l’accusé a été déclaré coupable d’homicide involontaire. Il ne peut donc y avoir de doute que l’accusé se savait en danger au moment où il a fait cette déclaration.
[Page 802]
A mon avis, l’arrêt de cette Cour dans La Reine c. Wray[14], rendu le 26 juin 1970 également, ne peut influer sur cette question. Je ne me préoccupe pas de la preuve de la découverte du cadavre de la victime par suite des déclarations et actes de l’accusé bien après le 7 septembre, mais je me préoccupe de l’admission de la déclaration faite par l’accusé ce 7 septembre, sans aucune vérification régulière de son caractère volontaire.
J’en viens, pour terminer, aux dispositions du sous-alinéa (iii) de l’al. (b) du par. (1) de l’art. 592 du Code criminel. Mes collègues les Juges Ritchie et Pigeon sont d’avis qu’il y a lieu d’appliquer cet article et de rejeter le pourvoi. Je dois cependant, d’accord avec mon collègue le Juge Laskin, adopter un avis contraire. Cette Cour a décidé dans quelles conditions doit s’appliquer l’alinéa précité du Code dans une série d’arrêts qui vont de l’affaire Allen c. Le Roi[15] à l’affaire Colpitts c. La Reine[16], dans laquelle à la page 755 ont été adoptés les termes de l’arrêt Brooks c. Le Roi[17]:
[TRADUCTION] Une fois établi qu’il y avait eu directive erronée sur un point important, il incombait au ministère public de convaincre la cour que si les jurés avaient reçu les directives qu’ils auraient dû recevoir, ils n’auraient pu raisonnablement faire autrement que de trouver l’appelant coupable.
Je suis d’avis qu’un tel critère s’applique aussi bien à la présentation d’éléments de preuve irrecevables qu’à une instruction erronée contenue dans l’exposé d’un juge au jury. On ne peut conclure qu’un jury correctement instruit sur une preuve recevable, c’est-à-dire qui n’aurait pas entendu de preuves irrecevables très préjudiciables, comme c’est le cas en l’espèce, n’aurait pu faire autrement que de déclarer l’accusé coupable.
Pour ces motifs, je suis d’avis qu’il y a lieu d’accueillir le pourvoi et d’ordonner un nouveau procès.
LE JUGE PIGEON — Les faits et les questions en litige sont énoncés dans les motifs de mes collègues les Juges Ritchie et Laskin. Bien que,
[Page 803]
dans l’ensemble, je sois d’accord avec le premier, je dois dire que, considérés isolément, les cinq alinéas portant sur la preuve indirecte, au début de l’exposé du juge au jury, constitueraient, à mon avis, des instructions erronées.
Dans le deuxième alinéa, où est illustrée la différence entre une preuve directe et une preuve indirecte, toute la seconde phrase, soit l’exemple de ce qui est preuve indirecte, est, à mon avis, entachée d’erreur, et non seulement les derniers mots. Même si les faits (a) [TRADUCTION] «qu’on a trouvé A en possession d’un poignard à la lame particulièrement longue» et (b) «qu’un tel poignard pourrait avoir causé la blessure infligée à B» seraient recevables comme preuve si A était accusé d’avoir poignardé B, on ne pourrait, à proprement parler, qualifier cette preuve de «preuve indirecte». Elle ne fait que révéler une possibilité, suggérer une hypothèse, ou tout au plus, éveiller un soupçon.
Le concept de la preuve indirecte comme il se dégage des auteurs et des précédents, notamment McLean c. Le Roi[18], exige des faits tels que leur existence soit une prémisse d’où l’on puisse conclure à l’existence du fait principal en logique rigoureuse. Pour justifier une condamnation, ces faits doivent être tels que le jury puisse à juste titre en déduire la culpabilité de l’accusé. Si de l’ensemble des faits prouvés on ne peut logiquement déduire la culpabilité, il n’est pas nécessaire d’aborder l’autre question, celle de savoir si quelque autre conclusion logique est possible. La question de savoir si le poids de la preuve est suffisant ne se pose pas: il n’y a pas de preuve. Telle est clairement la situation dans le cas hypothétique présenté au jury comme illustration de la «preuve indirecte». Je ne puis admettre, comme la Cour d’appel, que parce qu’il ne servait qu’à expliquer la différence entre les deux genres de preuve, cet exemple n’est pas trompeur en soi.
Ensuite, dans le dernier des cinq alinéas dont il a été fait mention, le juge dit aux jurés qu’il est de leur devoir [TRADUCTION] de «lui [l’accusé] accorder le bénéfice du doute» si «la preuve est aussi compatible avec l’innocence de l’accusé qu’avec sa culpabilité». Bien que littéralement
[Page 804]
exacte, cette remarque, à mon avis, est bien trompeuse parce qu’elle implique clairement que si la preuve indirecte est plus compatible avec la culpabilité qu’avec l’innocence, un verdict de culpabilité peut être rendu. Si, à propos d’une inculpation d’acte criminel reposant sur une preuve indirecte, les faits se révèlent aussi compatibles avec l’innocence qu’avec la culpabilité de l’accusé, il ne s’agit pas d’accorder à ce dernier «le bénéfice du doute». Il n’y a tout simplement pas de preuve parce que, comme j’ai dit plus haut, la preuve indirecte exige des faits dont la seule déduction logique est la culpabilité. Si, logiquement, l’innocence peut également être déduite, aucune preuve de culpabilité n’existe.
Je ne puis admettre que l’erreur du dernier alinéa soit rachetée par l’énoncé correct de la règle dans l’alinéa qui le précède immédiatement. Je reconnais cependant que la règle relative à la preuve indirecte n’est qu’une formule dont le but est de faciliter l’application du critère reconnu de la preuve «hors de tout doute raisonnable» à une affaire criminelle reposant sur une telle preuve. On induit donc sérieusement le jury en erreur en associant cette règle avec une directive qui implique, de fait, un critère différent et beaucoup moins strict.
J’ai jugé particulièrement nécessaire de traiter assez longuement des cinq alinéas susmentionnés parce que, comme le signale mon collègue le Juge Laskin, ils sont tirés textuellement de modèles d’instructions proposés dans un ouvrage courant. Il ne s’agit donc pas de directives improvisées, mais d’instructions préparées par écrit à l’avance. Il faut espérer qu’on prendra les mesures voulues pour s’assurer que tous ceux qui se servent de cet ouvrage ainsi que de sa version française soient avisés de la nécessité de corriger les alinéas fautifs.
Bien que pour les motifs ci-dessus je doive conclure que, considérés isolément, les cinq alinéas susmentionnés des directives du juge de première instance sur la preuve indirecte, au début de son exposé, constituent une instruction erronée, il faut examiner tout l’exposé en fonction des faits particuliers de l’affaire pour déterminer si, dans l’ensemble, il y a véritablement eu instruction erronée. Il est à remarquer ici qu’à la suite de ces directives préliminaires, le
[Page 805]
juge a expliqué la nature de l’acte criminel imputé. Il a terminé comme suit cette partie de son exposé, après avoir énuméré les éléments à établir en preuve:
[TRADUCTION] Par conséquent, si après avoir considéré l’ensemble de la preuve, les plaidoiries des procureurs et mon exposé, vous en venez à la conclusion que le ministère public a prouvé à votre satisfaction, hors de tout doute raisonnable, chacun de ces éléments, il est de votre devoir, dans ce cas, de déclarer l’accusé coupable de l’infraction d’homicide involontaire.
Par contre, si après avoir considéré l’ensemble de la preuve, les plaidoiries des procureurs et mon exposé, vous en venez à la conclusion que le ministère public n’a pas prouvé à votre satisfaction, hors de tout doute raisonnable, l’un ou l’autre ou l’un et l’autre élément, il est de votre devoir, dans ce cas, d’accorder le bénéfice du doute à l’accusé et de l’acquitter.
A mon avis, ces directives parfaitement claires à propos du fardeau de la preuve, venant après une énumération des éléments de l’infraction, ont nettement dissipé quant au critère applicable à la preuve toute interprétation regrettable à laquelle aurait pu donner lieu le dernier alinéa des directives préliminaires sur la preuve indirecte.
Le juge de première instance a ensuite «traité de la thèse du ministère public» et a terminé comme suit cette partie de son exposé:
[TRADUCTION] Le ministère public dit que la façon dont Graffie George est morte est inconciliable avec un accident, qu’elle était en compagnie de l’accusé lorsqu’elle est morte, qu’elle est morte par suite des actes d’une autre personne et que cette autre personne était l’accusé. Le ministère public dit qu’une seule conclusion logique est possible: la victime est morte à la suite de voies de fait commises par l’accusé.
Au sujet de la thèse de la défense, le juge a dit, notamment, après un certain alinéa cité par mon collègue le Juge Ritchie:
[TRADUCTION] La défense dit qu’une conclusion logique qui n’est pas incompatible avec la preuve c’est que Graffie George a fait une chute accidentelle dans les collines ou dans le ruisseau et que cette chute a pu logiquement causer les blessures en question; elle dit, en outre, qu’il y a bien d’autres conclusions logiques sur la façon dont la victime est morte.
[Page 806]
Enfin, avant de passer en revue la preuve, le juge a terminé cette partie de son exposé en disant:
[TRADUCTION]…le ministère public dit: Si la mort a été accidentelle, pourquoi le cadavre était-il enveloppé? La réponse de la défense à la thèse du ministère public, c’est que, d’après le témoignage du médecin, le Dr. Morrow, la mort de la victime serait survenue à un moment où celle-ci était en compagnie de quelqu’un qui, ne sachant pas la raison de la mort aurait, par crainte, enveloppé le cadavre. C’est la réponse de la défense à cette partie de la thèse du ministère public.
Il ressort donc qu’en expliquant l’application de la règle de la preuve indirecte aux faits réels de l’affaire, le juge de première instance s’est toujours, à bon droit, fondé exclusivement sur l’énoncé exact, c’est-à-dire, que cette preuve doit exclure toute autre conclusion logique. Il a aussi correctement relié cette règle à des faits qui constituaient indubitablement une preuve indirecte, et qui n’étaient pas uniquement motifs de conjectures ou de soupçons.
En l’instance, les faits qui ont été considérés comme preuve indirecte ne pourraient aucunement être comparés à ceux de l’exemple malencontreux qui a été donné. Ils répondent incontestablement au vrai concept d’une telle preuve et on ne saurait prétendre qu’il n’y a pas de preuve. En conséquence, vu la manière dont le juge de première instance a, après son entrée en matière, exposé au jury les faits concrets de l’affaire, je dois conclure que l’exemple malencontreux de la différence entre une preuve directe et une preuve indirecte n’a pu aucunement induire le jury en erreur et que, dans l’ensemble, cette regrettable inexactitude ne constitue pas une instruction erronée.
Je pense aussi comme le Juge Ritchie que, de toute manière, il y a lieu d’appliquer en l’espèce les dispositions du sous-alinéa (iii) de l’alinéa (b) du par. (1) de l’art. 592 du Code criminel et c’est pour ce motif que je souscris au rejet du pourvoi nonobstant la décision rendue dans Piché c. La Reine[19].
Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
[Page 807]
LE JUGE LASKIN (dissident) — Dans la présente affaire, il est reconnu que le juge de première instance a donné une instruction erronée et il est également reconnu que cette erreur n’a été corrigée dans aucune autre partie de l’exposé au jury. Nous sommes donc en présence de la question qui se pose souvent: malgré cette instruction erronée non rectifiée, l’exposé, dans son ensemble, répond-il aux conditions voulues? Cette question est bien distincte de celle de savoir si un tort important ou une erreur judiciaire grave s’est produite. En réalité, il n’y a pas la moindre raison d’invoquer les dispositions du sous-alinéa (iii) de l’alinéa (b) du par. (1) de l’art. 592 du Code criminel à l’encontre de l’accusé. Si l’instruction erronée est fatale quant à la déclaration de culpabilité, l’accusé a droit tout au moins à un nouveau procès.
Je ne doute pas que l’erreur soit fatale et qu’il doive y avoir un nouveau procès. Mes motifs seront d’autant plus brefs que je fais mien le résumé de l’affaire que donne dans sa dissidence le Juge d’appel Branca de la Cour d’appel du territoire du Yukon[20].
Le problème fondamental, dans le présent pourvoi, se rapporte aux éléments de droit et de fait de la preuve indirecte et à l’obligation du juge de première instance lorsqu’il les résume au jury. Trois questions dominent dans la présente affaire, telle qu’elle s’est développée par les témoignages: premièrement, y a-t-il eu voies de fait contre la victime? Deuxièmement, ces voies de fait ont-elles causé la mort de la victime? Troisièmement, l’appelant est-il l’auteur de ces voies de fait? Aucune preuve directe n’établit la perpétration d’une infraction et aucune preuve directe n’implique l’accusé dans l’infraction imputée. Bien que l’accusé et la victime aient vécu ensemble, il n’y a aucune indication qu’ils aient été en désaccord ni qu’il existait un mobile pour la perpétration de quelque infraction que ce soit contre la victime.
Puisque le procès a reposé entièrement sur la force de la preuve indirecte présentée par le ministère public (la défense n’ayant pas administré de preuve), il importe avant tout de savoir si le juge de première instance a satisfait ou non à
[Page 808]
l’obligation qui lui incombait, dans ces circonstances, lorsqu’il a donné ses instructions au jury. Que devait-il dire au sujet de la nature de la preuve indirecte, et a-t-il convenablement éclairé le jury sur les règles de droit applicables à la preuve indirecte, avant que le jury puisse se prononcer contre l’accusé sur les points en litige?
Les passages ci-après, qui se suivent dans l’allocution du juge, constituent la totalité des instructions de ce dernier sur les aspects de droit et de fait de la preuve indirecte:
[TRADUCTION] Toute la preuve présentée au cours du présent procès est ce qui s’appelle une preuve indirecte. Pour vous rappeler la différence entre une preuve indirecte et ce qui s’appelle une preuve directe, je vous donne l’exemple suivant.
Lorsqu’un témoin déclare avoir vu A poignarder B avec un couteau, c’est une preuve directe que A a poignardé B. Lorsqu’un témoin déclare qu’il a trouvé A en possession d’un poignard à la lame particulièrement longue et qu’un autre témoin affirme qu’un tel poignard peut avoir causé la blessure infligée à B, c’est une preuve indirecte qui tend à établir que, de fait, A a poignardé B.
Ces deux formes de preuve sont également recevables, mais la supériorité de la preuve directe tient au fait qu’elle ne comporte qu’une seule source d’erreur, soit l’incertitude du témoignage humain, tandis que dans la preuve indirecte, outre l’incertitude du témoignage humain, il faut tenir compte de la difficulté de tirer une conclusion juste de la preuve indirecte.
Il est donc de mon devoir de vous exhorter à ne pas déclarer l’accusé coupable sur la seule preuve indirecte, à moins d’être convaincus, non seulement que la preuve indirecte est compatible avec la conclusion que l’accusé a commis l’infraction dont il est inculpé, mais aussi que les faits prouvés sont tels qu’ils sont incompatibles avec toute autre conclusion logique que celle de la culpabilité de l’accusé.
Si vous en venez à la conclusion que la preuve est aussi compatible avec l’innocence de l’accusé qu’avec sa culpabilité, il est alors de votre devoir de lui accorder le bénéfice du doute et de ne pas le déclarer coupable sur la seule preuve indirecte.
Il est évident que le juge de première instance n’a pas expliqué le sens de la preuve indirecte si ce n’est par un exemple clairement inacceptable.
[Page 809]
En toute déférence pour la majorité de la Cour d’appel du territoire du Yukon, je ne pense pas, comme eux, que cette erreur soit sans conséquence du fait que (1) le juge de première instance ait voulu simplement illustrer la différence entre une preuve directe et une preuve par déduction et (2) que cet exemple abusif ait été suivi d’un énoncé exact de la règle de l’affaire Hodge[21]. C’est tout simplement confondre le critère juridique sur lequel, d’après l’affaire Hodge, doit reposer l’évaluation d’une preuve indirecte, avec le raisonnement dont dépend la force d’une preuve indirecte. A mon avis, l’erreur commise par le juge de première instance ne pourrait être jugée sans conséquence que si ce dernier n’avait pas été tenu, en l’espèce, de faire plus que de signaler au jury en termes généraux, comme il l’a d’ailleurs fait, la différence entre une preuve directe et une preuve indirecte. Je n’estime pas que c’était suffisant pour les fins de l’affaire dont il était saisi, encore moins après l’exemple erroné dont il s’est servi.
De plus, ce défaut se trouve aggravé par la façon dont le juge a résumé les débats au jury. Après avoir renseigné ce dernier sur le droit, exposé la thèse du ministère public de même que les moyens de défense possibles d’après la preuve, le juge a simplement relaté ce que chacun des témoins avait dit (à une importante exception près, sur laquelle je reviendrai) sans rattacher leurs témoignages aux points en litige et sans rappeler, directement ou par une mise en garde générale, la nécessité de distinguer, relativement à ces points, les faits qui pouvaient être raisonnablement probants de ceux dont on ne pouvait pas tirer de conclusions à cet égard.
Ce que doit dire le juge de première instance dans son exposé au jury, lors d’un procès pour homicide, dépend, bien sûr, des points en litige et de la nature de la preuve qui les concerne. Le principe général que l’exposé ne doit pas nécessairement suivre une formule particulière et qu’il ne doit pas être «passé au peigne fin» n’est qu’un principe général; cette dernière observation s’applique aussi bien à une analyse des directives, pour montrer qu’elles sont suffisantes, qu’à leur
[Page 810]
examen, pour en déceler les erreurs fatales. Les points suivants montrent pourquoi le principe général que j’ai mentionné ne peut servir à masquer ce que je considère comme des insuffisances graves dans l’affaire qui nous occupe.
Premièrement, c’est sur le témoignage d’un pathologiste cité par la poursuite qu’on s’est fondé pour déterminer s’il y avait eu infraction entraînant la mort de la victime. Le pathologiste n’a trouvé ni écorchure, ni meurtrissure, ni coupure ni lacération externes sur le cadavre. L’autopsie a révélé deux meurtrissures sur la paroi thoracique, au niveau des côtes, mais les côtes et les organes pectoraux n’accusaient aucune trace de blessure. Deux hémorragies du foie ont été reliées aux meutrissures internes. Une meurtrissure importante a été constatée dans les tissus du cuir chevelu, au sommet de la tête, mais aucune plaie sur la peau; et bien que le crâne n’ait présenté aucun signe de fracture, une hémorragie sous-durale, au-dessus du côté gauche du cerveau, qui s’était affaissé sous la pression de l’hémorragie, avait causé la mort. Selon le témoin, la meurtrissure à la tête résultait de l’application d’une force de nature contondante et pouvait être attribuable à un coup que la victime se serait infligé ou à une chute accidentelle. Selon le témoin, la mort n’aurait pas été instantanée et aurait pu survenir au bout de quelques heures, peut-être même dix heures, précédée de maux de tête, parfois d’étourdissements et de vaccillements.
La preuve médicale, à elle seule, ne pourrait fonder la conclusion que la mort de la victime résulte d’un délit commis par une autre personne, si cette conclusion doit satisfaire au critère selon lequel la preuve doit être incompatible avec toute autre conclusion logique. Le juge de première instance n’a pas signalé ce point dans son exposé et s’est abstenu de tout commentaire sous ce rapport en résumant le témoignage du pathologiste. Je ne considérerais pas que cette omission est en soi fatale à l’exposé, mais il y a plus.
Deuxièmement, le résumé qu’a fait le juge de première instance des dépositions de chacun des témoins présente des faiblesses en ce qui concerne le témoignage du sergent d’état‑major Dwernichuk. Ce dernier a déposé au sujet des déclarations faites par l’accusé le 7 septembre 1967, le
[Page 811]
jour de son arrestation, au cours d’un interrogatoire d’une heure et demie. L’accusé n’avait été arrêté en vertu d’aucune accusation; on lui avait simplement dit que la police enquêtait sur l’endroit où pouvait être la victime. D’autres interrogatoires ont eu lieu les 8, 9, 10, 11 et 14 septembre. De fait, le témoin a dit: [TRADUCTION] «Je ne me rappelle pas exactement… le nombre exact d’interrogatoires. Au moins deux par jour et, certains jours, je crois, trois.» Les policiers ont pris des notes sur ce qu’a dit l’accusé lors de ces interrogatoires, mais ce qu’il a dit n’a pas été consigné et l’accusé n’a rien signé. Le 14 septembre, on a remis les notes de l’interrogatoire du 7 septembre à l’accusé, qui les a déchirées. Le procureur du ministère public a dit au juge de première instance que l’accusé avait demandé à voir les notes et avait dit, en les déchirant: [TRADUCTION] ««ce n’est pas exact», ou quelque chose du genre». Le même jour, l’accusé s’est ensuite rendu avec les policiers à un certain nombre d’endroits et finalement à celui où on a trouvé le corps de la victime enveloppé dans une toile de tente.
Ce que la police a voulu mettre en preuve c’est le souvenir qu’avait le sergent d’état-major Dwernichuk de ce que l’accusé avait dit le 7 septembre, et ce qui a été fait le 14 septembre. La question d’un «voir dire» a été soulevée au sujet de cet interrogatoire du 7 septembre, mais le juge de première instance a décidé que la preuve que l’on voulait soumettre étant entièrement justificative, elle était recevable sans «voir dire». Le procureur de la défense s’était aussi opposé à la sélection que voulait faire le ministère public, soit de ne présenter que les déclarations faites lors de ce seul interrogatoire, à l’exclusion des autres.
Les déclarations de l’accusé telles qu’elles furent rapportées de vive voix par le sergent d’état-major, constituent un compte rendu détaillé de ses activités et déplacements et des rapports qu’il entretenait avec la victime au cours de l’été de 1967, et en particulier du 14 août 1967 jusqu’à son arrestation, le 7 septembre. Le juge de première instance a fait état de ce témoignage dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Le sergent d’état-major Dwernichuk a témoigné que l’accusé a relaté en détail ce qu’il avait
[Page 812]
fait entre le 14 août et le 7 septembre et, de plus, que l’accusé a déchiré ces notes au cours d’une conversation subséquente avec lui, le 14 septembre. Le sergent d’état‑major Dwernichuk a également parlé du voyage qu’ils ont fait, soit McLeod, l’accusé et lui-même, le 14 septembre et qui a abouti à la découverte du corps de la victime au nord du mille 1011.6.
Le procureur de l’accusé n’a pas contesté la recevabilité en soi de la preuve des déclarations de ce dernier (après que ces déclarations eurent été jugées entièrement justificatives); la question récemment examinée par cette Cour dans l’arrêt Piché c. La Reine[22] prononcé le 26 juin 1970 (et je souscris à la décision rendue) ne se pose donc pas. Il a cependant élevé une objection à ce que le juge de première instance ait mentionné cette preuve sans réserves, particulièrement en raison d’une observation précédente dans l’exposé du juge au sujet des: [TRADUCTION] «fausses déclarations que l’accusé — que le ministère public prétend que l’accusé a faites». Si les déclarations ont été jugées recevables parce qu’elles étaient toutes justificatives — et ce n’est en somme que parce qu’elles ne renferment aucun aveu de culpabilité que je puis les considérer telles — le juge de première instance ne pouvait en faire mention sans commentaires (et sans même rappeler au jury qu’elles étaient une preuve qui pouvait être tout aussi favorable que défavorable à l’accusé), vu qu’elles comportaient divers aveux qui, sans directives appropriées, pouvaient tromper le jury en l’amenant à déduire que l’accusé était coupable. La probabilité de telles déductions se trouve renforcée par l’exemple erroné d’une preuve indirecte dont s’est servi le juge de première instance.
Troisièmement, le fait que le juge de première instance n’a pas relié les témoignages aux points en litige, compte tenu du caractère indirect de la preuve du ministère public, est d’autant plus évident qu’il parle du témoignage de Linda Chapman (devenue Mme Boily par la suite) sans mentionner, voire y rattacher, certaines précisions de la déposition du témoin Kerry. Le Juge d’appel Branca a étudié ce point et il n’est pas nécessaire de le reprendre en détail ici.
[Page 813]
A cet égard, la preuve portant sur le moment du vol de la toile de tente qui enveloppait le cadavre de la victime, bien que, considérée isolément, elle ne soit pas une erreur pouvant donner lieu à cassation, a également son importance. Il en va de même de la preuve relative à la boîte de gibier dépecé que l’accusé a transportée en camion le 27 août, preuve qui pouvait amener à conjecturer plutôt qu’à déduire que l’accusé avait caché le cadavre de la victime dans cette boîte.
Je ne saurais mieux résumer ma conclusion qu’il y a eu, en l’espèce, défaut d’instruction équivalant à une instruction erronée, qu’en citant les remarques attribuées au Baron Alderson, qui a présidé l’affaire Hodge, consignées dans un recueil manuscrit de l’époque et reprises dans Wills On Circumstantial Evidence (7e éd., 1937), à la p. 45:
[TRADUCTION] Il était nécessaire de mettre le jury en garde contre le danger d’être induit en erreur par une suite de preuves indirectes. On peut prendre plaisir à adapter les circonstances les unes aux autres, et au besoin, à les dénaturer légèrement, pour les forcer à former des éléments d’un tout cohérent; et plus est grande son ingéniosité, plus l’individu est porté, en étudiant des questions de ce genre, à exagérer et à se tromper, à ajouter quelque petit lien qui manque et à prendre pour acquis certain fait compatible avec les thèses qu’il a déjà formées et nécessaire pour compléter celles-ci.
Même si la question tranchée par cette Cour dans Piché c. La Reine ne l’était pas encore au moment du procès qui s’est tenu dans la présente cause, je ne crois pas que cela doive enlever à l’accusé le droit de bénéficier de la protection qu’offre cette décision, dans la mesure où il peut le faire dans le présent pourvoi. Ainsi, à part toutes autres considérations retenues dans les présents motifs, le fait que le ministère public n’a pas établi que les déclarations de l’accusé étaient volontaires, bien qu’elles aient été justificatives, justifie une annulation de la déclaration de culpabilité et un nouveau procès.
Le procureur du ministère public a admis que le juge de première instance a confondu le principe du doute raisonnable et la règle concernant la preuve indirecte, mais il a soutenu que ni cette erreur, ni d’autres, n’étaient, compte tenu de
[Page 814]
l’ensemble de l’exposé, fatales à la déclaration de culpabilité. La confusion dont il était question c’est celle du dernier alinéa du passage de l’exposé déjà cité, que je reprends ici:
[TRADUCTION] Si vous en venez à la conclusion que la preuve est aussi compatible avec l’innocence de l’accusé qu’avec sa culpabilité, il est alors de votre devoir de lui accorder le bénéfice du doute et de ne pas le déclarer coupable sur la seule preuve indirecte.
S’il n’y avait, dans cet alinéa, qu’une confusion du genre qu’on a dit, je n’aurais pas pensé que le jury ait pu être induit en erreur parce que, dans un cas comme dans l’autre, les jurés auraient compris le lourd fardeau de la preuve qui incombait au ministère public. L’erreur de cet alinéa ne se limite pas cependant à ce qu’a admis le procureur du ministère public car il donne à penser que le fardeau de la preuve incombant au ministère public est moindre que l’obligation de faire une preuve hors de tout doute raisonnable, et c’est là une formule qui ne devrait pas être employée. De toute façon, la concession faite par le procureur appelle une observation.
Lorsqu’une preuve indirecte est admise contre un accusé, il est maintenant obligatoire dans notre pays que soient données au jury des directives conformes à la formule tirée du texte de la décision Hodge[23] ou, si le juge de première instance siège sans jury, qu’il en soit tenu compte. Je ne considère pas que cette formule impose au ministère public un fardeau de preuve autre ou plus lourd que le fardeau traditionnel de faire une preuve hors de tout doute raisonnable. Ce fardeau est évidemment l’obligation ultime à laquelle il faut satisfaire une fois que toute la preuve est présentée. D’une certaine façon, on peut dire que ce fardeau traditionnel incombe au ministère public à l’égard de chaque point en litige dans une affaire particulière. Ainsi, un juge de première instance peut, à bon droit, dire au jury ou décider pour sa propre gouverne que lorsque la preuve d’un point en litige repose entièrement sur une preuve indirecte, celle-ci doit fonder la preuve déductive nécessaire de telle sorte qu’il serait déraisonnable d’en arriver à
[Page 815]
quelque autre conclusion. Effectivement, le Juge Cartwright (alors juge puîné) a signalé dans Lizotte c. Le Roi[24], qu’une directive dans les termes de l’affaire Hodge s’impose quand on cherche à établir par preuve indirecte un élément essentiel d’une infraction.
J’ai, à dessein, employé le mot «déraisonnable» plutôt que les mots «incompatible avec toute autre conclusion logique» parce que l’emploi de mots clé différents pour indiquer au jury son devoir ultime peut, je pense, prêter à confusion ou créer un double critère et ainsi déconcerter les jurés. Dans un arrêt récent de cette Cour, Wild c. La Reine[25], rendu le 19 mars 1970, le Juge en chef Cartwright et le Juge Spence, tous deux dissidents sur la question de savoir si une application qu’on prétend erronée de la règle formulée dans l’affaire Hodge soulevait une question de droit, ont respectivement dit de cette règle, qu’il ne s’agissait «[que d’]un exemple de l’application du principe qu’un tribunal ne peut déclarer un prévenu coupable que s’il est convaincu de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable» et qu’elle comportait «un certain [mélange avec] la doctrine du «doute raisonnable»».
Ces observations indiquent que l’exposé du juge au jury serait plus clair si les directives sur la preuve indirecte étaient telles qu’elles ne donnent pas à croire qu’il peut y avoir, dans une affaire où entre en jeu ce genre de preuve, des fardeaux de la preuve opposés ou distincts. A mon avis, en employant simultanément la formule Hodge et la formule traditionnelle quant au fardeau de la preuve et en les appliquant de façon globale à une affaire prise dans son ensemble, ainsi qu’on le fait souvent, on peut obscurcir l’instruction sur le sens de la preuve indirecte et sur le processus de déduction par lequel se manifeste, le cas échéant, la force probante de cette preuve ou être amené à ne pas donner des directives appropriées à cet égard. Le cas en l’espèce illustre bien ce que j’entends par là sous ce rapport.
Je crois qu’il serait préférable, lorsque la totalité ou une partie de la preuve contre un inculpé
[Page 816]
est indirecte, de ne faire état à l’égard de cette preuve que du fardeau traditionnel tout en soulignant cependant le rôle de la déduction qui donne à une telle preuve sa force et en montrant comment elle peut se rattacher aux points en litige visés par la preuve. Une telle façon de procéder permettrait peut-être plus facilement au jury, sinon également au juge de première instance, de faire la distinction entre l’appréciation de la crédibilité et du poids de la preuve et l’obligation pour le ministère public d’établir, sur l’ensemble de cette preuve, la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable.
En terminant, je veux signaler que l’exemple de la preuve indirecte utilisé par le juge de première instance se retrouve textuellement dans Kennedy, Aids to Jury Charges, Criminal (1965), p. 25. De fait, le juge de première instance s’est fortement inspiré, dans tout son exposé, des modèles proposés dans cet ouvrage.
En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel du territoire du Yukon et la déclaration de culpabilité prononcée contre l’accusé et d’ordonner un nouveau procès sur l’accusation d’homicide involontaire.
Appel rejeté, les JUGES HALL, SPENCE et LASKIN étant dissidents.
Procureurs de l’appelant: Neilson, Hudson & Anton, Whitehorse.
Procureur de l’intimée: D.S. Maxwell, Ottawa.
[1] [1970] 5 C.C.C. 63, 11 C.R.N.S. 152.
[2] (1838), 2 Lewin C.C. 227, 168 E.R. 1136.
[3] [1938] R.C.S. 396, 70 C.C.C. 205, [1938] 3 D.L.R. 719.
[4] [1933] R.C.S. 688 à 690.
[5] [1964] R.C.S. 471, 43 C.R. 391, 47 W.W.R. 591, 46 D.L.R. (2d) 384, [1965] 1 C.C.C. 155.
[6] (1941), 77 C.C.C. 75 à 76.
[7] [1971] R.C.S. 23, [1970] 4 C.C.C. 27, 12 C.R.N.S. 222, 11 D.L.R. (3d) 700.
[8] [1971] R.C.S. 272, [1970] 4 C.C.C. 1, 11 C.R.N.S. 235, 11 D.L.R. (3d) 673.
[9] [1949] O.R. 215, 93 C.C.C. 376, 7 C.R. 464.
[10] [1971] R.C.S. 272, [1970] 4 C.C.C. 1, 11 C.R.N.S. 235, 11 D.L.R. (3d) 673.
[11] [1971] R.C.S. 23, [1970] 4 C.C.C. 27, 12 C.R.N.S. 222, 11 D.L.R. (3d) 700.
[12] (1838), 2 Lewin C.C. 227, 168 E.R. 1136.
[13] [1971] R.C.S. 23, [1970] 4 C.C.C. 27, 12 C.R.N.S. 222, 11 D.L.R. (3d) 700.
[14] [1971] R.C.S. 272, [1970] 4 C.C.C. 1, 11 C.R.N.S. 235, 11 D.L.R. (3d) 673.
[15] (1911), 44 R.C.S. 331.
[16] [1965] R.C.S. 739, 52 D.L.R. (2d) 416.
[17] [1927] R.C.S. 633 à 636.
[18] [1933] R.C.S. 688.
[19] [1971] R.C.S. 23, [1970] 4 C.C.C. 27, 12 C.R.N.S. 222, 11 D.L.R. (3d) 700.
[20] [1970] 5 C.C.C. 63, 11 C.R.N.S. 152.
[21] (1838), 2 Lewin C.C. 227, 168 E.R. 1136.
[22] [1971] R.C.S. 23, [1970] 4 C.C.C. 27, 12 C.R.N.S. 222, 11 D.L.R. (3d) 700.
[23] (1838), 2 Lewin C.C. 227, 168 E.R. 1136.
[24] [1951] R.C.S. 115 à 133, 99 C.C.C. 113, 11 C.R. 357, [1951] 2 D.L.R. 754.
[25] [1971] R.C.S. 101, [1970] 4 C.C.C. 40, 12 C.R.N.S. 306, 11 D.L.R. (3d) 58.