Cour Suprême du Canada
La Reine c. Sheets, [1971] R.C.S. 614
Date: 1971-02-01
Sa Majesté La Reine Appelante;
et
Roy Sheets Intimé.
1970: les 17 et 18 novembre; 1971: le 1er février.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA CHAMBRE D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE L’ALBERTA
APPEL de la Couronne d’un jugement de la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Alberta[1], confirmant une décision du juge de première instance annulant l’acte d’accusation. Appel accueilli.
Ross Paisley, pour l’appelante.
A.M. Harradence, c.r., pour l’intimé.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE EN CHEF — Le 29 septembre 1969, l’intimé a comparu devant M. le Juge H.W. Riley, en la division de première instance de la Cour suprême d’Alberta, sur une accusation intentée en vertu de l’art. 103 du Code criminel. L’article 103 statue:
103. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement de cinq ans tout fonctionnaire qui, relativement aux devoirs de sa charge, commet une fraude ou un abus de confiance, que la fraude ou l’abus de confiance constitue ou non une infraction s’il est commis à l’égard d’un particulier.
L’acte d’accusation déposé contre Roy Sheets se lit comme suit:
[TRADUCTION] D’avoir, à Red Deer, ou aux environs de Red Deer, dans le district judiciaire de Red Deer, en la province d’Alberta, entre le 1er octobre 1966 et le 30 novembre 1966, étant fonctionnaire, illégalement commis un abus de confiance relativement aux devoirs de sa charge, savoir, comme membre du Conseil du comté de Red Deer, d’avoir fait en sorte que soient payés sur les fonds du comté de
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Red Deer, des travaux exécutés pour le compte personnel dudit Roy Sheets, sur ses immeubles, contrairement au Code criminel.
Lors de l’interpellation, l’intimé, selon le par. (1) de l’art. 510, a présenté une motion, avant de plaider, pour faire annuler l’acte d’accusation pour le motif que cet acte ne faisait état d’aucune infraction en droit. Après la présentation d’arguments, le savant Juge a pris la question en délibéré et par jugement prononcé le 18 novembre 1969, il a annulé l’acte d’accusation pour les raisons suivantes:
[TRADUCTION] On ne peut porter d’accusation en vertu de l’art. 103, contre un agent ou un fonctionnaire municipal, parce que le Code établit clairement une distinction entre un fonctionnaire et un «fonctionnaire municipal». Le mot «fonctionnaire» est défini et il s’agit nettement d’une charge relevant soit du gouvernement fédéral, soit d’un gouvernement provincial.
La Couronne a appelé de cette décision à la Chambre d’appel de la Cour suprême, en vertu de l’alinéa (a) du par. (1) de l’art. 584, qui prescrit:
584. (1) Le procureur général ou un conseil ayant reçu de lui des instructions à cette fin peut introduire un recours devant la cour d’appel
(a) contre un jugement ou verdict d’acquittement d’une cour de première instance à l’égard de procédures par acte d’accusation sur tout motif d’appel qui comporte une question de droit seulement; ou …
A l’audition de l’appel, l’intimé a prétendu (i) qu’un jugement annulant un acte d’accusation n’est pas «jugement ou verdict d’acquittement» au sens de l’alinéa (a), du par. (1) de l’art. 584 et que, par conséquent, la Couronne n’avait aucun droit d’appel dans les circonstances et (ii) que le jugement de M. le Juge Riley était bien fondé.
MM. les Juges Johnson et McDermid ont fait droit au premier moyen de l’intimé en s’appuyant sur l’arrêt de cette Cour dans Kipp c. Le procureur général d’Ontario[2]. Comme cela réglait le sort de l’appel, les savants Juges n’ont pas examiné le second moyen de l’intimé. M. le Juge Kane a été dissident. Se fondant sur l’arrêt de
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cette Cour dans Lattoni et Corbo c. La Reine[3], il a conclu que le jugement contesté constituait un jugement ou verdict d’acquittement sur une question de droit seulement, et par conséquent, un jugement dont la Couronne pouvait interjeter appel. Après avoir étudié l’appel au fond, le savant Juge a rejeté comme mal fondée l’opinion qu’un agent ou fonctionnaire municipal ne peut être poursuivi en vertu de l’art. 103 du Code. En fin de compte, l’appel de la Couronne a été rejeté par la majorité en Chambre d’appel[4].
La Couronne a alors demandé la permission de se pourvoir à l’encontre de cet arrêt devant cette Cour, pour le motif que la Chambre d’appel aurait commis une erreur en ne concluant pas que la décision du Juge Riley était un jugement ou verdict d’acquittement et que l’acte d’accusation comportait une accusation valide contre l’inculpé. L’intimé a fait opposition à cette requête, soutenant que cette Cour n’avait pas compétence en la matière. Cette Cour a accordé la permission d’appeler, réservant aux juges qui entendraient le pourvoi la décision sur la question de la compétence.
Sur la question de compétence: — Si le jugement annulant l’acte d’accusation dans cette cause est «un jugement ou verdict d’acquittement» sur une question de droit seulement, le procureur général avait un droit d’appel de plano de ce jugement à la Chambre d’appel de la Cour suprême, en vertu de l’alinéa (a) du par. (1) de l’art. 584, et, de l’arrêt de cette dernière Cour rejetant son appel, il a maintenant un droit d’appel de plano à cette Cour sur la question de droit au sujet de laquelle M. le Juge Kane a été dissident et, avec la permission de cette Cour, un droit d’appel sur toute autre question de droit; le tout selon les dispositions pertinentes de l’art. 598 du Code, qui édicte que:
598. (1) Lorsqu’un jugement d’une cour d’appel… rejette un appel interjeté aux termes de l’alinéa (a) du paragraphe (1) …de l’article 584, le procureur général peut interjeter appel devant la Cour suprême du Canada
(a) sur toute question de droit au sujet de laquelle un juge de la cour d’appel est dissident, ou
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(b) sur toute question de droit, si l’autorisation d’appel est accordée par la Cour suprême du Canada …
Quant à la nature du jugement de M. le Juge Riley, je dois dire, en toute déférence pour l’avis de la majorité de la Chambre d’appel, que je souscris respectueusement à la conclusion de M. le Juge Kane. Les motifs sur lesquels le Juge Riley s’est appuyé pour accueillir la motion pour faire annuler l’acte d’accusation ne tiennent pas à des vices de procédure ou de pure forme, par exemple la multiplicité ou la jonction injustifiée des infractions, ou l’absence d’un énoncé essentiel. Au contraire, son jugement se fonde sur l’interprétation qu’il a donnée à l’art. 103, en vertu duquel l’intimé a été inculpé. Ainsi, à son avis, l’accusé, à qui, comme l’indique le jugement de première instance, on a reconnu la qualité de fonctionnaire municipal élu, ne pouvait à ce titre être validement inculpé en vertu de cet article lequel, correctement interprété, vise uniquement une charge relevant soit du gouvernement fédéral, soit d’un gouvernement provincial.
A mon avis, la présente cause est régie par l’arrêt rendu dans l’affaire Lattoni et Corbo (précitée), où cette Cour a conclu unanimement, comme la Cour d’appel de la province de Québec, que le jugement annulant l’acte d’accusation, dans cette affaire-là, était un jugement ou un verdict d’acquittement, parce qu’il se fondait sur le motif que les procédures criminelles contre les accusés étaient prescrites.
La situation dans l’affaire Kipp (précitée) est bien différente. En effet, comme il ressort des motifs du Juge Judson qui a rendu le jugement au nom de la majorité, la Cour s’est appuyée sur le fait que l’objection du procureur de l’accusé visait [TRADUCTION] «la forme de l’acte d’accusation» et également que le juge de la Cour de comté avait annulé l’acte d’accusation [TRADUCTION] «uniquement parce qu’il était nul du fait qu’il énonçait plus d’une infraction». Cette Cour, après avoir jugé que la décision du juge de la Cour de comté était erronée et constaté qu’il était reconnu qu’un appel ne pouvait être interjeté de cette décision, a conclu qu’il convenait, dans ces circonstances, de délivrer un bref de mandamus enjoignant au juge de la Cour de comté d’entendre le procès.
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Selon moi, le jugement de M. le Juge Riley équivaut, essentiellement, à un jugement rendu dans une affaire entendue au fond et je suis nettement d’avis que si l’intimé était subséquemment inculpé de la même infraction qu’énonce l’acte d’accusation, il y aurait ouverture à plaidoyer d’autrefois acquit. Comme il s’agit d’un jugement ou verdict d’acquittement définitif sur une question de droit seulement, le procureur général avait le droit, comme il l’a fait, d’en appeler à la Chambre d’appel et, son appel ayant été rejeté, de se pourvoir devant cette Cour.
J’ajouterais que la difficulté sur ce point paraît provenir d’un manque de précision dans l’emploi des termes. D’après le point de vue adopté par M. le Juge Riley, l’accusé aurait dû être acquitté ou l’accusation portée contre lui aurait dû être rejetée.
Sur le fond du pourvoi: — Il s’agit de savoir si l’intimé, à qui on a reconnu, en première instance, la qualité de fonctionnaire municipal élu, est un fonctionnaire qui détient une charge au sens de l’art. 103, Partie III du Code, et s’il est, à ce titre, assujetti aux dispositions de cet article.
Les termes «fonctionnaire» et «charge» se retrouvent à l’art. 99, qui donne les définitions applicables à la Partie III et s’intitule: Infractions contre l’application de la loi et l’administration de la justice. Ces termes y sont ainsi définis:
99. Dans la présente Partie, l’expression
(e) «fonctionnaire» désigne une personne qui
(i) détient une charge ou un emploi, ou
(ii) est nommée pour remplir une fonction publique;
* * *
(d) «charge» ou «emploi» comprend
(i) une charge ou fonction sous l’autorité du gouvernement;
(ii) une commission civile ou militaire; et
(iii) un poste ou emploi dans un département public;
Selon les règles d’interprétation reconnues, le mot «désigne», utilisé à l’alinéa (e) de l’art. 99 par rapport au terme «fonctionnaire», a un sens explicatif et restrictif tandis que le mot «comprend», au contraire, utilisé à l’alinéa (d) de l’art. 99 par rapport au terme «charge», a un sens extensif. La définition du terme «fonctionnaire» au sous-alinéa (i) de l’alinéa (e) de l’art. 99
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étant, dans ce cas-ci, subordonnée à celle du mot «charge», à l’alinéa (d) du même article, il s’ensuit qu’un fonctionnaire est une personne qui détient une charge soit au sens des sous‑alinéas (i), (ii) et (iii) de l’alinéa (d) de l’art. 99, soit au sens ordinaire du mot «charge» qui, validement déterminable par recours aux dictionnaires, signifie notamment, comme le signale M. le Juge Kane dans sa dissidence: [TRADUCTION] «un poste de responsabilité, de confiance ou d’autorité, spécialement dans le service public, une corporation, une société, ou organisation semblable» (cf. The New Century Dictionary) ou [TRADUCTION] «un poste auquel certains devoirs se rattachent, spécialement, un poste de confiance, d’autorité ou de service relevant d’une autorité constituée» (cf. The Shorter Oxford Dictionary).
Il va sans dire que le poste qu’occupe un membre d’un conseil de comté est un poste de responsabilité, de confiance ou d’autorité dans le service public ou est un service relevant d’une autorité constituée. On peut donc considérer que l’intimé est un fonctionnaire qui détient une charge au sens du sous-alinéa (i) de l’alinéa (e) de l’art. 99.
La même conclusion s’impose en ce qui concerne le sous-alinéa (ii) de l’alinéa (e) de l’art. 99, puisqu’il est tout aussi évident qu’un membre d’un conseil de comté «est nommé(e) pour remplir une fonction publique.
A l’appui de la prétention que l’intimé n’est pas un fonctionnaire détenant une charge au sens de l’art. 103 en vertu duquel l’accusation est portée, il est allégué (a) que le cas d’un fonctionnaire municipal est prévu de façon exhaustive à l’art. 104; (b) que l’intimé n’est pas un fonctionnaire au sens du sous-alinéa (i) de l’alinéa (e) de l’art. 99 parce qu’il ne détient pas une charge d’après la définition que donnent de celle-ci les sous-alinéas (i), (ii) et (iii) de l’alinéa (d) de l’art. 99, et que l’alinéa (d) de l’art. 99 ne s’applique pas à un fonctionnaire municipal; (c) que l’intimé n’est pas un fonctionnaire aux termes du sous-alinéa (ii) de l’alinéa (e) de l’art. 99, parce qu’il n’est pas nommé mais élu pour remplir une fonction publique.
Pour les motifs ci-après, je ne puis accepter ces prétentions.
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En ce qui concerne la première prétention: le fait qu’une personne puisse, en raison d’un acte ou d’une omission, être poursuivie en vertu de deux dispositions législatives, n’est pas, en soi, un critère décisif d’interprétation de l’une ou de l’autre. Il ne faut surtout pas perdre de vue que les art. 103 et 104 visent deux infractions différentes. Le premier concerne un abus de confiance commis par tout fonctionnaire, cette infraction pouvant résulter de l’acte ou de l’omission d’une seule personne. Le second porte sur la corruption dans les affaires municipales et le fait d’influencer des fonctionnaires municipaux, deux infractions impliquant nécessairement deux personnes au moins. Il convient enfin de remarquer que l’art. 104 ne fait aucunement mention d’un abus de confiance simpliciter; il s’ensuit que si l’on acceptait la première prétention de l’intimé, un fonctionnaire municipal, contrairement aux autres fonctionnaires, pourrait impunément commettre un abus de confiance au sens de l’art. 103.
Quant à la deuxième prétention, j’ai déjà exprimé mon avis sur la portée et le sens extensifs du mot «comprend» à l’alinéa (d) de l’art. 99; je ne veux ajouter que quelques remarques sur l’arrêt de cette Cour dans Belzberg c. La Reine[5], où l’accusé était inculpé, en vertu de l’art. 104, d’avoir offert un pot-de-vin à l’inspecteur en chef des bâtiments de la ville de Calgary. La question de savoir si cet inspecteur était un «fonctionnaire municipal» au sens du par. (3) de l’art. 104 dépendait, comme l’a dit le Juge Ritchie qui a rendu le jugement de la Cour, du sens qu’il fallait donner au mot «charge», tel qu’il est employé au par. (3) de l’art. 104. Dans l’examen du problème, il a été fait mention de l’art. 99, au dernier alinéa de la page 258. L’intimé prétend que ce qu’on y dit confirme la proposition selon laquelle l’alinéa (d) de l’art. 99 ne s’applique pas, lors d’une accusation portée en vertu de l’art. 103, à une charge relevant d’un gouvernement municipal. Compte tenu du contexte de l’affaire en question, il me paraît que ce renvoi aux dispositions de l’art. 99 doit se limiter à l’application des sous‑alinéas (i), (ii) et (iii) de l’alinéa (d) de l’art. 99 à une charge relevant d’un gouvernement municipal, au sens du par. (3) de l’art. 104 et
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qu’il ne peut s’étendre à une accusation portée en vertu de l’art. 103, dont les termes sont: « …tout fonctionnaire… ».
Quant à la dernière prétention, on doit reconnaître que le mot «nommé» s’emploie souvent en contraste avec le mot «élu». Cependant, je ne vois, dans ce cas-ci, aucune raison de faire cette distinction et je ne décèle aucune intention du Parlement d’établir une différence selon la méthode par laquelle on accède à une fonction publique. Cette Cour a rejeté une distinction semblable dans Martineau c. La Reine[6], où l’accusé, nommé au Conseil législatif de la province de Québec par arrêté en conseil, était inculpé en vertu des sous-alinéas (ii) et (iii) de l’alinéa (a) du par. (1) de l’art. 102. S’appuyant sur les commentaires formulés au premier alinéa de la page 108, M. le Juge Kane a rejeté à bon droit, à mon avis, une distinction semblable proposée par l’intimé en l’instance.
Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Chambre d’appel de la Cour suprême d’Alberta et d’ordonner que le dossier soit renvoyé à la Cour suprême d’Alberta pour que le Juge de première instance en cette dernière Cour entende le procès de l’intimé sur l’accusation telle que portée.
Appel accueilli.
Procureur de l'appelante: R.W. Paisley, Red Deer.
Procureur de l’intimé: A.M. Harradence, Calgary.
[1] (1970), 73 W.W.R. 617.
[2] [1965] R.C.S. 57, 45 C.R. 1, [1965] 2 C.C.C. 133.
[3] [1958] R.C.S. 603, 121 C.C.C. 317.
[4] (1970), 73 W.W.R. 617.
[5] [1962] R.C.S. 254, 36 C.R. 368, 37 W.W.R. 97, 131 C.C.C. 281.
[6] [1966] R.C.S. 103, 48 C.R. 209, [1966] 4 C.C.C. 327.