Cour suprême du Canada
R. c. Bagshaw, [1972] R.C.S. 2
Date: 1971-04-27
Sa Majesté La Reine (Plaignant) Appelante;
et
Albert Charles Wilkinson Bagshaw (Défendeur) Intimé.
1971: le 17 février; 1971: le 27 avril.
Présents: Les Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie et Spence.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL D’ONTARIO.
APPEL d’un jugement majoritaire de la Cour d’appel d’Ontario[1], annulant une déclaration de culpabilité pour vol de biens appartenant à Canada Packers Ltd. Appel accueilli, le Juge Spence étant dissident.
Archie Campbell, pour l’appelante.
Robert S. Hart, pour l’intimé.
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Le jugement des Juges Abbott, Martland, Judson et Ritchie a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — Le présent appel est à rencontre d’un arrêt de la Cour d’appel d’Ontario[2] annulant une déclaration de culpabilité contre l’intimé à l’égard de l’inculpation d’avoir: [TRADUCTION] «volé trois bidons d’huile d’arachide à frire d’une valeur ne dépassant pas $50.00, propriété de Canada Packers Limited». Le jugement de la majorité de la Cour d’appel a été rendu par le Juge d’appel Aylesworth, mais le Juge d’appel Schroeder a été dissident. C’est sur la question de droit au sujet de laquelle le Juge Schroeder a été dissident que le présent appel est porté, en conformité de l’art. 598(1) (a) du Code criminel.
L’intimé était employé en qualité de chauffeur de camion par Canada Packers Limited; le 9 juin 1969, il était au volant de l’un des camions de livraison de cette compagnie qui avait été chargé de marchandises la veille, dans la soirée. Une feuille de chargement énumérant les marchandises a été préparée; une copie de cette feuille a été remise à l’intimé avant qu’il se mette en route pour effectuer les livraisons. Le camion chargé était scellé; le sceau a été brisé par le conducteur lors de la première livraison.
Le surintendant de division de Canada Packers Limited a témoigné que, d’après les registres de la compagnie, ce jour-là, seulement deux bidons d’huile d’arachide pesant 45 livres avaient été placés dans le camion conduit par l’intimé. Ils étaient destinés au restaurant de la compagnie Happy Palace, au 108, rue Dundas ouest, Toronto, et ont été régulièrement livrés.
Vers 13h 55 ce jour-là, le détective Greer, qui n’était pas de service à ce moment-là, marchait vers l’est sur la rue Dundas; il a remarqué l’intimé et un dénommé Terry Graham, dans l’entrée du restaurant Golden City, situé au 175, rue Dundas. Graham tenait ouverte la porte du restaurant; il parlait à un Chinois qui se trouvait derrière la caisse lorsque l’agent de police l’entendit dire: «$25, est-ce d’accord?» ou quelque chose en ce sens, ce à quoi le Chinois répliqua: «Oui, c’est d’accord»; l’intimé et Graham se dirigèrent alors vers le camion de Canada
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Packers; l’intimé ouvrit les portes arrière et Graham sortit du camion trois bidons d’huile d’arachide et les porta dans le restaurant où il continua à converser avec le Chinois, ce dernier lui remettant ce que l’agent de police a cru être de l’argent. Graham quitta ensuite le restaurant et prit place dans le camion que l’intimé fit démarrer.
On a montré au surintendant de division de Canada Packers les bidons identifiés par l’agent de police qui les avait saisis au restaurant chinois; le surintendant a affirmé que c’est Canada Packers qui avait raffiné l’huile d’arachide en question, et que la compagnie était le seul grossiste pour ce produit qui avait une valeur au détail d’environ $15.30 le bidon. Le surintendant de division a également témoigné qu’aucun bidon d’huile d’arachide de cette grosseur n’avait été vendu à un employé la veille mais qu’il était possible que l’intimé ait obtenu ces bidons ailleurs bien que la compagnie en soit le seul fournisseur en gros.
Au retour de l’intimé à l’usine de Canada Packers, l’agent de police avait déjà averti ses supérieurs; l’inspecteur Cole était sur place pour interroger l’intimé, qui nia alors avoir porté de l’huile d’arachide au restaurant Golden City et nia également qu’une autre personne avait pris place dans le camion. A ce moment-là, un billet de $20 se trouvait tout plié dans le fond de son porte-monnaie; il expliqua qu’il gardait toujours de l’argent sur lui au cas où il devrait payer en dehors de la ville des réparations à son camion.
A propos de la conduite de l’intimé, le Juge Aylesworth, dans les motifs qu’il a énoncés au nom de la majorité de la Cour d’appel, a dit:
[TRADUCTION] Toute la conduite de l’appelant, en particulier le fait qu’il a nié la présence dans le camion des trois bidons saisis par la police, l’enlèvement de ces bidons et leur livraison au restaurant Golden City (voir Mawaz Khan v. Reginam, (1967) 1 A.E.R. 80), dénote clairement sa culpabilité à l’égard du vol ou de la possession illégale, mais cette conduite n’aide aucunement à établir que Canada Packers Limited était propriétaire des marchandises volées;….
Comme je l’ai signalé, la preuve que l’huile à frire appartenait à Canada Packers Limited, c’est
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que les trois récipients se sont trouvés dans un camion de Canada Packers, dont un préposé ou agent, l’intimé, avait la garde, jusqu’au moment où ils ont été livrés au restaurant Golden City. M. le Juge Aylesworth a fait remarquer que cette preuve est purement indirecte, et il s’est dit d’avis qu’une conclusion logique compatible avec l’hypothèse que les biens avaient été obtenus d’une source autre que la compagnie, peut être tirée de la preuve, et que la preuve ne satisfait donc pas aux conditions de la règle de l’affaire Hodge[3].
Récemment, la règle de l’affaire Hodge a été formulée de nouveau par le Juge Spence, qui parlait au nom de la majorité de cette Cour dans La Reine c. Mitchell[4]:
[TRADUCTION] Pour répondre à cette question il est à propos de rappeler les circonstances de l’affaire Hodge. D’après le recueil, l’inculpé a été accusé de meurtre; dans ce cas-là il y avait uniquement une preuve indirecte; aucun fait, considéré isolément, ne permettait de présumer la culpabilité.
Le Baron Alderson a dit aux jurés que la preuve était entièrement indirecte et qu’avant de pouvoir déclarer l’inculpé coupable, ils devaient être convaincus «non seulement que ces circonstances étaient compatibles avec sa culpabilité, mais ils devaient également être convaincus que les faits étaient tels qu’ils étaient incompatibles avec toute autre conclusion logique que celle de la culpabilité de l’inculpé.»
Il est bien clair que cette directive ne s’appliquait qu’à l’identification de l’accusé comme la personne qui avait perpétré le crime…
La conclusion de la Cour d’appel qu’il existe une conclusion logique incompatible avec le fait que la compagnie était propriétaire semble être fondée entièrement sur le passage suivant du témoignage qu’a fait le surintendant de division de Canada Packers Limited au cours de son contre-interrogatoire:
[TRADUCTION] Q. Donc il est possible que M. Bagshaw l’ait obtenu ailleurs, votre compagnie n’est pas l’unique source d’où il aurait pu obtenir cette huile d’arachide?
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R. Non, c’est bien vrai. Le seul endroit où il aurait pu l’acheter en gros, c’est à notre compagnie, l’huile Maple Leaf.
Q. Mais il aurait pu l’acheter à l’occasion d’une vente par adjudication à quelque autre endroit?
R. C’est juste.
Il n’existe absolument aucune preuve permettant de croire que l’intimé a acheté l’huile d’arachide soit de Canada Packers Limited soit d’une autre personne.
Dans ses motifs, dans la cause La Reine c. Mitchell (précitée), le Juge Spence a ajouté ce qui suit, p. 479:
[TRADUCTION] La directive donnée dans l’affaire Hodge n’ajoute ni ne retranche rien à la nécessité, en matière criminelle, de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Elle fournit une formule qui aide à appliquer la norme admise de preuve au premier seulement des deux éléments essentiels d’un acte criminel, c’est‑à‑dire la perpétration de l’acte par opposition à l’intention qui a accompagné l’acte.
Mention peut également être faite des motifs du Juge d’appel Evans, de la Cour d’appel d’Ontario, dans Regina v. Torrie[5]. Le passage suivant de ce jugement, qui se trouve à la page 303, a récemment été adopté par cette Cour dans Wild v. Sa Majesté la Reine[6]:
[TRADUCTION] En toute déférence, je suis d’avis que le savant Juge de première instance n’a pas bien appliqué la règle de l’affaire Hodge (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136, en ce qui a trait à le preuve circonstancielle, du fait qu’il a fondé sa conclusion à un doute raisonnable sur une preuve inexistante. Dans Regina v. Mclver, (1965) 1 O.R. 306, à la p. 309, (1965) 1 C.C.C. 210, le Juge en chef McRuer, de la Haute Cour, dit ceci:
[TRADUCTION] «La règle (de l’affaire Hodge) dit clairement que la cause doit être jugée d’après les faits, c’est-à-dire les faits en preuve, et les solutions compatibles avec l’innocence de l’accusé doivent être logiques et fondées sur des déductions tirées des faits prouvés. Une conclusion ne peut être logique si elle ne se fonde pas sur la preuve. Une telle conclusion est conjecturale et imaginaire, mais non logique».
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Cette Cour a confirmé cet énoncé en appel (1965) 2 O.R. 475, 45 C.R. 401, (1965) 4 C.C.C. 182 et le pourvoi à la Cour suprême du Canada à l’encontre de la décision en appel a été rejeté (1966) R.C.S. 254, 48 C.R. 4, (1966) 2 C.C.C. 289.
Je reconnais que le fardeau de la preuve incombe à la poursuite, qui doit établir la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable, mais je ne I’entends pas de façon à signifier que la poursuite doive réfuter toutes les hypothèses, si irrationnelles et fantaisistes qu’elles soient, qui pourraient être compatibles avec l’innocence de l’accusé.
Dans ses motifs, dans l’arrêt Wild, le Juge Martland, qui parlait au nom de la majorité en cette Cour, a dit, p. 611:
Dans l’affaire Lemire, mentionnée dans les motifs de la Chambre d’appel que je viens de citer, cette Cour a dit que si, à l’occasion d’un appel d’une déclaration de culpabilité, le tribunal d’appel accueille celui-ci pour le motif qu’un élément précis de preuve crée un doute raisonnable sur la culpabilité du prévenu alors que, selon une interprétation correcte du droit, cet élément de preuve ne peut créer un doute raisonnable sur sa culpabilité, il y a erreur de droit. A mon avis, cette proposition s’applique également dans une affaire où le Juge de première instance indique dans ses motifs qu’il trouve qu’un élément précis de preuve crée un doute raisonnable sur la culpabilité du prévenu alors que, selon une interprétation correcte du droit, cet élément de preuve ne peut créer un doute raisonnable sur sa culpabilité.
Dans l’avant-dernier paragraphe de ses motifs, dans l’affaire Wild, le Juge Martland dit, p. 616:
Dans la présente affaire, le savant Juge de première instance, dans l’examen des faits qu’il relate en a mal inteprété la portée en droit, en ce qu’il n’a pas fait la distinction entre une possibilité conjecturale fondée sur ces faits, et une solution logique découlant de l’ensemble de la preuve.
A mon avis, la même erreur se retrouve dans les motifs de M. le Juge Aylesworth en l’espèce; il s’agit d’une question de droit au sujet de laquelle le Juge Schroeder est dissident au sens de l’art. 598(1) (a) du Code criminel.
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Dans ses motifs, en Cour d’appel, le Juge Schroeder, dissident, a exprimé d’autre part l’avis que la preuve constituait une preuve prima facie que les biens appartenaient à la compagnie; à ce sujet, il a cité ce passage de Halsbury’s Laws of England, 3e éd., vol. 29, par. 731, p. 369 où il est dit:
[TRADUCTION] 731. Possession: preuve prima facie du droit de propriété. La présomption prima facie de la loi est que celui qui a la possession de facto est propriétaire; par conséquent, pareille possession se trouve protégée, quelle qu’en soit l’origine, contre tous ceux qui ne peuvent justifier d’un droit supérieur. Cette règle s’applique tant en matières criminelles qu’en matières civiles. Ainsi, celui qui est réellement ou apparemment en possession sans pour autant avoir un droit de possession, a, contre un tiers ou contre celui qui commet une infraction, tous les droits et les recours de la personne ayant un droit de possession actuel et pouvant le prouver.
Mention est également faite de Wigmore on Evidence, vol. 9, 3e éd., par. 2515, et de Pollock and Maitland’s History of English Law, p. 100.
Je crois comme le Juge Schroeder que le paragraphe qu’il a cité de Halsbury’s Laws of England renferme un énoncé correct du droit.
Je suis donc d’avis qu’il y a preuve indiquant que les trois bidons d’huile d’arachide ici en question appartenaient à Canada Packers Limited, et que les faits sont incompatibles avec toute autre conclusion logique.
Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel.
LE JUGE SPENCE (dissident) — Le présent appel est à l’encontre d’un jugement de la Cour d’appel d’Ontario[7] rendu le 25 février 1970, accueillant l’appel de la déclaration de culpabilité prononcée par le Juge Taylor, Juge provincial, à l’égard de l’inculpation suivante:
[TRADUCTION] Albert Charles Wilson Bagshaw, vous êtes accusé d’avoir, le 9 juin 1969, ou vers cette date, dans la municipalité de Toronto métropolitain, comté de York, illégalement volé trois
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bidons d’huile d’arachide à frire d’une valeur ne dépassant pas $50.00, propriété de Canada Packers Limited, en violation du Code criminel.
L’appelant a été interpellé sur cette inculpation et a nié sa culpabilité. Il a en même temps été interpellé sur l’inculpation suivante:
[TRADUCTION] Vous êtes en outre accusé d’avoir, le 9 juin 1969 ou vers cette date, dans la municipalité de Toronto métropolitain, comté de York, eu illégalement en votre possession trois bidons d’huile d’arachide à frire d’une valeur ne dépassant pas $50.00, propriété de Canada Packers Limited, en violation du Code criminel.
et il a, là encore, nié sa culpabilité.
Le procès débuta sans que la Couronne ou le Juge provincial ne dise laquelle des inculpations était examinée. A la clôture du procès, le Juge provincial énonce très brièvement les motifs suivants:
[TRADUCTION] Levez-vous, M. Bagshaw. Je conclus qu’une preuve prima facie a été faite contre vous; il m’est possible de déduire de tous les témoignages que j’ai entendus que vous avez réellement volé ces trois bidons d’huile d’arachide.
Le seul renseignement quant à la décision rendue sur la deuxième inculpation se trouve au process‑verbal rédigé au verso de la dénonciation, où mention est faite, au-dessus de la signature du Juge provincial, que le chef d’accusation n° 2, soit celui de possession de marchandises volées, a été rejeté.
L’appel de la Couronne devant cette Cour est censé se fonder sur l’art. 598(1)(a) du Code Criminel, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un appel à l’encontre d’un jugement d’une cour d’appel annulant une déclaration de culpabilité, cet appel étant autorisé «sur toute question de droit au sujet de laquelle un juge de la cour d’appel est dissident».
L’avis d’appel signifié et produit par la Couronne précise la question en ces termes:
[TRADUCTION]… sur la question de droit suivante, au sujet de laquelle l’honorable Juge d’appel Schroeder a été dissident relativement au jugement de la majorité en Cour d’appel d’Ontario:
La majorité en Cour d’appel d’Ontario a-t-elle commis une erreur de droit en décidant que
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l’enlèvement des marchandises du camion de la Canada Packers Limited n’aide nullement à établir que la Canada Packers Limited est propriétaire des marchandises en question?
A mesure qu’ils se sont déroulés devant cette Cour, les débats ont semblé dépasser de beaucoup la question telle qu’elle a été présentée; ils ont porté sur une analyse de l’ensemble de la preuve présentée au procès et non simplement sur une analyse de la preuve relative à l’enlèvement de certaines marchandises d’un camion appartenant à la Canada Packers Limited.
J’ai eu l’occasion de lire les motifs de mon collègue le Juge Ritchie et je ferai mien l’exposé des faits très complet qui s’y trouve, n’y revenant que pour faire mention de la preuve dont je dois tenir compte dans mes motifs.
En Cour d’appel d’Ontario, la majorité, dont le Juge d’appel Aylesworth a exposé les motifs, et le Juge d’appel Schroeder, dissident, ont été d’accord pour dire qu’eu égard à la dénonciation, il incombait à la Couronne de prouver que les trois bidons d’huile d’arachide appartenaient à la Canada Packers Limited; les trois Juges ont partagé en outre l’avis que la Couronne pouvait faire une telle preuve soit par une preuve directe, soit par une preuve indirecte, et que l’on devait appliquer dans ce dernier cas la règle bien connue de l’affaire Hodge[8], soit que, pour être concluantes, non seulement ces circonstances doivent être compatibles avec la culpabilité du prévenu mais encore le juge des faits doit également être convaincu que ceux-ci sont tels qu’ils sont incompatibles avec toute autre conclusion logique que celle de la culpabilité du prévenu. Il faut remarquer qu’en appliquant ce critère à la présente espèce, le juge des faits doit être convaincu que ceux-ci sont tels qu’ils sont incompatibles avec toute conclusion logique autre que celle que ces bidons appartenaient à la Canada Packers Limited, et qu’ils ne sont compatibles avec aucune autre conclusion logique.
En Cour d’appel d’Ontario, les juges constituant la majorité et le Juge d’appel Schroeder,
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dissident, ont reconnu que pour que d’autres conclusions puissent être considérées comme des conclusions logiques, elles ne doivent pas être simplement conjecturales. Le Juge d’appel Aylesworth a dit:
[TRADUCTION] (3) tout en tenant compte de l’application de la règle de l’affaire Hodge, il faut également retenir que les conclusions autres que celle de la culpabilité du prévenu doivent être logiques et fondées sur des déductions tirées de faits prouvés et qu’aucune conclusion ne peut être logique si elle n’est pas fondée sur la preuve; car, en l’absence de preuve, une conclusion est conjecturale et imaginaire, et non logique. Arrêts Mclver, (1965) 1 O.R. 306; (1965) 2 O.R. 475; (1966) R.C.S. 254, et Regina v. Torrie, (1967) 3 C.C.C. 303.
Par conséquent, je crois que la seule divergence d’opinion, en Cour d’appel d’Ontario, entre la majorité composée du Juge d’appel Aylesworth et du Juge Laskin (alors juge d’appel), et le Juge d’appel Schroeder, dissident, portait sur la question de savoir si l’autre conclusion possible, soit celle que les bidons d’huile d’arachide n’appartenaient pas à la Canada Packers Limited, était une conclusion logique ou simplement conjecturale. Cette divergence porte sûrement sur une question de fait, découle de l’examen et de l’appréciation de la preuve et n’est aucunement une question de droit. J’exprime cet avis malgré les décisions de cette Cour dans Regina c. Lemire[9] et Wild c. La Reine[10].
Comme le signale dans ses motifs mon collègue le Juge Martland dans Wild c. La Reine, il a été décidé dans l’affaire Regina c. Lemire que si une cour d’appel accueille l’appel pour le motif qu’un élément précis de preuve crée un doute raisonnable sur la culpabilité du prévenu alors que, selon une interprétation correcte du droit, cet élément de preuve ne peut créer un doute sur sa culpabilité, la décision de la Cour d’appel renferme dès lors une erreur de droit et un appel peut être porté devant cette Cour en vertu de l’art. 598(1) (a) du Code Criminel.
Dans l’arrêt Wild, la majorité en cette Cour, dont je n’étais pas, a décidé que la Couronne
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avait le droit, en vertu de l’art. 584(1) du Code criminel, d’interjeter appel devant la cour d’appel du jugement d’acquittement de première instance, l’appel étant limité à une question de droit uniquement parce que le juge de première instance, en appréciant les faits dont il avait fait mention pour parvenir à une conclusion logique, n’avait fait aucune distinction entre une possibilité conjecturale découlant de ces faits et une conclusion logique découlant de l’ensemble de la preuve. En l’espèce, le Juge d’appel Aylesworth, dans les motifs qu’il a rendus au nom de la majorité en Cour d’appel d’Ontario, a tenu compte de l’ensemble de la preuve; à mon avis, il n’a pas fondé sa décision sur une conjecture, ayant, comme je l’ai signalé ci-dessus, expressément rejeté toute conclusion fondée sur pareille conjecture. A la lecture des motifs du Juge d’appel Schroeder, il semble que ce dernier ait été d’avis que l’autre conclusion jugée logique par la majorité, conclusion qui entraînait donc l’application de la règle de l’affaire Hodge de façon à empêcher une déclaration de culpabilité, était que les bidons d’huile d’arachide auraient été achetés ailleurs par le prévenu, à l’occasion, par exemple, d’une vente par adjudication; le savant Juge d’appel signale qu’une telle déduction ne pouvait découler que d’une question posée par le procureur de la Couronne à l’employé de la Canada Packers Limited et que pareille vente n’avait pas été établie. Le Juge d’appel Schroeder dit d’une telle conclusion qu’elle ne procède que: [TRADUCTION] «de la conjecture la plus imaginative et la plus fantaisiste, qui n’a aucun fondement dans la preuve, qu’elle en soit tirée directement ou non». Je suis d’avis que ce n’est pas là l’autre conclusion que la majorité, en Cour d’appel d’Ontario, a jugée logique. Le juge d’appel Aylesworth, en rendant le jugement au nom de la majorité, a dit:
[TRADUCTION] Il est également logique de conclure, d’après la preuve faite en l’espèce, que ces bidons d’huile d’arachide auraient pu être volés par Graham, de connivence avec l’appelant ou non, à l’une des innombrables entreprises qui avaient acheté de l’huile de la Canada Packers Limited; Graham, individu indentifié par la police, a sûrement joué un rôle important, et même de premier plan, dans la remise des bidons d’huile d’arachide au restaurant Golden City; sa présence et sa con-
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duite, si l’on en juge d’après la seule preuve produite, sont compatibles avec l’hypothèse d’un vol commis à l’égard d’une personne ou de personnes inconnues, ou même d’un vol commis par Graham seul, l’appelant étant coupable de possession illégale seulement, tout autant qu’avec l’hypothèse d’un vol commis par l’appelant à l’égard de la Canada Packers.
Il importe de remarquer que le Juge provincial a rejeté l’accusation de possession illégale portée contre le prévenu; aucun appel n’a été interjeté de sa décision.
Pour ces motifs, je suis d’avis qu’il n’y avait, en Cour d’appel d’Ontario, aucune dissidence sur une question de droit seulement et que, par conséquent, aucun appel ne pouvait être porté devant cette Cour en vertu de Fart. 598(1) (a) du Code criminel.
Toutefois, de crainte de faire erreur, j’ai l’intention d’examiner l’autre conclusion proposée dans le jugement de la majorité en Cour d’appel d’Ontario et d’exprimer mon avis sur la question de savoir si une telle conclusion est logique ou si elle est fondée sur une simple conjecture et donc exclue par les arrêts ontariens cités par le Juge d’appel Aylesworth, soit les arrêts Mclver[11], confirmé en cette Cour[12] et Regina v. Torrie[13] et par les décisions rendues par cette Cour dans les affaires Lemire et Wild.
Comme je l’ai signalé, cette autre conclusion que le Juge d’appel Aylesworth considère «également logique» est que l’huile d’arachide pouvait avoir été volée par Graham, qui avait également pris place dans le camion de Canada Packers et qui n’était pas employé par la compagnie, à l’une des innombrables entreprises qui, périodiquement, achetaient de l’huile d’arachide de ladite Canada Packers Limited, et que ce vol commis à l’endroit d’un tiers pouvait l’avoir été de connivence avec le présent appelant ou non.
Des employés de Canada Packers Limited ont témoigné pour la Couronne. Leur témoignage établit que le système utilisé par cette compagnie est le suivant: dans la soirée, la veille du jour où le chauffeur, l’appelant, effectuait les livraisons, le personnel de nuit chargeait le camion que
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l’appelant devait conduire, puis fermait le camion à clé et le scellait. Le matin, lorque l’appelant se présentait à son travail, on lui donnait la clé, toutes les factures relatives aux expéditions dont on avait chargé le camion et un autre document désigné sous le nom de «feuille de chargement du conducteur». Ce dernier document énumérait toutes les factures relatives aux marchandises qui se trouvaient dans le camion et indiquait les expéditions qui ne devaient être livrées que sur paiement du client. La preuve a établi qu’une seule expédition d’huile d’arachide avait été placée la veille, dans la soirée, dans le camion que l’appelant devait conduire et qu’elle consistait en deux bidons de 45 livres qui devaient être livrés à la compagnie Happy Palace au 108, rue Dundas ouest. La feuille de chargement du conducteur indique que ces deux bidons d’huile d’arachide ont été livrés à ladite compagnie Happy Palace et payés au moyen d’un chèque qui fut remis par l’appelant à Canada Packers Limited. A mon avis, cette preuve établit de façon concluante que lorsque, le matin où l’infraction a eu lieu, l’appelant est entré en possession du camion chargé de marchandises se trouvant sous clé dans le compartiment et des factures y relatives, les trois bidons d’huile d’arachide n’étaient pas dans le camion.
Considérons maintenant l’hypothèse que ce matin-là, l’appelant ait fait un détour ou un trajet supplémentaire et se soit rendu à un entrepôt où il aurait obtenu trois autres bidons d’huile d’arachide. Ce ne sont pas là de petits récipients pouvant être mis dans la poche d’un veston ou cachés dans un manteau; il s’agit de trois récipients d’huile d’arachide de 45 livres. Si l’appelant avait volé ces trois bidons d’huile d’arachide à l’entrepôt ce jour-là, on l’aurait certainement vu et cela aurait assurément fait l’objet d’une preuve au procès. De plus, il est inconcevable que les trois récipients de 45 livres aient été dans le camion lorsque le personnel de nuit a commencé le chargement. En pareil cas, les mesures prises par Canada Packers pour contrôler les livraisons deviendraient inutiles; à coup sûr, on en aurait fait rapport à ceux qui surveillaient le chargement des camions. Pas la moindre preuve n’a été produite en ce qui concerne un manque inexpliqué de marchandises et pourtant Canada Packers
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Limited est l’une des plus grosses conserveries du Canada et doit avoir un contrôle exact de son inventaire.
Ce dont j’ai traité ci-dessus, ce n’est pas d’une preuve mais d’une absence de preuve. Dans les circonstances, toutefois, il ne s’agit pas d’une conjecture. Comme l’a dit le Juge d’appel Aylesworth, la preuve établit que Graham a bel et bien conclu le marché intervenu au restaurant Golden City avec celui que l’on dit être le receleur, et qu’il était connu de la police. Aucune preuve n’a été faite et aucune preuve ne pouvait être faite au sujet de ce qu’a fait l’appelant après avoir quitté les locaux de Canada Packers Limited et avant d’arriver au restaurant Golden City, au 175, rue Dundas ouest, Toronto; par conséquent, il n’existe absolument aucune preuve indiquant à quel moment ces trois bidons d’huile ont été chargés sur le camion qui fut conduit par l’appelant. Il paraît que la porte arrière du camion avait été ouverte quelque temps après que le camion eut quitté les locaux de Canada Packers Limited, parce que le détective qui a vu Graham en train de livrer ces trois bidons d’huile d’arachide au restaurant Golden City a raconté que l’appelant avait ouvert les portes arrière et n’a fait aucune mention qu’il avait brisé le sceau. En quittant le restaurant, après avoir exécuté le marché que décrit mon collègue le Juge Ritchie dans ses motifs, l’appelant a roulé sur une faible distance seulement le long de la rue Dundas, puis emprunté la rue Chestnut, vers le sud; c’est là que Graham est descendu du camion, l’appelant poursuivant sa route.
La preuve établit également que Canada Packers Limited vendait beaucoup de ces gros bidons d’huile d’arachide à des restaurants et à d’autres gros acheteurs.
Ce sont là les circonstances sur lesquelles le Juge d’appel Aylesworth s’est fondé pour décider qu’il y a une autre conclusion logique, savoir, que les trois bidons d’huile d’arachide n’appartenaient pas à Canada Packers Limited le jour où ils furent livrés au restaurant Golden City, bien qu’il soit établi de façon bien concluante qu’ils ont été fabriqués par celle-ci, mais qu’ils pouvaient très bien avoir été vendus par Canada Packers à l’une de ces «innombrables entreprises», comme l’a bien dit le Juge d’appel
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Aylesworth, qui lui achetaient de l’huile et qu’ils pouvaient fort bien avoir été volés par Graham à l’une d’elles. Je dois signaler que même si c’était l’appelant en la présente cause qui avait volé ces bidons à une telle entreprise, dont le nom n’est pas déterminé, il aurait été impossible de le déclarer coupable de l’infraction dont il est accusé car les bidons n’auraient pas été la propriété de Canada Packers Limited: Reg. v. Scott[14] (Chambre d’appel de l’Alberta).
En toute déférence, je crois comme le Juge d’appel Aylesworth que ce n’est pas là une conclusion conjecturale mais une conclusion fondée sur un examen attentif de l’ensemble de la preuve; c’est donc une conclusion logique mais non compatible avec la culpabilité de l’intimé, accusé d’avoir volé des biens appartenant à Canada Packers Limited.
Je dois signaler que le Juge d’appel Schroeder, dissident, s’est appuyé dans ses motifs sur la doctrine qui enseigne que la possession prouve prima facie le droit de propriété, pour décider qu’il avait été prouvé que les trois bidons d’huile d’arachide appartenaient à Canada Packers Limited. Évidemment, je reconnais que s’il avait été prouvé que ces bidons étaient en la possession de Canada Packers Limited, il serait possible, pour fonder l’inculpation de vol de biens lui appartenant, de considérer comme établi qu’ils étaient la propriété de cette compagnie. J’estime toutefois qu’il n’a pas été prouvé que les bidons d’huile d’arachide étaient en la possession de Canada Packers Limited. Il est vrai qu’ils étaient transportés dans le camion de Canada Packers Limited que conduisait l’appelant dans l’exécution de ses fonctions d’employé de cette compagnie, mais d’après la preuve relatée par mon collègue le Juge Ritchie, dont j’ai fait mention, il a également été établi de façon concluante que ces bidons n’avaient pas été livrés à cet employé par Canada Packers Limited pour qu’il se comporte à leur égard en qualité d’employé et que lorsque ces bidons d’huile ont été en la possession de l’employé, ce dernier les a possédés non pas en qualité d’agent de Canada Packers Limited mais contre l’intérêt de cette dernière. A mon avis, la doctrine de la possession ne peut s’appliquer en
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l’espèce pour établir le droit de propriété de Canada Packers Limited, pas plus que si l’appelant avait emprunté ou volé un imperméable et, l’ayant utilisé temporairement, l’avait jeté dans le compartiment fermé à clé du camion.
Pour les deux motifs que j’ai exposés, je suis d’avis de rejeter l’appel.
Appel accueilli, LE JUGE SPENCE, étant dissident.
Procureur de l’appelante: W.C. Bowman, Toronto.
Procureurs de l’intimé: Levinter, Dryden, Bliss, Maxwell, Levitt & Hart, Toronto.
[1] [1970] 3 O.R. 3, [1970] 4 C.C.C. 193, 10 C.R.N.S. 245.
[2] [1970] 3 O.R. 3, [1970] 4 C.C.C. 193, 10 C.R.N.S. 245.
[3] (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.
[4] [1964] R.C.S. 471 à 478, 43 C.R. 391, 47 W.W.R. 591, [1965] 1 C.C.C. 155, 46 D.L.R. (2d) 384.
[5] [1967] 2 O.R. 8, 50 C.R. 300, [1967] 3 C.C.C. 303.
[6] [1971] R.C.S. 101, 72 W.W.R. 603, 12 C.R.N.S. 306, [1970] 4 C.C.C. 40, 11 D.L.R. (3d) 58.
[7] [1970] 3 O.R. 3, [1970] 4 C.C.C. 193, 10 C.R.N.S. 245.
[8] (1838), 2 Lewin 227, 168 E.R. 1136.
[9] [1965] R.C.S. 174, 45 C.R. 16, [1965] 4 C.C.C. 11, 51 D.L.R. (2d) 312.
[10] [1971] R.C.S. 101, 72 W.W.R. 603, 12 C.R.N.S. 306, [1970] 4 C.C.C. 40, 11 D.L.R. (3d) 58.
[11] [1965] 2 O.R. 475, 45 C.R. 401, [1965] 4 C.C.C. 182.
[12] [1966] R.C.S. 254, 48 C.R. 4, [1966] 2 C.C.C. 289.
[13] [1967] 2 O.R. 8, 50 C.R. 300, [1967] 3 C.C.C. 303.
[14] (1969), 6 C.R.N.S. 17, 67 W.W.R. 237, [1970] 3 C.C.C. 109.