Cour suprême du Canada
MacLean c. R., [1973] R.C.S. 2
Date: 1972-05-01
Thomas Francis MacLean Appelant;
et
Sa Majesté La Reine Intimée.
1972: le 9 mars; 1972: le 1er mai.
Présents: Les Juges Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR DE L’ÉCHIQUIER DU CANADA
APPEL d’un jugement du Juge Gibson de la Cour de l’Échiquier du Canada, rejetant une pétition de droit réclamant des dommages pour blessures. Appel accueilli.
J.F. O’Sullivan, c.r., et A.H. Adam, pour l’appelant.
J.A. Scollin, c.r., et S.M. Froomkin, pour l’intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE HALL — L’appel est à l’encontre d’un jugement rendu par le Juge Gibson en Cour de l’Échiquier et rejetant une pétition de droit dans laquelle l’appelant réclamait des dommages‑intérêts pour des blessures subies dans un accident qui s’est produit le 19 août 1966 alors qu’il purgeait une peine de deux ans d’emprisonnement au pénitencier de Stony Mountain, au Manitoba. L’appelant était détenu au pénitencier depuis sa condamnation à Winnipeg le 10 août 1965.
L’appelant avait 43 ans lorsqu’il a été blessé et 47 ans à l’époque du procès. Il avait travaillé à l’atelier du pénitencier; à sa demande, il avait été muté à la ferme de la prison, située hors de l’enceinte de cette dernière. On l’a d’abord fait travailler au potager, puis on lui a fait laver des fenêtres; après un nouveau séjour au potager, on lui a dit de se présenter à la grange, dans le grenier de laquelle on emmagasinait des bottes de paille. Un convoyeur mécanique amenait les bottes du sol jusqu’à une fenêtre du grenier, à quelque 30 pieds de terre. Au temps pertinent, c’est un certain John MacIvor, décrit comme préposé aux travaux des champs dans le Service des
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pénitenciers, qui surveillait l’appelant. MacIvor avait chargé ce dernier d’aider aux travaux en dirigeant les bottes, à mesure que le convoyeur les amenait, vers trois autres prisonniers qui les empilaient dans un espace réservé à cette fin. D’autres parties du grenier servaient à l’entreposage de bottes de foin, une certaine quantité y étant déjà entreposée.
Le bord inférieur de la fenêtre par laquelle passaient les bottes se trouvait à quelque 15 pieds du plancher, qui était en béton. Les bottes de foin entassées n’étaient plus qu’à quelques pouces du bord de la fenêtre qui était prolongé, à l’intérieur, d’une petite plate-forme de 6 pieds sur 5 pieds. Il y avait une certaine quantité de paille et de foin épars sur les bottes entassées près de la fenêtre ainsi que sur la plate-forme.
Alors qu’il remplissait la tâche qui lui avait été confiée, l’appelant: est tombé sur le plancher de béton; il s’est blessé gravement et est totalement infirme pour la vie.
L’appelant soutient qu’on l’a fait travailler dans un endroit dangereux et peu sûr, sans dispositif de protection; alors qu’il se trouvait sur la plateforme, une botte de paille venant du convoyeur l’a frappé; il a été projeté ou a glissé de la plateforme jusqu’au plancher.
La preuve est quelque peu contradictoire sur la question de savoir si l’appelant se trouvait sur la plate-forme ou sur les bottes, juste en dessous. A mon avis, cela importe peu parce qu’il est clair que, de toute façon, il travaillait réellement dans des conditions potentiellement dangereuses.
Le juge de première instance a conclu que «la seule et unique cause de cet accident est un manque de précautions de la part du requérant pour assurer sa propre sécurité.» En toute déférence, la preuve ne justifie pas cette conclusion. Les témoignages ne se contredisent presque pas, la seule divergence ayant trait à la conversation entre l’appelant et MacIvor au sujet de l’utilisation de la plate-forme. Toutefois, l’accident ne
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s’est pas produit en présence de MacIvor, et dans son témoignage, ce dernier a affirmé ce qui suit au sujet de l’utilisation de la plate-forme:
[TRADUCTION] Q. Non. Vous n’avez pas expressément dit à MacLean de ne pas se servir de la plate-forme?
R. Non, monsieur.
Q. Vous ne lui aviez pas dit: «Ne vous servez pas de la plate-forme»?
R. Non, monsieur.
Au sujet de l’endroit où on avait dit à l’appelant de se tenir pour travailler, MacIvor a répondu ce qui suit:
[TRADUCTION] Q. VOUS avez des connaissances et de l’expérience dans le domaine de l’agriculture, n’est-ce pas?
R. Oui.
Q. Votre expérience vous a démontré, Monsieur MacIvor, et tous ceux qui connaissent les fermes savent que, sur une meule ou sur un tas de bottes, il est difficile de se tenir et il y a des vides, je veux dire que c’est une base qui n’est pas très compacte, n’est-ce pas?
R. C’est exact.
Q. Et la paille est glissante, n’est-ce-pas?
R. En effet.
Q. De sorte qu’en ce qui concerne la solidité des bottes de foin, elles n’offrent pas une surface aussi solide qu’un plancher?
R. Non, monsieur.
Q. Elles ne donnent pas un aussi bon appui qu’un plancher ordinaire, n’est-ce pas?
R. Vous avez commencé par parler de la paille et maintenant vous parlez du foin.
Q. Parlons uniquement de la paille.
R. Quant à la paille, c’est exact.
Q. La paille ne donne pas un bon appui?
R. Elle est glissante et spongieuse.
Q. Elle est spongieuse et glissante et ce n’est pas une aussi bonne base que la plate‑forme, qui est en bois, par exemple?
R. Non, monsieur.
Q. Et pour un homme qui travaille, pour tout homme qui travaille sur de la paille, il est difficile de garder son équilibre et sa stabilité, surtout s’il soulève quelque chose, n’est-ce pas? Lorsqu’il doit se déplacer et déplacer quelque chose comme une botte, c’est difficile, n’est-ce pas?
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R. Il est difficile de garder son équilibre.
Q. Il est difficile de se tenir sur un tas de bottes de paille et d’essayer en même temps de déplacer d’autres bottes de 35 ou 40 livres, n’est-ce pas?
R. En effet, monsieur.
Q. C’est difficile parce que l’appui n’est pas solide, n’est-ce pas?
R. C’est exact.
Malheureusement, la pièce 3 (2e série) figurant à la p. 130 du dossier conjoint ne peut pas être reproduite ici. Elle montre les lieux d’une façon qui ne me laisse absolument aucun doute sur les conditions dangereuses dans lesquelles l’appelant devait travailler. La plate-forme sans garde-fou, la paille ou le foin épars sur la plate-forme et sur la pile de bottes au-dessous de la fenêtre, le fait que l’extérieur de la pile de bottes descendait en pente jusqu’au plancher de béton, 15 pieds plus bas, tout cela montre que l’endroit pouvait être dangereux et que MacIvor aurait dû s’en apercevoir lorsqu’il y a posté l’appelant pour que celui-ci attrape et lance les lourdes bottes qui tombaient du convoyeur. Tout cet ensemble de circonstances crée une situation où est loin d’être atteint le degré de diligence requis des autorités pénitentiaires dans ces conditions.
Dans l’affaire Timm c. La Reine[1], p. 178, le Juge Cattanach a bien exposé quelle était la responsabilité de la Couronne envers les détenus des institutions pénales:
[TRADUCTION] L’article 3(1)(a) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-53, c. 30, édicte ce qui suit:
«3. (1) La Couronne est responsable in tort des dommages dont elle serait responsable, si elle était un particulier en état de majorité et capacité,
(a) à l’égard d’un acte préjudiciable commis par un préposé de la Couronne,…»
et l’article 4(2) décrète:
«4. (2) Il ne peut être ouvert de procédures contre la Couronne, en vertu de l’alinéa (a) du paragraphe (1) de l’article 3, relativement à quelque acte ou omission d’un préposé de la Couronne, à moins que l’acte ou omission, indépendamment des dispositions de la présente loi, n’eût entraîné une cause d’action in tort contre le préposé en question ou son représentant personnel.»
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La responsabilité que cette Loi impose à la Couronne est subsidiaire. Voir Le Roi c. Anthony et Thompson, [1946] R.C.S. 569. Pour que la Couronne soit responsable, le requérant doit établir qu’un fonctionnaire du pénitencier, agissant dans l’exercice de ses fonctions, comme je conclus que c’est le cas du gardien en l’espèce, a fait une chose qu’un homme raisonnable dans sa situation n’aurait pas faite, créant ainsi un risque prévisible de blessure pour un détenu, et que ce fonctionnaire est personnellement responsable envers le requérant.
Les autorités de la prison ont envers le requérant l’obligation de prendre des précautions raisonnables pour sa sécurité, à titre de personne dont elles ont la garde; c’est uniquement si les employés de la prison omettent de prendre ces précautions que la Couronne peut être tenue responsable, voir Ellis v. Home Office, [1953] 2 All E.R. 149.
En l’espèce, il est certain que MacIvor agissait dans l’exercice de ses fonctions lorsqu’il a affecté l’appelant à l’endroit où il travaillait au moment de l’accident.
Eu égard à la question de la responsabilité, l’appel devrait donc être accueilli.
La question du montant des dommages est plus difficile à trancher. L’appelant est infirme pour la vie. Il est partiellement paralysé des deux bras et des deux jambes par suite d’une semi-lésion du cordon médullaire au niveau des vertèbres cervicales C6-7. Le juge de première instance a décrit comme suit l’état de l’appelant:
Le requérant a besoin d’aide pour se coucher et pour s’habiller; il a des difficultés à manger, il doit en fait manger avec ses mains. Il est atteint d’énurésie et doit porter un drain et un sac protecteur. Le bon fonctionnement de ses intestins est contrôlé par des lavements qui lui sont administrés deux fois par semaine à l’hôpital Deer Lodge de Winnipeg. Le requérant y vient chaque fois à cette fin mais aussi pour y être lavé et rasé.
Le requérant habite une petite chambre d’un hôtel-pension. Il n’a pas d’amis ni de compagnons, à l’exception d’une personne et de sa femme qui lui rendent visite de façon régulière; il n’a pas de distractions si ce n’est celle d’écouter la radio de temps en temps. Rien ne l’intéresse particulièrement et il n’a pas de passe-temps. En résumé, on peut dire qu’il a été très sérieusement atteint tant physiquement que mentalement.
Le pronostic ne laisse pas espérer une amélioration de son état.
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La seule source de revenu est une allocation de $105 par mois à titre de pension «d’épuisement» de l’Armée canadienne.
Il est reconnu que si l’appelant obtient une indemnité importante, il n’aura plus droit à sa pension des Forces armées du Canada.
En plus de sa blessure à la moelle épinière, l’appelant a été gravement blessé à la poitrine, y compris une fracture de plusieurs côtes, ce qui lui a causé une maladie grave qui l’a laissé entre la vie et la mort durant un certain temps. Cette blessure à la poitrine a provoqué chez lui une tendance à contracter des infections récurrentes de poitrine qui exigent des antibiotiques et un traitement spécial. Au moment du procès, il avait apparemment une expectative de vie de 28 ans environ. Il est impossible de présumer qu’il vivra aussi longtemps, mais tant qu’il vivra, il aura besoin de soins et de traitements quotidiens.
Le juge de première instance a évalué à $50,000 le montant des dommages; il s’est contenté de dire ce qui suit:
Il est âgé de 47 ans. Sa vie, jusqu’à présent s’est déroulée sans but très précis. Il a occupé beaucoup d’emplois, surtout comme ouvrier et a passé une partie importante de sa vie en prison.
D’après ces témoignages, je fixe les dommages-intérêts du requérant à $50,000.
Le montant de l’indemnité est important mais on soutient que dans les circonstances il n’est pas suffisant. Est-il si excessivement bas qu’il ne peut être retenu ou le juge de première instance a-t-il oublié de tenir compte de certains éléments pertinents en fixant l’indemnité (voir Proctor c. Dyck[2], p. 251)? Il est vrai que depuis 1949, l’appelant a passé quelque 7 années en prison et qu’il avait à peu près une autre année à purger lorsqu’il a été blessé. Le coût hebdomadaire des soins que cet homme requiert sera élevé. Aucune preuve n’a été présentée à ce sujet, mais la Cour peut prendre connaissance du fait que les soins requis par cet homme actuellement et pour le reste de sa vie sont très coûteux. Même s’il a été condamné à l’emprisonnement à plusieurs reprises, il a tra-
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vaillé de temps en temps et connaîtra une certaine perte de revenu, mais étant donné son passé inconstant, il est difficile d’évaluer cette perte. Il n’a pas toujours été l’homme qu’il était de 1949 à 1966. Adolescent, il s’est engagé comme volontaire au cours de la Seconde Guerre mondiale et a servi outre-mer du mois de mai 1941 jusqu’au mois d’octobre 1945. C’est pour cette raison qu’il touche une pension et reçoit des soins à l’hôpital militaire Deer Lodge de Winnipeg, où on lui administre des lavements et où on le lave et le rase deux fois par semaine. II a droit à une indemnité pour ses souffrances, pour son incapacité permanente et pour la perte de jouissance de la vie. Je dois conclure que le savant juge a omis de tenir compte de toutes les circonstances pertinentes lorsqu’il a fixé à $50,000 le montant de l’indemnité. Je porterais ce montant à $75,000.
Par conséquent, il devrait être adjugé à l’appelant la somme de $75,000 avec dépens en cette Cour et en Cour de l’Échiquier.
Appel accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelant: Walsh, Micay & Co., Winnipeg.
Procureur de l’intimée: Donald S. Maxwell, Ottawa.
[1] [1965] 1 R.C.É. 174.
[2] [1953] 1 R.C.S. 244.