Cour suprême du Canada
Wray c. R., [1974] R.C.S. 565
Date: 1973-02-28
John Wray (Plaignant) Appelant;
et
Sa Majesté La Reine (Défendeur) Intimée.
1972: le 7 novembre; 1973: le 28 février.
Présents: Le Juge en Chef Fauteux et les Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.
APPEL d’un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario[1], confirmant la déclaration de culpabilité de l’appelant. Appel rejeté.
R.J. Carter, pour l’appelant.
C.M. Powell et E.F. Then, pour l’intimée.
Le jugement du Juge en Chef Fauteux et des Juges Abbott, Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon et Laskin a été rendu par
LE JUGE RITCHIE — Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l’appelant sur une accusation de meurtre non qualifié enregistrée après un procès tenu devant M. le Juge Haines siégeant avec un jury à Toronto, le 13 novembre 1970.
L’appel de l’appelant est interjeté en vertu des dispositions de l’al. a) du par. (1) de l’art. 618 du Code Criminel par suite de la dissidence de M. le Juge Jessup, décrite comme suit dans l’ordonnance formelle de la Cour d’appel:
[TRADUCTION] L’honorable Juge Jessup est dissident…étant d’avis que l’appel devrait être accueilli et un nouveau procès ordonné, pour les motifs suivants, en droit, à savoir, que le savant juge de première instance n’avait pas raison d’écarter la preuve que l’avocat de l’appelant a tenté de produire.
Le présent appel est fondé sur la question de droit ainsi formulée. L’al. a) du par. (1) de l’art. 618 du Code Criminel se lit comme suit:
618. (1) Une personne déclarée coupable d’un acte criminel autre qu’une infraction punissable de mort et dont la condamnation est confirmée par la Cour d’appel, peut interjeter appel à la Cour suprême du Canada
a) sur toute question de droit au sujet de laquelle un juge de la cour d’appel est dissident…
La question sur laquelle M. le Juge Jessup a fondé sa dissidence et sur laquelle l’appelant allègue maintenant que la majorité de la Cour
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d’appel a fait une erreur, se limite à la décision du savant juge de première instance selon laquelle la preuve que l’avocat de l’appelant a cherché à produire lors du contre-interrogatoire d’un agent de police, c’est-à-dire que l’appelant s’était livré volontairement à la justice pour subir son procès, était irrecevable. La majorité de la Cour d’appel a maintenu cette décision, mais conformément à l’avis exprimé par M. le Juge Jessup, l’avocat de l’appelant allègue maintenant que l’exclusion de cette preuve a constitué une erreur demandant que la déclaration de culpabilité soit annulée et un nouveau procès ordonné.
Il convient de remarquer que le présent appelant a d’abord subi son procès à l’égard de cette infraction en octobre 1968 et qu’il a ensuite été acquitté par suite d’une directive d’acquittement du juge de première instance; la Cour d’appel[2] a confirmé l’acquittement pour les motifs qui sont maintenant publiés, mais lors d’un autre appel interjeté en cette Cour[3], un nouveau procès a été ordonné le 26 juin 1970, et l’audition tenue devant M. le Juge Haines en novembre 1970 constituait donc le second procès de l’appelant à l’égard du même acte d’accusation.
Il ne fait aucun doute qu’à partir du jour de son acquittement lors de son premier procès (le 31 octobre 1968) jusqu’à ce qu’il se livre à la justice en novembre 1970, l’appelant était en liberté, libre d’aller où il voulait, bien qu’il ait dû se rendre compte, après que le second procès eut été ordonné, que sa liberté était encore compromise.
Au cours du procès devant M. le Juge Haines, l’avocat de l’appelant a présenté l’argument suivant:
[TRADUCTION] Votre Seigneurie, je me propose d’établir que depuis le 31 octobre 1968, M. Wray était en liberté dans la société; il n’était pas légalement tenu de demeurer dans le territoire de juridiction et a comparu sans contrainte légale pour subir son procès lundi. Je suis d’avis que ces faits constituent une preuve pertinente quant à son état d’esprit, c’est-à-
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dire à sa conscience d’être coupable ou non. La Couronne a souvent présenté la preuve de la fuite de l’accusé pour établir une conscience de culpabilité et, à mon avis, il en découle que l’absence de fuite dans le cas d’une accusation de cette nature est également une preuve de l’absence de conscience de culpabilité.
SA SEIGNEURIE: Existe-t-il des précédents sur cette dernière proposition?
Me CARTER: Elle découle de la première proposition. Il n’y a aucun doute au sujet de la première proposition. Ce qui est bon pour l’un l’est aussi pour l’autre.
SA SEIGNEURIE: Existe-t-il des précédents à cet effet?
Me CARTER: Je n’ai pu en trouver jusqu’à présent.
SA SEIGNEURIE: Je ne crois pas qu’il y en ait.
Le seul moyen allégué dans l’avis d’appel présenté en cette Cour est le suivant:
[TRADUCTION] Que le savant juge de première instance a fait une erreur en refusant d’admettre au procès la preuve que l’accusé n’a pas fui et qu’il s’est livré volontairement à la justice comme preuve d’une conscience d’innocence.
En l’espèce, il me paraît que la question fondamentale consiste à déterminer si cette preuve se rapporte à quelque question soulevée au second procès et, par conséquent, si on peut dire qu’elle constitue quelque [TRADUCTION] «preuve d’une conscience d’innocence».
On n’a apporté aucune preuve que l’appelant a tenté de fuir la justice d’une façon quelconque ou qu’il a été amené en cour de force, et vu que la Couronne n’a présenté aucune preuve de ce genre, il ne paraît y avoir aucune question à laquelle peut se rapporter le fait isolé que l’appelant s’est volontairement livré à la justice. Puisqu’il y avait présomption d’innocence en sa faveur au procès, la preuve qu’il n’a pas refusé de faire ce qu’il était tenu de faire par la loi n’influe pas, à mon avis, sur la question de sa culpabilité ou de son innocence d’une façon ou d’une autre.
Comme le savant juge de première instance l’a indiqué, l’argument présenté au nom de l’appelant ne paraît s’appuyer sur aucun précédent canadien ou anglais, mais l’avocat de l’appelant
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a cité des passages de certains auteurs sur la loi de la preuve, et celui qui est le plus favorable à sa prétention se trouve dans Wills on Circumstantial Evidence, 7e éd. page 277, et se lit comme suit:
[TRADUCTION] Puisque le mensonge, la dissimulation de faits, la fuite et d’autres actes du genre sont généralement considérés comme des indices d’une conscience de culpabilité, il s’ensuit naturellement que l’absence de ces indices d’émotion et, de plus, le fait que l’accusé s’est livré volontairement à la justice lorsqu’il avait l’occasion de dissimuler des faits ou de fuir, doivent être considérés comme menant à la présomption opposée, et ces points sont fréquemment allégués, à juste titre, comme un indice d’innocence…
Dans certaines circonstances, «le mensonge, la dissimulation de faits, la fuite et d’autres actes du genre» accomplis par une personne accusée de meurtre peuvent sans doute impliquer que cette personne avait certaines raisons de fuir la justice, et unis à d’autres éléments de preuve, ces faits peuvent constituer un solide indice d’une conscience de culpabilité et être recevables pour ce motif, mais avec le plus grand respect pour les vues du savant auteur, je ne suis pas d’accord, surtout en l’absence de pareilles preuves, qu’il faille tirer la conclusion contraire de la preuve de l’absence de fuite de l’accusé à la suite de pareille accusation, et j’ose dire que le principe qu’une «présomption» d’innocence découle du fait isolé qu’une personne s’est volontairement livrée à la justice pour subir son procès alors qu’elle y était tenue, est tout à fait inconnu de notre droit. Comme le savant juge de première instance l’a dit au jury, un accusé qui est interpellé et qui plaide non coupable est présumé innocent, et quoique la preuve de sa fuite ou de sa tentative de fuite puisse être acceptée comme une preuve permettant de réfuter cette présomption, en l’absence de pareille preuve, je ne puis voir, comme je l’ai indiqué, que la preuve de sa comparution volontaire ajoute quoi que ce soit à la présomption à laquelle il a droit de toute façon.
Il me paraît toutefois que si la Couronne avait apporté la preuve que l’appelant avait tenté de fuir la justice et qu’il avait été amené de force à
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son procès, dans ce cas, la preuve qu’il a comparu volontairement pourrait être pertinente et recevable pour contrecarrer toute inférence de «conscience de culpabilité» à laquelle cette preuve pourrait donner lieu.
Dans ses motifs de jugement en Cour d’appel, M. le Juge Arnup a mentionné l’opinion exprimée par Wigmore dans son ouvrage sur la preuve, Volume II, page 293, la principale source invoquée par l’avocat de l’appelant. Le passage cité se lit comme suit:
[TRADUCTION] Si la culpabilité laisse la marque psychologique que nous appelons «une conscience de culpabilité», et si cette marque peut être reçue en preuve, l’absence même de cette marque (qui, faute d’un terme plus juste, peut être appelée «une conscience d’innocence») est une certaine indication de l’absence de culpabilité, c’est-à-dire, de la non-commission de l’acte reproché. Aucune cour ne semble réfuter cette proposition; mais si l’on tend à rejeter la preuve d’une conscience d’innocence, c’est plutôt parce qu’on hésite à inférer cet état de conscience à partir du comportement, car le comportement est souvent simulé et artificiel.
M. le Juge Arnup signale aussi que de nombreux précédents américains semblent avoir rejeté les preuves de ce genre et l’effet de ces précédents me paraît être bien résumé dans 16 Corpus Juris (1918), page 533, para. 1067 et je cite:
[TRADUCTION] Refus de fuir. Lorsque l’État ne cherche pas ou n’offre pas de prouver la fuite, il ne convient pas de recevoir de la part du défendeur la preuve qu’il s’est volontairement livré à la justice ou qu’il n’a pas fui ou n’a pas été poursuivi par la justice, ou qu’il a refusé de fuir, bien qu’il ait eu l’occasion de le faire ou qu’on lui ait conseillé de le faire après que des soupçons furent levés contre lui. Par contre, lorsque la poursuite a présenté un témoignage tendant à établir la fuite comme preuve d’une conscience coupable, la preuve que l’accusé a avisé le shérif de son désir de se constituer prisonnier est recevable, tout comme l’est la preuve qu’il est volontairement revenu d’un autre État ou qu’il a rencontré des agents de police et qu’il n’a pas tenté de s’enfuir.
En l’espèce, la défense n’a présenté aucune preuve et la poursuite n’a pas tenté de prouver une conscience de culpabilité par la fuite, la
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tentative de fuite ou d’autres moyens de fuir la justice. Dans les circonstances, comme je l’ai indiqué, la comparution volontaire de l’appelant à son procès ne donne nécessairement lieu à aucune déduction, si ce n’est qu’il faisait ce que la loi prescrivait et, de plus, comme le signale M. le Juge Arnup dans ses motifs de jugement en Cour d’appel, page 383:
[TRADUCTION]…il peut y avoir un grand nombre de raisons pour lesquelles un accusé, bien qu’il soit tenu pour suspect, s’abstient de fuir et (comme c’est le cas en l’espèce) se livre volontairement pour subir son procès. De la proposition faite en l’espèce, il n’y aurait qu’un pas à faire pour avancer qu’on pourrait déduire l’innocence de l’accusé du fait qu’il était en liberté sous un cautionnement minime et aurait pu facilement fuir la justice sans autre conséquence qu’une légère perte pécuniaire.
Comme je l’ai indiqué, je suis d’avis que la preuve que l’accusé n’a pas fui et s’est volontairement livré à la justice, preuve qu’on cherche à présenter en l’espèce, n’a aucune valeur probante et que M. le Juge Haines n’a fait aucune erreur en refusant de l’admettre au procès.
Pour tous ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel.
LE JUGE HALL — Je suis d’accord que cet appel devrait être rejeté. Je désire toutefois traiter la question de la recevabilité de la preuve (par opposition à sa valeur probante) que le juge de première instance a rejetée. La preuve que l’avocat de l’appelant a cherché à produire est relatée dans les motifs de mon collègue le juge Ritchie, de même que la discussion entre Sa Seigneurie et Me Carter.
Il me semble que le Juge Haines a refusé d’admettre la preuve présentée principalement pour le motif qu’aucun précédent n’avait été publié sur le sujet. Je ne considère pas le droit comme étant tellement sclérosé qu’il faille rejeter tout nouvel argument ou toute nouvelle proposition si on ne peut citer aucun arrêt publié à son appui.
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A mon avis, la preuve était recevable. Quant à sa valeur probante, c’est une autre question. Le fait que l’exclusion de la preuve n’a pas, à mon avis, donné lieu à un tort ou à une erreur judiciaire importante ne peut être considéré comme un empêchement à la recevabilité d’une preuve qui peut être qualifiée de «preuve d’une conscience d’innocence». Je crois que l’énoncé contenu dans Wills on Circumstantial Evidence, 7e éd., p. 277, et cité par mon collègue le Juge Ritchie dans ses motifs, est une proposition valable qu’on ne peut rejeter sur-le-champ parce qu’elle est inconnue de notre droit. Le fait que cette proposition n’a pas été formulée dans une décision publiée ne tire pas à conséquence.
Appel rejeté.
Procureur de l’appelant: R.J. Carter, Toronto.
Procureur de l’intimée: Le Procureur général de l’Ontario, Toronto.
[1] [1971] 3 O.R. 843, 4 C.C.C. (2d) 378.
[2] [1970] 2 O.R. 3, [1970] 3 C.C.C. 122.
[3] [1971] R.C.S. 272, [1970] 4 C.C.C. 1, 11 D.L.R. (3d) 673.