COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Ipeelee, [2012] CSC 13
Date : 20120323
Dossier : 33650, 34245
Entre :
Manasie Ipeelee
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
- et -
Directeur des poursuites pénales et Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.
Intervenants
Et entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Frank Ralph Ladue
Intimé
- et -
Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique
et Association canadienne des libertés civiles
Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 98):
Motifs dissident en partie :
(par. 99 à 157):
Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish et Abella)
Le juge Rothstein
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. ipeelee
Manasie Ipeelee Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Directeur des poursuites pénales et
Aboriginal Legal Services of Toronto Inc. Intervenants
‑ et ‑
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Frank Ralph Ladue Intimé
et
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique
et Association canadienne des libertés civiles Intervenantes
Répertorié : R. c. Ipeelee
Nos du greffe : 33650, 34245.
2011 : 17 octobre; 2012 : 23 mars.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Rothstein.
en appel des cours d’appel de l’ontario et de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Laskin, Sharpe et Cronk), 2009 ONCA 892, 99 O.R. (3d) 419, 264 O.A.C. 392, [2009] O.J. No. 5402 (QL), 2009 CarswellOnt 7783, qui a confirmé une décision du juge Megginson, 2009 CarswellOnt 7864. Pourvoi accueilli, le juge Rothstein est dissident.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Levine, Chiasson et Bennett), 2011 BCCA 101, 302 B.C.A.C. 93, 511 W.A.C. 93, 271 C.C.C. (3d) 90, [2011] 2 C.N.L.R. 277, [2011] B.C.J. No. 366 (QL), 2011 CarswellBC 428, qui a infirmé une décision de la juge Bagnall, 2010 BCPC 410, [2010] B.C.J. No. 2824 (QL), 2010 CarswellBC 3822. Pourvoi rejeté.
Fergus J. (Chip) O’Connor, pour l’appelant Manasie Ipeelee.
Gillian E. Roberts, pour l’intimée Sa Majesté la Reine.
Susanne Boucher et François Lacasse, pour l’intervenant le directeur des poursuites pénales.
Jonathan Rudin et Amanda Driscoll, pour l’intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.
Mary T. Ainslie, pour l’appelante Sa Majesté la Reine.
Hovan M. Patey, Laurence D. Myers, c.r., et Kristy L. Neurauter, pour l’intimé Frank Ralph Ladue.
Argumentation écrite seulement par Kent Roach et Kelly Doctor, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.
Argumentation écrite seulement par Clayton C. Ruby, Nader R. Hasan et Gerald J. Chan, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Abella rendu par
le juge LeBel —
I. Introduction
[1] Les deux pourvois font intervenir les principes régissant la détermination de la peine à infliger à des délinquants autochtones pour défaut de se conformer à une ordonnance de surveillance de longue durée (« OSLD »). Les deux affaires mettent en cause des délinquants autochtones au casier judiciaire chargé. Elles donnent à la Cour l’occasion de réexaminer et de confirmer son arrêt R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688. Je propose d’accueillir le pourvoi du délinquant dans Ipeelee et de rejeter celui du ministère public dans Ladue.
II. Manasie Ipeelee
A. Histoire personnel le et antécédents criminels
[2] Manasie Ipeelee est un Inuit qui est né et a grandi à Iqaluit, au Nunavut. Son vécu n’a rien à voir avec celui de la plupart des Canadiens. Sa mère était alcoolique. Elle est morte de froid lorsque M. Ipeelee avait cinq ans. Il a été élevé par ses grands‑parents maternels, qui sont maintenant tous deux décédés. M. Ipeelee a commencé à consommer de l’alcool à l’âge de 11 ans et a rapidement développé une grave dépendance à l’alcool. Il a quitté l’école peu de temps après. Ses démêlés avec le système de justice pénale ont commencé en 1985, alors qu’il n’avait que 12 ans.
[3] M. Ipeelee est actuellement âgé de 39 ans. Il a été détenu ou a fait l’objet d’une forme quelconque de surveillance au sein de la collectivité durant une grande partie de sa vie. Son dossier de jeune contrevenant compte environ 36 condamnations. Il s’agissait, dans la majorité des cas, d’infractions relatives à des biens, notamment d’entrée par effraction, de vol et de prise d’un véhicule sans le consentement du propriétaire. Il a aussi été reconnu coupable de ne pas avoir respecté un engagement, de ne pas s’être conformé à une ordonnance de probation et de s’être trouvé illégalement en liberté. Son dossier de criminel d’adulte compte 24 autres déclarations de culpabilité, dont une bonne partie portent sur des infractions semblables. Toutefois, il a également commis des crimes violents. Son dossier inclut notamment deux déclarations de culpabilité pour voies de fait causant des lésions corporelles et une déclaration de culpabilité pour chacune des infractions suivantes : voies de fait graves, agression sexuelle et agression sexuelle causant des lésions corporelles. Je décrirai plus en détail ces infractions, car elles constituent le fondement de sa désignation subséquente à titre de délinquant à contrôler.
[4] En décembre 1992, M. Ipeelee a reconnu sa culpabilité à une accusation de voies de fait causant des lésions corporelles. Un ami et lui ont agressé un homme qui refusait de les laisser entrer dans sa demeure. M. Ipeelee était alors en état d’ébriété. Durant la bagarre, il a frappé la victime à la tête avec un cendrier et une chaise. Il a été condamné à 21 jours d’emprisonnement et à un an de probation.
[5] En décembre 1993, M. Ipeelee s’est de nouveau reconnu coupable d’une accusation de voies de fait causant des lésions corporelles. L’incident était survenu à l’extérieur d’un bar d’Iqaluit. M. Ipeelee et la victime étaient en état d’ébriété. Des témoins l’ont vu donner au moins dix coups de pied au visage à un homme et poursuivre l’agression après que la victime eut perdu connaissance. La victime a été hospitalisée en raison de ses blessures. M. Ipeelee, qui était alors en probation, a été condamné à cinq mois d’emprisonnement.
[6] En novembre 1994, M. Ipeelee a plaidé coupable à une accusation de voies de fait graves, à la suite d’une autre altercation avec un autre homme survenue à l’extérieur du même bar d’Iqaluit. Encore une fois, M. Ipeelee et sa victime étaient ivres. Durant la bagarre, M. Ipeelee a frappé la victime et lui a assené des coups de pied. M. Ipeelee a continué de la frapper et de lui marteler le visage même après qu’elle ait perdu connaissance. La victime a subi une fracture de la mâchoire et a dû être transportée à Montréal pour y recevoir des soins. M. Ipeelee, qui se trouvait à nouveau en probation au moment de l’infraction, a été condamné à 14 mois d’emprisonnement.
[7] M. Ipeelee a bénéficié d’une mise en liberté anticipée à l’automne 1995. Environ trois semaines plus tard, alors qu’il purgeait toujours sa peine, en principe, il a commis une agression sexuelle. La victime était une femme qui avait bu dans son appartement d’Iqaluit en compagnie de M. Ipeelee et d’autres personnes, et qui était devenue inconsciente sous l’effet de l’alcool. Des témoins ont vu M. Ipeelee et un autre homme porter la victime dans sa chambre. Plus tard, des témoins ont vu M. Ipeelee en train d’avoir des rapports sexuels avec la femme inconsciente sur le lit de celle‑ci. Il a été condamné à deux ans d’emprisonnement. Il est resté en détention jusqu’à la date d’expiration de son mandat de dépôt, en février 1999, parce que les autorités correctionnelles estimaient qu’il risquait fortement de récidiver.
[8] Après avoir purgé sa peine, M. Ipeelee a déménagé à Yellowknife. Il a recommencé à boire moins d’une demi‑heure après son arrivée et il a été arrêté le soir même pour s’être trouvé en état d’ébriété en public. Vingt-quatre heures plus tard, il était arrêté de nouveau pour ivresse publique. Au cours des six mois précédant sa déclaration de culpabilité suivante, il a été arrêté au moins neuf autres fois pour s’être trouvé en état d’ébriété en public.
[9] M. Ipeelee a commis une nouvelle agression sexuelle, ayant causé cette fois des lésions corporelles, le 21 août 1999. Cette agression se situe à l’origine de sa désignation à titre de délinquant à contrôler. Alors qu’il était ivre, M. Ipeelee s’est introduit dans une fourgonnette abandonnée que des sans‑abri fréquentaient. Une femme de 50 ans dormait à l’intérieur. Elle s’est réveillée et a constaté que M. Ipeelee lui enlevait son pantalon. Elle s’est débattue. M. Ipeelee a commencé à lui donner des coups de poing au visage. Quand elle a appelé à l’aide, il lui a ordonné de se taire, sinon il la tuerait. Il l’a ensuite agressée sexuellement. La victime a finalement réussi à s’échapper lorsque M. Ipeelee s’est endormi. Il a été arrêté et on a amené la victime à l’hôpital pour y faire soigner ses blessures.
[10] À l’audience de détermination de la peine relative à cette infraction, le juge Richard, de la Cour suprême des Territoires du Nord‑Ouest, a souligné que le casier judiciaire de M. Ipeelee [traduction] « démontre une tendance constante chez M. Ipeelee à commettre des actes de violence gratuite à l’endroit de personnes vulnérables et sans défense lorsqu’il est en état d’ivresse » (R. c. Ipeelee, 2001 NWTSC 33, [2001] N.W.T.J. No. 30 (QL), par. 34). Selon la preuve d’expert produite à cette audience, M. Ipeelee ne souffrait d’aucune maladie mentale grave et était doté d’une intelligence moyenne ou supérieure à la moyenne. On a cependant diagnostiqué chez lui à la fois un trouble de la personnalité antisociale et un grave problème d’alcoolisme. Toujours selon la preuve d’expert, M. Ipeelee présentait un risque modéré‑élevé à élevé de récidive violente et un risque semblable de récidive sexuelle. Après avoir évalué toute la preuve, le juge Richard a conclu que M. Ipeelee présentait un risque important de récidive et il l’a déclaré délinquant à contrôler en vertu du par. 753.1(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Pour cette agression sexuelle, M. Ipeelee a été condamné à une peine de six ans d’emprisonnement, suivis d’une surveillance de longue durée pour une période de dix ans.
B. L’infraction en cause dans le pourvoi
[11] M. Ipeelee a été incarcéré jusqu’à l’expiration de son mandat de dépôt pour l’agression sexuelle causant des lésions corporelles commise en 1999. Son OSLD a pris effet le 14 mars 2007, quand il a été transféré du Pénitencier de Kingston au Centre correctionnel communautaire Portsmouth, situé lui aussi à Kingston. Entre autres conditions, l’OSLD visant M. Ipeelee lui interdit de consommer de l’alcool.
[12] L’OSLD visant M. Ipeelee a été suspendue à quatre reprises : du 13 juin au 5 juillet 2007 pour détérioration de son rendement et de son comportement et pour une attitude problématique; du 23 juillet au 14 septembre 2007 pour avoir dormi dans le salon et la cuisine en contravention des règles de la maison; du 24 septembre au 24 octobre 2007 pour avoir été agité et indiscipliné et pour avoir refusé de se soumettre à une analyse d’urine; et du 25 octobre 2007 au 20 mai 2008, par suite du dépôt d’une accusation de fraude contre lui (l’accusation a plus tard été retirée). Pendant ces suspensions, M. Ipeelee a purgé sa peine au Pénitencier de Kingston.
[13] Le 20 août 2008, la police a vu M. Ipeelee conduire sa bicyclette de façon irrégulière au centre‑ville de Kingston. Il était manifestement ivre et avait deux bouteilles d’alcool en sa possession. Il a été accusé de défaut de se conformer à une condition de l’OSLD à laquelle il était soumis, en violation du par. 753.3(1) du Code criminel. M. Ipeelee s’est reconnu coupable de cette infraction le 14 novembre 2008.
C. Historique judiciaire
1. Cour de justice de l’Ontario, 2009 CarswellOnt 7864
[14] Le 24 février 2009, le juge Megginson, de la Cour de justice de l’Ontario, a condamné M. Ipeelee à une peine d’emprisonnement de trois ans, à laquelle il a retranché six mois pour sa période d’incarcération présentencielle, selon un ratio de 1:1. Il a insisté ainsi sur la gravité de l’infraction :
[traduction] Au vu des faits, il s’agit d’un manquement grave, et absolument pas d’un manquement anodin, à une condition très fondamentale de l’[OSLD] visant le délinquant. Il s’agit d’une condition primordiale et essentielle parce que la consommation excessive d’alcool a joué un rôle dans la perpétration non seulement de l’infraction « sous‑jacente », mais aussi de la plupart des infractions figurant au casier judiciaire du délinquant. Selon ses antécédents, M. Ipeelee devient violent lorsqu’il abuse de l’alcool, et on a jugé qu’il présentait un risque important de récidive sexuelle. L’avocat de la défense a soutenu que les faits relatifs au manquement en cause maintenant n’indiquent aucunement qu’il s’apprêtait à commettre une autre infraction de nature sexuelle, mais cela est,selon moi, hors de propos. [ par. 10]
[15] Le juge Megginson a affirmé que, lors de la détermination de la peine pour défaut de se conformer à une OSLD, la protection du public constitue le critère déterminant et la réadaptation ne joue qu’un rôle mineur. En gardant ce principe à l’esprit, il a examiné l’obligation que lui imposait l’al. 718.2e) du Code criminel de prendre en considération la situation propre à M. Ipeelee en tant que délinquant autochtone. Il a d’abord souligné que le statut d’Autochtone de M. Ipeelee avait déjà été pris en considération dans la détermination de sa peine pour l’infraction commise en 1999 qui était à l’origine de l’OSLD. Il a ensuite conclu que, lorsque la protection du public est le critère déterminant, le statut d’Autochtone du délinquant revêt [traduction] « moins d’importance » (par. 15).
2. Cour d’appel de l’Ontario, 2009 ONCA 892, 99 O.R. (3d) 419
[16] M. Ipeelee a fait appel de sa peine. Selon ses moyens d’appel, cette peine était manifestement inappropriée et le juge qui la lui avait imposée n’avait pas suffisamment tenu compte de sa situation de délinquant autochtone. La Cour d’appel a rejeté le pourvoi.
[17] S’exprimant au nom de la Cour d’appel, le juge Sharpe n’était pas convaincu du caractère manifestement inapproprié de la peine. Il a convenu avec le juge qui l’avait imposée que l’infraction constituait un manquement grave à une condition essentielle de l’OSLD. Le juge Sharpe a conclu que, malgré les commentaires du juge qui avait prononcé la sentence, le statut d’Autochtone de M. Ipeelee n’avait pas été pris en compte dans la détermination de sa peine. Cependant, à son avis, cette omission ne représentait pas une erreur (par. 13) :
[traduction] Cependant, il n’est pas du tout clair pour moi, dans les circonstances de l’espèce, que la prise en compte de son statut d’Autochtone devrait entraîner une réduction de sa peine pour manquement à la condition qui lui a été imposée en sa qualité de délinquant à contrôler. Compte tenu des infractions avec violence commises par l’appelant et du risque qu’il récidive sous l’effet de l’alcool, les principes de dénonciation, de dissuasion et de protection du public sont primordiaux. C’est l’un des cas où « la peine appropriée ne différera pas [. . .] selon qu’il s’agit d’un délinquant autochtone ou d’un délinquant non autochtone » : R. c. Carrière (2002), 164 C.C.C. (3d) 569 (C.A. [Ont.]), au par. 17. Comme l’appelant a été déclaré délinquant à contrôler, « la justice corrective et les autres caractéristiques propres à la détermination de la peine d’un délinquant autochtone n’entre[nt] presque pas, sinon pas du tout en ligne de compte » : R. c. W. (H.P.) (2003), 327 A.R. 170, A.J. No. 479 (C.A.), au par. 50.
[18] Le juge Sharpe a reconnu que les origines autochtones de M. Ipeelee et sa situation défavorisée expliquaient en partie ses démêlés répétés avec le système de justice pénale. Il a néanmoins conclu que ces considérations ne pouvaient pas influer sur la peine. Il a terminé ses motifs en demandant aux autorités correctionnelles de prendre toutes les mesures possibles pour que M. Ipeelee reçoive une aide adéquate en tant qu’Autochtone.
III. Frank Ralph Ladue
A. Histoire personnelle
[19] Maintenant âgé de 49 ans, Frank Ralph Ladue est membre du Conseil de la bande dénée de Ross River, une petite collectivité d’environ 500 habitants située à 400 kilomètres au nord‑est de Whitehorse, dans le territoire du Yukon. Comme les parents de M. Ladue avaient un grave problème d’alcool, il a été élevé par ses grands‑parents. Son père et sa mère sont décédés quand il était encore très jeune et, selon les dossiers, sa mère a peut‑être été assassinée. À l’âge de cinq ans, M. Ladue a été retiré de sa collectivité et envoyé au pensionnat, où il dit avoir subi une grave violence physique, sexuelle, psychologique et spirituelle.
[20] À l’âge de neuf ans, M. Ladue est retourné vivre chez ses grands‑parents à Ross River. Les répercussions de son séjour au pensionnat ne faisaient aucun doute. Il ne pouvait plus parler sa langue traditionnelle, car on lui avait interdit de le faire au pensionnat. Incapable de relater ses expériences pénibles à sa famille, il a commencé à boire et à avoir des problèmes de comportement. Il s’est vite retrouvé dans des familles d’accueil et a fait des séjours en établissement pour jeunes contrevenants. M. Ladue a continué de boire beaucoup toute sa vie (sauf durant six ans de sobriété au cours des années 1990, période où il n’a été déclaré coupable d’aucune infraction criminelle). M. Ladue a aussi commencé à consommer de l’héroïne, de la cocaïne et de la morphine durant son incarcération dans un pénitencier fédéral.
[21] L’histoire de M. Ladue peut sembler inusitée à la plupart des Canadiens, mais elle n’est que trop banale à Ross River. Plusieurs cas de violence sont survenus dans la collectivité pendant les années 1940, à l’époque où l’armée américaine construisait un pipeline dans la région. On a signalé alors des agressions ou des viols commis par des militaires contre des membres de la collectivité. L’expérience des pensionnats s’est ajoutée aux autres traumatismes subis par la collectivité. Les taux élevés d’alcoolisme et de violence observés dans la communauté témoignent des conséquences de cette expérience collective.
[22] M. Ladue a commis la première infraction figurant à son casier judiciaire en 1978, à l’âge de 16 ans. Depuis, il a accumulé plus de 40 déclarations de culpabilité, dont une dizaine à titre de jeune contrevenant. Dans certains cas, il s’agissait d’infractions concernant des biens qui comprenaient, par exemple, prise d’un véhicule sans le consentement du propriétaire, méfait, entrée par effraction ou vol. M. Ladue a également commis plusieurs infractions liées à l’alcool et a été reconnu coupable plusieurs fois de manquements à diverses ordonnances judiciaires. Ses condamnations pour des infractions commises avec violence portaient notamment sur des accusations de vol qualifié, en 1978 et en 1980, et de voies de fait simples, en 1979 et en 1982. M. Ladue a aussi été condamné à plusieurs reprises pour des agressions sexuelles que je décrirai plus en détail, parce qu’elles ont finalement mené à sa désignation en tant que délinquant à contrôler.
[23] D’abord, en 1987, M. Ladue est entré dans la chambre d’une femme à la suite d’une fête. Il l’a agressée sexuellement pendant qu’elle se trouvait endormie ou inconsciente en raison de sa consommation d’alcool. Plus tard, en 1997, M. Ladue a agressé une autre femme que l’alcool avait rendue inconsciente. Lorsqu’elle est revenue à elle, elle était dévêtue de la taille aux pieds et M. Ladue était en train de l’agresser sexuellement. Un autre incident, survenu en 1998, n’a pas entraîné de déclaration de culpabilité pour agression sexuelle. M. Ladue s’est introduit chez une femme qui dormait et lui a mis un sac de couchage sur la tête et les épaules. Il a été surpris par la fille de la femme et a pris la fuite. Ces infractions ont valu à M. Ladue des peines allant de quatre mois (pour l’infraction de 1998) à trente mois d’emprisonnement.
[24] M. Ladue a commis l’infraction à l’origine de son OSLD le 6 octobre 2002. Ce jour‑là, il a pénétré dans une maison d’habitation sans l’autorisation des occupants. La victime de 22 ans avait perdu connaissance sous l’effet de l’alcool et était étendue sur le plancher du salon. À son réveil, elle a constaté que M. Ladue lui touchait les seins par‑dessus ses vêtements et essayait de déboutonner son pantalon. Elle était incapable de se défendre en raison de son état d’ébriété. Heureusement, d’autres résidants de la maison ont été réveillés par ce qui se passait et M. Ladue s’est enfui de la maison. Il a été reconnu coupable d’entrée par effraction et d’agression sexuelle.
[25] À l’audience de détermination de la peine (2003 YKTC 100 (CanLII)), le juge Faulkner a souligné la similitude des circonstances de chacune des agressions sexuelles. L’évaluation psychologique préparée à la demande de la Cour concluait que M. Ladue ne pouvait ni s’empêcher de consommer de l’alcool ni maîtriser ses pulsions sexuelles. Le diagnostic établi conclut qu’il était aussi un sadique sexuel et qu’il souffrait d’un trouble de la personnalité antisociale. Le juge Faulkner a néanmoins reconnu la possibilité que le risque présenté par M. Ladue puisse être maîtrisé au sein de la collectivité, en raison de sa longue période de sobriété au cours des années 1990, durant laquelle il s’était abstenu de toute activité criminelle. L’avocat de la défense a reconnu que les conditions énumérées à l’art. 753.1 du Code criminel étaient réunies, et M. Ladue a été déclaré délinquant à contrôler. Le juge Faulkner a condamné M. Ladue à trois ans d’emprisonnement pour l’entrée par effraction et l’agression sexuelle, compte tenu des 14 mois qu’il avait passés en détention présentencielle. Il lui a également imposé une OSLD d’une durée de sept ans.
B. L’infraction en cause dans le pourvoi
[26] L’OSLD visant M. Ladue a pris effet le 1er décembre 2006, lorsqu’il a été libéré après avoir purgé sa peine d’emprisonnement pour l’infraction de 2002 à l’origine de l’OSLD. L’OSLD a été suspendue à maintes reprises. De plus, il a été déclaré coupable de deux violations de l’OSLD. D’abord, le 5 juin 2007, il a été déclaré coupable de deux chefs de manquement à la condition de l’OSLD lui interdisant de consommer des substances intoxicantes. Il s’est vu infliger des peines concurrentes de six mois d’emprisonnement, desquelles ont été retranchés les 4,5 mois qu’il avait passés en détention avant de recevoir sa sentence. Ensuite, le 19 juin 2008, il a été reconnu coupable d’un manquement à la même condition et il a été condamné à un jour d’emprisonnement compte tenu de sa détention présentencielle d’un an.
[27] Le 12 août 2009, M. Ladue a été libéré après une autre suspension de l’OSLD. À sa libération, il devait être envoyé à la Linkage House, à Kamloops, en Colombie‑Britannique, où il s’attendait à recevoir un soutien considérable adapté à sa culture auprès d’un aîné autochtone. Il a plutôt été arrêté dès sa sortie de la prison en vertu d’un mandat d’analyse génétique non exécuté. Le mandat avait été délivré plusieurs mois auparavant, mais n’avait pas été exécuté au cours de la détention de M. Ladue à cause d’une erreur administrative commise par des représentants du ministère public. En outre, le mandat était peut‑être inutile, car M. Ladue avait semble‑t‑il déjà fourni un échantillon d’ADN en exécution d’un mandat antérieur. M. Ladue a été détenu jusqu’à l’exécution du mandat et il a perdu sa place à la Linkage House en raison de ce délai. Il a été envoyé plutôt à la Belkin House, au centre‑ville de Vancouver, malgré ses réserves sur l’opportunité d’y être envoyé, à cause de la facilité de l’accès aux drogues à la fois dans la résidence et dans le quartier environnant. À la Belkin House, M. Ladue a commencé à fréquenter un autre délinquant connu pour consommer de la drogue. Le 19 août, on a demandé à M. Ladue de fournir un échantillon d’urine. Le 24 août, il a informé le personnel de la Belkin House que les résultats de l’analyse révéleraient la présence de cocaïne dans son urine, ce qui arriva. Il a fourni un deuxième échantillon d’urine le 27 août et les résultats de son analyse ont aussi révélé la présence de cocaïne. En conséquence, il a été accusé de manquement à une condition de l’OSLD rendue à son égard, en violation du par. 753.3(1) du Code criminel. Il a reconnu sa culpabilité à cette infraction le 10 février 2010.
C. Historique judiciaire
1. Cour provinciale de la Colombie‑Britannique, 2010 BCPC 410 (CanLII)
[28] À l’audience de détermination de la peine, le ministère public a demandé une peine de 18 mois à deux ans d’emprisonnement. La juge Bagnall de la Cour provinciale a estimé que cette fourchette était inappropriée dans les circonstances. Elle a insisté en ces termes sur la gravité de l’infraction :
[traduction] Une fois sorti de prison, M. Ladue a l’habitude de se remettre très rapidement à consommer de la drogue ou de l’alcool, même s’il fait l’objet d’une étroite surveillance. Le risque qu’il présente ne peut pas être maîtrisé, et il n’arrive pas non plus pour l’instant à se maîtriser au sein de la collectivité. Le danger que M. Ladue représente pour un autre membre ou l’ensemble de la collectivité s’il consomme des substances intoxicantes est très grave. C’est ce qui ressort des antécédents que j’ai exposés en détail. [par. 31]
La juge Bagnall a donc conclu que l’isolement était le plus important objectif de la détermination de la peine dans les circonstances et a condamné M. Ladue à trois ans d’emprisonnement, dont elle a retranché 1,5 jour pour chaque jour de sa détention présentencielle qui avait duré cinq mois. La juge Bagnall a mentionné les aspects tragiques de la vie de M. Ladue, mais elle a apparemment décidé qu’ils ne devaient avoir aucun effet sur la peine à lui infliger.
2. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2011 BCCA 101, 302 B.C.A.C. 93
[29] M. Ladue a interjeté appel de la sentence. Selon ses prétentions, la juge de première instance n’avait pas tenu suffisamment compte de sa situation de délinquant autochtone et la peine qu’elle lui a finalement infligée était inappropriée. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli son appel et réduit sa peine à un an d’emprisonnement. Le juge Chiasson, dissident, était d’avis d’accueillir l’appel et de condamner M. Ladue à deux ans d’emprisonnement.
[30] S’exprimant au nom de la majorité, la juge Bennett a d’abord examiné les principes et objectifs de la détermination de la peine énoncés dans le Code criminel. Elle a analysé en détail l’al. 718.2e) du Code et l’arrêt Gladue de notre Cour. Selon la juge Bennett, la juge qui avait prononcé la sentence était consciente de la situation particulière de M. Ladue en tant que délinquant autochtone, mais elle ne l’avait pas prise en compte concrètement dans la détermination de la peine appropriée. En conséquence, elle avait trop privilégié l’objectif de l’isolement du délinquant du reste de la société aux dépens de celui de la réadaptation et n’avait pas respecté l’al. 718.2e) : [traduction] « Pour donner effet à la directive donnée par le législateur à l’al. 718.2e), il ne suffit pas de mentionner cette disposition. On doit lui attribuer un poids appréciable, ce qui influera, dans bien des cas, sur la nature et la durée de la peine » (par. 64).
[31] La juge Bennett a conclu qu’une peine de trois ans d’emprisonnement n’était pas proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant, surtout compte tenu de l’histoire personnelle de M. Ladue et des circonstances dans lesquelles il s’était retrouvé à la Belkin House. Voici ce qu’elle a affirmé au par. 63 :
[traduction]
M. Ladue souhaite réussir, comme en témoigne sa demande de ne pas être renvoyé à la Belkin House. Il souffre toutefois d’une dépendance aux drogues et à l’alcool, qui peut avoir un lien direct avec la façon dont il a été traité à titre d’Autochtone. Il n’a pas récidivé de manière à compromettre la sécurité de la population. Il finira par être libéré sans surveillance dans la collectivité. S’il ne réussit pas à maîtriser sa dépendance à l’alcool et aux drogues dans la collectivité, il représentera fort probablement une menace pour la population. Les tentatives répétées d’abstinence ne sont pas inhabituelles chez les personnes aux prises avec une dépendance. En fait, M. Ladue a démontré qu’il était capable d’abstinence, comme en fait foi son comportement d’il y a plusieurs années.
La juge Bennett a donc réduit la peine à un an d’emprisonnement.
[32] Le juge Chiasson était d’avis d’accueillir l’appel et de réduire la peine à deux ans d’emprisonnement. Il ne s’est pas rallié à l’opinion de la majorité que la juge de première instance avait commis une erreur dans sa prise en compte du statut d’Autochtone de M. Ladue en prononçant sa sentence. Toutefois, selon le juge Chiasson, elle avait omis à tort de prendre en considération le fait que le manquement en cause n’avait pas amené M. Ladue à récidiver. Toujours selon lui, la sévérité accrue d’une peine de deux ans d’emprisonnement par rapport à la peine précédente purgée par M. Ladue était suffisante pour tenir compte de la gravité de l’infraction. Par contre, une peine de trois ans d’emprisonnement risquerait de lui faire perdre tout espoir de se racheter.
IV. Les questions en litige
[33] Les deux pourvois soulèvent des questions concernant l’application des principes et objectifs de la détermination de la peine énoncés dans la partie XXIII du Code criminel. Plus précisément, la Cour doit établir les principes qui régissent la détermination de la peine dans le cas des délinquants autochtones, y compris l’interprétation et l’application correctes de l’arrêt Gladue de notre Cour, et statuer sur l’application de ces principes à la violation d’une OSLD. Enfin, compte tenu de ces principes, la Cour doit décider si l’une ou l’autre des décisions portées en appel comporte une erreur de principe ou impose une peine inappropriée justifiant une intervention en appel.
V. Analyse
A. Les principes de la détermination de la peine
[34] La principale question que soulèvent les pourvois est de savoir comment déterminer une peine appropriée pour la violation d’une OSLD dans le cas d’un délinquant autochtone. Plus particulièrement, la Cour doit décider si, et de quelle façon, les principes de détermination de la peine formulés dans Gladue s’appliquent dans ce contexte. Mais d’abord, il importe d’examiner les principes qui régissent la détermination de la peine de façon générale en droit canadien.
[35] En 1996, le législateur a modifié le Code criminel pour y codifier explicitement les objectifs et principes de détermination de la peine (Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995 ch. 22 (projet de loi C‑41)). Selon l’art. 718, le prononcé des peines a pour objectif essentiel de contribuer au « respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre ». Cet objectif est réalisé par l’infliction de « sanctions justes » qui reflètent un ou plusieurs des objectifs traditionnels de la détermination de la peine : la dénonciation, la dissuasion générale et spécifique, l’isolement des délinquants du reste de la société, la réinsertion sociale, la réparation des torts causés aux victimes et la conscientisation des délinquants quant à leurs responsabilités, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité.
[36] Le Code criminel énumère ensuite un certain nombre de principes pour guider les juges dans la détermination de la peine. Le principe fondamental de détermination de la peine exige que la peine soit proportionnelle à la fois à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Comme notre Cour l’a déjà affirmé, ce principe ne découle pas des modifications apportées au Code en 1996; il s’agit depuis longtemps d’un précepte central de la détermination de la peine (voir notamment R. c. Wilmott (1966), 58 D.L.R. (2d) 33 (C.A. Ont.), et, plus récemment, R. c. Solowan, 2008 CSC 62, [2008] 3 R.C.S. 309, par. 12, et R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 40 à 42). Ce principe possède aussi une dimension constitutionnelle, puisque l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés interdit l’infliction d’une peine qui serait exagérément disproportionnée au point de ne pas être compatible avec le principe de la dignité humaine propre à la société canadienne. Dans le même ordre d’idées, on peut décrire à juste titre la proportionnalité de la peine comme un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 de la Charte.
[37] Le principe fondamental de la détermination de la peine — la proportionnalité — est intimement lié à son objectif essentiel — le maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’imposition de sanctions justes. Quel que soit le poids qu’un juge souhaite accorder aux différents objectifs et aux autres principes énoncés dans le Code, la peine qu’il inflige doit respecter le principe fondamental de proportionnalité. La proportionnalité représente la condition sine qua non d’une sanction juste. Premièrement, la reconnaissance de ce principe garantit que la peine reflète la gravité de l’infraction et crée ainsi un lien étroit avec l’objectif de dénonciation. La proportionnalité favorise ainsi la justice envers les victimes et assure la confiance du public dans le système de justice. La juge Wilson a exprimé ce principe de la manière suivante dans ses motifs concordants, dans le Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 533 :
Il est essentiel, dans toute théorie des peines, que la sentence imposée ait un certain rapport avec l’infraction. Il faut que la sentence soit appropriée et proportionnelle à la gravité de l’infraction. Ce n’est que dans ce cas que le public peut être convaincu que le contrevenant « méritait » la punition qui lui a été infligée et avoir confiance dans l’équité et la rationalité du système.
Deuxièmement, le principe de proportionnalité garantit que la peine n’excède pas ce qui est approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant. En ce sens, il joue un rôle restrictif et assure la justice de la peine envers le délinquant. En droit pénal canadien, une sanction juste prend en compte les deux optiques de la proportionnalité et n’en privilégie aucune par rapport à l’autre.
[38] Malgré les contraintes imposées par le principe de proportionnalité, les juges de première instance jouissent d’un large pouvoir discrétionnaire dans la détermination de la peine. Sous réserve des dispositions législatives particulières dont la conformité à la Charte a été reconnue, le prononcé d’une peine appropriée reste un processus fortement individualisé. Les juges chargés d’imposer les peines doivent disposer d’une latitude suffisante pour les adapter aux circonstances de l’infraction et à la situation du contrevenant en cause. Les cours d’appel reconnaissent la portée de ce pouvoir discrétionnaire et font preuve d’une retenue considérable à l’égard de la peine fixée par le juge. Comme l’a souligné le juge en chef Lamer dans R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, au par. 90 :
Plus simplement, sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d’appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n’est manifestement pas indiquée. Le législateur fédéral a conféré expressément aux juges chargés de prononcer les peines le pouvoir discrétionnaire de déterminer le genre de peine qui doit être infligée en vertu du Code criminel et l’importance de celle‑ci. [Souligné dans l’original.]
[39] Cependant, la retenue envers le juge de première instance comporte des limites. En effet, il incombe aux cours d’appel de s’assurer que les tribunaux appliquent correctement les principes régissant la détermination de la peine qui ont été établis par la loi. Dans tous les cas, la cour d’appel doit être convaincue que la peine contestée est proportionnelle à la fois à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. J’examinerai maintenant le rôle de ces facteurs dans les présents pourvois.
B. L’infraction — La peine à infliger pour manquement à une ordonnance de surveillance de longue durée
[40] Les deux pourvois mettent en cause des personnes déclarées délinquants à contrôler qui sont accusées de manquement à une condition de l’OSLD rendue à leur endroit. Pour la première fois, la Cour a l’occasion d’analyser cette infraction précise. Pour soupeser les différents principes et objectifs de la détermination de la peine et décider quelle peine est appropriée, il est important de bien comprendre le régime applicable aux délinquants à contrôler.
[41] La partie XXIV du Code criminel établit la procédure à suivre pour déclarer qu’un délinquant est un délinquant dangereux ou un délinquant à contrôler. Au Canada, il existe des dispositions spéciales traitant de la situation particulière des récidivistes chroniques depuis la première moitié du XXe siècle. La Commission Archambault a recommandé en 1938 l’adoption d’une loi prévoyant la détention des criminels endurcis pour une durée indéterminée (Rapport de la Commission royale d’enquête sur le système pénal du Canada). Selon la Commission, cette détention avait pour but non « pas de punir ni de réformer les détenus, mais avant tout de les isoler de la société » (cité dans R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, aux p. 321 et 322).
[42] En 1947, le Canada a donné suite aux recommandations de la Commission Archambault et adopté la première mesure législative autorisant la détention des « repris de justice » pour une durée indéterminée (Loi modifiant le Code criminel, L.C. 1947, ch. 55, art. 18). Les modifications apportées en 1977 ont restreint la portée de cette disposition pour qu’elle vise explicitement les « délinquants dangereux » — ceux reconnus coupables d’infractions constituant des sévices graves à la personne (Loi de 1977 modifiant le droit pénal, L.C. 1977, ch. 53, art. 14). Le juge La Forest a décrit en ces termes la raison d’être de cette mesure législative dans Lyons, à la p. 329 :
D’où l’importance de reconnaître la nature précise des objectifs pénologiques de la partie XXI [maintenant la partie XXIV]. Il est clair que la détention pour une période indéterminée répond à des fins à la fois punitives et préventives. L’une et l’autre constituent des buts légitimes de la sanction pénale. De fait, lorsque la société incarcère un voleur pendant dix ans, par exemple, il est évident que le but visé est double : punir l’auteur du crime et empêcher la récidive pendant cette période. Toutefois, la détention préventive dans le contexte de la partie XXI représente simplement un jugement que l’importance relative des objectifs de réinsertion sociale, de dissuasion et de châtiment peut diminuer sensiblement dans un cas particulier et celle de la prévention s’accroître proportionnellement. La partie XXI ne fait que permettre à la cour d’adapter la peine à la réalité bien évidente que la situation actuelle du délinquant est telle que sa conduite n’est pas soumise aux contraintes normales, de sorte qu’on peut s’attendre avec un grand degré de certitude à ce que cette personne commette des actes de violence dans l’avenir. Il serait donc insensé que de ne pas fixer la peine en conséquence. [Souligné dans l’original.]
[43] Il est utile de comparer la raison d’être de la déclaration de délinquant dangereux avec celle des dispositions visant les délinquants à contrôler, qui n’ont été incorporées au Code criminel qu’en 1997. Cette année‑là, des modifications considérables furent apportées à la partie XXIV du Code criminel au moyen du projet de loi C‑55 (Loi modifiant le Code criminel (délinquants présentant un risque élevé de récidive), la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, la Loi sur le casier judiciaire, la Loi sur les prisons et les maisons de correction et la Loi sur le ministère du Solliciteur général, L.C. 1997, ch. 17). Ces modifications, qui donnaient effet à la recommandation du Groupe de travail fédéral‑provincial‑territorial sur les délinquants à risque élevé de violence (le « Groupe de travail »), ont instauré la déclaration de délinquant à contrôler et créé la possibilité de rendre des OSLD. Le Groupe de travail a souligné que la loi souffrait d’une lacune : les auteurs d’infractions graves étaient privés du soutien que comporte une surveillance prolongée dans la collectivité, sauf par la libération conditionnelle. Les OSLD visaient à combler cette lacune et à compléter les solutions du tout ou rien que représentaient la détention à durée déterminée et la détention à durée indéterminée (Rapport du Groupe de travail fédéral/provincial/territorial sur les délinquants violents à risque élevé, Stratégies pour la gestion des délinquants à risque élevé (1995)).
[44] Le paragraphe 753.1(1) du Code criminel précise les circonstances dans lesquelles le tribunal peut déclarer que le délinquant est un délinquant à contrôler :
753.1(1) Sur demande faite, en vertu de la présente partie, postérieurement au dépôt du rapport d’évaluation visé au paragraphe 752.1(2), le tribunal peut déclarer que le délinquant est un délinquant à contrôler, s’il est convaincu que les conditions suivantes sont réunies :
a) il y a lieu d’imposer au délinquant une peine minimale d’emprisonnement de deux ans pour l’infraction dont il a été déclaré coupable;
b) celui‑ci présente un risque élevé de récidive;
c) il existe une possibilité réelle que ce risque puisse être maîtrisé au sein de la collectivité.
Si le tribunal déclare que le délinquant est un délinquant à contrôler, il doit lui imposer une peine minimale d’emprisonnement de deux ans pour l’infraction sous‑jacente et ordonner qu’il soit soumis à une surveillance de longue durée pour une période maximale de dix ans (Code criminel, par. 753.1(3)).
[45] Les OSLD sont exécutées conformément à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (« LSCMLSC »). L’OSLD doit contenir les conditions prévues au par. 161(1) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620. De plus, la Commission nationale des libérations conditionnelles (CNLC) peut y insérer toutes les autres conditions « qu’elle juge raisonnables et nécessaires pour protéger la société et favoriser la réinsertion sociale du délinquant » (LSCMLSC, par. 134.1(2)). Un membre de la CNLC peut suspendre une OSLD en cas de manquement à l’une de ses conditions, ou s’il est convaincu que la suspension de l’ordonnance est raisonnable et nécessaire pour éviter la violation de l’OSLD ou pour protéger la société (LSCMLSC, par. 135.1(1)). Pendant la suspension de l’OSLD, le délinquant purge sa peine dans un pénitencier fédéral. Selon le par. 753.3(1) du Code criminel, le défaut ou le refus de se conformer à une OSLD constitue aussi un acte criminel punissable d’un emprisonnement maximal de dix ans.
[46] La LSCMLSC précise que « [l]a mise en liberté sous condition vise à contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en tant que citoyens respectueux des lois » (LSCMLSC, art. 100). La LSCMLSC énonce aussi plusieurs principes destinés à guider la CNLC dans la réalisation de l’objet de la mise en liberté sous condition. Elle dispose notamment que : « la protection de la société est le critère déterminant dans tous les cas » et que « le règlement des cas doit, compte tenu de la protection de la société, être le moins restrictif possible » (LSCMLSC, al. 101a) et d)). Ces principes guident la CNLC lorsqu’elle rend ses décisions. Cependant, les tribunaux doivent déterminer la peine à infliger pour un manquement à une OSLD en appliquant les principes énoncés dans le Code criminel.
[47] Aux termes de la loi, l’OSLD, qui représente une forme de mise en liberté sous condition régie par la LSCMLSC, a donc pour objet de contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant la réadaptation et la réinsertion des délinquants à contrôler. Ce principe directeur demeure en harmonie avec l’analyse faite par notre Cour — au par. 42 de l’arrêt R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163 — de la distinction entre la déclaration de délinquant dangereux (qui ne comporte pas de mise en liberté sous condition) et la déclaration de délinquant à contrôler.
Bien qu’elles concourent toutes les deux à protéger à protéger la sécurité publique, les mesures de déclaration de délinquant dangereux et de délinquant à contrôler correspondent à des objectifs différents. En effet, à la différence du délinquant dangereux (art. 753 C. cr.) qui continuera à subir une privation de liberté puisqu’on le gardera incarcéré pour être isolé du reste de la société (art. 718.1), le délinquant à contrôler subit une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans, après quoi on le soumet à une ordonnance de surveillance dans la collectivité pour une période maximale de 10 ans afin de favoriser sa réinsertion sociale (par. 753.1(3) C. cr.). Moins contraignante que l’incarcération pour une durée indéterminée réservée aux délinquants dangereux, cette mesure permet d’assurer la protection de la société tout en respectant « les principes de proportionnalité et de modération dans le recours aux peines privatives de liberté » (Dadour, p. 228). [Italiques dans l’original.]
[48] L’examen simultané du Code criminel, de la LSCMLSC et de la jurisprudence permet d’identifier deux objectifs particuliers de la surveillance de longue durée, comme forme de libération conditionnelle : (1) la protection du public contre le risque de récidive et (2) la réadaptation et la réinsertion sociale du délinquant. Le second objectif peut être décrit à juste titre comme l’objectif ultime d’une OSLD, comme l’indique l’art. 100 de la LSCMLSC, bien qu’il soit inextricablement lié au premier. Toutefois, les cours provinciales et les cours d’appel ont eu malheureusement tendance à mettre l’accent sur la protection du public aux dépens de la réadaptation des délinquants. Cette tendance les a influencées dans la détermination de ce qui constitue une peine appropriée pour le défaut de se conformer à une condition d’une OSLD.
[49] R. c. W. (H.P.), 2003 ABCA 131, 18 Alta. L.R. (4th) 20, demeure l’arrêt de principe rendu par une cour d’appel en la matière. La Cour d’appel de l’Alberta y a étudié l’objet du régime applicable aux délinquants à contrôler et l’incidence de ce régime sur la détermination de la peine à infliger pour violation d’une OSLD. Le juge Ritter a résumé en ces termes l’avis de la Cour d’appel, au par. 46 :
[traduction] Puisque la protection de la société constitue le critère déterminant dans la détermination de la peine à infliger à un délinquant qui a manqué à une condition de son ordonnance de surveillance de longue durée, les principes de détermination de la peine qui touchent la dissuasion spécifique et générale ainsi que l’isolement du délinquant de la collectivité entrent en jeu. La réadaptation a un rôle limité à jouer, car le statut de délinquant à contrôler est tel que l’on a déjà jugé la réadaptation extrêmement difficile ou impossible à réaliser.
Un certain nombre de jugements prononcés par les cours de première instance et les cours d’appel provinciales ont suivi cette approche. Par exemple, le juge Masse, de la Cour de justice de l’Ontario, a dit aux par. 14 et 21 de la décision R. c. Nelson, [2007] O.J. No. 5704 (QL), que [traduction] « [l]a protection du public constitue la principale considération lorsqu’il s’agit de déterminer la peine à infliger à ces délinquants » et qu’« il faut infliger de lourdes peines même en cas de violation mineure d’une ordonnance de surveillance de longue durée ».
[50] Cette perception du régime applicable aux délinquants à contrôler est inexacte. L’OSLD poursuit un double objectif : la protection du public et la réadaptation des délinquants et leur réinsertion dans la collectivité. En fait, l’art. 100 de la LSCMLSC désigne la réadaptation et la réinsertion comme l’objectif de la surveillance dans la collectivité, et notamment des OSLD. Comme l’a affirmé notre Cour dans L.M., la réadaptation constitue l’élément clé du régime applicable aux délinquants à contrôler, l’élément qui le distingue du régime applicable aux délinquants dangereux. L’affirmation selon laquelle il a été établi que la réadaptation pourrait représenter un objectif irréalisable dans le cas de la mise en œuvre des OSLD est tout simplement erronée. Il serait illogique de conclure que la réadaptation ne constitue pas un objectif valable de la détermination de la peine et, par conséquent, qu’elle « n’entre presque pas, sinon pas du tout en ligne de compte » (pour reprendre les termes utilisés dans W. (H. P.)), dans la détermination de la peine.
[51] Ce constat ne signifie pas que la réadaptation s’avèrera toujours la considération la plus importante lors de la détermination de la peine pour un manquement à une OSLD. Le juge chargé d’imposer la peine doit appliquer tous les principes prescrits par les art. 718.1 et 718.2 du Code criminel pour concevoir une peine qui favorise la réalisation des objectifs généraux de la détermination de la peine. Les observations faites plus haut soulignent simplement que rien dans la partie XXIV du Code criminel ou les dispositions applicables de la LSCMLSC ne permet de penser que l’un quelconque de ces principes ou objectifs ne s’appliquerait pas à la violation d’une OSLD. Comme pour toute décision concernant la peine, le poids relatif qu’il convient d’attribuer à chaque principe ou objectif de détermination de la peine variera selon les circonstances de l’infraction. Dans tous les cas, la peine doit demeurer proportionnelle à la fois à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.
[52] Il serait imprudent de tenter de mesurer dans l’abstrait la gravité de l’infraction de manquement à une condition d’une OSLD. La gravité d’un manquement donné dépend en dernière analyse de toutes les circonstances, dont la nature de la condition violée, le lien entre cette condition et la gestion du risque de récidive du délinquant et les circonstances de la violation. Cependant, il peut être utile d’ajouter quelques commentaires sur le sujet.
[53] La violation d’une OSLD constitue un acte criminel punissable d’un emprisonnement maximal de dix ans. Cette infraction peut être distinguée de la violation d’une ordonnance de probation, une infraction mixte punissable d’une peine maximale de 18 mois ou de deux ans d’emprisonnement. Dans les deux pourvois qui nous occupent, le ministère public insiste sur cette distinction, affirmant que la sévérité de la peine maximale démontre que la violation d’une OSLD est une infraction particulièrement grave appelant une lourde peine. Mon collègue, le juge Rothstein, reprend ce point de vue au par. 123 de ses motifs et conclut : « Cela signifie nécessairement que, pour le législateur, les délinquants à contrôler qui font défaut de se conformer à une OSLD présentent un tel risque pour la protection de la société qu’ils peuvent devoir être isolés de la société pendant une période assez longue. »
[54] Cette longue peine maximale indique assurément que le législateur considère différemment (et plus sévèrement) la violation d’une OSLD que celle d’une ordonnance de probation. Toutefois, on ne peut conclure que l’édiction d’une longue peine d’emprisonnement maximal par le législateur commande l’infliction une longue peine d’emprisonnement pour tout manquement à une OSLD. Le défaut de se conformer à une ordonnance survient dans des circonstances infiniment variées. Par ailleurs, le législateur n’a pas jugé bon d’édicter une peine minimale obligatoire. Lorsque le Code criminel ne prévoit pas de peine minimale obligatoire, le juge peut choisir la peine à infliger parmi toutes les sanctions possibles, y compris une peine substitutive qui serait appropriée dans les circonstances. Dans ses recommandations, le Groupe de travail a explicitement affirmé que le succès du régime des délinquants à contrôler repose principalement sur « un mécanisme souple et d’application rapide permettant d’assurer l’exécution des ordonnances sans entraîner une longue incarcération dans les cas où le délinquant n’a pas commis d’autre crime » (p. 21; (je souligne)).
[55] Il appartient au juge de la peine de déterminer, parmi toutes les sanctions possibles, celle qui est proportionnelle à la fois à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. La gravité d’un manquement à une ordonnance dépend en grande partie des circonstances de la violation, de la nature de la condition enfreinte et du rôle que joue cette condition dans la gestion du risque que présente le délinquant pour la société. D’où la nécessité d’une analyse contextuelle. Comme l’affirme le juge Smith dans R. c. Deacon, 2004 BCCA 78, 193 B.C.A.C. 228, au par. 51, [traduction] « il faut mesurer la gravité d’une infraction prévue à l’art. 753.3 au regard, non seulement de la conduite à l’origine de l’infraction, mais aussi de ce qu’elle présage compte tenu de l’ensemble des antécédents criminels du délinquant ». La violation d’une OSLD n’est pas régie par un code ou système distinct de détermination de la peine. Dans tous les cas, les meilleurs guides à suivre pour fixer une peine appropriée sont les principes et objectifs bien établis de détermination de la peine énoncés dans le Code criminel.
C. Le délinquant — La détermination de la peine d’un délinquant autochtone
[56] L’alinéa 718.2e) du Code criminel prévoit « l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones ». Cette disposition a été ajoutée au Code dans le cadre de modifications législatives apportées en 1996 par le projet de loi C‑41 visant à codifier les objectifs et les principes de détermination de la peine. Selon le ministre de la Justice de l’époque, Allan Rock, « si l’on mentionne expressément les délinquants autochtones, c’est parce qu’ils sont malheureusement surreprésentés dans la population carcérale du Canada » (Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, no 62, 1re sess., 35e lég., 17 novembre 1994, p. 15).
[57] Les Autochtones étaient en effet malheureusement surreprésentés. Selon les statistiques gouvernementales de 1988, les Autochtones représentaient 10 p. 100 des détenus dans les pénitenciers fédéraux, alors qu’ils ne constituaient que 2 p. 100 de la population canadienne. Les chiffres étaient encore plus frappants dans les Prairies, où les Autochtones représentaient 32 p. 100 des détenus alors qu’ils ne constituaient que 5 p. 100 de la population. La situation était généralement pire dans les établissements provinciaux. À titre d’exemple, les Autochtones représentaient au moins 60 p. 100 des détenus dans les établissements provinciaux de la Saskatchewan (M. Jackson, « Locking up Natives in Canada » (1988‑1989), 23 U.B.C. L. Rev. 215, p. 215‑216). Certains éléments de preuve indiquaient également que cette surreprésentation était en hausse. À l’Établissement de Stony Mountain, le seul pénitencier fédéral au Manitoba, la population carcérale autochtone s’était accrue de façon constante, passant de 22 p. 100 en 1965 à 33 p. 100 en 1984, pour atteindre 46 p. 100 en 1989, seulement cinq ans plus tard (les commissaires A.C. Hamilton et C.M. Sinclair, Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba (1991), vol. 1, The Justice System and Aboriginal People, p. 394). À la lumière de ces statistiques, la Commission royale sur les peuples autochtones (la « CRPA ») a conclu dans Par‑delà les divisions culturelles : un rapport sur les autochtones et la justice pénale au Canada (1996), à la p. 336 :
Le système canadien de justice pénale n’a pas su répondre aux besoins des peuples autochtones du Canada — Premières nations, Inuit et Métis habitant en réserve ou hors réserve, en milieu urbain ou en milieu rural —, peu importe le territoire où ils vivent ou le gouvernement dont ils relèvent. Ce lamentable échec découle surtout de ce qu’autochtones et non‑autochtones affichent des conceptions extrêmement différentes à l’égard de questions fondamentales comme la nature de la justice et la façon de l’administrer.
[58] C’est en raison de la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale canadien que le législateur a mentionné expressément les Autochtones à l’al. 718.2e). La rédaction de cette disposition laissait toutefois planer une grande incertitude sur ses exigences et ses effets à l’égard de la détermination de la peine pour les délinquants autochtones. En 1999, la Cour a eu l’occasion de traiter de ces questions dans Gladue. Avec l’accord de l’ensemble de la Cour, les juges Cory et Iacobucci ont revu les statistiques et conclu, au par. 64 :
Ces constatations exigent qu’on reconnaisse l’ampleur et la gravité du problème, et qu’on s’y attaque. Les chiffres sont criants et reflètent ce qu’on peut à bon droit qualifier de crise dans le système canadien de justice pénale. La surreprésentation critique des autochtones au sein de la population carcérale comme dans le système de justice pénale témoigne d’un problème social attristant et urgent. Il est raisonnable de présumer que le Parlement, en prévoyant spécifiquement à l’al. 718.2e) la possibilité de traiter différemment les délinquants autochtones dans la détermination de la peine, a voulu tenter d’apporter une certaine solution à ce problème social. On peut légitimement voir dans cette disposition une directive que le Parlement adresse à la magistrature, l’invitant à se pencher sur les causes du problème et à s’efforcer d’y remédier, dans la mesure où cela est possible dans le cadre du processus de détermination de la peine.
[59] Selon la Cour, l’al. 718.2e) du Code doit être considéré comme une disposition réparatrice destinée à remédier au grave problème de la surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes et à encourager le juge à aborder la détermination de la peine dans une perspective corrective (Gladue, par. 93). Cette disposition ne se borne pas à confirmer les principes existants de détermination de la peine; elle invite les juges à utiliser une méthode d’analyse différente pour déterminer la peine appropriée dans le cas d’un délinquant autochtone. En effet, l’alinéa 718.2e) demande aux juges chargés de déterminer la peine de porter une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones, parce qu’elles sont particulières et différentes de celles dans lesquelles se trouvent les non‑Autochtones (Gladue, par. 37). Le juge qui détermine la peine à infliger à un délinquant autochtone doit tenir compte des circonstances suivantes : (a) les facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être une des raisons pour lesquelles le délinquant autochtone se retrouve devant les tribunaux; et (b) les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou de ses attaches autochtones (Gladue, par. 66). Les juges peuvent prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques généraux touchant les Autochtones de façon générale, mais les renseignements additionnels propres à l’affaire devront leur être fournis par les avocats et le rapport présentenciel (Gladue, par. 83-84).
[60] Les tribunaux ont parfois hésité à prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques touchant les Autochtones dans la société canadienne (voir, p. ex., R. c. Laliberte, 2000 SKCA 27, 189 Sask, R. 190). En clair, les tribunaux doivent prendre connaissance d’office de questions telles que l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats et la façon dont ces événements se traduisent encore aujourd’hui chez les peuples autochtones par un faible niveau de scolarisation, des revenus peu élevés, un taux de chômage important, des abus graves d’alcool ou d’autres drogues, un taux élevé de suicide et, bien entendu, un taux élevé d’incarcération. Ces facteurs ne justifient pas nécessairement à eux seuls l’imposition d’une peine différente aux délinquants autochtones. Ils établissent plutôt le cadre contextuel nécessaire à la compréhension et à l’évaluation des renseignements propres à l’affaire fournis par les avocats. Il est de la responsabilité des avocats de fournir ces renseignements personnels dans tous les cas, à moins que le délinquant ne renonce expressément à son droit à l’examen de cette information. Selon la pratique actuelle, il semble que les renseignements propres à l’affaire soient souvent fournis à la cour au moyen d’un rapport semblable à celui décrit dans Gladue. Ce document représente une forme de rapport présentenciel adapté aux circonstances particulières des délinquants autochtones. La présentation au juge, en temps opportun, d’un exposé complet de ces renseignements est assurément utile à toutes les parties à l’audience de détermination de la peine d’un délinquant autochtone, et indispensable au juge pour l’exécution des obligations que lui impose l’al. 718.2e) du Code criminel.
[61] Il aurait été naïf de prétendre qu’infliger des peines différentes aux Autochtones, sans s’attaquer aux causes fondamentales de la criminalité, éliminerait complètement leur surreprésentation dans le système de justice pénale. Conscients de ce fait, les juges Cory et Iacobucci ont néanmoins affiché un certain optimisme dans Gladue en affirmant, au par. 65 :
Il est évident que des pratiques innovatrices dans la détermination de la peine ne peuvent à elles seules faire disparaître les causes de la criminalité autochtone et le problème plus large de l’aliénation des autochtones par rapport au système de justice pénale. La proportion anormale d’emprisonnement chez les délinquants autochtones découle de nombreuses sources, dont la pauvreté, la toxicomanie, le manque d’instruction et le manque de possibilités d’emploi. Elle découle également de préjugés contre les autochtones et d’une tendance institutionnelle déplorable à refuser les cautionnements et à infliger des peines d’emprisonnement plus longues et plus fréquentes aux délinquants autochtones. Plusieurs aspects de cette triste réalité sont hors du champ des présents motifs. Mais ce qu’on peut et doit examiner, c’est le rôle limité que joueront les juges chargés d’infliger les peines dans le redressement des injustices subies par les autochtones au Canada. Les juges qui prononcent les peines comptent parmi les décideurs qui ont le pouvoir d’influer sur le traitement des délinquants autochtones dans le système de justice. Ce sont eux qui décident le plus directement si un délinquant autochtone ira en prison, ou s’il est possible d’envisager des solutions de rechange qui permettront peut‑être davantage de restaurer un certain équilibre entre le délinquant, la victime et la collectivité, et de prévenir d’autres crimes.
[62] Cet optimisme prudent s’est révélé injustifié. En fait, selon les statistiques, la surreprésentation et l’aliénation des Autochtones dans le système de justice pénale n’a fait qu’augmenter. Immédiatement après l’adoption du projet de loi C‑41, soit de 1996 à 2001, les incarcérations d’Autochtones se sont accrues de 3 p. 100, alors que les incarcérations de non‑Autochtones ont diminué de 22 p. 100 (J. V. Roberts et R. Melchers, « The Incarceration of Aboriginal Offenders: Trends from 1978 to 2001 » (2003), 45 Rev. can. crim. & jus. pénale 211, p. 226). De 2001 à 2006, on a constaté une baisse générale des incarcérations de 9 p. 100. Durant la même période, les incarcérations d’Autochtones ont augmenté de 4 p. 100 (J. Rudin, « Addressing Aboriginal Overrepresentation Post‑Gladue: A Realistic Assessment of How Social Change Occurs » (2008‑2009), 54 Crim. L.Q. 447, p. 452). La surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale atteint donc des niveaux jamais vus. Lors du prononcé de l’arrêt Gladue en 1999, 12 p. 100 de tous les détenus fédéraux étaient autochtones; en 2005, les détenus autochtones représentaient 17 p. 100 des admissions dans les établissements pénitentiaires fédéraux (J. Rudin, « Aboriginal Over‑representation and R. v. Gladue: Where We Were, Where We Are and Where We Might Be Going », dans J. Cameron et J. Stribopoulos, dir., The Charter and Criminal Justice: Twenty Five Years Later (2008), 687, p. 701). Pour reprendre la question posée par le professeur Rudin : [traduction] « Si la surreprésentation des Autochtones représentait une crise en 1999, comment peut‑on qualifier la situation aujourd’hui? » (« Addressing Aboriginal Overrepresentation Post‑Gladue », p. 452).
[63] Plus d’une décennie s’est écoulée depuis le prononcé de l’arrêt Gladue. Comme le montrent les statistiques, l’al. 718.2e) du Code criminel n’a pas eu d’effet perceptible sur le problème de surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale. Certes, les principes énoncés dans Gladue n’ont jamais été envisagés comme une panacée. La doctrine et la jurisprudence semblent toutefois indiquer que cet échec pourrait découler dans une certaine mesure de problèmes fondamentaux d’interprétation et d’application tant de l’al. 718.2e) que de notre décision dans l’affaire Gladue. Nous tenterons donc maintenant de résoudre ces problèmes d’interprétation, de clarifier certaines ambiguïtés et de fournir des directives additionnelles aux tribunaux pour qu’ils puissent mettre en œuvre, avec un regain de vigueur, cette disposition relative à la détermination de la peine.
1. Comprendre la détermination de la peine d’un délinquant autochtone
[64] L’alinéa 718.2e) du Code criminel et l’arrêt Gladue, dans lequel la Cour a interprété et appliqué cette disposition, n’ont pas reçu un accueil unanimement favorable. Trois critiques interreliées ont été formulées : (1) la détermination de la peine n’est pas un moyen valable de lutte contre la surreprésentation; (2) les principes établis dans Gladue offrent essentiellement aux délinquants autochtones une réduction de peine fondée sur la race; et (3) réserver un traitement spécial et des peines moins sévères aux délinquants autochtones est en soi inéquitable parce que ce régime crée des distinctions injustifiées entre des délinquants qui se trouvent dans une situation analogue et contrevient ainsi au principe de parité dans l’imposition des peines. À mon avis, ces critiques reposent sur une incompréhension profonde du fonctionnement de l’al. 718.2e) du Code criminel.
[65] Pour les professeurs Stenning et Roberts, cette disposition relative à la détermination de la peine constitue une [traduction] « promesse illusoire » faite aux peuples autochtones, parce qu’elle n’aura vraisemblablement aucun effet important sur les taux de surreprésentation (P. Stenning et J. V. Roberts, « Empty Promises: Parliament, the Supreme Court, and the Sentencing of Aboriginal Offenders » (2001), 64 Sask. L. Rev. 137, p. 167). Comme nous l’avons vu, la directive d’interprétation invitant les juges à porter une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones a été ajoutée en réaction au constat de leur surreprésentation dans les établissements carcéraux au Canada. Cette surreprésentation a amené les commissaires chargés de l’Enquête publique sur l’administration de la justice et les peuples autochtones au Manitoba à se poser la question suivante dans leur rapport : [traduction] « Comment se fait‑il que, dans une société où la justice est censée être aveugle, les détenus proviennent dans une si forte proportion d’un seul groupe ethnique? Deux réponses s’imposent d’emblée : ou bien les Autochtones commettent un nombre disproportionné de crimes, ou bien ils sont victimes d’un système de justice discriminatoire » (p. 85; voir aussi CRPA, p. 33). Selon la preuve disponible, les deux phénomènes contribuent au problème (CRPA). Toutefois, contrairement à ce qu’affirment les professeurs Stenning et Roberts, le traitement de ces questions n’excède pas les limites de la compétence du juge chargé de déterminer la peine.
[66] D’abord, les juges chargés de déterminer la peine peuvent s’appliquer à réduire le taux de criminalité dans les collectivités autochtones en imposant des peines qui contribuent effectivement à la prévention de la criminalité et à la réadaptation des délinquants. Ces objectifs de détermination de la peine ont été codifiés. Dans la mesure où elles ne favorisent par la réalisation de ces objectifs, les pratiques actuelles de détermination de la peine doivent être modifiées de façon à répondre aux besoins des délinquants autochtones et de leurs collectivités. Pour reprendre la question soulevée par les professeurs Rudin et Roach, [traduction] « pourquoi faudrait‑il écarter [une peine innovatrice] qui peut réellement aider une personne à assumer la responsabilité de ses actes et à réduire la probabilité d’une récidive, pour la seule raison que d’autres personnes qui commettent la même infraction sont envoyées en prison »? (J. Rudin et K. Roach, « Broken Promises: A Response to Stenning and Roberts’ “Empty Promises” » (2002), 65 Sask. L. Rev. 3, p. 20).
[67] Ensuite, les juges peuvent faire en sorte que les facteurs systémiques ne créent pas, par mégarde, de la discrimination dans la détermination de la peine. Le professeur Quigley décrit avec justesse comment cela se produit :
[traduction] Les facteurs socio‑économiques comme la situation d’emploi, le niveau d’instruction, la situation familiale, etc., semblent à première vue des critères neutres. Le système juridique les considère comme tels. Ils peuvent toutefois dissimuler un parti pris extrêmement fort lors du processus de détermination de la peine. Les personnes reconnues coupables d’infractions qui pourraient, à la limite, leur valoir une peine d’emprisonnement sont beaucoup moins susceptibles d’être envoyées en prison lorsqu’elles occupent un emploi stable et mènent une vie stable, ou qu’elles peuvent à tout le moins espérer y parvenir. Les chômeurs, les personnes sans domicile fixe, celles qui ont peu d’instruction sont les meilleurs candidats à l’emprisonnement. Lorsque les facteurs sociaux, politiques et économiques de notre société font entrer un nombre disproportionné d’Autochtones dans ces catégories de personnes, notre société en condamne littéralement un plus grand nombre à la prison. C’est ce qu’on appelle la discrimination systémique.
(T. Quigley, « Some Issues in Sentencing of Aboriginal Offenders », dans R. Gosse, J. Y. Henderson et R. Carter, dir., Continuing Poundmaker and Riel’s Quest: Presentations Made at a Conference on Aboriginal Peoples and Justice (1994), 269, p. 275‑276).
Intervenants de première ligne dans le système de justice pénale, les juges de détermination de la peine sont les mieux placés pour réévaluer ces critères de façon qu’ils ne contribuent pas à la persistance de la discrimination raciale systémique.
[68] On voit donc légitimement dans l’al. 718.2e) une « directive que le Parlement adresse à la magistrature, l’invitant à se pencher sur les causes du problème et à s’efforcer d’y remédier, dans la mesure où cela est possible dans le cadre du processus de détermination de la peine » (Gladue, par. 64; je souligne). Appliquer cette disposition n’équivaut pas à [traduction] « détourner de sa fonction initiale le processus de détermination de la peine pour poursuivre d’autres objectifs » (Stenning et Roberts, p. 160). La détermination de la peine vise à promouvoir une société juste, paisible et sûre par l’imposition de sanctions justes qui contribuent notamment à la prévention de la criminalité et à la réadaptation des délinquants, le tout conformément au principe fondamental de la proportionnalité. Des sanctions justes ne sont pas discriminatoires. En adoptant l’al. 718.2e), le législateur a manifestement conclu à la nécessité d’une directive précise invitant les juges à porter une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones pour leur permettre de s’acquitter correctement de leurs fonctions dans ce domaine.
[69] Bien sûr, le processus de détermination de la peine ne constituera pas le seul — ni même le principal — moyen de résoudre le problème de surreprésentation des Autochtones dans les établissements carcéraux. Cet état de choses n’atténue toutefois en rien l’obligation fondamentale du juge d’infliger une peine juste et appropriée eu égard à l’infraction commise, au délinquant et à la victime. Il ne fait pas non plus de l’al. 718.2e) une promesse illusoire. Le juge chargé de déterminer la peine joue un rôle certes limité, mais important. Les commissaires chargés de l’Enquête publique sur l’administration de la justice et les peuples autochtones au Manitoba se sont exprimés en ces termes, aux p. 110‑111 de leur rapport :
[traduction] Pour que les choses changent, il va falloir un engagement véritable à mettre fin aux inégalités sociales dans la société canadienne, engagement qu’aucun gouvernement au Canada n’a pris à ce jour. Il s’agira d’une entreprise d’envergure qui mettra en cause bien plus que le système de justice tel qu’on le conçoit aujourd’hui . . .
Malgré l’ampleur des problèmes, le système de justice peut contribuer de beaucoup à la réduction de la délinquance chez les Autochtones. Il peut réduire les formes de discrimination qu’il opère à l’encontre des Autochtones et les façons dont il accroît leur aliénation.
Les juges Cory et Iacobucci étaient également conscients des limites du pouvoir de réaliser des changements conféré aux juges chargés d’infliger la peine. Il convient de reproduire ici le par. 65 de l’arrêt Gladue :
Il est évident que des pratiques innovatrices dans la détermination de la peine ne peuvent à elles seules faire disparaître les causes de la criminalité autochtone et le problème plus large de l’aliénation des autochtones par rapport au système de justice pénale . . . Mais ce qu’on peut et doit examiner, c’est le rôle limité que joueront les juges chargés d’infliger les peines dans le redressement des injustices subies par les autochtones au Canada. Les juges qui prononcent les peines comptent parmi les décideurs qui ont le pouvoir d’influer sur le traitement des délinquants autochtones dans le système de justice. Ce sont eux qui décident le plus directement si un délinquant autochtone ira en prison, ou s’il est possible d’envisager des solutions de rechange qui permettront peut‑être davantage de restaurer un certain équilibre entre le délinquant, la victime et la collectivité, et de prévenir d’autres crimes.
[70] Le processus de détermination de la peine offre une occasion valable pour tenter de trouver des solutions au problème de la surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes. Bien qu’ils en admettent la validité, certains critiques maintiennent l’opinion que, d’un point de vue pratique, le principe selon lequel une attention particulière doit être portée aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones invite les juges chargés d’infliger la peine à imposer des peines plus légères du simple fait qu’un délinquant est un Autochtone. En bref, ces critiques considèrent l’al. 718.2e) comme une disposition autorisant une réduction de peine fondée sur la race, dénuée de tout lien légitime avec les principes traditionnels de détermination de la peine. La question posée par la députée du Bloc Québécois Pierrette Venne à la deuxième lecture du projet de loi C‑41 fournit un exemple particulièrement éloquent de ce point de vue : « Pourquoi l’emprisonnement ne serait‑il pas imposé à l’autochtone coupable de meurtre, de viol, de voies de fait ou de menaces comme y serait passible tout autre citoyen du pays? Peut‑on remplacer tout cela par une justice parallèle, une justice ethnique, une justice culturelle? Où cela devrait‑il s’arrêter? D’où vient cette horreur? » (Débats de la Chambre des communes, vol. 133, 1re sess., 35e lég., 20 septembre 1994, p. 5876).
[71] Pourtant, dans l’arrêt Gladue, la Cour a rejeté l’argument de Mlle Gladue selon lequel l’al. 718.2e) était une disposition de promotion sociale ou, selon la description qu’en avait donnée le ministère public, une invitation à pratiquer une « discrimination à rebours » (par. 86). Les juges Cory et Iacobucci ont affirmé très clairement que « l’al. 718.2e) ne doit pas être interprété comme exigeant une réduction automatique de la peine, ou la remise d’une période justifiée d’incarcération, pour la simple raison que le délinquant est autochtone » (Gladue, par. 88, (je souligne)). La Cour a réitéré ce point de vue dans l’arrêt R. c. Wells, 2000 CSC 10, [2000] 1 R.C.S. 207, au par. 30. Rien n’indique que les cours provinciales et les juridictions d’appel aient dérogé à ce principe dans leurs décisions subséquentes. En fait, ce principe est habituellement énoncé explicitement. À titre d’exemple, dans l’arrêt R. c. Vermette, 2001 MBCA 64, 156 Man. R. (2d) 120, la Cour d’appel du Manitoba a affirmé, au par. 39 :
[traduction] Cette disposition n’oblige pas les juges à accorder aux délinquants autochtones un traitement plus favorable que celui réservé aux délinquants non autochtones. Elle ne fait que reconnaître le principe selon lequel les peines doivent être individualisées et que de graves problèmes sociaux vécus par les Autochtones exigent des solutions plus créatives et innovatrices. Il ne s’agit pas d’une discrimination à rebours. Cette disposition reconnaît uniquement que, pour assurer une véritable équité, des personnes différentes doivent parfois être traitées différemment.
[72] Bien que l’al. 718.2e) n’ait peut‑être pas pour objet « la remise d’une période justifiée d’incarcération », certains de ses critiques soutiennent que la méthode énoncée dans l’arrêt Gladue produira inévitablement cet effet. Ainsi, les professeurs Stenning et Roberts affirment que [traduction] « l’effet concret de cette méthode différente est prévisible : un délinquant autochtone est moins susceptible de se voir imposer une peine d’emprisonnement et, si une telle peine lui est imposée, elle pourrait dans certains cas être plus courte qu’elle ne l’aurait été si le délinquant n’avait pas été un Autochtone » (p. 162). Ces critiques ne sont pas fondées. En effet, la méthode établie par la Cour dans l’arrêt Gladue a été conçue de manière à inciter à examiner les circonstances particulières dans lesquelles sont placés les Autochtones, lorsqu’on peut conclure sur une base raisonnable et justifiée qu’elles sont susceptibles d’affecter la peine à imposer. L’arrêt Gladue oblige le juge chargé de déterminer la peine à tenir compte des circonstances suivantes : (1) les facteurs systémiques et historiques distinctifs qui peuvent être une des raisons pour lesquelles le délinquant se retrouve devant les tribunaux; et (2) les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou de ses liens autochtones. Ces deux catégories de circonstances se rapportent à la question ultime de déterminer une peine juste et appropriée.
[73] Enfin, les facteurs systémiques et historiques peuvent influer sur la culpabilité du délinquant, dans la mesure où ils mettent en lumière son degré de culpabilité morale. L’arrêt Wells souligne plus clairement, peut-être, l’importance de cette influence lorsque le juge Iacobucci décrit ces circonstances comme « des facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être considérés comme des circonstances atténuantes parce qu’ils peuvent avoir contribué à la conduite du délinquant autochtone » (Wells, par. 38 (je souligne)). On se rappellera que le droit pénal canadien repose sur la prémisse selon laquelle seule une conduite volontaire entraîne la responsabilité criminelle. Or, de nombreux délinquants autochtones se trouvent placés dans des situations économique et sociale défavorables et confrontés à un manque de débouchés et des possibilités limitées de développement harmonieux. Bien qu’on ne puisse que rarement — sinon jamais — affirmer à bon droit que leurs actes n’étaient pas volontaires et ne sont donc pas passibles de sanction criminelle, leur situation difficile peut, en fait, atténuer leur culpabilité morale. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Skani, 2002 ABQB 1097, 331 A.R. 50, après avoir décrit les facteurs contextuels ayant mené à l’inculpation de M. Skani, la juge Greckol de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta s’est exprimée en ces termes, au par. 60 : [traduction] « Peu d’êtres humains peuvent vivre une telle enfance et une telle jeunesse sans développer de graves problèmes. » Ne pas tenir compte de ces circonstances contreviendrait au principe fondamental de détermination de la peine — la proportionnalité de la peine à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Par ailleurs, dans de telles circonstances, une sanction visant à traiter les causes sous‑jacentes de la conduite criminelle peut se révéler plus appropriée qu’une sanction de nature punitive. Les juges Cory et Iacobucci ont d’ailleurs souligné la pertinence de ces considérations au par. 69 de l’arrêt Gladue :
Dans les cas où de tels facteurs ont joué un rôle important, il incombe au juge de la peine d’en tenir compte pour déterminer si l’incarcération aurait réellement un effet de dissuasion et de dénonciation du crime qui aurait un sens dans la communauté à laquelle le délinquant appartient. Dans bien des cas, les principes correctifs de détermination de la peine deviendront les plus pertinents pour la raison précise qu’il n’y a aucun autre moyen d’assurer la prévention du crime et la guérison individuelle et sociale.
[74] La deuxième catégorie de circonstances — les types de sanctions susceptibles d’être appropriés — a trait non pas au degré de culpabilité du délinquant, mais bien à l’efficacité de la peine elle‑même. Comme le soulignent les juges Cory et Iacobucci au par. 73 de l’arrêt Gladue, « [c]e qu’il importe de reconnaître, c’est que, pour beaucoup sinon la plupart des délinquants autochtones, les concepts actuels de la détermination de la peine sont inadaptés parce que, souvent, ces concepts n’ont pas permis de répondre aux besoins, à l’expérience et à la façon de voir des peuples et communautés autochtones ». Comme l’affirme la CRPA, à la p. 336 de son rapport, le « lamentable échec » du système canadien de justice pénale à l’endroit des peuples autochtones découle de ce qu’« autochtones et non‑autochtones affichent des conceptions extrêmement différentes à l’égard de questions fondamentales comme la nature de la justice et la façon de l’administrer ». Les principes énoncés dans l’arrêt Gladue obligent le juge, lorsqu’il détermine la peine, à éviter de présumer que tous les délinquants et toutes les collectivités partagent les mêmes valeurs, et à reconnaître que, compte tenu de la présence de conceptions du monde foncièrement différentes, l’imposition de sanctions différentes ou substitutives peut permettre d’atteindre plus efficacement les objectifs de détermination de la peine dans une collectivité donnée.
[75] L’alinéa 718.2e) n’autorise pas une réduction de peine fondée sur la race. Cette disposition n’invite pas les tribunaux à remédier au problème de surreprésentation des Autochtones dans les prisons par une réduction artificielle des taux d’incarcération. Les juges chargés d’infliger la peine doivent plutôt accorder une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones pour fixer une peine véritablement adaptée et appropriée au contexte d’un cas donné. Il s’agissait, et il s’agit toujours, de leur obligation fondamentale. L’arrêt Gladue respecte entièrement l’exigence selon laquelle ces juges doivent examiner tous les facteurs et toutes les circonstances propres à la personne qui se trouve devant eux, y compris sa situation et son vécu. Dans l’arrêt Gladue, la Cour a réaffirmé cette exigence et a reconnu que les tribunaux canadiens n’avaient jusqu’alors pas tenu compte des circonstances particulières propres aux délinquants autochtones, malgré leur pertinence dans l’imposition de la peine. L’alinéa 718.2e) vise à remédier à ce défaut en prescrivant aux juges d’adapter les sanctions à la situation des peuples autochtones. La violation de cette obligation contrevient aux exigences fondamentales du processus de détermination de la peine.
[76] Selon une troisième critique, intimement liée à la précédente, la recommandation adressée aux tribunaux d’utiliser une « méthode différente » pour la détermination de la peine à infliger à un délinquant autochtone serait intrinsèquement inéquitable. En effet, elle établirait des distinctions injustifiées entre des délinquants placés dans une situation analogue, en violation du principe de parité dans l’imposition des peines. Cette critique repose sur l’argument selon lequel la situation des délinquants autochtones ne serait pas, dans les faits, particulière. Pour reprendre les propos des professeurs Stenning et Roberts (p. 158) :
[traduction] Si les types de facteurs désavantageant les Autochtones par rapport au système de justice pénale touchent également de nombreux délinquants d’autres groupes non autochtones minoritaires ou marginalisés de façon analogue, comment peut‑il être juste que le juge chargé d’infliger la peine accorde à ces facteurs une attention plus particulière lorsque le délinquant est un Autochtone que lorsque celui‑ci appartient à l’un de ces autres groupes désavantagés de façon analogue?
[77] Cette critique ne tient aucun compte de l’histoire particulière des peuples autochtones au Canada. Le message essentiel transmis par les divers rapports et commissions sur les peuples autochtones et le système de justice pénale souligne que les niveaux actuels de criminalité sont intimement liés à l’héritage du colonialisme (voir, p. ex., CRPA, à la p. 309). Pour reprendre les termes utilisés par le professeur Carter, [traduction] « la pauvreté et les autres cas de marginalisation sociale ne sont peut‑être pas uniques; ce qui l’est toutefois, c’est la façon dont des personnes se retrouvent dans de telles situations. Personne au pays n’a un passé comparable à celui des peuples autochtones. » (M. Carter, « Of Fairness and Faulkner » (2002), 65 Sask. L. Rev. 63, p. 71.) De plus, rien dans l’arrêt Gladue n’indique que les facteurs historiques et systémiques ne devraient pas également être pris en considération dans le cas d’autres délinquants, non autochtones. Bien au contraire, les juges Cory et Iacobucci affirment explicitement dans Gladue, au par. 69, que « les facteurs historiques et systémiques ont aussi leur importance dans la détermination de la peine applicable aux délinquants non‑autochtones ».
[78] L’interaction entre les al. 718.2e) et 718.2b) — le principe de la parité — mérite une attention particulière. L’alinéa 718.2b) prévoit « l’harmonisation des peines, c’est‑à‑dire l’infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables ». Or, la similarité constitue parfois une notion difficile à définir. Le professeur J.‑P. Brodeur (« On the Sentencing of Aboriginal Offenders: A Reaction to Stenning and Roberts » (2002), 65 Sask. L. Rev. 45, p. 49) décrit cette notion en ces termes :
[traduction] Un « taux de chômage élevé » a une signification différente dans le contexte d’une réserve autochtone où il n’y a tout simplement aucune possibilité d’emploi et dans un contexte urbain où la majorité blanche exclut les Noirs de certains secteurs du marché du travail; la notion d’« abus d’alcool ou d’autres drogues » diffère lorsqu’elle se rapporte à de jeunes hommes fumant du crack et à des enfants qui se suicident en inhalant de l’essence; la « solitude » n’est pas vécue de la même façon dans les réserves isolées et dans les ghettos urbains.
[79] En pratique, la similarité demeure une question de degré. Les tribunaux ne verront sans doute jamais deux délinquants partageant une expérience de vie identique, qui auraient commis le même crime dans exactement les mêmes circonstances. L’alinéa 718.2b) exige simplement que toute disparité entre les sanctions imposées à différents délinquants soit justifiée. Dans la mesure où l’arrêt Gladue mène à l’imposition de sanctions différentes aux délinquants autochtones, ces sanctions se justifieront en raison des circonstances particulières dans lesquelles ils se trouvent — des circonstances rationnellement liées au processus de détermination de la peine. De plus, les tribunaux doivent veiller à ce qu’une application formaliste du principe de parité dans l’imposition des peines ne fasse pas échec à l’objectif réparateur de l’al. 718.2e). À ce propos, le professeur Quigley formule la mise en garde suivante (p. 286) :
[traduction] L’uniformité occulte l’injustice, fait obstacle à l’innovation et coince le système dans une philosophie d’emprisonnement. Elle nous empêche également de reconsidérer la valeur de nos objectifs de détermination de la peine et leur efficacité.
Certes, il n’est que juste à priori d’imposer la même peine pour une infraction presque identique. Ce point de vue se rapprocherait peut‑être davantage de la vérité si nous vivions dans une société plus équitable, plus homogène et plus cohésive que la nôtre. Toutefois, dans une société diversifiée sur les plans ethnique et culturel, un même traitement peut avoir un effet différent. C’est ce que reconnaît en fait la jurisprudence sur les droits à l’égalité garantis par la Charte. Éviter de se préoccuper exagérément de la disparité entre les sanctions imposées constitue donc un impératif constitutionnel.
2. Évaluation de la détermination de la peine des délinquants autochtones depuis l’arrêt Gladue
[80] Un examen de la jurisprudence postérieure à l’arrêt Gladue, dans laquelle les tribunaux ont appliqué l’al. 718.2e), démontre la présence de plusieurs problèmes relatifs à la mise en oeuvre de cette disposition. En commettant ces erreurs, les tribunaux ont considérablement restreint la portée et le potentiel réparateur de cette disposition. Ils ont ainsi compromis la réalisation des objectifs recherchés dans l’arrêt Gladue.
[81] Premièrement, certaines décisions laissent entendre à tort que le délinquant doit établir un lien de causalité entre les facteurs historiques et la perpétration de l’infraction pour que le juge de la peine puisse tenir compte de ces facteurs. L’arrêt R. c. Poucette, 1999 ABCA 305, 250 A.R. 55, représente un exemple de cette tendance. En effet, dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu, au par. 14:
[traduction] On ne voit pas clairement comment Poucette, âgé de 19 ans, pourrait avoir été touché par les facteurs historiques mentionnés par le juge de détermination de la peine, soit les politiques d’assimilation, la colonisation, les pensionnats et la persécution religieuse. Bien qu’on puisse prétendre que les facteurs systémiques et historiques touchent tous les Autochtones, l’arrêt Gladue exige que l’on en constate les répercussions sur le délinquant même. Le défaut d’établir ce lien constitue une erreur de principe.
(Voir aussi R. c. Gladue, 1999 ABCA 279, 46 M.V.R. (3d) 183; R. v. Andres, 2002 SKCA 98, 223 Sask. L. R. 121.)
[82] Cet arrêt reflète une mauvaise compréhension des effets intergénérationnels dévastateurs des expériences collectives vécues par les peuples autochtones. Il impose également aux délinquants un fardeau de la preuve que n’avait pas prévu l’arrêt Gladue. Comme l’affirme la Cour d’appel de l’Ontario dans R. c. Collins, 2011 ONCA 182, 277 O.A.C. 88, aux par. 32 et 33 :
[traduction] Rien dans la jurisprudence applicable n’impose à l’accusé autochtone le fardeau d’établir l’existence d’un lien de causalité entre les facteurs systémiques et historiques et la perpétration de l’infraction. . . .
Comme l’indiquent les arrêts Gladue, Wells et Kakekagamick, l’al. 718.2e) oblige le juge chargé d’infliger la peine à « prêter attention aux facteurs historiques et systémiques particuliers qui ont pu contribuer à ce que ce délinquant soit traduit devant les tribunaux » : Gladue, au par. 69. Il s’agit là d’une exigence beaucoup plus modeste que le lien de causalité évoqué par le juge du procès.
(Voir aussi R. c. Jack, 2008 BCCA 437, 261 B.C.A.C. 245.)
[83] De plus, ainsi que le souligne la Cour d’appel de l’Ontario dans Collins, un délinquant autochtone devrait affronter d’extrêmes difficultés pour établir un lien de causalité direct entre sa situation et la perpétration de l’infraction. Ces corrélations sont tout simplement trop complexes. Les commissaires chargés de l’Enquête publique sur l’administration de la justice et les peuples autochtones au Manitoba l’expliquent, à la p. 86 :
[traduction] L’oppression culturelle, les inégalités sociales, la perte de l’autonomie gouvernementale et la discrimination systémique — l’héritage du traitement accordé par le gouvernement canadien aux peuples autochtones — sont des facteurs intimement liés et interdépendants. Rares sont les cas où il est possible d’établir un lien simple et direct entre l’un de ces facteurs et les événements ayant mené un Autochtone à commettre un crime ou à être incarcéré.
De plus, l’application de l’al. 718.2e) n’exige pas logiquement un tel lien. Les facteurs systémiques et historiques ne constituent pas une excuse ou une justification à la conduite criminelle. Ils établissent plutôt le cadre contextuel nécessaire pour permettre au juge d’infliger une peine appropriée. Toutefois, la reconnaissance de ce rôle ne dispense pas de l’obligation d’établir un lien entre ces facteurs, le délinquant et l’infraction qui a été commise. Ces facteurs n’influeront pas sur la détermination de la peine, à moins que la situation particulière de l’accusé n’ait un lien avec sa culpabilité ou ne suggère de quelle manière la mise en œuvre des objectifs de la peine devrait être adaptée au contexte actuel du prévenu.
[84] L’application irrégulière et incertaine des principes établis dans Gladue lorsqu’il s’agit d’imposer une peine pour un crime grave ou violent constitue le deuxième et peut‑être le plus important problème que présente la jurisprudence postérieure à cet arrêt. Pour reprendre les propos du professeur Roach, [traduction] « les cours d’appel ont porté une attention excessive à seulement quelques paragraphes de ces deux arrêts de la Cour suprême — ceux portant sur la pertinence de l’arrêt Gladue dans les cas graves et comparant la détermination de la peine des délinquants autochtones et non autochtones » (K. Roach, « One Step Forward, Two Steps Back: Gladue at Ten and in the Courts of Appeal » (2008‑2009), 54 Crim. L.Q. 470, p. 472). La partie de l’arrêt Gladue sur laquelle la jurisprudence insiste indûment porte que « [d]e façon générale, plus violente et grave sera l’infraction, plus grande sera la probabilité que la durée des peines d’emprisonnement des autochtones et des non‑autochtones soit en pratique proche ou identique, même compte tenu de leur conception différente de la détermination de la peine » (Gladue, par. 79; voir aussi Wells, par. 42‑44). Bien des tribunaux ont interprété à tort cette observation générale comme une affirmation selon laquelle les principes de l’arrêt Gladue ne s’appliquent pas aux infractions graves (voir p. ex. R. c. Carrière (2002), 164 C.C.C. (3d) 569 (C.A. Ont.)).
[85] Quelles que soient les critiques possibles à propos de l’ambiguïté de son arrêt à cet égard, la Cour précise clairement au par. 82 que le juge chargé d’infliger la peine a l’obligation d’appliquer l’al. 718.2e) : « Le tribunal n’a pas le pouvoir discrétionnaire d’examiner ou de ne pas examiner la situation particulière du délinquant autochtone; son seul pouvoir discrétionnaire réside dans la détermination d’une peine juste et appropriée. » De même, dans l’arrêt Wells, le juge Iacobucci a réitéré au par. 50 que
[l]a généralisation faite dans Gladue, selon laquelle plus grave et violente sera l’infraction, plus grande sera la probabilité, d’un point de vue pratique, que des peines d’emprisonnement semblables soient infligées aux délinquants autochtones et non‑autochtones, ne se voulait pas un principe d’application universelle. Dans chaque affaire, le juge qui détermine la peine doit examiner les circonstances dans lesquelles se trouve le délinquant autochtone.
L’affirmation de cette obligation n’a pas complètement échappé à l’attention des cours d’appel canadiennes (voir p. ex. R. c. Kakekagamick (2006), 214 O.A.C. 127; R. c. Jensen (2005), 196 O.A.C. 119; R. c. Abraham, 2000 ABCA 159, 261 A.R. 192).
[86] En plus de contredire la directive d’interprétation et d’application énoncée par la Cour dans Gladue, la non‑application de l’al. 718.2e) dans le contexte d’infractions graves soulève plusieurs questions. Premièrement, quelles infractions doivent être considérées comme « graves » à cet égard? Comme le souligne Mme Pelletier, [traduction] « [l]a notion d’infractions “graves” n’existe pas dans les textes de loi. Le Code n’établit pas de distinction entre les crimes graves et ceux qui ne le sont pas. De plus, aucun critère juridique ne permet de déterminer quelles infractions devraient être considérées comme “graves”. » (R. Pelletier, « The Nullification of Section 718.2(e) : Aggravating Aboriginal Over‑representation in Canadian Prisons » (2001), 39 Osgoode Hall L.J. 469, p. 479.) Toute tentative d’établir une exception pour les infractions graves à partir du principe de l’arrêt Gladue provoquerait l’apparition de courants jurisprudentiels contradictoires, compte tenu de [traduction] « la facilité relative avec laquelle les juges de détermination de la peine pourraient considérer un certain nombre d’infractions comme “graves” » (Pelletier, p. 479). L’alinéa 718.2e) perdrait aussi une bonne partie de son pouvoir réparateur, étant donné l’accent mis dans cette disposition sur l’atténuation du recours excessif à l’incarcération. Par ailleurs, la deuxième question qui se pose est la suivante : à qui le tribunal impose‑t‑il une peine si ce n’est au délinquant qui se trouve devant lui? Si le délinquant est un Autochtone, le tribunal doit tenir compte de sa situation dans son ensemble, y compris les circonstances particulières décrites dans l’arrêt Gladue. Il serait illogique de comparer la peine à infliger au délinquant autochtone avec celle que se verrait imposer un délinquant hypothétique non autochtone, parce qu’un seul délinquant se trouve devant le tribunal.
[87] Le juge chargé d’imposer la peine a l’obligation légale de tenir compte des circonstances particulières propres aux délinquants autochtones, comme l’al. 718.2e) du Code criminel le prévoit. Le défaut d’appliquer les principes établis par l’arrêt Gladue dans une affaire mettant en cause un délinquant autochtone contrevient à cette obligation. Comme nous l’avons expliqué dans les présents motifs, ce défaut entraînerait aussi l’imposition d’une peine injuste et incompatible avec le principe fondamental de la proportionnalité. En conséquence, l’application des principes établis dans Gladue est requise dans tous les cas où un délinquant autochtone est en cause, y compris dans le contexte d’un manquement à une OSLD, et le non‑respect de cette exigence constitue une erreur justifiant une intervention en appel.
VI. Application
A. Manasie Ipeelee
[88] Le juge Megginson a condamné M. Ipeelee à trois ans d’emprisonnement, moins le temps passé en détention présentencielle. La Cour d’appel a confirmé cette peine. Les deux cours d’instance inférieure ont insisté sur la gravité du manquement, compte tenu du lien documenté entre la consommation d’alcool de M. Ipeelee et sa propension à la violence. En conséquence, elles ont toutes les deux mis l’accent sur les objectifs de dénonciation, de dissuasion et de protection du public.
[89] À mon avis, les cours d’instance inférieure ont commis plusieurs erreurs de principe justifiant une intervention en appel. D’abord, elles ont conclu à tort que la protection du public constituait l’objectif primordial de la détermination de la peine pour un manquement à une OSLD et que la réadaptation ne joue qu’un rôle mineur. Rappelons que, malgré l’importance de la protection du public, l’objectif législatif d’une OSLD, comme forme de libération conditionnelle, énoncé à l’art. 100 de la LSCMLSC est la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants. Les juridictions inférieures ont donc commis une erreur en concluant que la réadaptation ne constituait pas un objectif pertinent dans la détermination de la peine.
[90] De plus, en raison de cette erreur, les cours d’instance inférieure n’ont accordé qu’une importance atténuée à la situation de M. Ipeelee en tant que délinquant autochtone. La Cour d’appel s’est fondée sur l’arrêt Carrière pour conclure qu’il s’agissait en l’espèce du type d’infraction pour laquelle la peine imposée ne différait pas entre les délinquants autochtones et les délinquants non autochtones, et elle a statué, en s’appuyant sur l’arrêt W. (H. P.), que les particularités du processus de détermination de la peine applicable aux délinquants autochtones n’entraient presque pas, sinon pas du tout en ligne de compte dans le cas d’un délinquant à contrôler. Compte tenu de certaines tendances jurisprudentielles mentionnées précédemment, on comprend facilement comment une telle conclusion a été tirée en l’espèce. Néanmoins, cette conclusion est erronée. La Cour doit donc intervenir.
[91] Par conséquent, il devient nécessaire de déterminer quelle peine est justifiée dans les circonstances. M. Ipeelee a contrevenu à l’interdiction de consommer de l’alcool établie dans son OSLD. Ses antécédents dénotent un lien étroit entre sa consommation d’alcool et la perpétration d’infractions avec violence. L’abstention de consommer de l’alcool est donc essentielle à la gestion du risque qu’il représente dans la collectivité. Cela dit, le manquement qu’on lui reproche consiste à s’être enivré, et non à avoir commis des actes de violence alors qu’il était en état d’ébriété. La Cour doit centrer son attention sur l’incident qui a effectivement constitué un manquement. Une peine juste en l’espèce visera à contrôler le risque qu’il continue de représenter pour la collectivité en s’attaquant à sa consommation excessive d’alcool, plutôt qu’à le punir pour ce qui aurait pu arriver. S’engager dans cette dernière voie contredirait certainement les principes de justice fondamentale.
[92] Au moment de l’infraction, M. Ipeelee était assujetti à l’OSLD depuis dix‑huit mois. Il vivait à Kingston, où peu de ressources offrant un soutien pertinent adapté à sa culture étaient disponibles. Aucun élément de preuve, hormis le refus de fournir un échantillon d’urine à une occasion, ne démontre que M. Ipeelee aurait consommé de l’alcool avant le manquement qu’on lui reproche en l’espèce. L’histoire personnelle de M. Ipeelee révèle qu’il boit beaucoup depuis l’âge de 11 ans. Des rechutes sont prévisibles dans la poursuite de sa lutte contre sa dépendance.
[93] Compte tenu des principes applicables de détermination de la peine, du fait qu’il s’agit de son premier manquement à l’OSLD et que M. Ipeelee a plaidé coupable à l’infraction, je suis d’avis de remplacer la peine initiale par un an d’emprisonnement. En raison des circonstances entourant ses condamnations antérieures, il est crucial que M. Ipeelee s’abstienne de consommer de l’alcool pour que le régime applicable aux délinquants à contrôler mène à sa réadaptation. Par conséquent, cette peine est conçue pour dénoncer la conduite reprochée à M. Ipeelee et le dissuader de consommer de l’alcool à l’avenir. Elle impose aussi à M. Ipeelee une période de sobriété suffisamment longue pour le remettre sur la voie de la désintoxication. Cependant, elle n’est pas sévère au point de porter M. Ipeelee à croire qu’il n’est tout simplement pas possible que le régime applicable aux délinquants dangereux donne des résultats positifs dans son cas.
B. Frank Ralph Ladue
[94] La juge Bagnall de la cour provinciale a condamné M. Ladue à trois ans d’emprisonnement, compte tenu du temps qu’il avait passé en détention présentencielle. La Cour d’appel à la majorité est intervenue et a réduit la peine d’emprisonnement à un an. S’exprimant au nom de la majorité, la juge Bennett a conclu que la juge de détermination de la peine avait commis deux erreurs qui justifiaient une intervention en appel.
[95] D’abord, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que la juge de détermination de la peine n’avait pas accordé suffisamment d’importance à la situation de M. Ladue en tant que délinquant autochtone. Bien qu’elle ait reconnu le statut d’Autochtone de M. Ladue dans ses motifs, elle n’en avait pas [traduction] « tenu compte concrètement » (par. 64). Selon moi, l’intervention de la Cour d’appel à cet égard était justifiée. La juge de détermination de la peine a décrit l’histoire personnelle de M. Ladue de façon très détaillée, mais elle ne s’est pas demandé si cette histoire devait influer sur la sentence ni, le cas échéant, de quelle façon. Elle n’a donc pas respecté la directive donnée par le législateur à l’al. 718(1)e) du Code criminel. La Cour d’appel a conclu à bon droit qu’il s’agissait d’un cas où la situation propre au délinquant autochtone indiquait qu’il fallait accorder plus d’importance à l’objectif de réadaptation :
[traduction] M. Ladue souhaite réussir, comme en témoigne sa demande de ne pas être renvoyé à la Belkin House. Il souffre toutefois d’une dépendance aux drogues et à l’alcool, qui peut avoir un lien direct avec la façon dont il a été traité à titre d’Autochtone. Il n’a pas récidivé de manière à compromettre la sécurité de la population. Il finira par être libéré sans surveillance dans la collectivité. S’il ne réussit pas à maîtriser sa dépendance à l’alcool et aux drogues dans la collectivité, il représentera fort probablement une menace pour la population. Les tentatives répétées d’abstinence ne sont pas inhabituelles chez les personnes aux prises avec une dépendance. En fait, M. Ladue a démontré qu’il était capable d’abstinence, comme en fait foi son comportement d’il y a plusieurs années. [par. 63]
[96] Ensuite, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu qu’une peine de trois ans d’emprisonnement n’était pas proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Ils ont accordé une importance particulière à la façon dont M. Ladue s’est retrouvé à la Belkin House plutôt qu’à la Linkage House. À mon avis, cette importance était entièrement justifiée. Frank Ralph Ladue souffre d’une dépendance aux opiacés — soit dit en passant, un type de drogue qu’il a commencé à consommer pendant un séjour dans un pénitencier fédéral. Il avait pris des mesures pour être placé à la Linkage House, où il aurait eu accès à un programme adapté à sa culture et au soutien d’un aîné. En raison d’erreurs commises par le personnel des services correctionnels, il a été envoyé à la Belkin House, où il a été immédiatement tenté de consommer de la drogue. C’est donc à bon droit que la Cour d’appel a tiré la conclusion suivante :
[traduction] Je reconnais que l’échec répété des tentatives de M. Ladue de s’abstenir de consommer des substances intoxicantes pendant ses périodes de liberté exigeait qu’il retourne en prison quelque temps. Toutefois, à mon sens, une peine de un an d’emprisonnement refléterait adéquatement les principes et les objectifs de détermination de la peine. Il s’agit en effet d’une période suffisante pour que M. Ladue réussisse à devenir sobre et pour que le personnel des services correctionnels lui trouve un endroit approprié où rester, de préférence Linkage House ou une autre maison de transition où l’accent est mis sur la culture autochtone et la guérison. En outre, une peine de un an d’emprisonnement correspond davantage à la nature de l’infraction commise et aux circonstances propres à M. Ladue [. . .]
Les circonstances relatives à l’histoire personnelle de M. Ladue ont joué un rôle important dans les infractions qu’il a commises au fils des ans et sa réadaptation est essentielle pour la protection du public. [par. 81‑82].
[97] L’arrêt de la Cour d’appel est bien fondé. La juge Bennett a fait une analyse convaincante des décisions prononcées par la Cour dans Gladue et dans L.M. et elle a correctement appliqué ces principes aux faits de l’espèce. Une peine de un an d’emprisonnement reflète adéquatement les principes et les objectifs de détermination de la peine énoncés dans le Code criminel. En conséquence, je suis d’avis de rejeter l’appel et de confirmer la peine de un an d’emprisonnement imposée par les juges majoritaires de la Cour d’appel.
VII. Conclusion
[98] Pour les motifs exposés ci‑dessus, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi du délinquant dans l’affaire Ipeelee et de réduire la peine d’emprisonnement à un an. Je suis d’avis de rejeter l’appel du ministère public dans l’affaire Ladue.
Version française des motifs rendus par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
[99] J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge Lebel. Bien que je souscrive en bonne partie à ses motifs en ce qui concerne les principes généraux de détermination de la peine et l’application de ces principes aux délinquants autochtones, j’estime que mon collègue ne traite pas expressément de la question de la détermination de la peine à infliger aux Autochtones qui ont été déclarés délinquants à contrôler et reconnus coupables d’un manquement à une condition d’une ordonnance de surveillance de longue durée (« OSLD »).
[100] À mon avis, les motifs du juge LeBel confondent l’objectif des OSLD avec l’objectif de la détermination de la peine en cas de manquement à de telles ordonnances. Je crains que le message qu’ils envoient aux juges — en ce qui concerne le poids à accorder aux considérations applicables dans la détermination de la peine pour de tels manquements — ne soit pas compatible avec l’intention du législateur. À mon avis, le législateur a affirmé que la protection de la société constitue le critère déterminant lorsqu’il s’agit d’imposer une peine pour de tels manquements. Considérer la réadaptation et la réinsertion sociale comme un facteur plus important peut détourner le juge qui détermine la peine de la réalisation de l’intention expresse du législateur.
[101] Lorsqu’il s’agit d’imposer une peine à des délinquants autochtones, je conviens que l’al. 718.2e) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui les vise directement, est une disposition impérative qui doit être appliquée dans tous les cas, y compris aux délinquants autochtones à contrôler. Toutefois, lorsqu’un Autochtone déclaré délinquant à contrôler a manqué à une ou à plusieurs conditions de son OSLD, les solutions autres qu’une période d’emprisonnement importante seront limitées. Le risque que le délinquant autochtone présente pour la société est élevé et la gestion de ce risque a été compromise. Il s’agit là de la réalité à laquelle doit faire face le juge chargé d’établir une peine appropriée en pareilles circonstances.
II. Les faits
A. Manasie Ipeelee
[102] Manasie Ipeelee, un Inuit, est né le 28 décembre 1972 à Iqaluit, ville où il a grandi. Il a vécu une enfance tragique, voyant sa mère alcoolique mourir alors qu’il était jeune enfant et ayant déjà développé lui‑même, à l’âge de 12 ans, une grave dépendance à l’alcool. Sa vie est marquée par une dépendance omniprésente à l’alcool combinée à une propension à commettre des actes de brutalité envers les personnes avec lesquelles il entre en contact quand il est en état d’ébriété.
[103] De l’âge de 12 ans à l’âge de 18 ans, il a accumulé 36 déclarations de culpabilité, principalement pour des infractions relatives aux biens. À l’âge adulte, M. Ipeelee a continué de commettre ce type d’infractions, mais s’est mis à commettre également une série de crimes de plus en plus violents. Ces infractions avec violence ont commencé en septembre 1992, lorsqu’il était âgé de 19 ans. Il a alors agressé, avec un cendrier et une chaise, un homme qui refusait de le laisser entrer dans sa demeure. Il a plaidé coupable à une accusation de voies de fait causant des lésions corporelles et a été condamné à 21 jours d’emprisonnement, suivis d’un an de probation.
[104] Au mois d’août 1993, alors qu’il était en probation pour l’infraction précédente, il a commis une deuxième agression causant des lésions corporelles. Dans cette affaire, il a battu une personne à l’extérieur d’un bar d’Iqaluit, lui donnant au moins dix coups de pied au visage et poursuivant l’agression après que la victime eut perdu connaissance. La victime a dû être hospitalisée en raison de cette agression. Moins d’un an plus tard, il a plaidé coupable à une autre accusation de voies de fait graves. Cette fois, la victime avait été hospitalisée après avoir été battue et piétinée au visage, même après avoir perdu connaissance. M. Ipeelee a été condamné à 5 mois d’emprisonnement pour l’infraction du mois d’août 1993 et à 14 mois d’emprisonnement pour l’infraction subséquente.
[105] Trois semaines après avoir bénéficié d’une mise en liberté anticipée relativement à cette dernière agression, il a commis une agression sexuelle. Un autre homme et lui ont alors violé une femme qui était inconsciente sous l’effet de l’alcool à l’occasion d’une fête. Il a plaidé coupable à une accusation d’agression sexuelle et il a été condamné à deux ans d’emprisonnement. Il a été condamné également à une peine consécutive de 8 mois d’emprisonnement pour s’être évadé de prison deux jours avant l’audience relative au plaidoyer de culpabilité et à la détermination de la peine. Dans les six mois qui ont suivi sa mise en liberté relative à cette infraction, il a été arrêté au moins neuf fois pour s’être trouvé en état d’ébriété en public.
[106] Au mois d’août 1999, il a commis une agression sexuelle causant des lésions corporelles. Dans cette affaire, il a violé une femme sans abri en menaçant de la tuer et en lui donnant plusieurs coups de poing au visage. La victime a dû être amenée à l’hôpital pour faire soigner ses blessures. C’est ce crime qui est à l’origine de sa désignation à titre de délinquant à contrôler. À l’audience, le juge chargé de prononcer la peine a souligné (2001 NWTSC 33, [2001] N.W.T.J. No. 30 (QL) :
[traduction] Ce résumé des crimes violents commis par M. Ipeelee démontre une tendance constante chez M. Ipeelee à commettre des actes de violence gratuite à l’endroit de personnes vulnérables et sans défense lorsqu’il est en état d’ivresse. [par. 34]
M. Ipeelee a été condamné à six ans d’emprisonnement, suivis d’une OSLD de dix ans, pour cette infraction.
[107] L’infraction à l’origine du présent pourvoi a été commise au mois d’août 2008, alors que M. Ipeelee était en liberté depuis 17 mois. Cette fois‑là, la police a vu M. Ipeelee ivre au centre‑ville de Kingston et l’a accusé de défaut de se conformer à la condition de son OSLD lui interdisant de consommer des substances intoxicantes. Il a plaidé coupable le 14 novembre 2008 et a été condamné à trois ans d’emprisonnement.
B. Frank Ralph Ladue
[108] Frank Ladue est membre du Conseil de la bande dénée de Ross River, une collectivité autochtone d’environ 500 habitants située à 400 kilomètres au nord-est de Whitehorse. Il est né en 1962 et, tout comme M. Ipeelee, il a vécu une enfance tragique, perdant ses deux parents alcooliques alors qu’il était très jeune. À l’âge de cinq ans, on l’a envoyé dans un pensionnat et, à son retour, il a vécu chez ses grands‑parents. C’est à ce moment, soit à l’âge de neuf ans, qu’il a commencé à boire. Il a continué d’avoir un grave problème d’alcoolisme et de toxicomanie toute sa vie, sauf durant une période de six ans au cours des années 1990, où il est demeuré sobre et n’a été déclaré coupable d’aucune infraction.
[109] Quarante déclarations de culpabilité ont été inscrites contre M. Ladue. Son dossier renferme une longue liste d’infractions relatives aux biens et de conduite avec facultés affaiblies. Il compte deux déclarations de culpabilité pour vol et deux déclarations de culpabilité pour voies de fait simples. Ses déclarations de culpabilité les plus graves découlent d’une série d’agressions sexuelles. Il a commis sa première agression sexuelle en 1987, lorsqu’il a violé une femme inconsciente à l’occasion d’une fête. En 1998, il a été déclaré coupable d’introduction par effraction. Dans cette affaire, il avait placé un sac de couchage sur la tête et les épaules d’une femme qui dormait, mais il avait pris la fuite lorsque la fille de celle‑ci l’avait interrompu. Bien qu’il n’ait pas été déclaré coupable d’agression sexuelle, le juge présidant l’audience de détermination de la peine lorsque M. Ladue a été déclaré délinquant à contrôler en 2003 a conclu que cet incident présentait une [traduction] « similarité inquiétante » avec les agressions sexuelles antérieures (2003 YKTC 100 (CanLII), par. 7). En juin 1999, il a été déclaré coupable d’avoir agressé sexuellement une autre femme inconsciente. Ses déclarations de culpabilité de 1987, 1998 et 1999 lui ont valu, respectivement, des peines de 23 mois, 4 mois et 30 mois d’emprisonnement.
[110] Son agression sexuelle la plus récente remonte à 2002. Cette fois‑là, il a pénétré dans une maison d’habitation sans l’autorisation des occupants. Il a alors vu, dans le salon, une femme de 22 ans qui était inconsciente sous l’effet de l’alcool. À son réveil, la victime a constaté que M. Ladue l’agressait sexuellement et essayait de lui enlever son pantalon. Elle était incapable de se défendre en raison de son état d’ébriété, mais d’autres résidants de la maison ont été réveillés par ce qui se passait et M. Ladue s’est enfui. Il a été reconnu coupable d’introduction par effraction et d’agression sexuelle à l’issue d’un procès, et il a été condamné à trois ans d’emprisonnement. C’est cette infraction qui est à l’origine de sa désignation à titre de délinquant à contrôler.
[111] En décembre 2006, M. Ladue a été libéré dans le cadre d’une OSLD d’une durée de 7 ans. Entre sa mise en liberté et le manquement en cause en l’espèce, il a été déclaré coupable à trois reprises de manquement à son OSLD parce qu’il avait consommé des substances intoxicantes. Il s’est vu infliger une peine totale de deux ans d’emprisonnement et les seize mois et demi qu’il avait passés en détention présentencielle ont été portés à son actif. Le 23 mai 2009, son OSLD a été suspendue pour la dixième fois depuis décembre 2006 et il est resté en détention jusqu’au 12 août 2009.
[112] À sa mise en liberté, il était désigné par le Service correctionnel du Canada (le « SCC ») pour être envoyé à la Linkage House, à Kamloops, en Colombie‑Britannique, où il recevrait un soutien adapté à sa culture auprès d’un aîné autochtone. On a toutefois découvert au moment de sa mise en liberté qu’il faisait l’objet d’un mandat d’analyse génétique non exécuté. Le mandat n’aurait apparemment pas été exécuté au cours de sa détention en raison d’une erreur administrative et dont l’exécution n’était sans doute finalement pas nécessaire, selon l’avocat représentant M. Ladue devant la Cour, parce que son client avait peut‑être déjà fourni un échantillon d’ADN en exécution d’un mandat antérieur. Selon le mandat, M. Ladue devait comparaître à Surrey, en Colombie‑Britannique. M. Ladue a donc été envoyé à la Belkin House, au centre‑ville de Vancouver, qui n’offrait pas le soutien spécialisé offert par la Linkage House à Kamloops. À son arrivée, on l’a informé que son statut ne permettait pas son transfert immédiat à une résidence comme la Linkage House et qu’il devrait rester à la Belkin House jusqu’à ce que la Commission nationale des libérations conditionnelles apporte les changements nécessaires à son statut. Moins d’une semaine après son arrivée à la Belkin House, il a récidivé et a ensuite été accusé de manquement à son OSLD, parce qu’il avait consommé des substances intoxicantes. Il a plaidé coupable en février 2010 et a été condamné à trois ans d’emprisonnement.
III. Les principes généraux de détermination de la peine
[113] Les dispositions législatives pertinentes sont reproduites intégralement dans l’Annexe. L’article 718 du Code criminel codifie les objectifs et les principes de détermination de la peine. Ceux‑ci s’appliquent à tous les délinquants, y compris aux délinquants à contrôler coupables d’un manquement à leur OSLD.
[114] Je suis d’accord avec le juge LeBel pour dire que la proportionnalité est un principe fondamental de détermination de la peine et que le poids accordé aux différents objectifs de détermination de la peine doit respecter ce principe fondamental. La première question à trancher en l’espèce est de savoir comment ces objectifs et principes doivent être appliqués lorsqu’un juge détermine quelle peine imposer à un délinquant à contrôler qui a manqué à une ou à plusieurs conditions de son OSLD.
IV. Les délinquants à contrôler
[115] Le paragraphe 753.1(1) du Code criminel énonce trois critères permettant de déclarer qu’un délinquant est un délinquant à contrôler :
753.1 (1) [L]e tribunal peut . . . déclarer que le délinquant est un délinquant à contrôler, s’il est convaincu que les conditions suivantes sont réunies :
a) il y a lieu d’imposer au délinquant une peine minimale d’emprisonnement de deux ans pour l’infraction dont il a été déclaré coupable;
b) celui‑ci présente un risque élevé de récidive;
c) il existe une possibilité réelle que ce risque puisse être maîtrisé au sein de la collectivité.
[116] Selon l’alinéa 753.1(1)b), le tribunal doit conclure que le délinquant présente un risque élevé de récidive. Le paragraphe 753.1(2) énonce les critères applicables pour conclure à l’existence d’un risque élevé de récidive. Le tribunal doit être convaincu, d’une part, que le délinquant a commis une infraction sexuelle énumérée ou une infraction avec violence de nature sexuelle et, d’autre part, qu’il a accompli des actes répétitifs ou qu’il a antérieurement été déclaré coupable d’agression sexuelle, ce qui permet ainsi de croire que vraisemblablement il causera la mort de quelque autre personne ou causera des sévices, des dommages psychologiques ou d’autres maux à d’autres personnes. Les antécédents criminels de ces délinquants et leur propension à récidiver montrent le danger considérable qu’ils représentent pour la société.
V. Les ordonnances de surveillance de longue durée
[117] La distinction entre le délinquant dangereux, qui est incarcéré pour une période indéterminée, et le délinquant à contrôler est la conclusion du tribunal qu’il existe une possibilité réelle que le risque élevé de récidive du délinquant à contrôler puisse être maîtrisé au sein de la collectivité. S’il conclut qu’un délinquant est un délinquant à contrôler, le tribunal doit ordonner qu’il soit soumis à une surveillance d’une période maximale de dix ans (753.1(3)b)), pendant laquelle il est surveillé au sein de la collectivité par un surveillant de liberté conditionnelle (753.2(1)). Au lieu d’être incarcéré pour une période indéterminée, le délinquant à contrôler retourne donc dans la collectivité, où il est soumis à une surveillance et à une série de conditions prévues au par. 161(1) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620, qui peuvent être modifiées ou complétées par la Commission nationale des libérations conditionnelles en vertu du par. 134.1(2) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la « LSCMLSC »). Le paragraphe 134.1(2) prévoit que les conditions imposées par la Commission doivent être raisonnables et nécessaires pour protéger la société et favoriser la réinsertion sociale du délinquant.
[118] L’article 100 de la LSCMLSC est rédigé en ces termes :
La mise en liberté sous condition vise à contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en tant que citoyens respectueux des lois.
[119] L’article 100 s’applique à tous les délinquants, y compris aux délinquants à contrôler. La mise en liberté sous condition vise le maintien d’une société juste, paisible et sûre. Le moyen choisi pour réaliser cet objectif est de favoriser, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants. Toutefois, l’al. 101a) de la LSCMLSC prévoit que, pour atteindre l’objectif de la mise en liberté sous condition :
la protection de la société est le critère déterminant dans tous les cas…
Le principe de la protection de la société est, bien entendu, particulièrement important dans le cas des délinquants à contrôler en raison de leur risque élevé de récidive violente.
[120] Jusqu’à présent, mon seul désaccord avec le juge LeBel est que, selon mon interprétation des dispositions législatives pertinentes, la protection du public constitue le critère déterminant pour la prise de décisions quant au moment et aux conditions de la mise en liberté. La réadaptation et la réinsertion sociale ne constituent pas, à mon avis, un critère équivalent. S’ils sont atteints, les objectifs de réadaptation et de réinsertion constitueront plutôt la façon la plus efficace et la plus durable d’assurer la protection du public. Cependant, rien ne garantit la réadaptation et la réinsertion d’un délinquant à contrôler, compte tenu de ses antécédents d’actes répétitifs d’inconduite sexuelle ou de violence. Par conséquent, conformément à l’al. 101a), la protection du public doit constituer le critère déterminant lorsqu’il s’agit de fixer le moment et les conditions de la mise en liberté, plus particulièrement dans le cas des délinquants à contrôler, qui risquent de commettre des actes de violence graves et d’infliger des sévices graves à d’autres membres de la société.
VI. Les manquements à une ordonnance de surveillance de longue durée
[121] Là où je diverge sérieusement d’opinion avec mon collègue, c’est relativement à la démarche à adopter pour déterminer la peine à imposer en cas de manquement à une OSLD. À mon humble avis, le juge LeBel n’a pas tenu compte de la différence entre, d’une part, les objectifs et les exigences des OSLD pour les délinquants à contrôler qui respectent les conditions de leur OSLD et, d’autre part, les objectifs et les exigences applicables dans la détermination de la peine à infliger aux délinquants à contrôler qui ont enfreint une condition de leur OSLD.
[122] Le défaut de se conformer à une telle ordonnance permet de douter sérieusement de la réalisation des objectifs de réadaptation et de réinsertion et soulève la question de savoir si, bien que sous surveillance, le délinquant à contrôler a démontré que le risque élevé de récidive violente qu’il représente au sein de la collectivité peut être maîtrisé adéquatement. La protection de la société doit donc être le critère dominant dans la détermination de la peine à infliger en cas de manquement à une OSLD. En fait, si elle constitue le critère déterminant dans l’établissement des conditions de la mise en liberté, la protection du public doit logiquement constituer le critère déterminant dans la détermination de la peine à infliger pour manquement à ces conditions.
[123] Dans ce contexte, il est important de souligner qu’aux termes du par. 753.3(1) du Code criminel, le défaut de se conformer à une OSLD constitue un acte criminel, et non une infraction mixte, et est punissable d’un emprisonnement maximal de dix ans. Le seul défaut de se conformer à l’OSLD rend le délinquant à contrôler passible de cette peine maximale; il n’est pas nécessaire qu’il ait été déclaré coupable d’une autre infraction substantielle, violente ou autre, pour que cette peine puisse lui être imposée. Cela signifie nécessairement que, pour le législateur, les délinquants à contrôler qui font défaut de se conformer à une OSLD présentent un tel risque pour la protection de la société qu’ils peuvent devoir être isolés de la société pendant une période assez longue. En effet, le législateur oblige le juge chargé d’infliger la peine à ne pas attendre que le délinquant à contrôler blesse, mutile, agresse sexuellement ou tue quelqu’un avant de lui imposer une lourde peine.
[124] Bien entendu, bien que toutes les conditions d’une l’OSLD visent à minimiser le risque de récidive, certains manquements seront plus importants que d’autres. Comme le juge Ritter, de la Cour d’appel de l’Alberta, l’a souligné dans l’arrêt R. c. W. (H.P.), 2003 ABCA 131, 18 Alta. L.R. (4th) 20, au par. 44 :
[traduction] Je reconnais également que la gravité du manquement sera grandement réduite s’il s’agit d’un manquement purement technique. À titre d’exemple, un manquement à l’obligation de se présenter à une autorité publique devrait être considéré comme mineur si le délinquant est arrivé quelques minutes en retard au rendez‑vous pour des raisons indépendantes de sa volonté.
[125] Par contre, si le manquement concerne un élément central du risque élevé de récidive, par exemple lorsqu’il a été jugé que la consommation d’alcool ou de drogues amène le délinquant à contrôler à commettre des infractions avec violence, on doit considérer qu’il s’agit d’un manquement très grave. Un tel manquement démontre que la gestion du risque que le délinquant représente pour la société s’est révélée inefficace et que le risque élevé de récidive violente s’est accru. En conséquence, lorsqu’un juge est appelé à déterminer la peine à infliger pour défaut de se conformer à une condition d’une OSLD se rapportant à un élément central du risque de récidive violente du délinquant à contrôler, la protection du public — plus encore que la réadaptation ou la réinsertion du délinquant — doit constituer le critère dominant dans la détermination d’une peine juste et appropriée.
VII. Les principes de détermination de la peine applicables aux délinquants autochtones
[126] Je suis d’accord avec le juge Lebel pour dire que l’al. 718.2e) oblige le juge chargé de la détermination de la peine à tenir compte des facteurs historiques et systémiques, et de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones. Ces facteurs constituent non pas une excuse ou une justification à la conduite criminelle, mais ils établissent plutôt le contexte permettant au juge d’infliger une peine appropriée. Ils ne créent pas une réduction de peine fondée sur la race et ils n’obligent pas les tribunaux à remédier au problème de la surreprésentation par une réduction artificielle des taux d’incarcération.
[127] Les juges Cory et Iacobucci ont souligné dans R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, au par. 65, que les juges chargés d’infliger les peines n’ont qu’un rôle limité à jouer dans le redressement des injustices subies par les Autochtones au Canada. Ce rôle limité n’en est pas moins important. Les juges doivent éviter toute discrimination raciale dans la détermination de la peine. Je n’irai pas jusqu’à souscrire au point de vue de l’auteur de doctrine cité par mon collègue. Je conviens toutefois que la discrimination raciale dans la détermination de la peine — comme la propension à infliger aux délinquants autochtones des peines plus longues que celles imposées aux délinquants non autochtones ou à les condamner à des peines d’emprisonnement dans des cas où des non‑Autochtones ne seraient pas incarcérés — appelle la vigilance du juge chargé d’imposer la peine.
[128] C’est par l’imposition de sanctions substitutives que le juge chargé de prononcer la peine peut s’acquitter le plus efficacement de son rôle dans le redressement de telles injustices. Il faut toutefois pour cela qu’on lui propose des solutions de rechange à l’emprisonnement qui sont valables et qui permettent peut‑être davantage « de restaurer un certain équilibre entre le délinquant, la victime et la collectivité, et de prévenir d’autres crimes » (Gladue, par. 65). Comme c’est toujours le cas en matière de détermination de la peine, il faut tenir compte, à cet égard, du délinquant en cause, du risque qu’il représente et de ses chances de réadaptation et de réinsertion. L’évaluation de ces solutions de rechange relève du pouvoir discrétionnaire du juge chargé d’infliger la peine.
VIII. L’application de l’al. 718.2e) et de l’arrêt Gladue aux délinquants à contrôler
[129] Eu égard aux circonstances particulières dans lesquelles se trouvent les délinquants à contrôler, je ne partage pas l’avis de mon collègue en ce qui concerne la peine à infliger aux délinquants autochtones qui font défaut de se conformer à des conditions de leur OSLD. Au paragraphe 79 de l’arrêt Gladue, les juges Cory et Iacobucci ont fait observer :
De façon générale, plus violente et grave sera l’infraction, plus grande sera la probabilité que la durée des peines d’emprisonnement des autochtones et des non-autochtones soit en pratique proche ou identique, même compte tenu de leur conception différente de la détermination de la peine.
Je suis d’accord avec le juge LeBel pour dire que les juges chargés d’infliger les peines ne doivent pas interpréter ce passage comme une justification leur permettant de ne pas appliquer l’al. 718.2e) ou de ne tenir aucun compte de la situation particulière des délinquants autochtones (par. 84 et 85). Cependant, dans le contexte de l’al. 718.2e), les juges chargés d’infliger les peines sont tenus d’exercer leur pouvoir discrétionnaire dans la détermination de la peine appropriée, en tenant compte de tous les facteurs pertinents. Le risque élevé que le délinquant représente pour la société constitue de toute évidence un facteur pertinent dans la détermination de la peine à infliger pour défaut de se conformer à une OSLD.
[130] Comme je l’ai expliqué ci‑dessus, je suis d’avis que le critère déterminant dans le cas des délinquants à contrôler est la protection de la société. Ce critère s’applique à tous délinquants à contrôler, y compris aux délinquants autochtones à contrôler qui ont compromis la gestion de leur risque de récidive en ne respectant pas une condition de leur OSLD. Dans ces circonstances, les solutions de rechange à l’emprisonnement sont très limitées.
[131] Je n’exclus pas les sanctions substitutives. Celles‑ci doivent toutefois être valables. Le juge chargé d’infliger la peine doit être convaincu qu’elles sont compatibles avec la protection de la société. L’une des solutions de rechange possibles pourrait consister à renvoyer le délinquant autochtone dans sa collectivité. Cependant, comme c’est toujours le cas, le critère déterminant dans le choix de cette sanction doit demeurer la protection du public; les collectivités autochtones ne forment pas une catégorie distincte qui aurait droit à une protection moindre du fait que le délinquant est un Autochtone. Lorsque le manquement à une OSLD touche à la maîtrise du risque que représente le délinquant autochtone dans la collectivité, sa réadaptation et sa réinsertion sociale seront compromises, sinon condamnées à l’échec. En pareil cas, il se peut que le juge chargé d’infliger la peine n’ait d’autre choix que d’isoler le délinquant autochtone à contrôler de la société pendant une période assez longue. Durant la période d’incarcération, il faudrait néanmoins prendre en considération le statut d’Autochtone du délinquant à contrôler afin de lui offrir des programmes appropriés favorisant sa réadaptation, de sorte que le risque élevé de récidive qu’il présente puisse être maîtrisé au moment de sa libération.
IX. Application
A. Ipeelee
[132] Le juge Megginson a imposé à M. Ipeelee une peine d’emprisonnement de trois ans (2009 CarswellOnt 7864). La Cour d’appel a confirmé la décision du juge Megginson (2009 ONCA 892, 99 O.R. (3d) 419). La question est de savoir s’il s’agit d’une peine juste et appropriée.
[133] À mon avis, les conclusions du juge Megginson témoignent d’un examen approfondi des circonstances. Il a pris en considération la situation de M. Ipeelee, son histoire personnelle et ses antécédents criminels, ainsi que ses efforts de réadaptation et de réinsertion pendant qu’il était dans la collectivité. Il a reconnu que M. Ipeelee était un Inuit et qu’il avait donc droit à ce qu’on prenne son statut d’Autochtone en considération. Il a souligné qu’il serait difficile d’établir une sanction substitutive, parce qu’on avait refusé à M. Ipeelee la résidence dans un établissement d’Iqaluit. À mon avis, il a reconnu à bon droit que la protection du public était le facteur déterminant en cas de manquement à une OSLD.
[134] Le juge LeBel conclut, aux par. 89 et 95 de ses motifs, que les tribunaux ont commis une erreur dans le présent dossier et dans l’affaire Ladue en statuant que la réadaptation ne constituait pas un facteur pertinent dans leur décision concernant la détermination de la peine. Je ne partage pas cette interprétation de leurs décisions et de celle de la Cour d’appel de l’Ontario. Après les avoir lues, j’estime que tous les juges ont pris en considération le principe de la réadaptation pour la détermination de la peine, mais qu’ils ont conclu en définitive que ce principe ne devait jouer qu’un rôle mineur étant donné que M. Ipeelee et M. Ladue étaient des délinquants à contrôler et qu’ils avaient tous deux violé les conditions de leur OSLD.
[135] Dans l’affaire Ipeelee, le ministère public a réclamé une peine de trois à cinq ans d’emprisonnement, alors que M. Ipeelee a demandé une peine d’au plus un an d’emprisonnement. Le juge Megginson l’a condamné à trois ans d’emprisonnement, soit la peine la moins sévère proposée par le ministère public. Je suis d’avis que cette peine tenait dûment compte du statut d’Autochtone de M. Ipeelee et de l’effet atténuant de son plaidoyer de culpabilité.
[136] Le juge LeBel minimise l’importance du manquement de M. Ipeelee parce qu’il s’est simplement enivré, sans commettre d’actes de violence alors qu’il était en état d’ébriété. Avec égards, ce point de vue ne tient pas du tout compte du fait fondamental que l’état d’ébriété de M. Ipeelee est l’élément précurseur de la perpétration par celui‑ci d’actes de violence et que sa consommation d’alcool a compromis la gestion de son risque élevé de récidive violente.
[137] Si M. Ipeelee a été déclaré délinquant à contrôler, c’est qu’il a été établi soit qu’il avait accompli des actes répétitifs permettant de croire qu’il causerait vraisemblablement la mort de quelque autre personne, ou des sévices ou des dommages psychologiques à d’autres personnes, soit que son incapacité de maîtriser ses impulsions sexuelles laissait prévoir que vraisemblablement il causera à l’avenir des sévices ou autres maux à d’autres personnes. Sa consommation d’alcool est un élément essentiel de ces comportements. Je souligne que, selon le par. 753.3(1), le défaut de se conformer à une OSLD constitue un acte criminel punissable d’un emprisonnement maximal de dix ans et qu’il n’est pas nécessaire qu’une infraction substantielle, violente ou autre, ait été commise pour que cette peine maximale soit imposée. De toute évidence, le défaut de se conformer à une OSLD constitue en soi une infraction grave pour le législateur. C’est ce que le juge ayant prononcé la peine a considéré pertinent et je ne vois rien d’erroné dans cette conclusion.
[138] La cour d’appel doit faire preuve d’une grande déférence à l’égard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge chargé d’infliger la peine. La déférence s’impose car ces juges jouissent d’avantages importants par rapport aux cours d’appel dans l’établissement d’une peine en particulier. Le juge en chef Lamer a bien décrit ces avantages dans l’arrêt R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500 :
Le juge qui inflige la peine jouit d’un autre avantage par rapport au juge d’appel en ce qu’il peut apprécier directement les observations présentées par le ministère public et le contrevenant relativement à la détermination de la peine. Du fait qu’il sert en première ligne de notre système de justice pénale, il possède également une qualification unique sur le plan de l’expérience et de l’appréciation. Fait peut-être le plus important, le juge qui impose la peine exerce normalement sa charge dans la communauté qui a subi les conséquences du crime du délinquant ou à proximité de celle-ci. De ce fait, il sera à même de bien évaluer la combinaison particulière d’objectifs de détermination de la peine qui sera « juste et appropriée » pour assurer la protection de cette communauté. La détermination d’une peine juste et appropriée est un art délicat, où l’on tente de doser soigneusement les divers objectifs sociétaux de la détermination de la peine, eu égard à la culpabilité morale du délinquant et aux circonstances de l’infraction, tout en ne perdant jamais de vue les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent. Il ne faut pas intervenir à la légère dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge chargé de la détermination de la peine. [par. 91]
[139] Le juge en chef Lamer a décrit brièvement le rôle limité des cours d’appel en matière de détermination de la peine :
Plus simplement, sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d’appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n’est manifestement pas indiquée. [par. 90]
[140] À mon avis, le juge Megginson n’a commis aucune erreur de principe, n’a pas omis de prendre en considération des facteurs pertinents et n’a pas trop insisté sur les facteurs appropriés. Je ne peux pas dire que la peine infligée n’était manifestement pas indiquée. Je suis d’avis de rejeter ce pourvoi.
B. Ladue
[141] Dans cette affaire, la juge Bagnall a condamné M. Ladue à trois ans d’emprisonnement (2010 BCPC 410 (CanLII)). La Cour d’appel à la majorité a réduit cette peine à un an d’emprisonnement. Dissident, le juge Chiasson aurait réduit la peine à deux ans d’emprisonnement (2011 BCCA 101, 302 B.C.A.C. 93).
[142] La juge de détermination de la peine a commenté l’histoire personnelle particulière de M. Ladue. Elle a cité des extraits de son rapport présentenciel faisant état de son expérience [traduction] « horrible et tragique » dans un pensionnat et commenté son avenir sombre (par. 22). Elle a également fait référence à son rapport d’évaluation, qui rendait compte plus en détail de son expérience dans un pensionnat et des mauvais traitements qu’il avait subis.
[143] Elle a fait remarquer que M. Ladue avait été déclaré coupable à trois reprises de manquement à son OSLD parce qu’il avait consommé des substances intoxicantes. Elle a souligné qu’il devait au départ être envoyé à la Linkage House, à Kamloops, mais qu’en raison d’un mandat d’analyse génétique non exécuté, il avait été envoyé à la Belkin House, au centre-ville de Vancouver en vue de l’analyse génétique. Elle a pris acte de l’argument de M. Ladue selon lequel le fait de l’envoyer à la Belkin House réduisait au minimum ses chances de réadaptation, mais elle ne l’a pas accepté. Selon elle, malgré la mise en garde qui lui avait été faite à son arrivée à la Belkin House relativement à un détenu en particulier, il a fréquenté cette personne et ses problèmes de consommation de drogue et d’alcool sont presque immédiatement réapparus. On lui a donné une seconde chance à la Belkin House, mais en vain, et il a fini par reconnaître avoir consommé de la cocaïne et de la morphine depuis son arrivée. C’est ce qui a mené à l’inculpation de M. Ladue pour violation de son OSLD.
[144] En septembre 2009, un surveillant du bureau de libération conditionnelle de Kamloops a établi un rapport d’évaluation communautaire critiquant la décision de placer M. Ladue à la Belkin House.
[traduction] [M. Ladue] a désespérément besoin de s’éloigner du centre‑ville de Vancouver. Il lui faut, sur place, le soutien d’un aîné et de cérémonies rituelles. Il doit immédiatement prendre contact avec un conseiller pour les victimes d’expériences traumatisantes dans les pensionnats.
. . .
Le présent rapport vise à évaluer de nouveau M. Ladue en vue d’un placement possible à la Linkage House pendant la durée de son ordonnance de surveillance de longue durée (OSLD).
. . .
M. Wolkosky continue de croire que le risque que représente M. Ladue pourrait être maîtrisé à la Linkage House. On prévoit que M. Ladue ne retrouvera pas ses mauvaises fréquentations dans la région de Kamloops. La toxicomanie n’est pas tolérée à Linkage et les contrevenants peuvent s’attendre à se voir imposer des sanctions. M. Wolkosky estime que le SCC, la JHS et la GRC peuvent travailler en ensemble pour aider M. Ladue à réussir sa réadaptation. [D.A., p. 139‑140]
[145] Dans un rapport d’évaluation daté de septembre 2009, on souligne que M. Ladue a participé à des programmes autochtones pour répondre à ses besoins, mais aucun de ces programmes n’a permis de maîtriser le risque qu’il représente. L’auteur du rapport conclut en définitive que le [traduction] « risque pour la société est élevé et actuellement impossible à maîtriser » (D.A., p. 136).
[146] Le ministère public a réclamé une peine de dix‑huit mois à deux ans d’emprisonnement. M. Ladue a proposé une peine beaucoup plus courte. Selon la juge de détermination de la peine, comme M. Ladue présente un risque élevé de récidive sexuelle et un risque modéré à élevé de récidive violente, la seule façon de protéger la société était de privilégier l’objectif d’isolement. Elle a conclu que, bien qu’il ait terminé avec succès son traitement, il n’avait pas la capacité ou la volonté de s’abstenir de consommer des substances intoxicantes et qu’il était donc très nettement susceptible de récidiver. Elle a souligné que le fait que le manquement en question constitue un acte criminel punissable d’un emprisonnement maximal de dix ans montre qu’il s’agit pour le législateur d’une infraction grave; elle a ajouté que, bien que M. Ladue n’ait pas commis d’infraction substantielle, son manquement était grave. La juge a conclu que la fourchette de dix‑huit mois à deux ans d’emprisonnement recommandée par le ministère public était inappropriée et a condamné M. Ladue à trois d’emprisonnement.
[147] En réduisant la peine de M. Ladue à un an d’emprisonnement, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que la juge de détermination de la peine n’avait pas accordé suffisamment d’importance à la situation de M. Ladue en tant que délinquant autochtone, avait trop insisté sur le principe de l’isolement du délinquant et n’avait pas accordé de poids suffisant au principe de la réadaptation. Selon eux, la juge n’avait pas tenu compte concrètement de l’héritage autochtone de M. Ladue, [traduction] « qui aura souvent une incidence sur le type de peine imposée et sur sa durée ». [. . .] « Rien n’indique que [M. Ladue] ait failli se livrer à des actes d’inconduite sexuelle violente. » [. . .] « [L]e rôle de la réadaptation dépendra de la situation du délinquant et non de sa désignation à titre de délinquant à contrôler. » (par. 64, 68 et 71).
[148] Les juges majoritaires ont également fait remarquer que, selon le rapport des services correctionnels, c’est la Linkage House à Kamloops qui offrait à M. Ladue les meilleures chances de réadaptation. Cependant,
[traduction] [e]n raison d’une erreur administrative, il n’a pas été envoyé à cet endroit lors de sa dernière mise en liberté. On l’a plutôt envoyé à la Belkin House, soit un milieu où il a été fortement tenté de consommer des drogues. [par. 76]
[149] De l’avis des juges majoritaires, une peine de un an d’emprisonnement serait suffisante pour que M. Ladue réussisse à régler son problème de toxicomanie et pour que le SCC lui trouve un endroit approprié où rester, de préférence la Linkage House ou une autre maison de transition où l’accent est mis sur la culture autochtone et la guérison. Ils ont fait remarquer que sa peine précédente pour violation de l’OSLD était fondée sur le temps qu’il avait purgé en détention préventive. L’augmentation à trois ans d’emprisonnement a été jugée excessive.
[150] Selon le juge Chiasson, dissident, la juge de détermination de la peine n’avait pas commis d’erreur dans sa prise en compte du statut d’Autochtone de M. Ladue, mais elle avait omis de prendre en considération le fait que le manquement en cause n’avait pas amené M. Ladue à récidiver. II aurait imposé une peine de deux ans d’emprisonnement.
[151] Je suis d’accord avec le juge Chiasson pour dire que la juge de détermination de la peine a pris en considération les origines autochtones de M. Ladue dans sa décision. Comme je l’ai souligné pour M. Ipeelee, la cour d’appel ne peut modifier une peine du simple fait qu’elle aurait évalué différemment les facteurs pertinents. La cour d’appel ne peut modifier la peine que s’il est possible d’affirmer que le juge a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable.
[152] Bien que je ne souscrive pas entièrement au raisonnement des juges majoritaires de la Cour d’appel, il existe, à mon avis, un autre motif de confirmer leur décision d’imposer une peine d’emprisonnement de un an.
[153] L’’aspect particulier de la présente affaire réside dans ce que la Cour d’appel a appelé [traduction] « une erreur administrative » (par. 76). En raison de cette erreur, M. Ladue a été envoyé à la Belkin House, au centre‑ville de Vancouver, plutôt qu’à la Linkage House à Kamloops. La juge de détermination de la peine ne semble pas avoir pris en considération le fait que c’est cette erreur qui était à l’origine du transfert de M. Ladue à la Belkin House, qui tolère apparemment les grands toxicomanes et qui n’offre pas de programmes pour les délinquants autochtones.
[154] Je ne dégage pas M. Ladue de toute responsabilité pour sa propre conduite. Toutefois, le SCC a affirmé que la Linkage House était l’endroit approprié où envoyer M. Ladue. C’est à cause de son erreur qu’il a été envoyé dans un milieu où, étant donné sa dépendance connue, il était particulièrement susceptible de contrevenir à son OSLD.
[155] La juge de détermination de la peine n’a pas mentionné que le transfert de M. Ladue à la Belkin House plutôt qu’à la Linkage House résultait d’une « erreur administrative ». À mon humble avis, elle n’a pas tenu compte de cette considération pertinente. Sans aucune faute de sa part et contrairement à l’approche recommandée pour sa réadaptation, M. Ladue a été envoyé dans un établissement où il serait en péril.
[156] L’article 718.1 du Code criminel est rédigé en ces termes :
La peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.
Il ne s’agit pas d’un cas où le délinquant ne s’est pas prévalu de la possibilité de réadaptation que lui offrait le système de justice pénale. L’erreur administrative commise l’a plutôt privé d’une telle possibilité. Il faut imputer un certain « degré de responsabilité » au SCC dans le manquement reproché à M. Ladue.
[157] Pour tous ces motifs, la juge de détermination de la peine n’a pas commis d’erreur en insistant sur la protection de la société qui constituait, selon elle, le critère déterminant dans sa décision. Toutefois, en l’espèce, M. Ladue a été privé d’une possibilité réaliste de réadaptation à cause d’une « erreur administrative ». La juge de détermination de la peine n’a pas tenu compte de cette considération pertinente. La culpabilité morale de M. Ladue n’a donc pas été évaluée correctement (voir M. (C.A.), au par. 79, et R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, au par. 42). Dans les circonstances, et étant donné que le SCC doit assumer une part de responsabilité dans le manquement reproché à M. Ladue, je suis d’accord avec la majorité de la Cour d’appel et le juge LeBel quant au résultat et je conclus qu’une peine d’emprisonnement de un an constitue une peine juste et appropriée. Je suis d’avis de rejeter ce pourvoi.
ANNEXE
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46
718. Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants :
a) dénoncer le comportement illégal;
b) dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions;
c) isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société;
d) favoriser la réinsertion sociale des délinquants;
e) assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;
f) susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité.
718.1 La peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.
718.2 Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants :
a) la peine devrait être adaptée aux circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l’infraction ou à la situation du délinquant; sont notamment considérées comme des circonstances aggravantes des éléments de preuve établissant :
(i) que l’infraction est motivée par des préjugés ou de la haine fondés sur des facteurs tels que la race, l’origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l’âge, la déficience mentale ou physique ou l’orientation sexuelle,
(ii) que l’infraction perpétrée par le délinquant constitue un mauvais traitement de son époux ou conjoint de fait,
(ii.1) que l’infraction perpétrée par le délinquant constitue un mauvais traitement à l’égard d’une personne âgée de moins de dix-huit ans,
(iii) que l’infraction perpétrée par le délinquant constitue un abus de la confiance de la victime ou un abus d’autorité à son égard,
(iv) que l’infraction a été commise au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle, ou en association avec elle;
(v) que l’infraction perpétrée par le délinquant est une infraction de terrorisme;
b) l’harmonisation des peines, c’est-à-dire l’infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables;
c) l’obligation d’éviter l’excès de nature ou de durée dans l’infliction de peines consécutives;
d) l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient;
e) l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones.
753.1 (1) Sur demande faite, en vertu de la présente partie, postérieurement au dépôt du rapport d’évaluation visé au paragraphe 752.1(2), le tribunal peut déclarer que le délinquant est un délinquant à contrôler, s’il est convaincu que les conditions suivantes sont réunies :
a) il y a lieu d’imposer au délinquant une peine minimale d’emprisonnement de deux ans pour l’infraction dont il a été déclaré coupable;
b) celui-ci présente un risque élevé de récidive;
c) il existe une possibilité réelle que ce risque puisse être maîtrisé au sein de la collectivité.
(2) Le tribunal est convaincu que le délinquant présente un risque élevé de récidive si :
a) d’une part, celui-ci a été déclaré coupable d’une infraction visée aux articles 151 (contacts sexuels), 152 (incitation à des contacts sexuels) ou 153 (exploitation sexuelle), aux paragraphes 163.1(2) (production de pornographie juvénile), 163.1(3) (distribution de pornographie juvénile), 163.1(4) (possession de pornographie juvénile) ou 163.1(4.1) (accès à la pornographie juvénile), à l’article 172.1 (leurre), au paragraphe 173(2) (exhibitionnisme) ou aux articles 271 (agression sexuelle), 272 (agression sexuelle armée) ou 273 (agression sexuelle grave), ou a commis un acte grave de nature sexuelle lors de la perpétration d’une autre infraction dont il a été déclaré coupable;
b) d’autre part :
(i) soit le délinquant a accompli des actes répétitifs, notamment celui qui est à l’origine de l’infraction dont il a été déclaré coupable, qui permettent de croire qu’il causera vraisemblablement la mort de quelque autre personne ou causera des sévices ou des dommages psychologiques graves à d’autres personnes,
(ii) soit sa conduite antérieure dans le domaine sexuel, y compris lors de la perpétration de l’infraction dont il a été déclaré coupable, laisse prévoir que vraisemblablement il causera à l’avenir de ce fait des sévices ou autres maux à d’autres personnes.
(3) S’il déclare que le délinquant est un délinquant à contrôler, le tribunal lui inflige une peine minimale d’emprisonnement de deux ans pour l’infraction dont il a été déclaré coupable et ordonne qu’il soit soumis, pour une période maximale de dix ans, à une surveillance de longue durée.
753.2 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le délinquant soumis à une surveillance de longue durée est surveillé au sein de la collectivité en conformité avec la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition lorsqu’il a terminé de purger :
a) d’une part, la peine imposée pour l’infraction dont il a été déclaré coupable;
b) d’autre part, toutes autres peines d’emprisonnement imposées pour des infractions dont il est déclaré coupable avant ou après la déclaration de culpabilité pour l’infraction visée à l’alinéa a).
753.3 (1) Le délinquant qui, sans excuse raisonnable, omet ou refuse de se conformer à la surveillance de longue durée à laquelle il est soumis est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans.
Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620
161. (1) Pour l’application du paragraphe 133(2) de la Loi, les conditions de mise en liberté qui sont réputées avoir été imposées au délinquant dans tous les cas de libération conditionnelle ou d’office sont les suivantes :
a) dès sa mise en liberté, le délinquant doit se rendre directement à sa résidence, dont l’adresse est indiquée sur son certificat de mise en liberté, se présenter immédiatement à son surveillant de liberté conditionnelle et se présenter ensuite à lui selon les directives de celui-ci;
b) il doit rester à tout moment au Canada, dans les limites territoriales spécifiées par son surveillant;
c) il doit respecter la loi et ne pas troubler l’ordre public;
d) il doit informer immédiatement son surveillant en cas d’arrestation ou d’interrogatoire par la police;
e) il doit porter sur lui à tout moment le certificat de mise en liberté et la carte d’identité que lui a remis l’autorité compétente et les présenter à tout agent de la paix ou surveillant de liberté conditionnelle qui lui en fait la demande à des fins d’identification;
f) le cas échéant, il doit se présenter à la police, à la demande de son surveillant et selon ses directives;
g) dès sa mise en liberté, il doit communiquer à son surveillant l’adresse de sa résidence, de même que l’informer sans délai de :
(i) tout changement de résidence,
(ii) tout changement d’occupation habituelle, notamment un changement d’emploi rémunéré ou bénévole ou un changement de cours de formation,
(iii) tout changement dans sa situation domestique ou financière et, sur demande de son surveillant, tout changement dont il est au courant concernant sa famille,
(iv) tout changement qui, selon ce qui peut être raisonnablement prévu, pourrait affecter sa capacité de respecter les conditions de sa libération conditionnelle ou d’office;
h) il ne doit pas être en possession d’arme, au sens de l’article 2 du Code criminel, ni en avoir le contrôle ou la propriété, sauf avec l’autorisation de son surveillant;
i) s’il est en semi-liberté, il doit, dès la fin de sa période de semi-liberté, réintégrer le pénitencier d’où il a été mis en liberté à l’heure et à la date inscrites à son certificat de mise en liberté.
(2) Pour l’application du paragraphe 133(2) de la Loi, les conditions de mise en liberté qui sont réputées avoir été imposées au délinquant dans tous les cas de permission de sortir sans surveillance sont les suivantes :
a) dès sa mise en liberté, le délinquant doit se rendre directement au lieu indiqué sur son permis de sortie, se présenter à son surveillant de liberté conditionnelle selon les directives de l’autorité compétente et suivre le plan de sortie approuvé par elle;
b) il doit rester au Canada, dans les limites territoriales spécifiées par son surveillant pendant toute la durée de la sortie;
c) il doit respecter la loi et ne pas troubler l’ordre public;
d) il doit informer immédiatement son surveillant en cas d’arrestation ou d’interrogatoire par la police;
e) il doit porter sur lui à tout moment le permis de sortie et la carte d’identité que lui a remis l’autorité compétente et les présenter à tout agent de la paix ou surveillant de liberté conditionnelle qui lui en fait la demande à des fins d’identification;
f) le cas échéant, il doit se présenter à la police, à la demande de l’autorité compétente et selon ses directives;
g) il doit réintégrer le pénitencier d’où il a été mis en liberté à l’heure et à la date inscrites à ce permis;
h) il ne doit pas être en possession d’arme, au sens de l’article 2 du Code criminel, ni en avoir le contrôle ou la propriété, sauf avec l’autorisation de son surveillant.
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20
3. Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.
4. Le Service est guidé, dans l’exécution de ce mandat, par les principes qui suivent :
a) la protection de la société est le critère prépondérant lors de l’application du processus correctionnel;
b) l’exécution de la peine tient compte de toute information pertinente dont le Service dispose, notamment des motifs et recommandations donnés par le juge qui l’a prononcée, des renseignements obtenus au cours du procès ou dans la détermination de la peine ou fournis par les victimes et les délinquants, ainsi que des directives ou observations de la Commission nationale des libérations conditionnelles en ce qui touche la libération;
c) il accroît son efficacité et sa transparence par l’échange, au moment opportun, de renseignements utiles avec les autres éléments du système de justice pénale ainsi que par la communication de ses directives d’orientation générale et programmes correctionnels tant aux délinquants et aux victimes qu’au grand public;
d) les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible;
e) le délinquant continue à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée;
f) il facilite la participation du public aux questions relatives à ses activités;
g) ses décisions doivent être claires et équitables, les délinquants ayant accès à des mécanismes efficaces de règlement de griefs;
h) ses directives d’orientation générale, programmes et méthodes respectent les différences ethniques, culturelles et linguistiques, ainsi qu’entre les sexes, et tiennent compte des besoins propres aux femmes, aux autochtones et à d’autres groupes particuliers;
i) il est attendu que les délinquants observent les règlements pénitentiaires et les conditions d’octroi des permissions de sortir, des placements à l’extérieur et des libérations conditionnelles ou d’office et qu’ils participent aux programmes favorisant leur réadaptation et leur réinsertion sociale;
j) il veille au bon recrutement et à la bonne formation de ses agents, leur offre de bonnes conditions de travail dans un milieu exempt de pratiques portant atteinte à la dignité humaine, un plan de carrière avec la possibilité de se perfectionner ainsi que l’occasion de participer à l’élaboration des directives d’orientation générale et programmes correctionnels.
100. La mise en liberté sous condition vise à contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en tant que citoyens respectueux des lois.
101. La Commission et les commissions provinciales sont guidées dans l’exécution de leur mandat par les principes qui suivent :
a) la protection de la société est le critère déterminant dans tous les cas;
b) elles doivent tenir compte de toute l’information pertinente disponible, notamment les motifs et les recommandations du juge qui a infligé la peine, les renseignements disponibles lors du procès ou de la détermination de la peine, ceux qui ont été obtenus des victimes et des délinquants, ainsi que les renseignements et évaluations fournis par les autorités correctionnelles;
c) elles accroissent leur efficacité et leur transparence par l’échange de renseignements utiles au moment opportun avec les autres éléments du système de justice pénale d’une part, et par la communication de leurs directives d’orientation générale et programmes tant aux délinquants et aux victimes qu’au public, d’autre part;
d) le règlement des cas doit, compte tenu de la protection de la société, être le moins restrictif possible;
e) elles s’inspirent des directives d’orientation générale qui leur sont remises et leurs membres doivent recevoir la formation nécessaire à la mise en œuvre de ces directives;
f) de manière à assurer l’équité et la clarté du processus, les autorités doivent donner aux délinquants les motifs des décisions, ainsi que tous autres renseignements pertinents, et la possibilité de les faire réviser.
134.1 (1) Sous réserve du paragraphe (4), les conditions prévues par le paragraphe 161(1) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition s’appliquent, avec les adaptations nécessaires, au délinquant surveillé aux termes d’une ordonnance de surveillance de longue durée.
(2) La Commission peut imposer au délinquant les conditions de surveillance qu’elle juge raisonnables et nécessaires pour protéger la société et favoriser la réinsertion sociale du délinquant.
(3) Les conditions imposées par la Commission en vertu du paragraphe (2) sont valables pendant la période qu’elle fixe.
(4) La Commission peut, conformément aux règlements, soustraire le délinquant, au cours de la période de surveillance, à l’application de l’une ou l’autre des conditions visées au paragraphe (1), ou modifier ou annuler l’une de celles visées au paragraphe (2).
134.2 (1) Le délinquant qui est surveillé aux termes d’une ordonnance de surveillance de longue durée doit observer les consignes que lui donne son surveillant de liberté conditionnelle, un membre de la Commission ou la personne que le président ou le commissaire désigne nommément ou par indication de son poste en vue de prévenir la violation des conditions imposées ou de protéger la société.
(2) Au présent article, « surveillant de liberté conditionnelle » s’entend d’un agent au sens du paragraphe 2(1) ou d’une personne chargée par le Service d’orienter et de surveiller le délinquant soumis à une ordonnance de surveillance de longue durée.
Pourvoi 33650 accueilli, le juge Rothstein est dissident. Pourvoi 34245 rejeté.
Procureur de l’appelant Manasie Ipeelee : Fergus J. (Chip) O’Connor, Kingston.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le directeur des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Iqaluit.
Procureurs de l’intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc. : Aboriginal Legal Services of Toronto Inc., Toronto.
Procureur de l’appelante Sa Majesté la Reine : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureurs de l’intimé Frank Ralph Ladue : Myers, McMurdo & Karp, Vancouver.
Procureur de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : University of Toronto, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Ruby, Shiller, Chan, Toronto.