COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Gibbons
Date : 20120608
Dossier : 33813
Entre :
Linda Dale Gibbons
Appelant(e)
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 16)
Motifs dissidents :
(par. 17 à 39)
La juge Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)
Le juge Fish
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. gibbons
Linda Dale Gibbons Appelante
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Gibbons
No du greffe : 33813.
2011 : 14 décembre; 2012 : 8 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Goudge, Feldman et Watt), 2010 ONCA 77, 100 O.R. (3d) 248, 258 O.A.C. 182, 251 C.C.C. (3d) 460, 73 C.R. (6th) 23, [2010] O.J. No. 342 (QL), 2010 CarswellOnt 476, qui a confirmé une décision de la juge Frank, 2009 CanLII 31598, [2009] O.J. No. 2559 (QL), 2009 CarswellOnt 3525. Pourvoi rejeté, le juge Fish est dissident.
Daniel C. Santoro et Nicolas M. Rouleau, pour l’appelante.
Susan Magotiaux et Matthew Asma, pour l’intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis rendu par
la juge Deschamps —
[1] Le pourvoi porte sur l’interprétation qu’il convient de donner à l’art. 127 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (« C. cr. »), à la lumière de l’arrêt de notre Cour R. c. Clement, [1981] 2 R.C.S. 468. Il s’agit de savoir si les dispositions des Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194 (les « Règles ontariennes »), qui régissent les motions visant à obtenir une ordonnance pour outrage excluent l’application de l’art. 127 C. cr., lequel fait de la désobéissance à une ordonnance judiciaire une infraction criminelle. S’appuyant sur Clement, les juridictions inférieures ont conclu que ce n’est pas le cas. Je partage leur opinion. À mon avis, l’exception prévue à l’art. 127 est conçue pour s’appliquer lorsqu’il existe un autre mécanisme exprès d’origine législative permettant d’intervenir en cas de refus d’obéir à une ordonnance judiciaire. En conséquence, je rejetterais le présent pourvoi.
[2] En 2008, l’appelante a été accusée en vertu du par. 127(1) d’avoir désobéi à une ordonnance judiciaire. L’ordonnance judiciaire en cause était une injonction interlocutoire, qui avait été accordée en 1994 par le juge Adams et qui était toujours en vigueur au moment où l’accusation a été portée (sub nom. Ontario (Attorney General) c. Dieleman (1994), 20 O.R. (3d) 229). L’injonction interdisait à l’appelante et à d’autres personnes d’exhiber des pancartes de protestation à proximité de certaines cliniques d’avortement. Le 8 octobre 2008, l’appelante aurait exhibé une telle pancarte à l’intérieur du périmètre prohibé entourant l’une des cliniques. La présente instance découle d’une motion préliminaire présentée par l’appelante pour faire annuler la dénonciation, au motif que les articles 60.11 et 60.12 des Règles ontariennes excluent l’application du par. 127(1).
[3] L’article 127 du C. cr. prévoit ce qui suit :
127. (1) Quiconque, sans excuse légitime, désobéit à une ordonnance légale donnée par un tribunal judiciaire ou par une personne ou un corps de personnes autorisé par une loi à donner ou décerner l’ordonnance, autre qu’une ordonnance visant le paiement d’argent, est, à moins que la loi ne prévoie expressément une peine ou un autre mode de procédure, coupable :
a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de deux ans;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
[4] L’infraction visée au par. 127(1) a été intégrée sous la forme d’un acte criminel à l’art. 139 du Code criminel de 1892, S.C. 1892, ch. 29, disposition qui s’inspirait de l’art. 115 du English Draft Code (Appendix to the Report of the Commission Appointed to Consider the Law Relating to Indictable Offences (1879)), p. 88). Dans ce projet de loi anglais, la [traduction] « peine ou autre mode de procédure » devait non seulement être « expressément prévu par la loi », mais aussi « exclu[re] tout autre châtiment pour une telle désobéissance » :
[traduction]
Est coupable d’un acte criminel et passible, sur déclaration de culpabilité pour cet acte, d’un emprisonnement d’un an quiconque, sans excuse légitime, désobéit à une ordonnance légale donnée par un tribunal judiciaire ou par une personne ou un corps de personnes autorisées par une loi à donner ou décerner l’ordonnance, à moins que quelque peine ou autre mode de procédure ne soit expressément prévu par la loi et n’exclue tout autre châtiment pour une telle désobéissance. [Je souligne; p. 88.]
Il est révélateur que l’exception établie dans la disposition canadienne soit formulée en termes plus généraux que le texte britannique dont elle s’inspire. Par contre, en modifiant cette disposition au fil du temps, le Parlement a toujours exigé que la loi prévoie « expressément » la peine ou un autre mode de procédure, veillant ainsi à ce que cette disposition joue un rôle important.
[5] Dans Clement, la Cour a statué que le terme « ordonnance légale » figurant à l’art. 127 (alors l’art. 116) vise l’ordonnance d’un tribunal « de nature criminelle ou civile » (p. 472). Elle a également conclu que le mot « loi » mentionné dans cette disposition s’entend d’un texte législatif. Selon la Cour, on ne saurait appliquer l’expression « prévoie expressément », au sens de l’art. 127, au pouvoir inhérent du tribunal d’exercer ses activités et de réprimer l’outrage : « Ce qui est “inhérent”, presque par sa nature, n’est pas “exprès” » (p. 476). La Cour a jugé que les dispositions des Règles de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba (les « Règles manitobaines ») étaient insuffisantes pour exclure l’application de l’art. 127, parce qu’elles n’établissaient pas le fondement juridique d’une procédure pour outrage au tribunal ; ce fondement continuait plutôt de se trouver dans la common law. Elle a ajouté : « Sans ce substrat de common law, ces règles ne sauraient à elles seules satisfaire à l’exception du par. [127(1)] exigeant que “la loi . . . prévoie expressément quelque peine ou châtiment ou autre mode de procédure . . . ” » (p. 475).
[6] Dans Clement, la Cour a rejeté l’argument selon lequel il n’y aurait aucune limite à la possibilité de recourir à l’art. 127 pour assurer le respect des ordonnances judiciaires si le pouvoir inhérent des cours supérieures de réprimer l’outrage ne suffisait pas pour que l’exception trouve application. La Cour a souligné qu’il existe des cas où la loi prévoit expressément une peine ou d’autres modes de procédure, par l’exemple l’art. 545 (alors l’art. 472) du C. cr. (p. 479).
[7] L’arrêt Clement a été interprété de différentes façons par les tribunaux inférieurs. Certains ont considéré que des peines et modes de procédure précis, applicables dans des situations particulières, étaient visés par l’exception contenue à l’art. 127 (R. c. Traves (2000), 192 Sask. R. 128 (C. prov.), au par. 14; R. c. Dawson (1995), 143 N.S.R. (2d) 1 (C.A.), au par. 27). D’autres se sont intéressés à l’exhaustivité de la procédure particulière à suivre pour obtenir une ordonnance pour outrage (R. c. Thompson, [1995] B.C.J. No. 2819 (QL), aux par. 38‑40; R. c. Creamer, 2001 ABPC 184, 297 A.R. 151, aux par. 22 et 24 ; R. c. MacLean, 2002 NSSC 283, 20 N.S.R. (2d) 150, au par. 30; R. c. Mulhall, [2001] O.J. No. 5237 (QL) (C.J.), aux par. 10 et 11).
[8] L’arrêt Clement nous enseigne cependant que ni le degré de précision de la peine, ni le caractère exhaustif de la procédure ne permettent de déterminer si une loi satisfait aux conditions nécessaires pour exclure l’application de l’art. 127. La décision sur ce point doit plutôt reposer sur la conclusion que le Parlement ou la législature avait l’intention de restreindre l’application de l’art. 127 en adoptant une autre solution législative expresse aux actes qui constituent un outrage au tribunal. L’exception prévue à l’art. 127 s’applique si le Parlement ou une législature a établi le fondement légal du pouvoir du tribunal de rendre des ordonnances pour outrage, a défini les circonstances dans lesquelles une personne sera reconnue coupable d’outrage et a prévu une peine ou un mode de procédure particulier. L’article 545 du Code criminel, auquel notre Cour a fait référence dans Clement, constitue un exemple d’une telle disposition.
[9] Le fait que des règles de procédure prévoient une peine ou un mode de procédure est insuffisant pour entraîner l’application de l’exception si le tribunal rend l’ordonnance dans l’exercice du pouvoir inhérent qu’il tient de la common law. Avec égards pour l’opinion exprimée par mon collègue le juge Fish, il n’est pas possible de distinguer la présente affaire de l’affaire Clement aux motifs que les Règles ontariennes créent un cadre procédural plus détaillé que celui fixé par les Règles manitobaines, et que ce cadre constitue un mode de procédure que la « loi [. . .] « prévoi[t] expressément », suivant le sens attribué à cette expression dans cet arrêt. À l’instar de la Cour d’appel en l’espèce (2010 ONCA 77, 100 O.R. (3d) 248), je suis d’avis que, bien que les Règles ontariennes établissent une procédure beaucoup plus détaillée que celle fixée par les règles en cause dans Clement, les premières sont tout autant tributaires de la common law pour leur fondement juridique que ne l’étaient les secondes (par. 41). L’adoption de règles de procédure régissant l’exercice de la compétence inhérente d’une cour supérieure n’exclura pas l’application de l’art. 127 à moins que le Parlement ou une législature n’autorise explicitement le tribunal à punir la désobéissance à l’ordonnance judiciaire.
[10] L’appelante demande à notre Cour de réexaminer l’exigence, énoncée dans Clement, que la procédure engagée pour outrage devant une cour supérieure repose sur un fondement légal exprès. Elle soutient que l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 constitue déjà un tel fondement légal et qu’[traduction] « [i]l est impossible d’exiger qu’une disposition constitue le fondement légal du pouvoir d’une cour supérieure d’engager une procédure pour outrage ». Cet argument ne peut être retenu. Les pouvoirs inhérents d’une cour supérieure d’exercer ses activités et de réprimer l’outrage reposent sur son pouvoir d’agir comme un tribunal de droit commun. La disposition constitutionnelle permettant aux cours supérieures d’agir à ce titre ne leur confère pas expressément le pouvoir de remédier à la transgression de l’ordre public que constitue le fait de désobéir à une ordonnance judiciaire.
[11] Le Parlement et les législatures peuvent prévoir expressément une autre solution permettant d’intervenir en cas de défaut d’obéir à une ordonnance judiciaire, même lorsque le pouvoir du tribunal d’engager une procédure pour outrage émane de la common law. La Cour a examiné une question analogue dans R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597, où elle a souligné que, bien que le pouvoir d’une cour d’appel d’ordonner un arrêt des procédures découle du pouvoir inhérent d’une cour supérieure, l’art. 686 du C. cr. donne à ce pouvoir une « forme législative ». Lorsqu’une cour d’appel prononce l’arrêt des procédures à la suite d’un abus de procédure, son pouvoir prend donc sa source dans un texte législatif (par. 23). De même, comme a jugé la Cour d’appel du Québec dans R. c Gaudreault (1995), 105 C.C.C. (3d) 270, à la p. 276, la législature du Québec a ancré le pouvoir de la Cour supérieure de rendre des ordonnances pour outrage dans un texte législatif, soit l’art. 49 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25. En précisant les circonstances dans lesquelles une personne sera reconnue coupable d’outrage et en prévoyant une peine précise pour cette infraction (art. 50 et 51), elle a adopté une solution législative expresse au défaut d’obéir à une ordonnance judiciaire, rendant ainsi l’art. 127 inopérant.
[12] L’appelante invoque des considérations de politique générale pour justifier l’argument que l’art. 127 ne devrait s’appliquer qu’en [traduction] « l’absence d’autres moyens d’assurer le respect d’une ordonnance ». Selon elle, le tribunal qui a rendu l’ordonnance initiale est le mieux placé pour décider si on y a désobéi. Bien que je reconnaisse qu’il s’agit d’une considération valable, elle ne saurait empêcher le ministère public de recourir à l’art. 127 dans les cas où les conditions qui entraîneraient l’application de l’exception ne sont pas réunies.
[13] L’appelante avance en outre que cette interprétation pourrait inciter les gouvernements provinciaux à se décharger de leur responsabilité d’administrer les régimes provinciaux. En réponse à cet argument, je remarque que l’on n’a produit aucune preuve tendant à établir un recours trop fréquent à l’art. 127 pour punir l’outrage au tribunal. Il convient également de mentionner que, devant la Cour d’appel, l’appelante a demandé l’autorisation de plaider que la poursuite devrait être suspendue parce qu’elle constitue un abus de procédure. La Cour d’appel a rejeté cette demande et l’appelante n’a pas tenté d’obtenir l’autorisation de plaider ce moyen devant la Cour.
I. Application
[14] Les Règles ontariennes ne définissent pas l’outrage et ne précisent pas les circonstances dans lesquelles une personne sera déclarée coupable d’outrage. Le juge doit donc s’appuyer sur le « substrat de common law » pour rendre une ordonnance pour outrage en application de la règle 60.11. Les Règles ontariennes n’établissent pas non plus le fondement légal d’une procédure pour outrage. Elles circonscrivent seulement, tout comme les Règles manitobaines en cause dans Clement, le pouvoir du juge de prononcer des ordonnances quand il déclare quelqu’un coupable d’outrage.
[15] Il faut aussi avoir recours à la common law pour déterminer la peine à infliger au délinquant. La règle 60.11(5) n’établit aucune limite quant aux peines d’emprisonnement, aux amendes ou aux dépens, et elle laisse une très grande latitude au juge. Les règles 60.11 et 60.12 exposent de façon très détaillée la procédure à suivre sur présentation d’une motion visant à obtenir une ordonnance pour outrage, mais, compte tenu du raisonnement adopté par la Cour dans Clement, la procédure à elle seule est insuffisante pour entraîner l’application de l’exception prévue à l’art. 127.
[16] Pour ces motifs, je rejetterais le pourvoi.
Version française des motifs rendus par
le juge Fish —
I
[17] Il y a près de 18 ans, un juge de la Cour de l’Ontario (Division générale) a accordé une injonction interlocutoire interdisant à l’appelante, Linda Dale Gibbons, d’exhiber des pancartes à moins de 60 pieds de certaines cliniques d’avortement. On reproche à Mme Gibbons d’avoir désobéi à cette ordonnance quelque 14 années plus tard, en 2008. Pour cette raison, elle est accusée d’avoir désobéi à une ordonnance judiciaire, en violation de l’art. 127 du Code criminel, disposition qui ne s’applique pas lorsque « la loi [. . .] prévoi[t] expressément une peine ou un autre mode de procédure ».
[18] Nul ne conteste que les Règles de procédure civile de l’Ontario (les « Règles ontariennes ») sont visées par le mot « loi » tel qu’il s’entend à l’art. 127 du Code criminel. Par conséquent, la seule question à trancher dans le présent pourvoi consiste à décider si les Règles ontariennes prévoient expressément « une peine ou un autre mode de procédure » à l’égard de la désobéissance à l’ordonnance judiciaire qui nous intéresse en l’espèce.
[19] Je suis convaincu que les Règles ontariennes prévoient expressément à la fois une peine et un mode de procédure.
[20] Comme nous le verrons, les règles 60.11 et 60.12 permettent en termes on ne peut plus clairs de rendre une « ordonnance [. . .] qui vise à obtenir l’exécution forcée d’une ordonnance enjoignant à une personne de faire quelque chose [. . .] ou de s’abstenir de faire quelque chose ». Elles exposent en détail les exigences procédurales applicables, en plus de préciser les sanctions infligeables en cas de manquement à une ordonnance — notamment un période d’incarcération, le paiement d’une amende ou la condamnation à des dépens.
[21] Le fait que l’ordonnance pour désobéissance validement autorisée par les règles 60.11 et 60.12 tire son origine ou son nom de la common law n’a pas pour effet de dépouiller ces règles de leur nature véritable, à savoir un « mode de procédure » « que la loi prévoi[t] expressément ». Comme l’a expliqué le juge Estey dans R. c. Clement, [1981] 2 R.C.S. 468, à la p. 477 :
les cours peuvent adopter des règles ou des procédures, mais cela se fait [. . .] dans toutes les provinces de ce pays, par l’exercice du pouvoir quasi législatif d’adopter des règles accordé par la législature provinciale, ou du pouvoir que leur accorde l’art. 438 [maintenant l’art. 482] du Code criminel, précité, d’adopter des règles en matière de procédure criminelle. Dans tous ces cas, les règles ainsi adoptées sont de nature législative et non pas des créations de la common law. [Je souligne.]
[22] Personne ne prétend que Mme Gibbons ne peut faire l’objet d’une ordonnance d’exécution ou des sanctions expressément prévues par ces règles en cas de refus d’obtempérer.
[23] En outre, personne ne prétend — ni ne saurait prétendre — que Mme Gibbons est susceptible de poursuites fondées sur l’art. 127 du Code criminel pour avoir désobéi à l’ordonnance judiciaire rendue contre elle en 1994 si, comme je le crois, « [les règles 60.11 et 60.12] [. . .] prévoi[ent] expressément une peine ou un autre mode de procédure ».
[24] Par conséquent, avec égards pour ceux qui sont d’avis contraire, j’accueillerais le pourvoi et j’annulerais la dénonciation déposée contre Mme Gibbons en application de l’art. 127 du Code criminel.
II
[25] Le ministère public soutient que l’issue du présent pourvoi est dictée par l’arrêt Clement. Selon moi, Clement se distingue de la présente affaire.
[26] L’arrêt Clement portait sur les anciennes Règles de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba (les « Règles manitobaines »), lesquelles réaffirmaient simplement le pouvoir inhérent de la cour supérieure concernée de faire respecter ses propres procédures. Contrairement aux règles qui nous intéressent en l’espèce, les Règles manitobaines n’avaient pas créé expressément un autre mode de procédure permettant d’intervenir en cas de désobéissance à une ordonnance judiciaire. L’on se tournait plutôt vers la common law dans de tels cas.
[27] Les règles pertinentes dans le présent pourvoi ne sont pas assorties des mêmes limites que les Règles manitobaines. À cet égard, je souscris aux explications suivantes, qu’a données le juge Watt au nom de la Cour d’appel :
[traduction] Les règles 60.11 et 60.12 constituent des dispositions beaucoup plus détaillées, précises et exhaustives — auxquelles peuvent recourir les parties désirant obtenir une ordonnance pour outrage — que celles des Règles de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba analysées dans Clement. [par. 41]
[28] Le mode de procédure prévu aux règles 60.11 et 60.12 y est décrit de manière expresse — présentation d’une motion introductive d’instance, obligations à respecter en matière d’avis, affidavit devant être déposé à l’appui de la motion, formules perscrites et pouvoirs du tribunal statuant sur de telles motions. Il s’agit donc, je le répète, d’un mode de procédure expressément prévu par la loi, plus particulièrement par les Règles de procédure civile, qui ont été promulguées en vertu de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43.
[29] Selon moi, l’arrêt Clement et l’art. 127 du Code criminel n’exigent rien de plus.
[30] À l’instar du juge Watt de la Cour d’appel, la juge Deschamps conclut que les Règles ontariennes « n’établissent pas [. . .] le fondement légal d’une procédure pour outrage » et que le juge doit s’appuyer sur le « substrat de common law » pour rendre une ordonnance pour outrage (par. 14). Selon ma collègue, les règles 60.11 et 60.12 ne font que circonscrire, comme le faisaient les Règles manitobaines en litige dans Clement, le pouvoir inhérent du juge de rendre des ordonnances quand il déclare une personne coupable d’outrage.
[31] Avec égards, les règles 60.11 et 60.12 vont plus loin.
[32] La règle 60.11(1) permet expressément au juge de rendre une ordonnance « qui vise à obtenir l’exécution forcée d’une ordonnance enjoignant à une personne de faire quelque chose, sauf de payer une somme d’argent, ou de s’abstenir de faire quelque chose ». Cette règle, autorisée par une loi, constitue le fondement législatif de l’exécution forcée des ordonnances judiciaires.
[33] La règle 60.11(1) établit de manière détaillée le cadre procédural régissant l’obtention, le prononcé et l’exécution forcée des ordonnances qu’elle prévoit expressément. Le pouvoir de rendre et d’exécuter une telle ordonnance découle de la promulgation de cette règle, et non des pouvoirs inhérents que les cours supérieures tiennent de la common law. Il en va de même pour les sanctions : elles sont expressément énoncées dans les règles pertinentes, et ni le pouvoir ni les sanctions ne dépendent des règles de common law régissant le refus d’obtempérer à une ordonnance judiciaire ou ne sont circonscrites par ces règles.
[34] Il ressort clairement du texte des règles 60.11 et 60.12 que celles‑ci prévoient expressément, dans un texte de loi, un « mode de procédure » détaillé, précis et complet à l’égard du refus d’obéir à une ordonnance judiciaire qu’on reproche à Mme Gibbons :
60.11 (1) L’ordonnance pour outrage, qui vise à obtenir l’exécution forcée d’une ordonnance enjoignant à une personne de faire quelque chose, sauf de payer une somme d’argent, ou de s’abstenir de faire quelque chose, ne peut être rendue que sur motion présentée à un juge dans l’instance au cours de laquelle l’ordonnance a été rendue.
(2) Sauf ordonnance contraire du tribunal, l’avis de motion est signifié à la personne contre laquelle l’ordonnance pour outrage est demandée par voie de signification à personne uniquement.
(3) L’affidavit à l’appui d’une motion visant à obtenir une ordonnance pour outrage peut faire état des éléments que le déposant tient pour véridiques sur la foi de renseignements, s’il s’agit de faits qui ne sont pas contestés. La source de ces renseignements et le fait que le déposant les tient pour véridiques doivent être précisés dans l’affidavit
(4) Le juge qui est d’avis que la présence à l’audience d’une personne contre laquelle une ordonnance pour outrage a été demandée est nécessaire dans l’intérêt de la justice et qui est d’avis que cette personne n’est pas disposée à s’y présenter de son plein gré peut décerner un mandat d’arrêt (formule 60K) contre elle.
(5) Dans sa décision sur la motion présentée en application du paragraphe (1), le juge peut rendre une ordonnance juste et, s’il conclut que la personne en cause est coupable d’outrage, il peut ordonner que la personne :
a) soit incarcérée pour une période et à des conditions justes;
b) soit incarcérée si elle ne se conforme pas à l’une des conditions de l’ordonnance;
c) paie une amende;
d) fasse ou s’abstienne de faire quelque chose;
e) paie des dépens justes;
f) se conforme à l’autre ordonnance que le juge estime nécessaire.
Il peut accorder l’autorisation de délivrer un bref de mise sous séquestre judiciaire des biens de cette personne en application de la règle 60.09.
(6) Si une personne morale est reconnue coupable d’outrage, le juge peut aussi rendre une ordonnance en application du paragraphe (5) contre un dirigeant ou un administrateur de la personne morale. Il peut accorder l’autorisation de délivrer un bref de mise sous séquestre judiciaire des biens de cette personne en application de la règle 60.09.
(7) L’exécution forcée de l’ordonnance d’incarcération rendue en application du paragraphe (5) peut s’obtenir par la délivrance d’un mandat de dépôt (formule 60L).
(8) Un juge peut, sur motion, modifier ou annuler une ordonnance rendue en application du paragraphe (5) ou (6), donner des directives qui s’y rapportent ou en donner mainlevée. Il peut accorder une autre mesure de redressement et rendre l’ordonnance qu’il estime juste.
(9) Si une personne ne se conforme pas à une ordonnance lui enjoignant de faire quelque chose, sauf de payer une somme d’argent, le juge peut, sur motion, au lieu ou en plus de rendre une ordonnance pour outrage, ordonner que la chose à faire le soit aux frais de la personne en défaut, par la partie qui exécute l’ordonnance ou par une autre personne désignée par le juge.
(10) La partie qui exécute l’ordonnance ainsi que la personne désignée par le juge ont droit aux dépens de la motion présentée en application du paragraphe (9) et au remboursement des frais qu’elles ont engagés pour faire ce qu’il leur a été ordonné de faire, tels qu’ils ont été fixés par le juge ou liquidés par un liquidateur conformément à la Règle 58.
60.12 Si une partie ne se conforme pas à une ordonnance interlocutoire, le tribunal peut, en plus des autres sanctions prévues aux présentes règles :
a) surseoir à l’instance introduite par la partie;
b) rejeter l’instance introduite par la partie ou radier sa défense;
c) rendre une ordonnance juste.
[35] De toute évidence, ce régime législatif n’est aucunement analogue aux règles qui étaient examinées dans Clement. Les règles 60.11 et 60.12 ne font pas que reconnaître ou préserver la common law. Au contraire, elles établissent un mode de procédure exprès, assorti de pouvoirs judiciaires explicites. L’exception énoncée à l’art. 127 du Code criminel n’exige rien de plus.
[36] Contrairement aux anciennes Règles manitobaines, les Règles ontariennes prévoient effectivement un mode de procédure de nature législative. De plus, contrairement à la procédure prévue par les anciennes Règles manitobaines, celle prescrite par les Règles de procédure civile ne « variera [pas] suivant la cour et [. . .] suivant les circonstances » (Clement, à la p. 476). Les règles 60.11 et 60.12 vont au‑delà des règles de common law : elles fournissent aux parties et au tribunal un cadre procédural exprès.
[37] Il s’ensuit que les règles 60.11 et 60.12 prévoient expressément dans un texte de loi un autre mode de procédure. Vu le caractère disjonctif des mots « la loi [. . .] prévoi[t] expressément une peine ou un autre mode de procédure », cette conclusion suffit pour empêcher des poursuites fondées sur l’art. 127 dans la présente affaire.
[38] Enfin, nul ne conteste que le procureur général de l’Ontario aurait pu présenter une motion en vertu des règles 60.11 et 60.12 pour obtenir l’exécution forcée de l’injonction interlocutoire rendue contre Mme Gibbons en 1994. Le mode de fonctionnement de ces règles ne soulève aucune question, pas plus que les mesures que le tribunal est habilité à prendre lorsqu’elles sont invoquées.
III
[39] Pour tous ces motifs, comme je l’ai mentionné au début j’accueillerais le pourvoi et j’annulerais la dénonciation déposée contre Mme Gibbons; laissant au procureur général de l’Ontario la liberté, s’il juge à propos de le faire, de demander à la Cour supérieure de justice de rendre une ordonnance pour outrage en application de la règle 60.11.
Pourvoi rejeté, le juge Fish est dissident.
Procureur de l’appelante : Daniel C. Santoro, Toronto.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.