COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Venneri, 2012 CSC 33
Date : 20120706
Dossier : 34523
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Carmelo Venneri
Intimé
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Rothstein, Cromwell et Moldaver
Motifs de jugement :
(par. 1 à 60)
Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Rothstein, Cromwell et Moldaver)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. venneri
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Carmelo Venneri Intimé
Répertorié : R. c. Venneri
No du greffe : 34523.
2012 : 16 avril; 2012 : 6 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Rothstein, Cromwell et Moldaver.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Beauregard, Rochon et Duval Hesler), 2011 QCCA 1957 (CanLII), [2011] J.Q. no 15190 (QL), 2011 CarswellQue 11387, qui a annulé en partie les déclarations de culpabilité inscrites par le juge St‑Cyr de la Cour du Québec, 2009 QCCQ 1916 (CanLII), [2009] J.Q. no 1712 (QL), 2009 CarswellQue 1865. Pourvoi accueilli en partie.
Marc Cigana et Gaston Paul Langevin, pour l’appelante.
Marie‑Hélène Giroux, Clément Monterosso et Vincent Desbiens, pour l’intimé.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Fish —
I
[1] L’intimé, Carmelo Venneri, a subi son procès conjointement avec deux autres personnes, supposément membres d’une organisation criminelle, pour répondre à plusieurs chefs d’accusation. Le juge du procès a déclaré M. Venneri coupable de huit infractions, notamment de perpétration d’une infraction au profit d’une organisation criminelle (troisième chef), infraction prévue à l’art. 467.12 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. 46; d’avoir chargé une personne de commettre une infraction au profit d’une organisation criminelle (cinquième chef), infraction prévue à l’art. 467.13 du Code; et de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic (quatrième chef), infraction prévue au par. 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19 (2009 QCCQ 1916 (CanLII)).
[2] La Cour d’appel du Québec l’a acquitté des troisième et cinquième chefs, qui portaient sur des infractions d’organisation criminelle. S’exprimant pour la majorité, le juge Beauregard a conclu que M. Venneri n’était pas membre d’une organisation criminelle et qu’il ne s’était pas livré ni n’avait chargé qui que ce soit de se livrer au trafic de la cocaïne « au profit » d’une organisation criminelle, ou « en association avec elle », au sens des art. 467.12 et 467.13 du Code (2011 QCCA 1957 (CanLII)).
[3] La Cour d’appel a également annulé la condamnation de M. Venneri pour possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic (quatrième chef). Les juges majoritaires ont conclu, avec raison selon moi, que la preuve ne démontrait pas que M. Venneri était en possession conjointe de la cocaïne saisie aux domiciles de deux cocomploteurs non accusés en octobre 2005.
[4] En dissidence, la juge Duval Hesler (maintenant Juge en chef du Québec) a conclu que les verdicts prononcés par le juge du procès étaient étayés par la preuve au dossier.
[5] Je conviens avec le juge Beauregard que le ministère public n’a pas réussi à démontrer que M. Venneri était membre d’une organisation criminelle. Contrairement à lui, cependant, je suis convaincu que M. Venneri se livrait au trafic de la cocaïne « en association avec » une organisation criminelle, comme l’indiquait le troisième chef d’accusation.
[6] Je serais donc d’avis de confirmer les acquittements prononcés par la Cour d’appel à l’égard des quatrième et cinquième chefs, mais je rétablirais la condamnation de M. Venneri quant au troisième chef.
II
[7] Les accusations portées contre M. Venneri font suite à une enquête policière appelée « Opération Piranha », qui a duré neuf mois et mené à l’arrestation de 23 personnes en mars 2006. Au cours de l’enquête, la police a obtenu deux autorisations d’écoute électronique qui lui ont permis d’intercepter plus de 137 750 conversations téléphoniques.
[8] L’enquête a révélé que Louis‑Alain Dauphin exploitait un vaste réseau de trafic de stupéfiants dans la région de Montréal. Suivant les ordres de M. Dauphin, un complice, Michael Russell, transportait la drogue de la Colombie‑Britannique au Québec et l’entreposait chez deux autres cocomploteurs, Jean Bilodeau et Robert Marchand.
[9] La surveillance a également permis de découvrir que, pendant l’été et l’automne 2005, M. Venneri avait régulièrement acheté de la cocaïne auprès de M. Dauphin en vue d’en faire le trafic.
[10] L’écoute électronique et la surveillance physique ont finalement mené à deux saisies importantes de cocaïne en octobre 2005, chez M. Marchand et chez M. Bilodeau. Après les saisies, M. Dauphin a demandé l’aide de M. Venneri, car sa source refusait de lui fournir d’autre cocaïne. C’est alors que M. Venneri, qui avait jusque‑là acheté de la drogue de M. Dauphin, a commencé à l’approvisionner.
[11] Le juge du procès a conclu que M. Venneri est alors devenu « un pilier important » en assurant l’approvisionnement de M. Dauphin (par. 95). Cet arrangement a pris fin en mars 2006 lorsque M. Venneri a été arrêté à la suite d’une perquisition dans sa résidence, au cours de laquelle la police a saisi notamment neuf grammes de cocaïne, une arme à feu et une importante somme d’argent.
[12] Le juge du procès a également conclu que M. Venneri avait comploté avec plusieurs autres personnes en vue de se livrer au trafic de stupéfiants entre juillet 2005 et mars 2006. Il a fondé cette conclusion sur les nombreuses conversations téléphoniques interceptées lors desquelles M. Venneri et d’autres personnes employaient un langage codé pour négocier le prix de la cocaïne et en organiser les livraisons (par. 55-57 et 104-111).
[13] Enfin, s’agissant des infractions d’organisation criminelle, le juge du procès a conclu que M. Venneri faisait partie de l’organisation de M. Dauphin et qu’il avait chargé l’un de ses coaccusés, Jean‑Daniel Blais, de se livrer au trafic de stupéfiants pour le compte de l’organisation (par. 370).
[14] En définitive, le juge du procès a reconnu M. Venneri coupable de complot en vue de faire le trafic de stupéfiants; de trafic de stupéfiants; de perpétration d’une infraction au profit d’une organisation criminelle; de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic (deux chefs); d’avoir chargé une personne de commettre une infraction au profit d’une organisation criminelle; de possession d’une arme prohibée; et de possession d’une arme à feu à autorisation restreinte.
III
[15] Le ministère public demande que la déclaration de culpabilité de M. Venneri à l’égard du quatrième chef soit rétablie.
[16] La Cour d’appel a annulé cette condamnation pour le motif qu’elle était déraisonnable au sens du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code. Je souscris à cette conclusion : aucun jury ayant reçu les directives appropriées et agissant d’une manière judiciaire n’aurait pu rendre ce verdict : R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 36.
[17] Le seul élément de preuve liant M. Venneri aux stupéfiants saisis chez M. Marchand et chez M. Bilodeau consistait en la présence, sur l’emballage de la cocaïne, de symboles et d’expressions correspondant aux expressions employées par M. Venneri au cours des conversations téléphoniques portant sur les transactions de drogue. Or, rien n’indique que ces symboles n’ont pas servi à l’occasion d’autres transactions dans lesquelles M. Venneri n’a absolument rien à voir. À l’audition, le ministère public a admis qu’aucune des communications interceptées ne liait explicitement M. Venneri aux stupéfiants saisis en 2005.
[18] Le ministère public prétend que la déclaration de culpabilité de M. Venneri peut être rétablie par l’application du paragraphe 21(2) du Code, parce que la possession de cocaïne est une conséquence prévisible du complot en vue de faire le trafic de la cocaïne.
[19] À cet égard, le ministère public cite l’affaire Zanini c. The Queen, [1967] R.C.S. 715, dans laquelle l’accusé a été reconnu coupable de possession d’instruments d’effraction sur le fondement du paragraphe 21(2). M. Zanini avait formé avec deux autres personnes le projet de s’introduire par effraction dans une maison et avait attendu dans une voiture en marche pendant que ses complices entraient dans la maison à l’aide d’un tournevis. Le juge du procès a informé le jury qu’il pouvait prononcer un verdict de culpabilité en application du paragraphe 21(2) s’il estimait que l’accusé savait ou aurait dû savoir que ses complices possédaient les outils nécessaires pour mettre leur projet commun à exécution — le cambriolage qu’ils ont commis.
[20] Sur le plan factuel, l’affaire Zanini se distingue manifestement de la présente espèce. Dans Zanini, il existait un lien clair entre les instruments d’effraction trouvés entre les mains des cocomploteurs et le cambriolage qu’ils ont commis. Comme la Cour l’a expliqué, l’instrument de cambriolage en question, un tournevis, [traduction] « avait en fait servi à entrer par effraction par la porte arrière » (Zanini, p. 720). En l’espèce, aucun lien de la sorte n’a été établi entre le complot auquel M. Venneri était partie et les stupéfiants saisis chez M. Marchand et chez M. Bilodeau en 2005. M. Venneri n’était pas le seul client de M. Dauphin et le ministère public n’a pas démontré que la drogue saisie avait un lien quelconque avec le complot dont il faisait partie.
[21] À défaut de preuve en ce sens, la condamnation de M. Venneri relativement au quatrième chef équivaut à un verdict déraisonnable — conclusion étayée par l’absence, dans le jugement de première instance, de motifs permettant de conclure à la possession imputée ou conjointe par M. Venneri de la cocaïne saisie en 2005 : voir R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, par. 34 et 38.
[22] Le ministère public soutient en outre que la déclaration de culpabilité peut être rétablie sur le seul fondement du complot entre M. Venneri et d’autres personnes en vue de faire le trafic de la cocaïne. Essentiellement, le ministère public soutient que la continuité des communications entre M. Venneri et les autres participants au complot démontre que M. Venneri doit avoir été en possession de la cocaïne, seul ou avec les autres, à un moment donné entre juillet 2005 et mars 2006. À mon avis, le ministère public n’est pas dispensé du fardeau de prouver les éléments de la possession simplement parce qu’il a établi l’existence d’un complot en vue du trafic de cocaïne.
IV
[23] J’examinerai maintenant les infractions d’organisation criminelle que l’on reproche à M. Venneri.
[24] Le ministère public soutient que M. Venneri, en tant que membre de l’organisation de M. Dauphin, a chargé un autre individu de se livrer au trafic de la cocaïne « au profit ou sous la direction » de l’organisation ou « en association avec elle », et a commis ainsi l’infraction prévue à l’art. 467.13 du Code, qui prévoit :
467.13 (1) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement à perpétuité quiconque fait partie d’une organisation criminelle et, sciemment, charge directement ou indirectement une personne de commettre une infraction prévue à la présente loi ou à une autre loi fédérale au profit ou sous la direction de l’organisation criminelle, ou en association avec elle.
(2) Dans une poursuite pour l’infraction prévue au paragraphe (1), le poursuivant n’a pas à établir les faits suivants :
a) une infraction, autre que celle prévue à ce paragraphe, a réellement été commise;
b) l’accusé a chargé une personne en particulier de commettre l’infraction;
c) l’accusé connaissait l’identité de toutes les personnes faisant partie de l’organisation criminelle.
[25] Pour obtenir une déclaration de culpabilité sous le régime de l’art. 467.13, le ministère public doit prouver, à titre préliminaire, l’existence d’une organisation criminelle et l’appartenance de M. Venneri à cette organisation. La définition d’une « organisation criminelle » figure à l’art. 467.1 :
467.1 (1) [. . .]
« organisation criminelle » Groupe, quel qu’en soit le mode d’organisation :
a) composé d’au moins trois personnes se trouvant au Canada ou à l’étranger;
b) dont un des objets principaux ou une des activités principales est de commettre ou de faciliter une ou plusieurs infractions graves qui, si elles étaient commises, pourraient lui procurer — ou procurer à une personne qui en fait partie — , directement ou indirectement, un avantage matériel, notamment financier.
La présente définition ne vise pas le groupe d’individus formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction.
[26] Les parties ne s’entendent pas sur le degré d’organisation ou de structure nécessaire pour fonder la conclusion qu’un groupe de trois personnes ou plus constitue une organisation criminelle au sens du Code.
[27] Certains tribunaux de première instance ont conclu qu’il fallait très peu d’organisation, voire aucune, pour qu’un groupe de personnes puisse être visé par le régime : voir R. c. Atkins, 2010 ONCJ 262 (CanLII); R. c. Speak, 2005 CanLII 51121 (C.S.J. Ont.). D’autres, à juste titre selon moi, ont conclu que, bien que la définition doive être appliquée « avec souplesse », la structure et la continuité demeurent des caractéristiques importantes pour différencier les organisations criminelles des autres groupes de contrevenants qui agissent parfois de concert : voir R. c. Sharifi, [2011] O.J. No. 3985 (QL) (C.S.J.), par. 37 et 39; R. c. Battista, 2011 ONSC 4771, No. 08‑G30391, 9 août 2011, par. 16.
[28] Dans R. c. Terezakis (2007), 223 C.C.C. (3d) 344 (C.A. C.‑B.), le juge Mackenzie a expliqué dans les termes suivants qu’il était nécessaire de faire preuve de souplesse dans l’application de la définition légale d’une « organisation criminelle » :
[traduction] La réalité sous‑jacente est que les organisations criminelles n’ont aucune raison de se conformer à une quelconque structure reconnue légalement, notamment parce que le droit n’est d’aucun secours pour obtenir l’exécution d’obligations ou opérations illégales. Il faut donc appliquer une définition souple pouvant englober les organisations criminelles dans toutes leurs formes les plus diverses. [par. 34]
[29] Je partage l’opinion du juge Mackenzie qu’une approche souple favorise la réalisation des objectifs du régime législatif. Dans le présent contexte, faire preuve de souplesse signifie adopter une approche téléologique qui exclut toute rigidité excessive. Cela dit, en insistant sur l’existence d’un « mode d’organisation » du groupe criminel, le législateur indique clairement que l’application des dispositions sur le crime organisé incluses dans le régime exceptionnel qu’il a établi dans le Code est assujettie à l’existence d’une structure quelconque et d’une certaine continuité.
[30] Sur le plan linguistique ou logique, le concept d’« organisation » nuancé par les termes « quel qu’en soit le mode » figurant à l’art. 467.1 ne peut pas être considéré comme n’exigeant absolument aucun élément d’organisation. Le terme « organisation » sous‑entend nécessairement une certaine forme de structure et de coordination, comme le confirme Le Grand Robert de la langue française (version électronique), qui définit le terme « organisation » comme l’« [a]ction d’organiser (qqch.); son résultat » et selon lequel le terme « organiser » signifie « [d]oter d’une structure ou d’une constitution déterminée, d’un ordre, d’un mode de fonctionnement, d’administration ». En anglais, le Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles (6e éd. 2007), vol. 2, va dans le même sens, définissant ainsi le terme « organized » : [traduction] « Constitué de parties interdépendantes formant un ensemble; coordonné de façon à former une structure ordonnée; agencé de façon systématique » (p. 1023 (je souligne)).
[31] Les termes « quel qu’en soit le mode » et « organisation » — tels qu’ils sont agencés — sont complémentaires, et non contradictoires. Ainsi, l’expression « quel qu’en soit le mode d’organisation » vise à englober les organisations criminelles structurées de différentes façons. Le groupe doit toutefois, au moins dans une certaine mesure, avoir un mode d’organisation. Faire abstraction de cet élément d’organisation qui est essentiel conférerait à la définition une portée plus large que celle voulue par le législateur.
[32] La Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 2225 R.T.N.U. 303, indique également que le groupe doit être structuré, dans une certaine mesure, pour être assujetti au régime législatif. La Convention impose au Canada l’obligation de créer des infractions criminelles visant la participation aux activités d’un « groupe criminel organisé » (voir l’Art. 5). La Convention définit ainsi l’expression « groupe criminel organisé » :
(a) L’expression « groupe criminel organisé » désigne un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves ou infractions établies conformément à la présente Convention, pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel;
. . .
(c) L’expression « groupe structuré » désigne un groupe qui ne s’est pas constitué au hasard pour commettre immédiatement une infraction et qui n’a pas nécessairement de rôles formellement définis pour ses membres, de continuité dans sa composition ou de structure élaborée; [Art. 2]
[33] Les similitudes entre la définition d’une « organisation criminelle », dans le Code, et celle d’un « groupe criminel organisé », dans la Convention, sautent aux yeux. Et il faut souligner que, bien que la Convention n’exige pas de « structure élaborée », un « groupe criminel organisé » doit néanmoins être « structuré ».
[34] Les commentaires formulés par le ministre de la Justice et le procureur général du Canada avant l’adoption du projet de loi C‑24 confirment qu’il visait le crime organisé. Comme le ministre de l’époque l’a expliqué :
Une des grandes initiatives du projet de loi C‑24 consiste à considérer la participation aux activités d’organisations criminelles de manière nouvelle et très ferme. Premièrement, nous avons proposé une nouvelle définition de l’expression « organisation criminelle », avec de nouvelles infractions et de nouveaux régimes de sanctions qui permettront aux autorités de cibler et de sanctionner les activités d’organisations criminelles. [Je souligne.]
(Hon. Anne McLellan, Témoignages du Comité permanent de la justice et des droits de la personne, no 11, 1re sess., 37e lég., 8 mai 2001, à 8 h 45)
[35] La nature structurée des organisations criminelles visées les distingue également des complots criminels : voir Sharifi, au par. 39. Amputé de ses caractéristiques de continuité et de structure, le « crime organisé » correspondrait simplement à tous les crimes graves commis par un groupe de trois personnes ou plus pour en tirer un avantage matériel. Le législateur a déjà criminalisé cette activité au moyen des dispositions du Code traitant des infractions de complot, de complicité et d’« intention commune » (voir p. ex. l’art. 21 et le par. 465(1)). La réprobation sociale et les peines plus importantes associées au crime organisé le distinguent de ces infractions.
[36] Travailler collectivement plutôt qu’individuellement comporte des avantages pour les criminels qui créent des groupes organisés de malfaiteurs animés par les mêmes aspirations ou qui se joignent à ces groupes. Les entités criminelles organisées prospèrent et étendent leur emprise en développant des spécialités et en divisant le travail en conséquence; en favorisant un climat de confiance et de loyauté au sein de l’organisation; en partageant la clientèle, les ressources financières et l’information privilégiée; et, dans certaines circonstances, en se taillant une réputation fondée sur la violence. Tout groupe un tant soit peu organisé qui exerce ses activités pendant un certain temps tire forcément parti de ces avantages et atteint un niveau de complexité et d’expertise qui pose un risque plus élevé pour la collectivité environnante.
[37] L’avocat de M. Venneri fait valoir que la Cour devrait retenir les critères établis dans R. c. Lindsay, 2005 CanLII 24240 (C.S.J. Ont.), et mentionnés dans Battista, comme méthode servant à déterminer si un groupe donné possède les attributs nécessaires d’une organisation criminelle (voir par. 854 à 862). Les caractéristiques « courantes » des organisations criminelles décrites dans Lindsay peuvent fort bien être « courantes » pour les entités criminelles complexes telles que les groupes de motards connus, les cartels de la drogue de la Colombie et les familles mafieuses américaines.
[38] Il faut toutefois se garder de convertir les attributs courants d’un type d’organisation criminelle en une « liste de contrôle » applicable dans tous les cas. Aucun de ces attributs n’est expressément requis par le Code, et un groupe qui n’en posséderait aucun pourrait néanmoins répondre à la définition d’« organisation criminelle ».
[39] La difficulté et l’inconvénient d’établir ce qui pourrait ressembler à une « liste de contrôle » normative sont bien décrits par Alexandra Orlova et James Moore dans le passage suivant :
[traduction] On constate que, bien que la définition d’un « groupe criminel organisé » renvoie à certains éléments qui caractérisent ces groupes, d’autres éléments tout aussi valables et fréquemment évoqués dans les milieux juridiques et universitaires ne sont pas mentionnés. Par exemple, il n’est pas fait allusion au recours potentiel à la violence et à la corruption, qui pourraient sans doute être considérées comme des moyens parmi les plus couramment employés par les entités criminelles organisées. En partie, ces omissions sont compréhensibles puisqu’il n’est pas vraiment facile, et peut-être pas très utile, de définir le crime organisé au moyen d’une « liste de contrôle » incorporant tous les éléments possibles d’un groupe criminel organisé. La difficulté d’établir une « liste de contrôle » exhaustive tient en partie à l’hétérogénéité des groupes criminels organisés, ainsi qu’au fait que ces groupes changent et évoluent sans cesse pour s’adapter aux changements dans les structures sociétales légitimes. [Je souligne; notes de bas de page omises.]
(« "Umbrellas" or "Building Blocks"? : Defining International Terrorism and Transnational Organized Crime in International Law » (2004-2005), 27 Hous. J. Int’l L. 267, p. 284).
[40] Il est de loin préférable de se concentrer sur l’objet de la loi, qui consiste à identifier et à déstabiliser les groupes de trois personnes ou plus qui présentent un risque élevé pour la société en raison des liens continus et organisés entre leurs membres. Tous les éléments de preuve utiles à cette identification doivent être pris en compte dans l’application de la définition d’une « organisation criminelle » adoptée par le législateur. Les groupes de personnes qui agissent de façon ponctuelle et qui ne sont que peu ou pas organisés ne posent pas véritablement le type de risque accru visé par le régime.
[41] Les tribunaux ne doivent pas limiter le champ d’application de la définition législative au modèle stéréotypé du crime organisé — c’est‑à‑dire, au modèle très complexe, hiérarchique et monopolistique. Certaines entités criminelles qui ne correspondent pas au paradigme classique du crime organisé peuvent néanmoins, en raison de leur cohésion et de leur longévité, représenter le genre de menace très sérieuse visée par le régime législatif.
[42] En l’espèce, le juge du procès a conclu que M. Dauphin dirigeait une importante organisation de trafic de stupéfiants dans la région de Montréal. Cette conclusion n’est pas véritablement contestée. La question controversée est de savoir si M. Venneri était membre de cette organisation, ce qui le rendrait passible d’une déclaration de culpabilité de l’infraction prévue à l’art. 467.13 du Code. Sur ce point, je conviens avec le juge Beauregard que M. Venneri était un associé de M. Dauphin plutôt qu’un membre de son organisation.
[43] M. Venneri était un client autonome, quoique assidu, de M. Dauphin au cours de l’été et de l’automne 2005. M. Dauphin n’était toutefois pas son seul fournisseur. M. Venneri agissait avec une grande indépendance et ne démontrait apparemment guère de loyauté, voire aucune, envers M. Dauphin et ses acolytes. MM. Venneri et Dauphin ne partageaient pas la même clientèle. M. Venneri n’avait pas non plus de véritable intérêt, notamment financier, dans l’organisation de M. Dauphin. Ces facteurs me paraissent être les plus pertinents en l’espèce.
[44] De plus, MM. Russell, Bilodeau et Marchand recevaient leurs ordres de M. Dauphin et exerçaient des fonctions bien déterminées. En revanche, M. Venneri n’avait aucun lien de dépendance avec l’organisation. Rien au dossier ne permet de croire que M. Dauphin exerçait une forme de contrôle quelconque sur M. Venneri. Bien que M. Dauphin ait parfois demandé à M. Venneri de fournir de la drogue à d’autres sous‑distributeurs, il ne le faisait que lorsque M. Venneri ne parvenait pas à vendre la drogue rapidement pour s’acquitter de sa dette. Dans ces circonstances, M. Dauphin se limitait à confier la drogue que M. Venneri ne parvenait pas à vendre à un client plus solvable.
[45] La dernière activité de M. Venneri en tant que fournisseur de M. Dauphin n’était rien de plus qu’une transaction mutuellement avantageuse entre deux parties qui n’avaient aucun lien de dépendance. M. Venneri n’a pas fourni la drogue à M. Dauphin par loyauté ou parce qu’il avait un intérêt direct dans la viabilité de son entreprise. M. Venneri a simplement saisi l’occasion d’affaires générée par la malchance de M. Dauphin.
[46] En résumé, les transactions entre MM. Venneri et Dauphin étaient des transactions autonomes entre deux criminels animés par les mêmes aspirations, chacun étant guidé par son propre intérêt. En tout temps, M. Venneri n’a été que le client ou le fournisseur de l’organisation — un opportuniste indépendant. Il n’a joué aucun rôle au sein de l’organisation. Avec égard, j’estime que le juge du procès a commis une erreur de droit en concluant, à partir de ses constatations de fait, que M. Venneri était membre de l’organisation criminelle de M. Dauphin.
[47] Subsidiairement, le ministère public soutient que, même si M. Venneri n’était pas membre de la grande organisation criminelle de M. Dauphin, il formait avec MM. Dauphin, Gauthier et Blais, une organisation criminelle distincte, mais parallèle, dont le seul but était le trafic de la cocaïne.
[48] Je suis d’accord avec le juge Beauregard que le ministère public n’a pas réussi à démontrer que ces quatre individus faisaient partie d’une organisation criminelle au sens du Code. Selon la preuve retenue par le juge du procès, il se peut bien que MM. Gauthier et Dauphin aient formé un « gang de deux ». Par contre, M. Venneri semble avoir agi de façon indépendante, et il n’a pas été démontré qu’il formait un « gang de trois » avec MM. Gauthier et Dauphin. Enfin, le juge du procès n’était pas convaincu que M. Blais avait comploté avec MM. Dauphin, Russell ou Venneri.
[49] L’argument subsidiaire du ministère public ne tient pas, essentiellement pour ces motifs.
V
[50] Le ministère public soutient que M. Venneri s’est livré au trafic de la drogue « au profit ou sous la direction » de l’organisation criminelle de M. Dauphin, ou « en association avec elle », et qu’il a ainsi commis l’infraction prévue à l’art. 467.12 du Code.
[51] Le fait que M. Venneri n’était pas membre de l’organisation de M. Dauphin ne le met pas à l’abri d’une déclaration de culpabilité relativement à ce chef. J’estime que la preuve étaye entièrement la conclusion du juge du procès selon laquelle M. Venneri agissait « en association avec » l’organisation lorsqu’il était son client et son fournisseur.
[52] L’article 467.12 du Code dispose :
467.12 (1) Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque commet un acte criminel prévu à la présente loi ou à une autre loi fédérale au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle, ou en association avec elle.
(2) Dans une poursuite pour l’infraction prévue au paragraphe (1), le poursuivant n’a pas à établir que l’accusé connaissait l’identité de quiconque fait partie de l’organisation criminelle.
[53] L’expression « en association avec » doit être interprétée selon son sens ordinaire et dans le contexte de la disposition. En l’occurrence, elle est accompagnée des expressions « sous la direction de » et « au profit de ». Ces expressions ne s’excluent pas l’une l’autre. Au contraire, elles ont le même objectif et se chevauchent souvent dans leur application. Elles ont pour objet commun d’éliminer le crime organisé. À cette fin, elles ciblent spécifiquement les infractions qui sont liées aux organisations criminelles et en servent les intérêts.
[54] Envisagée sous cet angle, l’expression « en association avec » vise les infractions qui servent, au moins dans une certaine mesure, les intérêts d’une organisation criminelle — même si elles ne sont commises ni sous la direction de l’organisation, ni principalement à son profit. Comme l’a souligné Miles Hastie :
[traduction] L’expression « en association avec » devrait, tout comme ses semblables, inclure un intérêt de l’organisation criminelle dans l’infraction sous‑jacente. Il n’est pas nécessaire que l’accusé ait commis l’infraction sous‑jacente exclusivement pour le compte de l’organisation criminelle : l’accusé peut avoir (et il aura normalement, comme membre d’une organisation criminelle) des motifs purement personnels. Les infractions commises à des fins entièrement personnelles ne devraient toutefois pas engager sa responsabilité. Dans une certaine mesure, l’infraction ne devrait couvrir que les actions commises avec l’organisation criminelle et pour elle. [Je souligne; italiques omis; notes de bas de page omises.]
(« The Separate Offence of Committing a Crime "In Association with" a Criminal Organization : Gang Symbols and Signs of Constitutional Problems » (2010), 14 R.C.D.P. 79, p. 91).
[55] L’expression « en association avec » exige un lien entre l’infraction sous‑jacente et l’organisation, par opposition à un simple lien entre l’accusé et l’organisation : voir R. c. Drecic, 2011 ONCA 118, 276 O.A.C. 198, au par. 3. Dans R. c. Lindsay (2004), 70 O.R. (3d) 131 (C.S.J.), conf. par 2009 ONCA 532, 245 C.C.C. (3d) 301, le juge du procès a, à juste titre selon moi, interprété les termes « en association avec » de la façon suivante :
[traduction] L’expression « en association avec » n’est pas d’une imprécision inacceptable. Elle vise les personnes qui commettent des infractions criminelles en lien avec une organisation criminelle, même si elles n’en font pas officiellement partie. Selon l’Oxford English Dictionary (10e éd.), le terme « associate oneself with » (« s’associer avec ») signifie [traduction] « accepter d’avoir un lien avec ou d’être considéré comme appuyant ». Les termes « en association avec » exigent que l’accusé commette une infraction criminelle en lien avec l’organisation criminelle. Il appartiendra au tribunal de déterminer, en fonction des faits de l’affaire, si le lien en question est suffisant pour répondre à l’exigence établie par les termes « en association avec ». [Je souligne; par. 59]
[56] Rappelons qu’un contrevenant peut commettre une infraction « en association avec » une organisation criminelle dont il n’est pas membre. Le fait d’être membre d’une organisation demeure toutefois un facteur pertinent pour déterminer si le lien requis entre l’infraction et l’organisation a été établi (voir Drecic, au par. 3).
[57] Le ministère public doit également démontrer que l’accusé faisait sciemment affaire avec une organisation criminelle. La réprobation sociale associée à l’infraction exige de l’accusé une mens rea subjective quant à son association avec l’organisation (voir Lindsay, (2004 C.S.J.) au par. 64).
[58] Une preuve abondante indique que M. Venneri savait que M. Dauphin était à la tête d’une importante organisation de trafic de stupéfiants — ou qu’il a délibérément ignoré cette évidence. Et cette preuve ne laisse place à aucun doute quant à l’existence du lien requis entre l’organisation de M. Dauphin et l’infraction de trafic commise par M. Venneri. L’organisation a tiré un avantage direct de la perpétration de l’infraction.
[59] Cet avantage est particulièrement ressorti après les saisies de cocaïne de 2005 alors que, comme l’a signalé le juge du procès, M. Venneri est devenu « un pilier important » au chapitre de l’approvisionnement. La preuve démontre que M. Dauphin était incapable de se procurer de la cocaïne sans l’aide de M. Venneri. De toute évidence, M. Venneri se livrait au trafic de stupéfiants « en association avec » l’organisation lorsqu’il lui a assuré une source d’approvisionnement après les saisies de 2005.
VI
[60] Pour tous ces motifs, comme je l’ai précisé dès le début, je suis d’avis d’accueillir l’appel à seule fin d’annuler l’acquittement de M. Venneri relativement au troisième chef et je confirmerais, pour le reste, l’arrêt rendu par la Cour d’appel.
Pourvoi accueilli en partie.
Procureur de l’appelante : Poursuites criminelles et pénales du Québec, Montréal.
Procureurs de l’intimé : Monterosso Giroux, Montréal.