COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Vu, 2012 CSC 40
Date : 20120726
Dossier : 34286
Entre :
Sam Tuan Vu
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Rothstein, Cromwell et Moldaver
Motifs de jugement :
(par. 1 à 73)
Le juge Moldaver (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Rothstein et Cromwell)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. vu
Sam Tuan Vu Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Vu
No du greffe : 34286.
2012 : 15 février; 2012 : 26 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Rothstein, Cromwell et Moldaver.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Prowse et Saunders), 2011 BCCA 112, 302 B.C.A.C. 187 (sub nom. R. c. Hernandez), 270 C.C.C. (3d) 546, 83 C.R. (6th) 162, 511 W.A.C. 187, [2011] B.C.J. No. 399 (QL), 2011 CarswellBC 541, qui a infirmé l’acquittement prononcé par le juge Silverman, 2008 BCSC 1376 (CanLII), [2008] B.C.J. No. 1953 (QL), 2008 CarswellBC 2200, et consigné une déclaration de culpabilité. Pourvoi rejeté.
Howard Rubin, c.r., et Chandra L. Corriveau, pour l’appelant.
Jennifer Duncan et Kathleen Murphy, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Moldaver —
I. Introduction
[1] En avril 2006, Graham McMynn a été enlevé sous la menace d’un pistolet et séquestré dans trois maisons du Lower Mainland, à Vancouver. Son cauchemar a pris fin huit jours plus tard, quand des policiers l’ont libéré. Cinq adultes, dont l’appelant Sam Tuan Vu, ont été accusés d’avoir enlevé et séquestré M. McMynn, des infractions décrites aux par. 279(1) et (2) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (le « C.cr. »).
[2] Des empreintes digitales, des empreintes de pieds et de la preuve génétique reliaient l’appelant aux trois maisons où M. McMynn a été séquestré. Le juge du procès n’a toutefois trouvé aucune preuve établissant la présence de l’appelant au lieu de l’enlèvement initial ou démontrant que l’appelant savait d’avance que M. McMynn allait être enlevé. L’appelant a été reconnu coupable de séquestration et acquitté d’enlèvement (2008 BCSC 1376 (CanLII)).
[3] Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ont jugé que l’enlèvement est une infraction continue qui englobe à la fois le rapt initial et la séquestration qui s’ensuit. Ils ont donc déclaré l’appelant coupable d’enlèvement parce que, selon eux, tous les faits nécessaires pour le reconnaître coupable à titre de partie à cette infraction aux termes du par. 21(1) du C.cr. avaient été établis (2011 BCCA 112, 302 B.C.A.C. 187). L’appelant demande l’annulation de sa déclaration de culpabilité pour enlèvement.
[4] Le pourvoi soulève deux questions. La première concerne la nature de l’infraction d’enlèvement. L’appelant soutient que l’enlèvement n’est pas une infraction continue, autrement dit, que l’enlèvement se termine au moment où la victime est capturée et emmenée ailleurs, et que c’est alors que débute l’infraction de séquestration. Pour l’appelant, seul ce stade subséquent de la séquestration est une infraction continue. Le ministère public affirme plutôt que l’enlèvement est une infraction continue qui commence au moment où la victime est capturée et emmenée ailleurs, et qui prend fin lorsque cette dernière est libérée (ou consent par ailleurs à sa détention).
[5] La deuxième question se rapporte à la première et ne doit être examinée que si l’on conclut que l’enlèvement est une infraction continue. Plus précisément, elle porte sur la responsabilité des personnes qui, bien que n’ayant pas participé au rapt de la victime, décident de prendre part à sa séquestration subséquente en sachant pertinemment que cette victime a été enlevée — autrement dit, des personnes qui choisissent volontairement et sciemment de se joindre à l’entreprise d’enlèvement. Ces complices tardifs participent‑ils à l’infraction d’enlèvement au sens du par. 21(1) du C.cr., comme l’affirme le ministère public, ou sont‑ils susceptibles d’être déclarés coupables uniquement de l’infraction de séquestration, comme le prétend l’appelant?
[6] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas persuadé que le législateur voulait limiter l’infraction d’enlèvement au rapt initial et au déplacement de la victime, tout en faisant en sorte que la captivité subséquente de la victime devienne l’objet du crime relativement moins grave qu’est la séquestration. Je suis plutôt convaincu que le législateur voulait inclure l’infraction de séquestration dans celle d’enlèvement de sorte que le crime d’enlèvement comprend la captivité subséquente de la victime. Par conséquent, même si le crime d’enlèvement peut être complet en droit lorsque la victime est capturée initialement et déplacée, le crime ne sera complet en fait qu’à la libération de la victime.
[7] Vu ma conclusion que l’enlèvement est une infraction continue qui englobe la séquestration subséquente de la victime, je suis convaincu que les complices tardifs qui se joignent à l’entreprise d’enlèvement pendant que la victime demeure séquestrée peuvent être reconnus coupables à titre de parties à l’infraction d’enlèvement s’ils répondent autrement aux exigences prévues au par. 21(1) du C.cr. en matière de responsabilité du participant.
II. Contexte
[8] Les faits pertinents ne sont pas contestés. Le matin du 4 avril 2006, M. McMynn et sa passagère ont été interceptés par deux voitures. Plusieurs hommes en sont sortis, tenant ce qui semblait être des pistolets, et ont ordonné à M. McMynn d’entrer dans une des voitures. On lui a bandé les yeux avec du ruban adhésif pour qu’il ne puisse pas voir ses ravisseurs puis il a été conduit à une fourgonnette à quelque 10 minutes de là. Il a ensuite été emmené à une maison du Lower Mainland, où on l’a détenu dans un placard. Le ou vers le 7 avril, M. McMynn a été emmené à une deuxième maison, puis à une troisième le 10 ou le 11 avril. Différents ravisseurs l’ont menacé à l’occasion, parfois au moyen de ce qui semblait être un fusil. Il avait les yeux bandés ou se les cachait pour ne pas être en mesure de voir ses ravisseurs. M. McMynn a été libéré le 12 avril à l’occasion de descentes de police simultanées dans un grand nombre de maisons du Lower Mainland, notamment les trois où il avait été séquestré. Les policiers ont aussi trouvé, à l’intérieur de la troisième maison, plusieurs personnes, dont l’appelant, ainsi que les documents de citoyenneté de ce dernier.
[9] Lors de son arrestation, l’appelant a été inculpé, avec quatre autres personnes, d’avoir enlevé et séquestré M. McMynn. Les extraits pertinents de l’acte d’accusation sur la base duquel l’appelant a été jugé sont reproduits ci‑après :
[traduction]
Premier chef
que [. . .] entre le 3 et le 13 avril 2006, à Vancouver ou dans ses environs, en la province de la Colombie‑Britannique, Sam Tuan Vu a enlevé Graham Lee McMynn dans l’intention de le faire séquestrer contre son gré, infraction décrite au paragraphe 279(1) du Code criminel du Canada.
Deuxième chef
que [. . .] entre le 3 et le 13 avril 2006, à Vancouver ou dans ses environs, en la province de la Colombie‑Britannique, Sam Tuan Vu a séquestré Graham Lee McMynn sans autorisation légitime, infraction décrite au paragraphe 279(2) du Code criminel du Canada.
III. Décision de première instance
[10] L’appelant et son coaccusé ont été jugés par le juge Silverman de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique qui siégeait seul. L’appelant a été reconnu coupable de séquestration et acquitté d’enlèvement.
[11] Après avoir examiné les rapports de surveillance, de localisation de téléphones cellulaires, d’interception d’appels et d’analyse génétique, les empreintes digitales et les empreintes de pied mis en preuve ainsi que l’emplacement de diverses pièces ayant un lien avec l’appelant, le juge a indiqué :
[traduction] [I]l faudrait, pour qu’une telle combinaison d’événements et d’objets se produise fortuitement, un concours de circonstances trop fantastique pour être raisonnablement envisageable. La seule déduction logique que permet la preuve est que [l’appelant] était impliqué, en toute connaissance de cause, dans le crime perpétré contre M. McMynn. Je suis convaincu de cela hors de tout doute raisonnable. [Je souligne; par. 369.]
En dépit de la clarté apparente des mots « était impliqué, en toute connaissance de cause, dans le crime perpétré contre M. McMynn », je tiens pour acquis aux fins du présent raisonnement qu’il ne faut en conclure que l’appelant a participé au rapt initial de M. McMynn ou qu’il en était au courant au moment où il est survenu.
[12] Le juge a conclu que l’appelant avait participé à la séquestration de M. McMynn dans chacune des trois maisons. La preuve a en outre établi sa participation à l’achat d’une bâche et de ruban adhésif quatre jours avant que M. McMynn ne soit délivré. Le juge a aussi conclu qu’un coaccusé et l’appelant avaient discuté de rançon devant M. McMynn et qu’ils avaient menacé de le tuer si elle n’était pas versée. Enfin, l’appelant a été arrêté dans la troisième maison lorsque la police a tiré M. McMynn du cauchemar qu’il vivait depuis huit jours.
[13] S’agissant de l’accusation d’enlèvement, le juge du procès a signalé que le déplacement en constitue un élément essentiel : c’est [traduction] « le déplacement de M. McMynn qui la distingue de [l’accusation de] séquestration ». Selon lui, cet élément ne se limitait pas au [traduction] « rapt initial le 4 avril », mais englobait le déplacement de M. McMynn de maison en maison pendant la séquestration. Ces déplacements [traduction] « s’inscrivaient dans une infraction continue d’enlèvement » (par. 345).
[14] Toutefois, le juge n’a pas été convaincu que l’appelant avait pris part aux déplacements de M. McMynn de maison en maison, même s’il en avait connaissance :
[traduction] Bien que la preuve place [l’appelant] dans les trois maisons, elle ne me convainc pas qu’il a fait plus qu’avoir connaissance du déplacement de M. McMynn . . . [par. 375]
Estimant que la seule connaissance des déplacements ne permettait pas de rendre un verdict de culpabilité d’enlèvement, le juge a acquitté l’appelant de ce chef d’accusation.
[15] Pour ce qui est de l’accusation de séquestration, le juge du procès s’est dit convaincu hors de tout doute raisonnable que, pendant toute la période de captivité de M. McMynn, l’appelant savait qu’il était séquestré et avait directement pris part à la séquestration (par. 375).
[16] Le ministère public a interjeté appel de l’acquittement relatif à l’accusation d’enlèvement. L’appelant a déposé un appel incident visant à faire casser la déclaration de culpabilité pour séquestration, invoquant comme moyen que le verdict de culpabilité était déraisonnable.
IV. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique
A. Opinion des juges majoritaires
[17] Après avoir passé en revue le droit applicable en matière d’enlèvement, le juge Finch, juge en chef de la Colombie‑Britannique, s’exprimant en son nom et en celui de la juge Saunders, a conclu que l’infraction d’enlèvement est continue et qu’elle englobe le rapt initial et la séquestration subséquente. Il a accepté la conclusion du juge du procès selon laquelle l’appelant n’avait pas participé activement [traduction] « au rapt initial de M. McMynn ou à ses déplacements subséquents » (par. 57). La responsabilité criminelle de l’appelant relativement à l’enlèvement devait donc [traduction] « reposer sur la conclusion qu’il [était] partie à l’infraction d’enlèvement en application de l’art. 21 du Code criminel » (ibid.).
[18] Sur la question de la responsabilité criminelle résultant de l’application du par. 21(1), le juge en chef Finch a tenu le raisonnement suivant : [traduction] « dans le contexte d’une infraction continue [l’enlèvement] où le rapt initial a déjà eu lieu, l’accusé doit savoir qu’il y a eu enlèvement et que la séquestration de la victime découle de cet acte » (par. 61). L’accusation, en l’espèce, étant fondée sur l’al. 279(1)a) du C.cr., le délinquant [traduction] « doit [. . .] savoir que l’auteur principal a enlevé la victime contre son gré dans l’intention de la séquestrer » (par. 62).
[19] Compte tenu de ces critères, le juge en chef Finch a estimé que le juge du procès avait tiré une conclusion à l’égard de tous les faits nécessaires pour déclarer l’appelant coupable d’enlèvement à titre de participant à l’infraction au sens du par. 21(1) (par. 69). Il a donc substitué une déclaration de culpabilité pour enlèvement à l’acquittement, et il a ordonné l’arrêt des procédures à l’égard de l’accusation de séquestration, conformément aux principes énoncés dans Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729 (par. 83).
B. Opinion concordante
[20] La juge Prowse, souscrivant au résultat, a jugé inutile de déterminer si l’enlèvement est par nature une infraction continue. Elle a estimé que l’accusation d’enlèvement visait, en l’espèce, une opération continue, s’étant déroulée du 4 au 12 avril 2006, qui [traduction] « englobait le rapt initial de M. McMynn et son déplacement subséquent de maison en maison » (par. 85).
[21] Toujours selon la juge Prowse, bien qu’il fût possible que l’appelant n’ait pas participé au rapt initial, la part qu’il a prise dans la séquestration de M. McMynn a [traduction] « aidé et encouragé ceux qui ont déplacé M. McMynn » de maison en maison dans des circonstances telles que l’appelant « d’une part savait que ses actes aideraient les auteurs principaux à cet égard et, d’autre part, avait cette intention » (par. 85). Par conséquent, la juge Prowse a conclu que l’appelant aurait dû être déclaré coupable de l’infraction d’enlèvement.
[22] Les trois juges ont rejeté l’appel incident de l’appelant. Nous ne sommes pas saisis de ce rejet.
V. Les questions en litige
[23] Comme je l’ai déjà indiqué, le présent pourvoi soulève les deux questions suivantes :
(1) L’infraction d’enlèvement décrite au par. 279(1) du C.cr. est‑elle une infraction continue?
(2) Le cas échéant, une personne qui n’a joué aucun rôle dans le rapt initial, mais qui, sachant qu’il a eu lieu, décide par la suite de participer à l’entreprise d’enlèvement, peut‑elle être déclarée coupable en tant que participante à l’infraction d’enlèvement en application du par. 21(1) du C.cr.?
VI. Les dispositions législatives applicables
[24] Le texte des dispositions relatives à l’enlèvement et à la séquestration reproduit ci‑après est celui qui était en vigueur au moment où les actes reprochés ont été posés.
279. (1) [Enlèvement] Commet une infraction quiconque enlève une personne dans l’intention :
a) soit de la faire séquestrer ou emprisonner contre son gré;
b) soit de la faire illégalement envoyer ou transporter à l’étranger, contre son gré;
c) soit de la détenir en vue de rançon ou de service, contre son gré.
(1.1) [Peine] Quiconque commet l’infraction prévue au paragraphe (1) est coupable d’un acte criminel passible :
a) s’il y a usage d’une arme à feu à autorisation restreinte ou d’une arme à feu prohibée lors de la perpétration de l’infraction, ou s’il y a usage d’une arme à feu lors de la perpétration de l’infraction et que celle‑ci est perpétrée au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle ou en association avec elle, de l’emprisonnement à perpétuité, la peine minimale étant :
(i) de cinq ans, dans le cas d’une première infraction,
(ii) de sept ans, en cas de récidive;
a.1) dans les autres cas où il y a usage d’une arme à feu lors de la perpétration de l’infraction, de l’emprisonnement à perpétuité, la peine minimale étant de quatre ans;
b) dans les autres cas, de l’emprisonnement à perpétuité.
. . .
(2) [Séquestration] Quiconque, sans autorisation légitime, séquestre, emprisonne ou saisit de force une autre personne est coupable :
a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans;
b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et passible d’un emprisonnement maximal de dix‑huit mois.
VII. Première question — L’enlèvement est‑il une infraction continue?
A. Analyse
[25] Pour les raisons que je développerai ci‑après, j’estime que l’enlèvement est simplement une forme aggravée de la séquestration. Cette interprétation est conforme à l’intention du législateur telle qu’elle s’exprime dans le C.cr., à l’origine de ce crime dans la common law, à l’historique législatif, à la jurisprudence moderne des juridictions d’appel et au bon sens. Tant que la victime est séquestrée, le crime d’enlèvement se poursuit. Pour interpréter les dispositions législatives applicables en fonction de leur évolution historique, il faut remonter à la définition que donne la common law de l’infraction d’enlèvement.
(1) L’enlèvement en common law
[26] La common law a considéré l’enlèvement (kidnapping) comme une forme aggravée d’emprisonnement illégal : W. Blackstone, Commentaries on the Laws of England (1769), Book VI, p. 219, E. H. East, A Treatise of the Pleas of the Crown, vol. 1, 429‑30; W. Hawkins, A Treatise of the Pleas of the Crown, (8th ed. 1824), vol. I, p. 119; H. Roscoe, A Digest of the Law of Evidence in Criminal Cases (2nd ed., 1840), p. 529; W. Russell, A Treatise on Crimes and Misdemeanors (3rd ed. 1843), p. 716. Voir aussi J. P. Bishop, Bishop on Criminal Law (9th Ed., 1923), § 750; K. A. Aickin, « Kidnapping at Common Law » (1935‑1938), 1 Res Judicatae 130. Le terme anglais kidnapping est apparu dans la jurisprudence anglaise à la fin du dix‑septième siècle pour décrire le recrutement forcé de main‑d’œuvre pour les colonies américaines : J. L. Diamond, « Kidnapping: A Modern Definition » (1985), 13 Am. J. of Crim. L. 1, 2‑3 (1985). L’emprisonnement illégal était, quant à lui, généralement considéré comme une infraction moindre et incluse dans l’enlèvement.
[27] En 1803, Sir Edward Hyde East a décrit ainsi l’infraction d’enlèvement : [traduction] « [l]a forme la plus grave d’emprisonnement illégal est le fait de s’emparer d’une personne et de l’emmener ou de la cacher, parfois appelée enlèvement (kidnapping), qui est une infraction en common law punissable d’une amende, d’une peine d’emprisonnement ou du pilori » (1 East P.C., p. 429‑430). L’emprisonnement illégal, lui, a été défini comme [traduction] « toute restriction à la liberté d’une personne, dans une prison, une maison, au pilori ou dans la rue, lorsqu’elle a lieu sans avoir été dûment autorisée » (ibid., p. 428).
[28] D’autres éminents auteurs ont formulé des descriptions analogues pour ces infractions. William Hawkins s’est exprimé ainsi au sujet de l’enlèvement : [traduction] « une forme aggravée d’emprisonnement illégal est le fait d’emmener à titre privé une personne et de la tenir confinée, en secret, qu’on désigne généralement par le terme enlèvement (kidnapping) . . . » (p. 119 (soulignement omis)). De la même façon, Henry Roscoe a écrit : [traduction] « [l]’enlèvement, qui est une forme aggravée d’emprisonnement illégal, est le fait de s’emparer d’une personne et de l’emmener ou de la cacher, et c’est une infraction en common law, punissable d’une amende et d’une peine d’emprisonnement » (p. 529).
[29] Bishop on Criminal Law définit l’infraction d’enlèvement en ces termes : [traduction] « emprisonnement illégal aggravé par le déplacement de la personne emprisonnée » (§750). L’auteur qualifie en outre l’enlèvement d’infraction continue : [traduction] « [c]’est un crime continu qui commence lorsqu’on se saisit de la victime et qui se termine avec le retour de celle‑ci » (ibid.).
[30] La jurisprudence américaine a confirmé le sens donné par la common law aux infractions d’enlèvement et d’emprisonnement illégal. (Voir, p. e., Click c. The State, 3 Tex. 282 (1848), p. 286; Smith c. The State, 63 Wis. 453 (1885); Midgett c. State, 139 A.2d 209 (Md. 1958); People c. Adams, 205 N.W.2d 415 (Mich. 1973), p. 419; U.S. c. Garcia, 854 F.2d 340 (9th Cir. 1988), p. 343‑344) Cette interprétation se retrouve dans d’autres ressorts de common law. Voir, p. e., Davis c. R., [2006] NSWCA 392 (AustLII).)
[31] Comme l’indique cette recension, c’est l’élément de déplacement qui différencie l’enlèvement de l’infraction moindre et incluse d’emprisonnement illégal et qui en fait une forme aggravée de cette dernière infraction. Cela répond à la préoccupation sous‑jacente qu’en emmenant la victime ailleurs, les ravisseurs peuvent faire en sorte qu’elle échappe à la protection des lois du pays : R. A. Anderson, Wharton’s Criminal Law and Procedure, (1957) §371; L. Hochheimer, The Law of Crimes and Criminal Procedure (2nd ed. 1904), §317 cité dans Midgett, p. 215. Comme J. L. Diamond l’explique dans son ouvrage sur cette infraction :
[traduction] . . . le fait d’emmener la victime hors du pays, qui constituait en common law l’élément initial de l’infraction [. . .] rendait compte du fait que la victime risquait presque inévitablement d’être coupée longtemps, voire de façon permanente, de son milieu ordinaire. Dans cette perspective, l’enlèvement était une forme extrême d’emprisonnement illégal parce que l’isolement de la victime durait souvent toute sa vie. [Je souligne; p. 31.]
[32] Le déplacement est insidieux parce qu’il sort la victime de son environnement normal. Cela rend les recherches d’autant plus ardues; la police est privée des indices dont elle disposerait généralement, dans les affaires de simple séquestration, au sujet de l’endroit où peut se trouver la victime. L’enlèvement opère une multiplication exponentielle des lieux de captivité possibles, diminuant d’autant les chances de retrouver et de libérer la victime. En ce sens, l’élément de déplacement est lié à la séquestration subséquente et à l’endroit où la victime sera cachée et tenue captive. Cela milite en faveur du caractère continu de l’infraction d’enlèvement et confirme la conception classique selon laquelle l’enlèvement est, de par sa nature, tout simplement une forme aggravée de la séquestration.
[33] Une fois posée la prémisse que l’enlèvement est une forme aggravée de séquestration, la conclusion qu’il constitue une infraction continue relève pratiquement de l’évidence.
(2) Historique législatif
[34] Puisque la common law considérait l’enlèvement comme une forme plus grave de séquestration, une infraction qui, par définition, est de nature continue, il nous faut déterminer si le législateur a voulu s’écarter de cet aspect établi de l’infraction lorsqu’il l’a incluse au Code criminel, ainsi que le soutient l’appelant. Selon moi, l’historique législatif ne permet pas d’étayer un tel argument.
[35] Le premier Code criminel, adopté en 1892 (ch. 29), traitait de l’enlèvement et de la séquestration dans la même disposition et prévoyait la même peine pour les deux infractions. Le terme « enlèvement » n’y était pas défini — il ne l’est d’ailleurs toujours pas. Voici le texte de cette première disposition :
264. [Enlèvement et séquestration de personnes] — Est coupable d’un acte criminel et passible de sept ans d’emprisonnement, tout individu qui, sans autorisation légale, saisit de force et séquestre ou emprisonne quelque personne en Canada, ou enlève quelque personne dans l’intention —
(a.) De faire séquestrer ou emprisonner cette personne secrètement et contre son gré en Canada ; ou
(b.) De faire conduire ou transporter illégalement cette personne hors du Canada contre son gré ; ou
(c.) De faire vendre ou emmener cette personne comme esclave ou en servitude, de quelque manière que ce soit et contre son gré.
Il ressort de l’interprétation littérale de l’énoncé de 1892 que l’élément intentionnel prévu aux alinéas a) à c) s’appliquait à la fois à l’infraction d’enlèvement et à celle de séquestration.
[36] En 1900, le législateur a modifié la disposition relative à l’enlèvement pour préciser que l’exigence relative à l’intention ne s’appliquait qu’à l’enlèvement : l’Acte modificatif du Code criminel, 1900, S.C. 1900, ch. 46, art. 3. La nouvelle disposition était ainsi libellée :
264. Est coupable d’un acte criminel, et passible de sept ans d’emprisonnement, tout individu qui, sans autorisation légale, —
(a) Enlève quelque personne dans l’intention
(i) de faire séquestrer ou secrètement emprisonner cette personne, en Canada, contre son gré ; ou
(ii) de la faire conduire ou transporter illégalement hors du Canada, contre son gré ; ou
(iii) de la faire vendre ou emmener comme esclave ou en servitude, de quelque manière que ce soit, contre son gré ; ou
(b) Saisit de force et séquestre ou emprisonne quelque personne en Canada.
[37] L’appelant soutient qu’en séparant les deux infractions en 1900, le législateur a limité l’enlèvement au fait de se saisir d’une personne et de l’emmener et qu’il n’a fait une infraction continue que de la séquestration. Cette interprétation ne repose sur aucun fondement.
[38] Lorsqu’il a modifié le C.cr. en 1900, le législateur n’avait nullement intention de restreindre l’enlèvement au moment où la victime est prise; il a simplement voulu préciser que l’infraction de séquestration n’exigeait pas la preuve d’une intention spécifique. Dans son traité, publié deux ans après les modifications, James Crankshaw a décrit l’enlèvement comme une forme [traduction] « aggravée » d’emprisonnement illégal : J. Crankshaw, The Criminal Code of Canada and the Canada Evidence Act: With Their Amendments, Including the Amending Acts of 1900 and 1901, Etc. Montreal: C. Theoret (1902), p. 269‑270. Comme il l’explique :
[traduction] La différence entre l’emprisonnement illégal criminel et l’enlèvement paraît résider dans le fait que l’enlèvement ne se limite pas au fait de détenir par la force et sans autorisation légale une personne contre son gré, mais comporte aussi le fait de la soustraire ou l’intention de la soustraire à la protection des lois de son pays en la séquestrant secrètement dans son propre pays ou en l’envoyant à l’étranger [ibid.].
[39] L’infraction d’enlèvement prévue au Code criminel, après 1900, a continué d’être une forme aggravée d’emprisonnement illégal; aggravée, parce que l’élément de déplacement qui s’y ajoute fait croître le risque de préjudice pour la victime, en l’isolant de tout lieu où elle aurait plus de chances d’être secourue.
[40] En 1954, la disposition relative à l’enlèvement a été édictée de nouveau : Code criminel, L.C. 1953‑54, ch. 51, art. 233. Encore une fois, le législateur n’a pas jugé bon de définir le mot « enlèvement ». Fait important, toutefois, les modifications de 1954 établissaient un régime de peines différent pour l’enlèvement et la séquestration. Alors qu’auparavant ces infractions étaient toutes deux punies d’une peine d’emprisonnement de sept ans, l’enlèvement était dorénavant assorti d’une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité, tandis que l’emprisonnement maximal prévu pour la séquestration était de cinq ans. Les modifications apportées par la suite au C.cr. ont renforcé cette distinction. À présent, l’enlèvement est punissable d’une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité et, lorsqu’il y a des circonstances aggravantes, de peines minimales sévères. La séquestration, quant à elle, est traitée comme une infraction mixte, punissable d’un emprisonnement maximal de 18 mois ou de 10 ans, selon que le ministère public a recours à la procédure sommaire ou à la mise en accusation. Le nouveau régime de peines adopté en 1954 et les modifications qui y ont été apportées par la suite sont instructifs. En effet, ils indiquent que, pour le législateur, l’enlèvement est une infraction beaucoup plus grave que la séquestration. Cette conclusion est sensée sur le plan du droit et de la logique si l’enlèvement est considéré comme une forme aggravée de séquestration — et, par conséquent, comme une infraction continue. Le législateur n’a certainement pas voulu que le rapt et le déplacement initiaux de la victime, qui se produisent souvent en quelques secondes, soient jugés plus graves que la captivité qui leur fait suite, qui, elle, peut durer des jours, des mois ou même des années. C’est pourtant à ce résultat que mène la thèse de l’appelant. En tout respect, elle ne me convainc pas.
[41] En somme, bien que le législateur n’ait jamais défini le mot « enlèvement » dans le C.cr., l’historique législatif ne renferme rien qui permette de penser qu’il a voulu abandonner la définition établie par la common law et encore moins la remplacer par une nouvelle modifiant radicalement la nature et le caractère de l’infraction d’enlèvement telle qu’on en était venu à la concevoir. L’enlèvement reste une forme aggravée d’emprisonnement illégal et, par suite, une infraction continue.
(3) Jurisprudence moderne
[42] La jurisprudence canadienne moderne relative aux infractions d’enlèvement et de séquestration respectivement décrites aux par. 279(1) et (2) du C.cr. fait écho à la conception de ces deux infractions élaborée par la common law.
[43] Dans R. c. Tremblay (1997), 117 C.C.C. (3d) 86 (C.A.Q.), le juge LeBel (plus tard juge à la Cour suprême du Canada) a écrit :
La séquestration prive l’individu de sa liberté de se déplacer d’un point A à un point B. L’enlèvement, quant à lui, consiste dans la prise de contrôle d’une personne pour l’amener contre son gré d’un point A à un point B. La distinction entre les infractions devient parfois délicate, car pour amener une personne d’un point A à un point B, on l’empêche par le fait même de se déplacer d’un point A à un point B. C’est la raison pour laquelle un enlèvement entraîne nécessairement une séquestration. La séquestration, cependant, peut survenir sans qu’un enlèvement ait eu lieu à l’origine. [Je souligne, p. 95.]
[44] L’arrêt Tremblay est important à deux égards : d’abord, il souscrit à la conception que la séquestration constitue un élément essentiel du crime d’enlèvement, comme dans la common law, puis, il admet la distinction fondamentale, faite par la common law, selon laquelle l’enlèvement suppose un déplacement tandis que cet élément est absent quand il est question de séquestration (p. 94‑95). En ce sens, l’interprétation qu’on y trouve de l’infraction d’enlèvement, telle qu’elle a été codifiée, concorde avec la notion d’enlèvement en tant que forme aggravée d’emprisonnement illégal élaborée par la common law ou, pour reprendre la description faite par Bishop, en tant qu’[traduction] « emprisonnement illégal aggravé par le déplacement de la personne emprisonnée » (§ 750).
[45] Dans R. c. Oakley (1977), 4 A.R. 103, la Cour suprême de l’Alberta, section d’appel, a effectué une analyse exhaustive des origines et de l’évolution de l’infraction d’enlèvement dans la common law et de ses caractéristiques modernes. Elle a notamment relevé que l’enlèvement avait été décrit comme une [traduction] « forme aggravée d’emprisonnement illégal » et indiqué que cette description « correspond à la façon dont le législateur en est venu à considérer ce type d’infraction » (par. 37). Au paragraphe suivant, la cour a adopté l’interprétation qu’a donnée la common law à cette infraction ainsi que les caractéristiques qui la distinguent de l’infraction de séquestration :
[traduction] Un des meilleurs énoncés a été fait en 1894 par le juge Coffey, de la Cour suprême de l’Indiana, dans l’affaire Eberling c. State (1894), 35‑36 N.E.R. 1023, où il a écrit, à la p. 1023 :
M. Bishop, dans son traité de droit criminel s’exprime comme suit (volume 1, S. 553) : « [l]’enlèvement et l’emprisonnement illégal, deux infractions contre la personne, dont la seconde est généralement incluse dans la première, sont punissables en common law. Constitue un emprisonnement illégal toute restriction illicite de la liberté individuelle, que ce soit dans un établissement de nature carcérale ou dans un endroit utilisé pour l’occasion, et dans un lieu clos ou non, avec recours à la force physique ou à des mots et à un ensemble de ces diverses forces. L’enlèvement est un emprisonnement illégal aggravé. » Si l’on tient cette définition pour exacte, l’enlèvement tel qu’il était défini par la common law était un emprisonnement illégal aggravé par le déplacement de la personne emprisonnée. 2 Bish. Crim. Law, S. 750. . . . [par. 38.]
[46] Le juge en chef Nemetz de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, exposant l’opinion unanime de la Cour dans R. c. Metcalfe (1983), 10 C.C.C. (3d) 114, a lui aussi repris l’énoncé fait par la Cour suprême de l’Indiana dans Eberling c. State et cité dans Oakley, précité, selon lequel [TRADUCTION] « [l]’enlèvement est un emprisonnement illégal aggravé par le déplacement de la personne emprisonnée ». (p. 119).
[47] À mon avis, l’interprétation par les tribunaux canadiens de la disposition du C.cr. relative à l’enlèvement fournit un appui substantiel à l’argument selon lequel le législateur n’a pas eu l’intention, lorsqu’il l’a édictée, de s’écarter du sens que l’infraction avait acquis en common law. En s’appuyant sur cette jurisprudence, le juge en chef Finch a résumé avec justesse les éléments fondamentaux de l’infraction. L’actus reus nécessite que la victime soit saisie et emmenée en un endroit contre son gré, ce qui peut s’accomplir par la violence ou par la fraude. La mens rea est établie si une des intentions décrites au par. 279(1) du C.cr. est prouvée.
[48] L’appelant invoque toutefois un passage de Metcalfe qui, selon lui, appuie son argument voulant que l’enlèvement ne soit pas une infraction continue. Le juge en chef Nemetz indique, à la p. 118, que [traduction] « [l]e crime [d’enlèvement] est complet lorsque la personne est prise puis transportée [. . .] au lieu de captivité ». L’appelant invoque aussi une observation semblable, faite dans R. c. Reid, [1972] 2 All E.R. 1350, par la Cour d’appel anglaise :
[traduction] Nous ne voyons rien dans la jurisprudence et la doctrine ni aucune raison de principe qui permette d’affirmer que l’enlèvement ne serait pas complet lorsque la personne est saisie et emmenée ou qu’il faudrait considérer l’enlèvement comme une infraction continue comportant la dissimulation de la personne saisie, comme on nous l’a fait valoir. [p. 1351‑1352]
[49] Selon moi, Metcalfe et Reid n’appuient pas l’argument de l’appelant. Ces arrêts établissent que le crime d’enlèvement est complet, en droit, dès le rapt initial, que la victime ait ou non été « cachée » ou tenue captive par la suite. L’inverse — à savoir que la séquestration subséquente ne fait pas partie de l’infraction — ne s’ensuit toutefois pas. Le juge en chef Finch a reconnu cette distinction en l’espèce. À mon avis, il a judicieusement fait remarquer que :
[traduction] l’observation [dans Reid] selon laquelle il n’y a pas lieu de considérer l’enlèvement comme une « infraction continue » s’inscrivait dans le contexte de la question de savoir si l’on était en présence d’une infraction complète lorsque la victime n’avait pas été cachée. Je ne pense pas qu’on puisse y voir la consécration du principe selon lequel une séquestration subséquente ne peut pas faire partie de l’infraction. [Je souligne; par. 45.]
[50] Saisie d’une question semblable, la Cour suprême de la Nouvelle‑Galles‑du‑Sud a statué à l’unanimité, dans Davis, que la séquestration subséquente de la victime faisait bien partie de l’infraction d’enlèvement :
[traduction] L’affirmation selon laquelle l’enlèvement cesse d’être un enlèvement lorsque la responsabilité criminelle de son auteur est acquise n’est étayée ni par Reid ni par [une autre décision]. L’infraction peut alors être complète en droit parce que l’enlèvement est complet pour ce qui est de la preuve, mais elle n’est pas nécessairement complète en fait. Lorsqu’il est établi qu’une personne a été « enlevée », au sens où elle a été contrainte d’aller quelque part contre son gré, l’« enlèvement » se poursuit jusqu’à ce que cesse la contrainte. Il ne prend pas fin simplement parce qu’une certaine distance est franchie ou un certain temps écoulé ni même parce que l’auteur a cessé de déplacer la victime et a commencé à la garder à un endroit donné. En fait, l’auteur enlève la victime, c’est‑à‑dire qu’il fait en sorte qu’elle l’accompagne pendant tout le temps, quelle qu’en soit la durée, où la victime est, à cause de la conduite de l’auteur, détenue contre son gré en un lieu autre que celui de la détention initiale. L’enlèvement commence avec la détention et le déplacement de la victime, et il ne se termine que lorsque la victime est relâchée ou cesse de s’opposer à la détention. [Je souligne; par. 64.]
[51] C’est un raisonnement convaincant sur ce point, même s’il s’appuie en partie sur le libellé de la disposition relative à l’enlèvement du Crimes Act 1900 de la Nouvelle‑Galles‑du‑Sud. Cette décision est aussi instructive pour un autre motif. Comme le juge Howie l’a signalé, établir une distinction entre la phase du rapt initial et celle de la détention est difficile et artificiel [traduction] « en particulier lorsque la victime est déplacée souvent d’un endroit à un autre et non simplement détenue à un endroit » (par. 57 et 67).
[52] Enfin, l’appelant soutient que notre arrêt Bell c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 471, étaye son argument que l’enlèvement n’est pas une infraction continue. Je ne suis pas de cet avis.
[53] La principale question qui se posait, dans Bell, était de savoir si le crime d’importation de stupéfiants au Canada énoncé à l’art. 5 de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N‑1 est complet lorsque la substance a traversé la frontière ou s’il se poursuit jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à sa destination finale prévue au Canada. Exposant l’opinion majoritaire, le juge McIntyre a conclu qu’il fallait donner au mot « importer » employé à l’art. 5 son sens ordinaire soit « simplement d’introduire ou de faire introduire au pays » (p. 489). Il s’ensuivait selon lui que l’infraction « est complète dès lors que les marchandises entrent au pays » (p. 489).
[54] Le juge McIntyre a donné des exemples d’infractions qui, à son sens, constituaient des infractions « continues ». Après avoir fait remarquer que le meurtre n’était pas une infraction continue, mais que le complot en vue d’en commettre un pouvait l’être, il a ajouté ce qui suit :
Le vol n’est pas une infraction continue. Il est accompli lorsque, avec l’intention requise, on s’empare illégalement du bien d’autrui. Par contre, la possession de biens qu’on sait avoir été obtenus par la perpétration d’un vol est une infraction continue. L’infraction d’enlèvement ne serait pas une infraction continue, mais la séquestration de la victime après l’enlèvement le serait. [Je souligne; p. 448.]
[55] Bell n’est, à mon avis, d’aucun secours à l’appelant. Il a beau citer à l’appui de sa thèse l’observation du juge McIntyre selon laquelle l’enlèvement ne serait pas une infraction continue, cette observation ne fait pas autorité. La Cour n’était pas saisie de la question de l’enlèvement. Le juge McIntyre n’en a pas examiné les caractéristiques essentielles pas plus qu’il n’a cité de jurisprudence à ce sujet. Il a simplement donné l’enlèvement en exemple, de sorte que ses propos relèvent de la remarque incidente. (Voir R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 57).
[56] Dans Bell, le juge Dickson a conclu, dans des motifs concordants, que la perpétration de l’infraction d’importation de stupéfiants au Canada « ne prend fin » que lorsque les marchandises sont arrivées à leur destination finale prévue au Canada (p. 481). Bien que la majorité n’y ait pas souscrit, l’analyse du juge Dickson aide à mettre en lumière la deuxième question soulevée par le présent pourvoi : la responsabilité en tant que participant. C’est cette question que je vais maintenant examiner.
VIII. Deuxième question — la responsabilité en tant que participant
[57] Le paragraphe 21(1) du C.cr. est ainsi libellé :
21. (1) [Participants à une infraction] Participent à une infraction :
(a) quiconque la commet réellement;
(b) quiconque accomplit ou omet d’accomplir quelque chose en vue d’aider quelqu’un à la commettre;
(c) quiconque encourage quelqu’un à la commettre.
[58] Aux termes du par. 21(1), encourt une responsabilité criminelle comme participant à une infraction la personne qui accomplit un des trois actes décrits — commettre, aider ou encourager — en ayant l’intention requise. Quel que soit le rôle joué, la responsabilité criminelle est la même : R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652, p. 689‑690. Comme notre Cour l’a récemment expliqué dans R. c. Briscoe, 2010 CSC 13, [2010] 1 R.C.S. 411, une personne participe à l’infraction lorsqu’elle accomplit (ou, dans certaines circonstances, omet d’accomplir) quelque chose qui aide ou encourage l’auteur principal d’une infraction à la commettre, en ayant connaissance de l’intention de ce dernier de commettre le crime et en ayant l’intention de l’aider (par. 14‑18).
[59] Les principes bien établis de la responsabilité criminelle au sens du par. 21(1) s’appliquent selon moi avec la même force aux infractions continues qui sont complètes en droit, mais non en fait. Plus particulièrement, la responsabilité en tant que participant est établie lorsqu’un accusé, connaissant l’intention de l’auteur principal de mener une infraction continue à son terme, accomplit quelque chose (ou omet de l’accomplir), en vue d’aider ou d’encourager la perpétration de l’infraction continue en question.
[60] Lorsqu’on applique ce principe en l’espèce, dès lors qu’on considère l’enlèvement comme une forme aggravée de la séquestration — qui se poursuit jusqu’à la libération de la victime — il n’existe aucune raison d’ordre juridique ou logique justifiant de ne pas reconnaître la responsabilité à titre de participant à l’infraction d’enlèvement par application du par. 21(1) du C.cr., d’une personne qui, sachant que la victime a été enlevée, décide néanmoins de participer à l’entreprise d’enlèvement.
[61] Des arrêts de juridictions d’appel sont instructifs à cet égard. Les cours d’appel de l’Ontario et de la Nouvelle‑Écosse ont statué, après avoir conclu que l’importation de stupéfiants constituait une infraction continue, qu’une personne pouvait être accusée en tant que participant à l’infraction, en application du par. 21(1), à l’égard d’un acte ou d’une omission survenant à tout moment entre l’entrée des marchandises au Canada et leur arrivée à la destination finale, même si l’infraction pouvait être considérée comme complète en droit dès lors que les marchandises avaient traversé la frontière : R. c. Hijazi, 1974, 20 C.C.C. (2d) 183, (Ont. C.A.); R. c. Whynott (1975), 12 N.S.E. (2d) 231 (S.C. (App. Div.)); R. c. Tanney (1976), 31 C.C.C. (2d) 445 (Ont. C.A.). Dans Bell, précité, l’interprétation étroite du mot « importer » de l’art. 5 de la Loi sur les stupéfiants formulée par les juges majoritaires a fait naître un doute à l’égard de ces arrêts. Cependant, l’opinion majoritaire ne s’écarte pas du principe général établi par la jurisprudence selon lequel une personne qui est pleinement au courant d’une infraction continue et qui décide d’y prendre part peut être tenue criminellement responsable en tant que participant à cette infraction en application du par. 21(1) du C.cr.
[62] Dans l’opinion concordante qu’il a formulée dans Bell, le juge Dickson s’est appuyé sur les arrêts précités pour conclure que l’infraction d’importation n’avait pas « [pris] fin » et que la responsabilité criminelle pouvait être retenue tant que la perpétration se poursuivait dans les faits. Comme l’a exposé le juge Dickson :
Pour qu’on puisse dire qu’il « commet réellement » l’infraction d’importation, un accusé doit introduire ou faire introduire au Canada des marchandises provenant d’un pays étranger; cela nécessite par définition qu’elles franchissent la frontière canadienne. Quelqu’un dont la participation ne commence qu’après cette étape peut toutefois être coupable d’avoir aidé et encouragé une personne à faire venir des marchandises de l’extérieur du Canada à une destination à l’intérieur du Canada. [Je souligne; p. 478‑479.]
En conséquence, une personne qui n’est pas partie à une infraction lorsque l’auteur principal commence à la commettre peut le devenir tant que la perpétration de l’infraction n’a pas « pr[is] fin ».
[63] Si on applique ce principe dans notre contexte — étant entendu que le crime d’enlèvement se poursuit tant que la victime n’est pas libérée — la personne qui décide de participer à la séquestration de la victime, après avoir appris que celle‑ci a été enlevée, peut être tenue responsable de l’infraction d’enlèvement en application du par. 21(1).
IX. Application
[64] Suivant le raisonnement de l’appelant, lorsque les ravisseurs se sont emparés de M. McMynn et l’ont emmené, l’infraction d’enlèvement était consommée et les ravisseurs étaient passibles de l’emprisonnement à perpétuité. Toujours selon lui, l’épreuve des huit jours de captivité que la victime a ensuite traversée, par contre, n’entrait pas dans l’accusation d’enlèvement; elle relevait plutôt de l’infraction moindre de séquestration, punissable d’une peine maximale de 10 ans d’emprisonnement, si le ministère public optait pour la mise en accusation.
[65] Cette affaire montre bien pourquoi il serait incongru de considérer le pire aspect de l’épreuve vécue par M. McMynn (ses huit jours de captivité) comme la conséquence d’une infraction d’une part séparée de celle ayant entraîné les brefs moments où ses ravisseurs se sont emparés de lui et l’ont coupé de son milieu habituel et, d’autre part, moins grave qu’elle.
[66] Le législateur n’a jamais eu une telle intention. Suivant le par. 279(1) du Code criminel, l’infraction était perpétrée dès lors que les ravisseurs de M. McMynn s’étaient saisis de lui et l’avaient emmené — dans la mesure où, ce faisant, ils avaient l’intention de le séquestrer contre son gré.
[67] Cependant, je le répète, ce n’est pas parce que l’infraction était complète juridiquement au moment du rapt qu’elle l’était factuellement. La séquestration de M. McMynn, après le rapt initial, s’est poursuivie pendant les huit jours suivants. L’enlèvement a pris fin lorsque la police l’a libéré. Autrement dit, l’état de victime d’enlèvement de M. McMynn n’a pas changé pendant les huit jours de captivité.
[68] Comme le juge en chef Finch, je pense que pour l’application du par. 21(1), la participation de l’appelant à la séquestration de M. McMynn satisfait à l’actus reus de l’infraction d’enlèvement (par. 65). En supposant que l’appelant n’ait pris aucune part au rapt et au déplacement initiaux de M. McMynn et qu’il en ait été ignorant, il en a appris l’existence lorsque M. McMynn est demeuré séquestré contre son gré, et il a néanmoins décidé de participer à l’entreprise d’enlèvement.
[69] Comme l’a conclu le juge du procès, la preuve à cet égard est accablante. Premièrement, l’appelant s’est trouvé dans les trois maisons où M. McMynn a été séquestré. Deuxièmement, l’appelant était l’un des gardiens, et il savait que M. McMynn était détenu en vue d’obtenir une rançon. Le juge du procès s’est d’ailleurs dit convaincu que l’appelant et l’un des coaccusés avaient menacé de tuer le captif si la rançon n’était pas versée. Troisièmement, l’appelant avait acheté du ruban adhésif et une bâche quatre jours avant que la police ne libère M. McMynn. Quatrièmement, l’appelant a été arrêté au troisième lieu de captivité lorsque la police a délivré M. McMynn. Enfin, bien que le juge ne fût pas convaincu que l’appelant a déplacé M. McMynn de maison en maison pendant la séquestration, il a conclu que l’appelant était parfaitement au courant de ces déplacements.
[70] Compte tenu des conclusions du juge du procès, je partage l’avis du juge en chef Finch [traduction] « qu’il fallait que [l’appelant] ait fait preuve d’aveuglement volontaire pour ignorer que M. McMynn avait été enlevé puis détenu contre son gré dans chacune des trois maisons » (par. 67). Les constatations du juge du procès à cet égard ne permettent de tirer aucune autre conclusion rationnelle. Il était satisfait à l’exigence du par. 21(1) quant à l’élément intentionnel.
[71] Le juge du procès a néanmoins acquitté l’appelant de l’accusation d’enlèvement parce qu’il considérait le déplacement comme un élément essentiel de l’infraction et que, n’étant pas convaincu que l’appelant avait physiquement participé au déplacement de M. McMynn de maison en maison, il estimait qu’un verdict de culpabilité n’était pas justifié (par. 3, 345 et 375). Je ne puis souscrire à ce raisonnement. C’est, bien sûr, le déplacement qui distingue l’enlèvement de la séquestration et qui fait de l’enlèvement une forme aggravée de séquestration. Comme on l’a vu, toutefois, l’enlèvement est une infraction continue. Il a commencé lorsqu’on a fait sortir M. McMynn de force de sa voiture et a pris fin lorsque ce dernier a été délivré. M. McMynn n’a pas été enlevé et séquestré dans la première maison, puis enlevé une deuxième et une troisième fois lorsqu’il a été emmené dans la deuxième et la troisième maison. J’estime respectueusement qu’il est illogique de voir trois cas distincts d’enlèvement et trois cas distincts de séquestration dans ce qui s’est passé, et que cela met encore plus en évidence la nécessité de considérer l’enlèvement comme une infraction continue.
[72] En résumé, l’appelant s’est associé à l’entreprise d’enlèvement pendant que la séquestration de la victime se poursuivait. Il l’a fait dans l’intention d’aider les ravisseurs, en sachant que M. McMynn avait été enlevé ou, à tout le moins, en s’aveuglant volontairement à cet égard. De son propre gré, il a posé des gestes pour aider les ravisseurs et favoriser l’atteinte de leurs objectifs. En agissant ainsi, il a participé à l’infraction d’enlèvement au sens du par. 21(1) du C.cr.
[73] Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Howard Rubin, c.r., North Vancouver; Chandra L. Corriveau, Burnaby.
Procureur de l’intimée : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.