Répertorié : R. c. R.V.
No du greffe : 38286.
2019 : 20 mars; 2019 : 31 juillet.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe et Martin.
en appel de la cour d’appel de l’ontarioCoram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe et Martin
Motifs de jugement (par. 1 à 100) : La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver et Martin)
Motifs conjoints dissidents (par. 101 à 139) : Les juges Brown et Rowe
Association canadienne contre la violence et Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Intervenantes
Arrêt (les juges Brown et Rowe sont dissidents) : L’appel est accueilli et la déclaration de culpabilité est rétablie.
Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Martin : La juge saisie de la demande a commis une erreur en rejetant la demande de l’accusé fondée sur l’art. 276 et le juge du procès a commis une erreur en concluant qu’il était lié par la décision initiale fondée sur l’art. 276 . La possibilité de contre‑interroger la plaignante était un élément fondamental du droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Toutefois, il n’y a eu aucune erreur judiciaire puisque le contre‑interrogatoire qui a été autorisé et qui a effectivement eu lieu a permis à la défense de vérifier la preuve avec suffisamment de rigueur.
Les procès pour agression sexuelle posent des défis particuliers touchant la protection de l’intégrité du procès ainsi que la mise en balance des intérêts sociétaux de l’accusé et de la plaignante. Devant ces difficultés, le législateur et les tribunaux ont établi des règles de preuve adaptées à ce contexte. L’article 276 du Code criminel régit le droit de l’accusé d’introduire une preuve portant sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Une telle preuve n’est jamais admissible pour étayer les deux mythes voulant que la plaignante soit moins digne de foi ou plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question. Pour respecter la présomption d’innocence ainsi que le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière, une preuve peut être présentée à d’autres fins pertinentes, mais doit satisfaire à des critères rigoureux pour qu’elle ne mine pas l’intégrité du procès ou la dignité et la vie privée de la plaignante. Les exigences de l’art. 276 s’appliquent tout autant lorsque l’accusé cherche à introduire un élément de preuve pour établir un moyen de défense que lorsqu’il conteste des inférences mises de l’avant par le ministère public. Avant qu’une preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante puisse être introduite, le tribunal doit examiner de façon minutieuse la preuve que l’on veut présenter.
Les personnes accusées d’infractions criminelles sont présumées innocentes jusqu’à ce que leur culpabilité soit établie; tout accusé a donc le droit de présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir un moyen de défense ou de contester la preuve de la poursuite. La défense pleine et entière est un principe de justice fondamentale, protégé par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés . Un élément essentiel du droit de présenter une défense pleine et entière est le droit de contre‑interroger les témoins à charge sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées. Dans certaines situations, il se peut que le contre‑interrogatoire soit le seul moyen de découvrir la vérité. L’importance fondamentale du contre‑interrogatoire est reflétée par la règle générale selon laquelle un procureur peut poser toute question, pourvu qu’il le fasse de bonne foi. L’incertitude du résultat ne prive pas une série de questions de sa pertinence.
Toutefois, le droit de contre‑interroger n’est pas illimité. Les questions posées en contre‑interrogatoire doivent être pertinentes et leur effet préjudiciable ne doit pas excéder leur valeur probante. L’article 276 exige que le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière soit mis en balance avec les risques d’atteinte que le contre‑interrogatoire peut poser à la vie privée et à la dignité de la plaignante ainsi qu’à l’intégrité du processus judiciaire. Cela découle du fait que les questions sur le comportement sexuel antérieur de tout individu sont très intrusives. En outre, témoigner dans une affaire d’agression sexuelle peut être traumatisant et nocif pour les plaignantes.
Lorsque la contestation de la preuve présentée par le ministère public du comportement sexuel antérieur de la plaignante a une incidence directe sur la capacité de l’accusé de soulever un doute raisonnable, le contre‑interrogatoire devient primordial pour la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière et il doit être autorisé sous une forme ou sous une autre. Plus la preuve est importante pour la défense, plus il faut donner de poids aux droits de l’accusé. Toutefois, puisque permettre à un accusé d’interroger une plaignante sur de tels sujets comporte des risques qui soulèvent des préoccupations relatives tant à la dignité qu’à la vie privée, les juges doivent exercer un contrôle serré de tels contre‑interrogatoires pour minimiser ces risques.
Suivant l’article 276 , il n’est jamais permis de se livrer à un interrogatoire exploratoire tous azimuts. Lorsqu’un contre‑interrogatoire ciblé de la plaignante est permis, le juge du procès doit établir un équilibre délicat qui consiste à donner au procureur la latitude suffisante pour mener un contre‑interrogatoire efficace tout en minimisant tout effet négatif sur la plaignante et sur le processus judiciaire. Les questions proposées doivent être examinées à l’avance et peuvent être réévaluées en fonction des réponses reçues. Dans certains cas, il peut même être opportun d’approuver une formulation précise.
Le paragraphe 276(1) et les principes de common law s’appliquent à la preuve présentée par le ministère public au sujet du comportement sexuel antérieur d’une plaignante. Dans les cas où la demande de l’accusé fondée sur l’art. 276 a trait à un élément de preuve présenté par le ministère public, il serait prudent d’examiner en même temps l’utilisation que compte faire ce dernier de cette preuve et les contestations que l’accusé lui oppose.
L’alinéa 276(2)a) oblige l’accusé à identifier des « cas particuliers d’activité sexuelle » pour éviter les incursions inutiles dans la vie sexuelle de la plaignante. Les mots « cas particuliers d’activité sexuelle » doivent être interprétés de manière téléologique et contextuelle. Ils limitent la preuve admissible à des actes sexuels distincts, et protègent contre la mauvaise utilisation d’une preuve générale de réputation visant à discréditer la plaignante et à dénaturer le procès. L’exigence des « cas particuliers » est renforcée par les aspects procéduraux d’une demande fondée sur l’art. 276 , qui oblige l’accusé à énoncer « toutes précisions » au sujet de la preuve en cause. En exigeant « toutes précisions », le Code criminel fait en sorte que les juges sont bien outillés pour faire l’analyse qui s’impose en application de l’art. 276 et que la preuve de la défense ne prend pas le ministère public ou la plaignante par surprise. Toutefois, l’alinéa 276(2) a) n’oblige pas toujours l’accusé à se présenter devant le tribunal muni de noms, de dates et de lieux. Il pourrait, dans certains cas, être indûment intrusif d’exiger de telles précisions, frustrant ainsi un des objectifs les plus importants de la disposition. Le degré de précision requis dépend des circonstances de l’affaire, de la nature de l’activité sexuelle que l’accusé cherche à mettre en preuve et de l’utilisation qui sera faite de cette preuve. La prudence s’impose lorsque l’enquête proposée porte sur un large éventail d’activités sexuelles et n’est limitée que par un intervalle de temps précis.
En l’espèce, la plaignante a affirmé dans son témoignage qu’elle était vierge au moment de l’agression. Le ministère public a introduit une preuve de sa grossesse subséquente et de la date approximative de la conception pour étayer le témoignage de la plaignante selon lequel elle avait été agressée sexuellement par l’accusé. La présomption d’innocence exige que l’accusé soit autorisé à vérifier la fiabilité de cet élément de preuve matérielle corroborante si cruciale, avant que l’on puisse s’y fier pour étayer une conclusion de culpabilité. Puisque l’accusé a nié avoir eu quelque contact sexuel que ce soit avec la plaignante, et en l’absence de toute autre preuve de paternité, la possibilité de contre‑interroger la plaignante était un élément fondamental de son droit de présenter une défense pleine et entière. Il serait injuste que le ministère public s’appuie sur le témoignage de la plaignante selon lequel l’accusé a causé la grossesse tout en empêchant l’accusé de contester le récit de la plaignante. De plus, la demande de l’accusé pour contre‑interroger la plaignante satisfaisait à la condition relative aux « cas particuliers » visés à l’al. 276(2)a), parce qu’elle était suffisamment détaillée pour permettre à la juge d’appliquer le régime. Le contre‑interrogatoire visait à établir que la grossesse avait été causée par une activité sexuelle autre que l’agression alléguée. La preuve présentée par le ministère public avait fait état d’un acte sexuel en particulier, à savoir une activité capable de causer la grossesse dans un intervalle de temps déterminé.
L’article 669.2 du Code criminel n’écarte pas la règle générale selon laquelle le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire de réexaminer les décisions prises antérieurement dans l’instance s’il y a un changement important des circonstances. Une ordonnance relative à l’instruction du procès peut être modifiée ou révoquée s’il y a un changement important des circonstances puisque l’art. 276 continue à s’appliquer, même après le prononcé de la décision initiale sur la preuve. En l’espèce, le juge du procès a conclu qu’il ne pouvait pas réexaminer la décision et a aussi noté qu’aucun changement important des circonstances n’était survenu entre la décision fondée sur l’art. 276 et l’ouverture du procès. Compte tenu de la décision du juge du procès, le procureur de l’accusé a pu penser qu’il aurait été futile de demander un réexamen, même si la situation changeait en cours de procès.
Le sous‑alinéa 686(1) b)(iii) du Code criminel permet à une cour d’appel de rejeter un appel d’une déclaration de culpabilité lorsqu’« aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit ». L’application de la disposition réparatrice convient dans deux situations : (1) lorsque l’erreur est inoffensive ou négligeable; (2) lorsque la preuve est à ce point accablante que le juge des faits conclurait forcément à la culpabilité. Comme le contre‑interrogatoire est un élément clé du droit à une défense pleine et entière, le défaut de permettre un contre‑interrogatoire pertinent justifiera presque toujours la tenue d’un nouveau procès. En l’espèce, une mise en balance adéquate des intérêts énoncés au par. 276(3) aurait permis à l’accusé de poser des questions limitées sur : (i) la compréhension par la plaignante des types d’activités sexuelles capables de causer la grossesse et (ii) le fait de savoir si elle s’était adonnée à ce type d’activités durant l’intervalle de temps pertinent. La portée d’un contre‑interrogatoire admissible n’aurait pas été plus large que l’interrogatoire qui a effectivement eu lieu. L’accusé n’a pas été empêché de vérifier adéquatement la preuve en l’espèce en dépit des erreurs commises dans la décision fondée sur l’art. 276 . Les erreurs de la juge saisie de la demande et du juge du procès sont anodines et il n’existe aucune possibilité raisonnable que le verdict ait été différent en l’absence des erreurs.
Les juges Brown et Rowe (dissidents) : Il y a accord avec les juges majoritaires que la juge saisie de la demande a mal appliqué les critères d’admissibilité énoncés à l’art. 276 du Code criminel et que, en outre, le juge du procès a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas compétence pour réexaminer la décision fondée sur l’art. 276 à la lumière de la preuve présentée par le ministère public. Par contre, il y a désaccord quant à la réparation adéquate des erreurs de la juge saisie de la demande et du juge du procès. Les erreurs commises en l’espèce n’étaient ni inoffensives ni négligeables; la preuve n’était pas non plus accablante. Le contre-interrogatoire a été restreint d’une manière qui n’est pas conforme à l’objet qui sous‑tend l’art. 276 et, en conséquence, l’accusé s’est vu privé d’un procès équitable.
Le droit de vérifier la preuve du ministère public au moyen d’un contre‑interrogatoire pertinent est garanti à la fois par la common law et par la Charte en tant qu’élément essentiel du droit de présenter une défense pleine et entière. L’accusé a le droit de contre‑interroger les témoins, et ce au sens le plus complet et le plus large du terme, pourvu qu’il n’abuse pas de ce droit. Les droits de l’accusé lui garantissant un procès équitable comprennent non seulement le fait qu’il y ait un contre‑interrogatoire, mais aussi le contrôle sur le rythme de celui‑ci. Un contre‑interrogatoire n’est pas tant une série de questions qu’un processus d’interrogatoire. Un contre‑interrogatoire consiste à poser à un témoin des questions judicieuses conçues pour explorer, peu à peu, la nature et l’étendue de la connaissance de ce témoin et n’est donc efficace que s’il peut se dérouler étape par étape vers le point ultime où celui qui contre‑interroge peut poser la dernière question (ou questions), sachant à ce moment‑là quelle sera la réponse (ou les réponses), compte tenu des éléments de preuve obtenus antérieurement. Lorsque le contre‑interrogatoire est indûment restreint, les effets sur l’équité du procès se répercutent souvent au‑delà des mots précis qui figurent dans la transcription et ne peuvent être pleinement pris en compte lors de l’analyse de ces mots. Cela dit, un contre‑interrogatoire qui n’est pas indûment restreint ne consiste pas en un contre‑interrogatoire illimité. Le législateur a expressément prévu dans le Code criminel des limites aux questions qui peuvent être posées sur le comportement sexuel antérieur d’une plaignante.
Si l’incapacité de contester une partie cruciale de la preuve présentée contre lui a eu pour effet de porter irrémédiablement atteinte au droit de l’accusé de vérifier la preuve du ministère public, il sera inopportun d’invoquer ou d’appliquer la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel . Lorsqu’il y a eu erreur judiciaire, la tenue d’un nouveau procès est ordonnée par défaut; la disposition réparatrice permet une dérogation à cette règle seulement dans des circonstances très précises. La disposition réparatrice est rarement invoquée (avec succès) et elle s’applique si, et uniquement si, l’erreur est négligeable ou inoffensive, ou lorsque la preuve est accablante. Il s’agit d’un critère rigoureux auquel le ministère public doit satisfaire. Le critère rigoureux auquel il faut satisfaire pour appliquer la disposition confirme avec vigueur le besoin de protéger l’intégrité du système de justice criminelle contre le risque d’une déclaration de culpabilité injustifiée.
Vu les intérêts que protège la disposition réparatrice, elle ne peut pas être invoquée en l’espèce. En l’absence d’une preuve accablante, son application dépend donc de la question de savoir si la décision erronée fondée sur l’art. 276 était à ce point négligeable ou inoffensive qu’elle n’a pu avoir un impact sur le verdict. Les erreurs étaient graves et leur effet cumulatif a privé l’accusé du droit de mener un processus d’interrogatoire, protégé à la fois par la Charte et par la common law. Si l’accusé avait pu contester efficacement la preuve présentée par le ministère public concernant le comportement sexuel antérieur de la plaignante, il aurait pu obtenir quelque chose qui aurait suffi pour soulever un doute : le contre‑interrogatoire pouvait fort bien être la seule façon d’obtenir des éléments de preuve qui n’étaient pas apparents au départ. Par conséquent, l’accusé s’est vu privé d’un procès équitable et lorsqu’il y a eu atteinte aux droits à un procès équitable, l’appel devrait suivre son cours normal. L’appel devrait être rejeté.
Jurisprudence
Citée par la juge Karakatsanis
Arrêts mentionnés : R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 40 C.R. (7th) 351; R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912; R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390; R. c. Nkemka, 2013 ONSC 2121; R. c. Barton, 2019 CSC 33; R. c. Akumu, 2017 BCSC 533; R. c. Adams, [1995] 4 R.C.S. 707; R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660; R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680; R. c. Pittiman (2005), 198 C.C.C. (3d) 308, conf. par 2006 CSC 9, [2006] 1 R.C.S. 381; R. c. Brothers (1995), 169 A.R. 122; R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823; R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272; R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33.
Citée par les juges Brown et Rowe (dissidents)
R. c. Barton, 2019 CSC 33; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38; R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272; R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505; R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716; R. c. Brown, 2018 ONCA 481, 261 C.C.C. (3d) 510; R. c. Bomberry, 2010 ONCA 542, 267 O.A.C. 235; R. c. Hill, 2015 ONCA 616, 339 O.A.C. 90; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; R. c. Schmaltz, 2015 ABCA 4, 593 A.R. 76; Regina c. White (1976), 1 Alta. L.R. (2d) 292; R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193; R. c. Anandmalik (1984), 6 O.A.C. 143; R. c. Wallick (1990), 69 Man. R. (2d) 310; R. c. Borden, 2017 NSCA 45, 349 C.C.C. (3d) 162; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33; Fox c. General Medical Council, [1960] 1 W.L.R. 1017; Adams c. United States ex rel. McCann, 317 U.S. 269 (1942); Michelson c. United States, 335 U.S. 469 (1948); R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Sarrazin, 2010 ONCA 577, 268 O.A.C. 200; R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 , 11d).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 276 , 276.1(2) [aj. 2018, c. 29, art. 25], (4) [idem], 669.2, 686(1)b)(iii).
Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, S.C. 1980‑81‑82‑83, c. 125, art. 246.6(1)a) [abr. & rempl. 1985, c. 46, art. 276(1)a)].
Projet de loi C‑51, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi , 1re sess., 42e lég., 2018.
Doctrine et autres documents cités
Adair, Geoffrey D.E. On Trial: Advocacy Skills and Practice, 2nd ed., Markham (Ont.), LexisNexis Butterworths, 2004.
Craig, Elaine. Putting Trials on Trial: Sexual Assault and the Failure of the Legal Profession, Montréal, McGill‑Queen’s University Press, 2018.
Craig, Elaine. « The Ethical Obligations of Defence Counsel in Sexual Assault Cases » (2014), 51 Osgoode Hall L.J. 427.
Ozkin, Senem. « Balancing of Interests: Admissibility of Prior Sexual History under Section 276 » (2011), 57 C.L.Q. 327.
Wooley, Alice. Understanding Lawyers’ Ethics in Canada, 2nd ed., Toronto, LexisNexis, 2016.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges MacFarland, Watt et Paciocco), 2018 ONCA 547, 141 O.R. (3d) 696, 362 C.C.C. (3d) 434, 46 C.R. (7th) 309, [2018] O.J. No. 3162 (QL), 2018 CarswellOnt 9555 (WL Can.), qui a annulé la déclaration de culpabilité pour contacts sexuels inscrite par le juge Gee et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli, les juges Brown et Rowe sont dissidents.
Katie Doherty, pour l’appelante.
Michael Dineen et Megan Savard, pour l’intimé.
Greg J. Allen et Jorie Les, pour l’intervenante l’Association canadienne contre la violence.
Marie Henein et Lauren Mills Taylor, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Martin rendu par
La juge Karakatsanis —
I. Introduction
[1] Les procès pour agression sexuelle posent des défis particuliers touchant la protection de l’intégrité du procès ainsi que la mise en balance des intérêts sociétaux de l’accusé et de la plaignante[1]. Devant ces difficultés, le législateur et les tribunaux ont établi des règles de preuve adaptées à ce contexte.
[2] Le législateur a adopté l’art. 276 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , pour régir le droit de l’accusé d’introduire une preuve portant sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Une telle preuve n’est jamais admissible pour étayer les deux mythes voulant que la plaignante soit moins digne de foi ou plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question. Pour respecter la présomption d’innocence, une preuve peut être présentée à d’autres fins pertinentes, mais doit satisfaire à des critères rigoureux pour qu’elle ne mine pas l’intégrité du procès ou la dignité et la vie privée de la plaignante.
[3] Il s’agit dans la présente affaire de savoir comment s’appliquent ces exigences lorsque le ministère public introduit une preuve relative au comportement sexuel de la plaignante et que l’accusé cherche à contester cette preuve en contre‑interrogeant cette dernière.
[4] En l’espèce, la plaignante a affirmé dans son témoignage qu’elle était vierge au moment de l’agression. Le ministère public a introduit une preuve de sa grossesse subséquente et de la date approximative de la conception pour étayer le témoignage de la plaignante selon lequel elle avait été agressée sexuellement par l’accusé. Ce dernier a nié les allégations et a cherché à interroger la plaignante quant à la question de savoir si quelqu’un d’autre aurait pu avoir causé la grossesse.
[5] La juge saisie de la demande de l’accusé a statué qu’il n’était pas autorisé à demander si la plaignante avait eu toute autre activité sexuelle, parce qu’il ne disposait d’aucune preuve portant sur « des cas particuliers d’activité sexuelle » — une des conditions prévues à l’al. 276(2) du Code criminel . L’accusé a toutefois été autorisé à contre‑interroger la plaignante sur son affirmation selon laquelle elle était vierge au moment de l’agression.
[6] Je conclus que la juge saisie de la demande a commis une erreur. Le contre‑interrogatoire visait à établir que la grossesse avait été causée par une activité sexuelle autre que l’agression alléguée. La preuve présentée par le ministère public faisait état d’un acte sexuel en particulier, à savoir une activité capable de causer la grossesse dans un intervalle de temps déterminé. La demande de l’accusé satisfaisait à la condition relative aux « cas particuliers » visés à l’al. 276(2) , parce qu’elle était suffisamment détaillée pour permettre à la juge d’appliquer le régime.
[7] Le ministère public entendait manifestement s’appuyer sur la preuve de la grossesse pour établir l’actus reus. La présomption d’innocence exige que l’accusé soit autorisé à vérifier la fiabilité de cet élément de preuve matérielle corroborante si cruciale, avant que l’on puisse s’y fier pour étayer une conclusion de culpabilité. Puisque l’accusé a nié avoir eu quelque contact sexuel que ce soit avec la plaignante, et en l’absence de toute autre preuve de paternité, la possibilité de contre‑interroger la plaignante était un élément fondamental de son droit de présenter une défense pleine et entière.
[8] Néanmoins, permettre à un accusé d’interroger une plaignante sur de tels sujets comporte des risques qui soulèvent des préoccupations relatives tant à la dignité qu’à la vie privée. Les juges doivent exercer un contrôle serré de tels contre‑interrogatoires pour minimiser ces risques. Le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière doit être mis en balance avec les autres intérêts protégés par le par. 276(3). En l’espèce, la mise en balance de ces intérêts aurait exigé que tout contre‑interrogatoire soit de portée restreinte.
[9] Cela dit, j’estime qu’il n’y a eu aucune erreur judiciaire en l’espèce. Le contre‑interrogatoire qui a été autorisé et qui a effectivement eu lieu a permis à la défense de vérifier la preuve avec suffisamment de rigueur. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité.
II. Contexte
[10] L’accusé et la plaignante sont cousins. Pendant la fin de semaine de la fête du Canada de 2013, ils sont allés faire du camping avec plusieurs membres de leur famille élargie. À l’époque, R.V. était âgé de 20 ans et la plaignante avait 15 ans. Dans son témoignage, cette dernière a affirmé que R.V. l’avait agressée sexuellement au petit matin du 1er juillet.
[11] Selon le témoignage de la plaignante, au cours de la dernière soirée que les familles ont passée ensemble, elle jouait aux cartes en compagnie de ses cousins. Les parents du groupe sont allés se coucher vers 2 h, tandis que la plaignante a continué à veiller avec plusieurs de ses cousins. Elle a affirmé que, vers 4 h, R.V. a proposé que les cousins aillent à la plage se baigner. Après une courte baignade dans le lac, les cousins sont rentrés à leurs emplacements de camping. R.V. a emprunté le téléphone de la plaignante afin de s’en servir comme lampe de poche pour le retour à pied.
[12] La plaignante a expliqué que lorsqu’elle a regagné sa tente, elle s’est rendu compte que R.V. avait encore son téléphone et elle s’est rendue à la tente de ce dernier pour le récupérer. Arrivée à la tente de R.V., celui‑ci lui a dit qu’il avait besoin de lui parler en privé. Il l’a prise par le poignet et l’a amenée dans les toilettes des hommes près de la plage.
[13] La plaignante a affirmé que lorsqu’ils se sont trouvés à l’intérieur des toilettes, R.V. a tenté de l’embrasser et de lui retirer sa chemise, mais qu’elle a résisté. Il lui a alors dit de se coucher par terre. Elle a obtempéré par peur et il a baissé son pantalon et son sous‑vêtement ainsi que les siens. R.V. s’est ensuite placé au‑dessus d’elle. Elle croit qu’il a tenté de pénétrer son vagin avec son pénis, mais elle n’a aucun souvenir de ce moment. La chose suivante dont elle se souvient c’est que R.V. lui a demandé si elle avait entendu un des cousins l’interpeller. Après avoir averti la plaignante de ne dire à personne ce qui s’était passé, R.V. s’est levé, il s’est rhabillé et il est parti. Après qu’il est parti, la plaignante s’est rendue aux toilettes des femmes pour se laver. Elle a dit que la région à l’extérieur de son vagin était mouillée et collante au toucher et qu’elle se sentait dégoûtée. Elle est ensuite retournée à sa tente et s’est endormie.
[14] R.V. a nié les allégations de la plaignante et le récit qu’elle a fait de la soirée. Il a reconnu s’être trouvé autour du feu de camp avec la famille. Toutefois, selon ses dires, il s’est couché à peu près en même temps que les parents et n’a plus eu de contact avec la plaignante ce soir‑là.
[15] Initialement, la plaignante n’a parlé de l’agression à personne. À la fin d’août, elle a consulté une médecin, se plaignant de douleurs abdominales et de nausées. Lorsqu’on lui a posé la question, elle a nié être sexuellement active. Une analyse d’urine effectuée pendant un examen physique le 29 août a confirmé par la suite qu’elle était enceinte. S’appuyant sur une échographie effectuée le 18 septembre, la médecin a estimé que la conception avait eu lieu à la fin de juin ou au début de juillet.
[16] La médecin a demandé à la plaignante si elle avait eu des relations capables de causer la grossesse vers la date de la conception. Au cours de cette discussion, la plaignante a parlé à la médecin de l’incident avec R.V. Parce que la plaignante était mineure, plus tard le jour même, la médecin a transmis ces renseignements à la Société d’aide à l’enfance qui a, à son tour, communiqué avec la police.
[17] Après avoir consulté sa médecin de nouveau le 19 septembre, la plaignante a mis fin à la grossesse le 21 septembre. La clinique a éliminé les restes fœtaux le jour même, rendant impossible un test génétique de paternité. La police a communiqué avec la plaignante la semaine suivante et a recueilli une déclaration de sa part le 24 septembre. La plaignante a dit à la police (et dans son témoignage au procès) qu’elle était vierge au moment de l’agression. La police a accusé R.V. d’agression sexuelle et de contacts sexuels.
A. Le voir‑dire : la juge Baker
[18] Vu la preuve médicale relative à la date de conception, le ministère public a présenté une preuve de la grossesse pour étayer le témoignage de la plaignante comme quoi l’agression alléguée en avait été la cause. Lors des procédures préalables au procès, R.V. a demandé d’interroger la plaignante [traduction] « au sujet de son comportement sexuel antérieur, avec [l’accusé], ou toute autre personne, qui aurait pu se produire entre le 1er juin et le 1er juillet 2013 » (d.a., vol. II, p. 3). Parce que le ministère public entendait s’appuyer sur la grossesse de la plaignante comme preuve d’un contact sexuel avec l’accusé, R.V. a plaidé que son droit de présenter une défense pleine et entière lui donnait le droit de s’enquérir sur [traduction] « la question de savoir si quelqu’un d’autre avait pu mettre la plaignante enceinte » (d.a., vol. II, p. 4).
[19] La juge Baker a rejeté la demande fondée sur l’art. 276 . À son avis, R.V. n’avait pas fait état de cas particuliers d’activité sexuelle. La juge a plutôt conclu que la demande [traduction] « s’apparentait davantage à une recherche à l’aveuglette » (d.a., vol. I, p. 15).
[20] La juge saisie de la demande a également fait observer qu’il existait d’autres moyens de contester l’inférence selon laquelle R.V. avait causé la grossesse de la plaignante. Premièrement, il est possible que l’âge fœtal ne cadre pas avec la date de l’infraction alléguée. La juge en est arrivée à cette conclusion en se fondant sur les observations de l’avocat de R.V. qui a affirmé, lors du voir‑dire, que la conception avait eu lieu vers le 14 juin, soit 17 jours avant l’agression.
[21] Deuxièmement, R.V. pouvait interroger la plaignante sur le sens qu’elle donnait au mot « vierge » et sur la véracité de sa déclaration selon laquelle elle était vierge au moment de l’agression alléguée. La juge saisie de la demande a statué que les questions sur la virginité ne sont pas visées par l’art. 276 . Toutefois, le droit de R.V. de poser ces seules questions [traduction] « ne donn[ait] pas à la défense carte blanche pour contre‑interroger la plaignante sur toute activité sexuelle qu’elle pouvait avoir eu au cours du mois qui a précédé l’infraction alléguée » (d.a., vol. I, p. 15).
[22] La juge saisie de la demande a accepté que R.V. n’entendait pas s’appuyer sur le témoignage obtenu en contre‑interrogatoire pour étayer les deux mythes. Néanmoins, selon elle, la dignité de la plaignante et son droit à la vie privée l’emportaient sur [traduction] « la valeur probante fort incertaine du témoignage proposé » (d.a., vol. I, p. 16).
B. Le procès : le juge Gee
[23] Après le voir‑dire et avant le procès, la juge saisie de la demande a invoqué l’art. 669.2 du Code criminel et le procès s’est poursuivi devant un autre juge. À l’ouverture du procès, le juge Gee a rejeté la demande de R.V. de réexaminer la demande fondée sur l’art. 276 . Le juge a statué que lorsqu’un procès se poursuit devant un autre juge, l’art. 669.2 ne prévoit pas le réexamen des requêtes préalables au procès tranchées par le juge précédent. Quoi qu’il en soit, il a conclu qu’il n’y avait aucune raison de réexaminer la demande, puisque les circonstances n’avaient pas changé.
[24] La plaignante, sa médecin et l’accusé ont témoigné au procès. Pendant le témoignage de la médecin, il est devenu apparent que, lors du voir‑dire, l’avocat de la défense s’était trompé dans son calcul de la date de conception[2]. D’après l’échographie, la conception se serait produite entre le 21 juin et le 5 juillet 2013.
[25] Le juge du procès a rejeté le récit de R.V. de la nuit en question. Dans son évaluation de la crédibilité de l’accusé, le juge a pris en compte les incohérences dans son témoignage au procès et dans son entrevue avec la police, ainsi que son aveu comme quoi il avait menti à ces deux occasions. Le juge du procès a fini par conclure que R.V. n’était pas un témoin crédible et il n’a pas retenu son témoignage.
[26] En revanche, le juge du procès a conclu que la plaignante était [traduction] « un témoin très convaincant » (d.a., vol. I, p. 46) dont le récit était détaillé et précis. Il a retenu son témoignage selon lequel elle n’avait jamais eu de rapports sexuels avant le 1er juillet. Il a également conclu que sa grossesse était « une preuve convaincante [. . .] qui appuyait ses allégations » (d.a., vol. I, p. 47).
[27] R.V. a été déclaré coupable de contacts sexuels et il a été condamné à une peine d’emprisonnement de quatre ans.
C. La Cour d’appel : les juges MacFarland, Watt et Paciocco
[28] Sous la plume du juge Paciocco, la Cour d’appel de l’Ontario a accueilli l’appel et a ordonné la tenue d’un nouveau procès. Elle a statué qu’il était manifestement injuste que le ministère public s’appuie sur la grossesse pour confirmer le récit de la plaignante tout en empêchant l’accusé de contester cette inférence. Même si la demande en vue de contre‑interroger la plaignante sur son comportement sexuel [traduction] « qui aurait pu se produire entre le 1er juin et le 1er juillet 2013 » était « extravagante », l’accusé aurait quand même dû avoir l’occasion de poser des questions pertinentes : 2018 ONCA 547, 141 O.R. (3d) 696, par. 27 et 29‑30.
[29] Le juge Paciocco a statué que le par. 276(2) oblige l’accusé à identifier avec précision des éléments de preuve ciblés et les séries de questions proposées afin que le juge saisi de la demande puisse faire la mise en balance prescrite par l’art. 276 . En l’espèce, la valeur probante du contre‑interrogatoire était évidente — celui‑ci était susceptible de neutraliser le poids que le ministère public comptait accorder à la grossesse. L’incertitude quant au succès d’une série de questions n’élimine pas sa valeur probante éventuelle. Par conséquent, la juge saisie de la demande avait eu tort d’exiger une preuve au soutien du contre‑interrogatoire proposé.
[30] Le juge Paciocco a conclu en outre que la juge saisie de la demande avait commis une erreur en qualifiant de « recherche à l’aveuglette » le contre‑interrogatoire demandé. À son avis, l’interrogatoire proposé [traduction] « visait une assise importante de la preuve du ministère public », et les autres méthodes pour contester l’affirmation de virginité de la plaignante ne protégeaient pas adéquatement le droit de l’accusé à un procès équitable : par. 69‑84.
[31] Selon la Cour d’appel, l’effet des erreurs commises par la juge saisie de la demande a été aggravé par la conclusion erronée du juge du procès selon laquelle il était lié par la décision initiale fondée sur l’art. 276 . Un nouveau procès était donc justifié parce que le refus du juge du procès de réexaminer la demande avait, dans les faits, empêché l’examen d’éventuelles demandes bien fondées.
III. Analyse
[32] En l’espèce, la question en litige est celle de savoir comment s’applique l’art. 276 lorsque l’accusé cherche à contre‑interroger la plaignante pour contester une preuve de comportement sexuel antérieur présentée par le ministère public. L’article 276 exige que le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière soit mis en balance avec les risques d’atteinte que le contre‑interrogatoire puisse poser à la vie privée et à la dignité de la plaignante ainsi qu’à l’intégrité du processus judiciaire. Cette analyse s’applique tout autant lorsque l’accusé cherche à introduire un élément de preuve pour établir un moyen de défense que lorsqu’il conteste des inférences mises de l’avant par le ministère public.
A. Contester la preuve du ministère public en respectant les limites de l’article 276
[33] Témoigner dans une affaire d’agression sexuelle peut être traumatisant et nocif pour les plaignantes : voir E. Craig, Putting Trials on Trial: Sexual Assault and the Failure of the Legal Profession (2018), p. 4 et ss. Les questions portant sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante sont souvent dénuées de pertinence, n’ayant aucun autre but que d’étayer les « deux mythes », à savoir que les actes sexuels antérieurs de la plaignante la rendent moins digne de foi ou plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en cause. Historiquement, on se servait de questions générales et indiscrètes sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante pour dénaturer le procès et, en fin de compte, en faire subir un à la plaignante : voir R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, par. 33.
[34] Dans le but de mettre fin à l’ « utilisation sexiste et dépassée de la preuve sur le comportement sexuel », le législateur fédéral a édicté, en 1982, une interdiction générale de toute preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante, sous réserve de trois exceptions limitées : R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 625. Une de ces exceptions visait la preuve « qui repousse une preuve préalablement présentée par la poursuite et portant sur le comportement ou l’absence de comportement sexuel du plaignant » : Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, L.C. 1980‑81‑82‑83, c. 125, al. 246.6(1)a) (devenu l’al. 276(1)a)). Dans l’arrêt Seaboyer, la Cour a invalidé la disposition de 1982 comme étant inconstitutionnelle parce que trop restrictive — elle pouvait entraîner l’exclusion d’éléments de preuve pertinents, essentiels à un procès équitable : Seaboyer, p. 625. La Cour a souligné que la pertinence de toute preuve, y compris la preuve du comportement sexuel antérieur, doit être évaluée selon chaque cas : p. 609.
[35] Pour donner suite à l’arrêt Seaboyer, le législateur a modifié l’art. 276 , codifiant les lignes directrices formulées dans cet arrêt : R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, par. 20. La version moderne de l’art. 276 [3] vise à protéger l’intégrité de l’administration de la justice, et du procès, en établissant un juste équilibre entre les droits de l’accusé et ceux de la plaignante :
276 (1) Dans les poursuites pour [diverses infractions sexuelles], la preuve de ce que la plaignante a eu une activité sexuelle avec l’accusé ou un tiers est inadmissible pour permettre de déduire du caractère sexuel de cette activité qu’il est
a) soit plus susceptible d’avoir consenti à l’activité à l’origine de l’accusation;
b) soit moins digne de foi.
(2) Dans les poursuites visées au paragraphe (1) l’accusé ou son représentant ne peut présenter de preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle autre que celle à l’origine de l’accusation sauf si le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix décide, conformément aux articles 276.1 et 276.2, à la fois :
a) que cette preuve porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle;
b) que cette preuve est en rapport avec un élément de la cause;
c) que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.
(3) Pour décider si la preuve est admissible au titre du paragraphe (2), le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix prend en considération :
a) l’intérêt de la justice, y compris le droit de l’accusé à une défense pleine et entière;
b) l’intérêt de la société à encourager la dénonciation des agressions sexuelles;
c) la possibilité, dans de bonnes conditions, de parvenir, grâce à elle, à une décision juste;
d) le besoin d’écarter de la procédure de recherche des faits toute opinion ou préjugé discriminatoire;
e) le risque de susciter abusivement, chez le jury, des préjugés, de la sympathie ou de l’hostilité;
f) le risque d’atteinte à la dignité du plaignant et à son droit à la vie privée;
g) le droit du plaignant et de chacun à la sécurité de leur personne, ainsi qu’à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi;
h) tout autre facteur qu’il estime applicable en l’espèce.
[36] Avant qu’une preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante puisse être introduite en application du par. 276(2) , le tribunal doit l’examiner de façon minutieuse. Premièrement, l’accusé doit énoncer par écrit « toutes précisions au sujet de la preuve en cause » et le rapport de celle‑ci « avec un élément de la cause » : par. 276.1(2) [4]. Si le juge est convaincu « des possibilités que la preuve en cause soit admissible [. . .] au titre du paragraphe 276(2) », un voir-dire est tenu : par. 276.1(4)[5]. Une preuve présentée pour étayer les deux mythes est catégoriquement interdite. Qui plus est, même si la preuve revêt une certaine pertinence pour une autre fin, elle peut néanmoins être exclue si le fait de l’admettre risque d’avoir un effet préjudiciable sur la « bonne administration de la justice» : al. 276(2) c).
[37] Dans bien des cas, lorsque l’accusé demande de présenter une preuve en application de l’art. 276 , il possède une preuve au soutien d’une activité sexuelle connue (c’est‑à‑dire « toutes précisions » au sujet de « cas particuliers d’activité sexuelle »). Toutefois, en l’espèce, même si R.V. soutenait qu’il y avait nécessairement eu un autre cas d’activité parce que la plaignante est tombée enceinte, il avait peu de connaissance des précisions au sujet de cette activité. Il a donc cherché à présenter la preuve d’autres cas d’activité sexuelle en contre‑interrogeant la plaignante.
[38] Les personnes accusées d’infractions criminelles sont présumées innocentes jusqu’à ce que leur culpabilité soit établie. Par conséquent, tout accusé a le droit de présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir un moyen de défense ou de contester la preuve de la poursuite : R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, p. 663. La « défense pleine et entière » est un principe de justice fondamentale, protégé par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés . Dans l’arrêt Seaboyer, la juge McLachlin a expliqué ce qui suit, à la p. 608 :
Le droit de l’innocent de ne pas être déclaré coupable est lié à son droit de présenter une défense pleine et entière. Il doit donc pouvoir présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite.
. . .
Bref, la dénégation du droit de présenter ou de contester une preuve équivaut à la dénégation du droit d’invoquer un moyen de défense autorisé par la loi.
[39] Généralement, un élément essentiel du droit de présenter une défense pleine et entière est le droit de contre‑interroger les témoins à charge sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées : R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193, par. 1 et 41; Osolin, p. 664‑665; Seaboyer, p. 608. Le droit de contre‑interroger est protégé à la fois par l’art. 7 et par l’al. 11d) de la Charte . Dans certaines situations, il se peut que le contre‑interrogatoire soit le seul moyen de découvrir la vérité. L’importance fondamentale du contre‑interrogatoire est reflétée par la règle générale selon laquelle un procureur peut poser toute question, pourvu qu’il le fasse de bonne foi — l’existence d’une preuve indépendante au soutien de la question n’est pas nécessaire : Lyttle, par. 46‑48.
[40] Cela dit, le droit de contre‑interroger n’est pas illimité. En règle générale, les questions posées en contre‑interrogatoire doivent être pertinentes et leur effet préjudiciable ne doit pas excéder leur valeur probante : Lyttle, par. 44‑45. Dans les affaires d’agression sexuelle, l’art. 276 restreint expressément la possibilité que la défense pose des questions sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Suivant le paragraphe 276(3), le droit à une défense pleine et entière n’est qu’un des facteurs que le juge du procès doit prendre en considération; en effet, ce facteur doit être mis en balance avec le risque de porter atteinte aux autres droits protégés au par. 276(3). Ces restrictions additionnelles sont nécessaires pour protéger les droits à la dignité, à la vie privée et à l’égalité des plaignantes : Osolin, p. 669; voir aussi R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 61‑68. Elles visent aussi la réalisation d’importants objectifs sociétaux soit, par exemple, celui d’encourager la dénonciation des agressions sexuelles : al. 276(3)b).
[41] Ainsi, le fait que l’accusé doit pouvoir contre‑interroger la plaignante afin de présenter une défense pleine et entière ne clôt pas l’analyse. La portée de ce qu’il est permis de poser comme questions doit en outre être mise en balance avec le risque d’atteinte aux autres droits que protège le par. 276(3), notamment les droits à la dignité et à la vie privée de la plaignante.
[42] En l’espèce, le ministère public a introduit une preuve de la grossesse et de la virginité de la plaignante pour corroborer son témoignage selon lequel l’agression avait eu lieu. Dans sa demande fondée sur l’art. 276 , R.V. a exprimé vouloir contester cette inférence en interrogeant la plaignante sur son activité sexuelle du 1er juin au 1er juillet 2013 pour déterminer [traduction] « si quelqu’un d’autre aurait pu mettre la plaignante enceinte » (d.a., vol. II, p. 3-4).
[43] Lorsque l’accusé veut s’enquérir du comportement sexuel antérieur de la plaignante, les trois paragraphes de l’art. 276 s’appliquent ensemble pour permettre la réalisation des objectifs de la disposition.
[44] Le paragraphe 276(1) interdit de façon absolue la présentation d’une preuve dans le but de tirer des inférences fondées sur les deux mythes. En l’espèce, la demande de R.V. en vue de contester l’inférence selon laquelle la grossesse résultait de l’agression alléguée ne faisait pas intervenir les deux mythes. La juge saisie de la demande a donc conclu à bon droit que le par. 276(1) n’interdisait pas le contre‑interrogatoire.
[45] Si, comme en l’espèce, la preuve de ce que la plaignante a eu une activité sexuelle doit être présentée dans un autre but, cette preuve est présumée inadmissible, sauf si l’accusé satisfait aux al. 276(2) a) et b) en identifiant des cas particuliers d’activité sexuelle qui sont en rapport avec un élément de la cause. Lorsque l’accusé demande à contre‑interroger la plaignante sur son comportement sexuel antérieur pour contester des éléments de preuve présentés par le ministère public, l’analyse tient souvent en la mise en balance prescrite par l’al. 276(2) c). Cette troisième étape consiste à soupeser les facteurs énoncés au par. 276(3) pour déterminer si la valeur probante du contre‑interrogatoire est suffisamment importante pour l’emporter sensiblement sur les risques d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice. Selon cette disposition, le juge doit déterminer la portée admissible du contre‑interrogatoire à la lumière des droits concurrents de l’accusé et de la plaignante ainsi que des autres droits énoncés au par. 276(3). Lorsque le droit à une défense pleine et entière exige un certain contre-interrogatoire, le juge doit façonner sa décision pour sauvegarder du mieux qu’il le peut les autres droits que protège le par. 276(3).
[46] Je passe maintenant à l’application du par. 276(2) aux faits de l’espèce.
(1) L’alinéa 276(2) a) : « cas particuliers d’activité sexuelle »
[47] Suivant l’article 276 , il n’est jamais permis de se livrer à un interrogatoire exploratoire tous azimuts. Un contre‑interrogatoire sans restriction sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante évoque manifestement le spectre que posent les utilisations inadmissibles de la preuve que la disposition vise à éliminer. L’alinéa 276(2) a) oblige donc l’accusé à identifier des « cas particuliers d’activité sexuelle » pour éviter les incursions inutiles dans la vie sexuelle de la plaignante.
[48] Cela dit, les mots « cas particuliers d’activité sexuelle » doivent être interprétés de manière téléologique et contextuelle. Ils limitent la preuve admissible à des actes sexuels distincts, et protègent contre la mauvaise utilisation d’une preuve générale de réputation visant à discréditer la plaignante et à dénaturer le procès : voir R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 40 C.R. (7th) 351, par. 79‑80. L’exigence des « cas particuliers » est renforcée par les aspects procéduraux d’une demande fondée sur l’art. 276 , qui oblige l’accusé à énoncer « toutes précisions au sujet de la preuve en cause » : par. 276.1(2) . En exigeant « toutes précisions », le Code criminel fait en sorte que les juges sont bien outillés pour faire l’analyse qui s’impose en application de l’art. 276 et que la preuve de la défense ne prend pas le ministère public ou la plaignante par surprise : Darrach, par. 55; Goldfinch, par. 51; voir également L.S., par. 82‑85.
[49] L’alinéa 276(2) a) n’oblige pas toujours l’accusé à se présenter devant le tribunal muni de noms, de dates et de lieux. Comme l’a souligné la procureure de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario, il pourrait, dans certains cas, être indûment intrusif d’exiger de telles précisions, frustrant ainsi un des objectifs les plus importants de la disposition. Comme le juge Doherty de la Cour d’appel l’a noté dans L.S., et comme la Cour l’a confirmé dans Goldfinch, le degré de précision requis dépend des circonstances de l’affaire, de la nature de l’activité sexuelle que l’accusé cherche à mettre en preuve et de l’utilisation qui sera faite de cette preuve : L.S., par. 83; Goldfinch, par. 53.
[50] En l’espèce, R.V. se proposait de contre-interroger la plaignante sur une autre activité sexuelle qui aurait pu causer sa grossesse, sans connaître les réponses qu’elle donnerait. Parce que sa défense consistait en une simple dénégation, il cherchait évidemment à établir que la grossesse était le résultat d’une autre activité. Cette demande de contre‑interrogatoire satisfait‑elle à l’exigence de fournir « toutes précisions » au sujet de « cas particuliers d’activité sexuelle » dans les circonstances de l’espèce? Donne‑t‑elle un préavis suffisant à la plaignante et au ministère public et outille‑t‑elle le juge pour l’application de l’art. 276 ?
[51] Le ministère public répond que ce n’est pas le cas. À son avis, l’art. 276 oblige l’accusé à donner des [traduction] « précisions concrètes » et à fournir des éléments de preuve au soutien de la demande fondée sur l’art. 276 . Le ministère public était d’accord avec la juge saisie de la demande pour dire que ce que demandait R.V. n’était en fait qu’une « recherche à l’aveuglette » — précisément le type de contre‑interrogatoire tous azimuts que l’art. 276 vise à empêcher.
[52] À mon avis, la juge saisie de la demande a commis une erreur en concluant que l’accusé n’avait pas identifié d’éléments de preuve de « cas particuliers d’activité sexuelle ». Comme l’a fait observer à juste titre le juge Paciocco, cette exigence doit être interprétée de manière téléologique et il a été satisfait aux objectifs de l’exigence en l’espèce.
[53] R.V. a cherché à contre‑interroger la plaignante sur un cas particulier d’activité sexuelle — l’activité qui a causé sa grossesse —, un élément de preuve qui a été introduit par le ministère public. Tout ce que la grossesse elle‑même démontrait, c’est qu’une activité sexuelle capable de mettre la plaignante enceinte s’était produite vers le 1er juillet. L’existence d’une telle activité n’avait rien d’hypothétique. Toutefois, en l’espèce, le fait de la grossesse ne révélait pas exactement quand ou avec qui l’activité sexuelle avait eu lieu. Le contre‑interrogatoire proposé visait à contester l’inférence selon laquelle R.V. avait causé la grossesse.
[54] Au cours de sa plaidoirie devant la Cour, la procureure du ministère public a prétendu qu’une simple dénégation ne saurait satisfaire l’exigence des « cas particuliers ». Or, cet argument renverse la présomption d’innocence. La thèse du ministère public selon laquelle la grossesse résultait de l’activité sexuelle qui faisait l’objet de l’accusation ne peut empêcher l’accusé de présenter une preuve qui laisse entendre que la grossesse a été causée par quelqu’un d’autre ou par un autre acte sexuel. La présomption d’innocence veut que R.V. soit autorisé à contester la preuve présentée par le ministère public selon laquelle il aurait commis une agression sexuelle. Bien entendu, le juge des faits peut en définitive rejeter la dénégation de l’accusé. Toutefois, comme l’a souligné le juge Paciocco, il serait injuste que le ministère public s’appuie sur le témoignage de la plaignante selon lequel l’accusé a causé la grossesse tout en empêchant l’accusé de contester le récit de la plaignante.
[55] Qui plus est, la grossesse est la preuve d’une activité sexuelle qui peut être située dans un intervalle de temps déterminé. La demande de R.V. fondée sur l’art. 276 faisait état d’un intervalle circonscrit, quoique large, d’un mois. Au procès, la preuve médicale a établi une fenêtre approximative de deux semaines pendant laquelle la conception se serait produite. Dans un cas comme dans l’autre, l’intervalle de temps clairement identifié ainsi que la nature précise de l’activité — une activité capable de causer la grossesse — étaient suffisamment précis pour qu’il soit satisfait à l’al. 276(2) a).
(2) Alinéa 276(2) b) : « en rapport avec un élément de la cause »
[56] La demande de l’accusé fondée sur l’art. 276 doit en outre préciser la pertinence de la preuve qui sera présentée. En toute logique, une preuve présentée pour réfuter celle présentée par le ministère public et qui incrimine l’accusé sera pertinente pour sa défense. Rappelons que même dans la version de l’art. 276 promulguée en 1982, le législateur avait établi une exception touchant la preuve réfutant celle présentée par le ministère public du comportement sexuel de la plaignante ou de l’absence d’un tel comportement.
[57] Dans l’arrêt Seaboyer, la juge McLachlin a affirmé que d’autres éléments de preuve relatifs au comportement sexuel de la plaignante « peuvent servir à expliquer les faits matériels sur lesquels le ministère public se fonde pour établir l’existence de rapports sexuels ou l’usage de la force, notamment le sperme, la grossesse, les blessures ou les maladies » : p. 614. La juge L’Heureux‑Dubé, dissidente, était d’accord pour dire que lorsque le ministère public soutient que des conséquences physiques comme la grossesse ont été causées par une agression, la défense peut présenter une contre‑preuve de comportement sexuel antérieur sur ce point : p. 682.
[58] En l’espèce, le ministère public prétend que parce que les réponses aux questions de R.V. étaient inconnues, la pertinence de ces questions était hypothétique. Je ne peux accepter cette proposition. La pertinence des questions proposées était évidente. Le ministère public s’appuyait sur la grossesse pour corroborer le récit de la plaignante. Indépendamment de ses réponses, le témoignage de la plaignante serait pertinent. Si elle niait l’existence d’une autre activité sexuelle, la preuve du ministère s’en trouverait renforcée. Toutefois, si une autre activité sexuelle avait pu se produire dans l’intervalle de temps pertinent, la valeur probante de la grossesse s’en trouverait considérablement réduite.
[59] Puisqu’il est manifestement pertinent de contester la preuve présentée par le ministère public, dans des cas comme celui qui nous occupe, le résultat de l’analyse dépendra généralement de la mise en balance de la valeur probante de la preuve et du risque d’effets préjudiciables pour la plaignante et pour la bonne administration de la justice.
(3) L’alinéa 276(2) c) : la mise en balance d’intérêts divergents
[60] Même lorsque la preuve proposée est suffisamment précise et pertinente, le contre‑interrogatoire portant sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante n’est autorisé que si « le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice [des séries de questions proposées] ne l’emporte pas sensiblement sur [leur] valeur probante » : al. 276(2) c). Cette mise en balance oblige le juge à tenir soigneusement compte des facteurs énumérés au par. 276(3) dans l’évaluation de l’effet potentiel de la preuve sur l’accusé, sur la plaignante et sur l’administration de la justice.
[61] La juge saisie de la demande a apparemment conclu que les facteurs prévus au par. 276(3) militaient eux aussi contre la requête de R.V. Lors du voir‑dire, le procureur de la défense a affirmé que, selon la preuve, la conception avait eu lieu à la mi‑juin. Cette thèse affaiblissait par le fait même l’inférence du ministère public selon laquelle la grossesse avait résulté de l’agression du 1er juillet. Qui plus est, la juge saisie de la demande était d’avis que R.V. pouvait interroger la plaignante sur son affirmation de virginité sans faire entrer en jeu l’art. 276 . En conséquence, elle a statué que la valeur probante de toute autre question portant sur le comportement sexuel de la plaignante était très incertaine. Elle estimait que les droits à la dignité et à la vie privée de la plaignante l’emportaient sur la valeur probante « hypothétique » des questions proposées.
[62] Même si R.V. ignorait les réponses aux questions qu’il voulait poser, je suis d’accord avec le juge Paciocco pour dire que [traduction] « l’incertitude du résultat ne prive pas une série de questions de sa pertinence » : par. 64. La juge saisie de la demande n’aurait pas dû examiner la probabilité que l’interrogatoire de R.V. porte fruit; elle aurait dû plutôt se demander si les réponses allaient être probantes. Parce que les réponses pouvaient éventuellement miner ou confirmer une preuve à charge importante, elles avaient une grande valeur probante. À mon avis, deux facteurs liés à la valeur probante de la preuve exigeaient qu’une forme quelconque de contre‑interrogatoire de la plaignante soit autorisée :
a) l’intérêt de la justice, y compris le droit de l’accusé à une défense pleine et entière; [et]
. . .
c) la possibilité, dans de bonnes conditions, de parvenir, grâce à elle, à une décision juste.
[63] Dans l’arrêt R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912, la juge L’Heureux‑Dubé a écrit : « [l]’article 276 ne peut être interprété de façon à priver une personne du droit à une défense équitable » : par. 11; voir aussi Darrach, par. 43 et Seaboyer, p. 616. Par conséquent, en évaluant comment l’accusé peut répondre à une preuve présentée par le ministère public, le juge doit veiller à ce que l’accusé ne soit pas privé du droit de présenter une défense pleine et entière.
[64] En termes simples, plus la preuve est importante pour la défense, plus il faut donner de poids aux droits de l’accusé. Par exemple, le besoin d’avoir recours à des questions sur le comportement sexuel antérieur d’une plaignante sera considérablement réduit si l’accusé peut présenter sa théorie de la cause sans faire mention du comportement sexuel antérieur de la plaignante. Toutefois, dans d’autres situations — lorsque la contestation de la preuve présentée par le ministère public du comportement sexuel antérieur de la plaignante a une incidence directe sur la capacité de l’accusé de soulever un doute raisonnable — le contre‑interrogatoire devient primordial pour la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière et il doit être autorisé sous une forme ou une autre : Mills, par. 71 et 94.
[65] C’est le cas en l’espèce. Ici, il n’y avait aucune preuve indépendante de paternité. Vu la dénégation de R.V., la seule façon qu’il avait de contester l’inférence mise de l’avant par le ministère public était de contre‑interroger la plaignante sur une autre activité sexuelle. Dans cette situation, la vie privée de la plaignante doit céder le pas au contre‑interrogatoire pour éviter qu’un innocent soit déclaré coupable.
[66] En outre, lorsque la défense de l’accusé comprend une contestation de la preuve présentée par le ministère public, le contre‑interrogatoire aide le juge des faits à parvenir à une décision juste : Seaboyer, p. 609; voir aussi S. Ozkin, « Balancing of Interests: Admissibility of Prior Sexual History under Section 276 » (2011), 57 C.L.Q. 327, p. 331‑32. Parce que la fenêtre pendant laquelle la conception aurait pu se produire chevauchait la date de l’agression alléguée, la grossesse pouvait corroborer le récit de la plaignante. Toutefois, la capacité du juge du procès de s’appuyer sur la grossesse dépendait de la mesure dans laquelle il pouvait exclure la possibilité qu’une autre activité sexuelle l’ait causée. En conséquence, les alinéas 276(3)a) et 276(3)c) exigeaient tous les deux qu’une forme quelconque de contre‑interrogatoire de la plaignante soit autorisée.
[67] Cela n’ouvre toutefois pas la porte à des enquêtes tous azimuts. Le droit à un procès équitable ne garantit pas les procédures les plus favorables que l’on puisse imaginer : R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390, par. 64; Darrach, par. 24; Mills, par. 75. Même lorsque le droit à un procès équitable exige le contre‑interrogatoire de la plaignante, il ne permet pas à un accusé de mener le contre‑interrogatoire le plus approfondi qui soit. Il faut également déterminer la portée des questions admissibles, en souspesant les droits de l’accusé et les autres droits et intérêts que protège le par. 276(3), notamment :
f) le risque d’atteinte à la dignité du plaignant et à son droit à la vie privée;
. . .
g) le droit du plaignant et de chacun à la sécurité de leur personne, ainsi qu’à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi.
Le juge du procès doit donc restreindre la portée des questions pour minimiser leur effet sur la plaignante, tout en maintenant la capacité de l’accusé de répondre aux accusations.
[68] Les questions sur le comportement sexuel antérieur de tout individu sont très intrusives. La dignité et la vie privée de la plaignante sont d’autant plus menacées lorsque les questions proposées portent sur le comportement d’une adolescente de 15 ans. La durée de la période pertinente et le degré de détail à présenter ont une incidence sur le préjudice que risque de subir la plaignante : voir, p. ex., R. c. Nkemka, 2013 ONSC 2121, par. 10‑20 (CanLII). Des questions ouvertes sur le comportement sexuel de quelqu’un, même si elles portent sur un intervalle de temps déterminé, risquent de devenir précisément le type d’enquête que vise à empêcher l’art. 276 . La prudence s’impose lorsque l’enquête proposée porte sur un large éventail d’activités sexuelles et n’est limitée que par un intervalle de temps précis.
[69] La détermination des limites d’un contre‑interrogatoire admissible sera toujours une tâche ardue et tributaire des faits. En l’espèce, tandis que la plaignante soutenait qu’elle était vierge et qu’elle n’avait pas de copain au moment de l’agression, il fallait s’en tenir à des questions limitées. Dans d’autres cas, une plus grande latitude pourrait être justifiée.
[70] Bref, le droit de R.V. à une défense pleine et entière exigeait qu’il dispose d’un moyen pour contester l’inférence relative à la grossesse sur laquelle s’appuyait le ministère public. À mon avis, une mise en balance adéquate des intérêts énumérés au par. 276(3) aurait permis à R.V. de poser des questions : (i) sur ce que la plaignante savait des formes d’activité sexuelle pouvant entraîner une grossesse et (ii) sur le point de savoir si elle s’était livrée à des activités de ce genre à la fin juin et au début juillet. Toutefois, pour minimiser l’effet sur la vie privée et la dignité de la plaignante, il fallait que cette enquête soit limitée. Comme je l’expliquerai plus loin, même si une demande fondée sur l’art. 276 est accueillie, le juge du procès doit tenir compte de ces intérêts tout au long du procès.
(4) Le juge du procès et son rôle de gardien
[71] La Cour a récemment souligné l’important rôle de « gardien » que joue le juge du procès dans les affaires d’agression sexuelle : R. c. Barton, 2019 CSC 33, par. 68 et 197; Goldfinch, par. 75. Le contexte de l’espèce, sur le plan de la procédure et de la preuve, illustre deux aspects de ce rôle : (i) l’importance que le juge demeure sensible aux objectifs de l’art. 276 pendant le déroulement du procès en supervisant activement les contre‑interrogatoires et en adaptant au besoin les décisions prises en application de l’art. 276 lorsque de nouveaux éléments de preuve sont révélés; (ii) les avantages d’évaluer la preuve d’autres activités sexuelles si elle est présentée par la défense (comme l’exige l’art. 276 ) ou si elle est présentée par le ministère public (en vertu du par. 276(1) et des principes de common law exposés dans l’arrêt Seaboyer).
(a) Surveiller les contre‑interrogatoires et réexaminer les demandes fondées sur l’art. 276 tout au long du procès
[72] L’article 276 continue à s’appliquer, même après le prononcé de la décision initiale sur la preuve. Le juge du procès doit donc continuer à veiller au respect des objectifs de la disposition tout au long du procès. Le contre‑interrogatoire portant sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante, lorsqu’il est autorisé, doit être étroitement surveillé pour qu’il respecte les limites fixées. Au fur et à mesure que de nouveaux éléments de preuve ressortent, il peut en outre devenir nécessaire de réexaminer des décisions fondées sur l’art. 276 rendues antérieurement.
[73] Premièrement, lorsqu’un contre‑interrogatoire ciblé de la plaignante est permis, le juge du procès doit établir un équilibre délicat qui consiste à donner au procureur la latitude suffisante pour mener un contre‑interrogatoire efficace tout en minimisant tout effet négatif sur la plaignante et sur le processus judiciaire. Les questions proposées doivent être examinées à l’avance et peuvent être réévaluées en fonction des réponses reçues. Dans certains cas, il peut même être opportun d’approuver une formulation précise : voir, p. ex., Nkemka, par. 18; R. c. Akumu, 2017 BCSC 533, par. 26‑31 et 35‑54 (CanLII).
[74] Deuxièmement, en règle générale, une ordonnance relative à l’instruction du procès peut être modifiée ou révoquée s’il y a un changement important des circonstances : motifs de la Cour d’appel, par. 98‑103; voir également R. c. Adams, [1995] 4 R.C.S. 707, par. 30; R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660, par. 21; R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680, par. 28. Au fur et à mesure que des éléments de preuve ressortent au procès, tant la valeur probante que l’effet préjudiciable potentiel de la preuve proposée peuvent changer. S’il survient un changement important des circonstances, une partie peut demander qu’une décision antérieure en matière de preuve soit réexaminée.
[75] En l’espèce, la juge saisie de la demande a interdit à R.V. d’interroger la plaignante sur son comportement sexuel antérieur. À l’ouverture du procès, le juge du procès a subséquemment statué que, parce que le procès s’était poursuivi devant lui en application de l’art. 669.2 du Code criminel , les requêtes préalables ne pouvaient pas être plaidées de nouveau et qu’il était lié par la décision de la juge saisie de la demande fondée sur l’art. 276 . Or, comme l’a affirmé à bon droit la Cour d’appel, l’art. 669.2 n’écarte pas la règle générale selon laquelle le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire de réexaminer les décisions prises antérieurement dans l’instance s’il y a un changement important des circonstances : par. 98‑108.
[76] En l’espèce, le juge du procès a également souligné, à bon droit, qu’aucun changement important des circonstances n’était survenu entre la décision fondée sur l’art. 276 et l’ouverture du procès. Néanmoins, comme il a statué qu’il ne pouvait pas réexaminer la décision — qui comprenait la conclusion erronée selon laquelle le contre‑interrogatoire proposé ne satisfaisait pas à l’exigence qu’il porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle —, je reconnais que le procureur de l’accusé a pu penser qu’il aurait été futile de demander un réexamen, même si la situation changeait en cours de procès.
[77] De fait, le fondement probatoire a effectivement changé en l’espèce. Lors du voir-dire, le procureur de R.V. a affirmé que la date approximative de la conception était le 14 juin — soit 17 jours avant l’infraction alléguée. Or, le témoignage de la médecin au procès a établi que la conception aurait eu lieu entre le 21 juin et le 5 juillet. Puisque la date éventuelle de conception coïncidait de façon plus étroite avec la date de l’agression, la valeur probante de la grossesse comme preuve de l’agression avait augmenté. L’intervalle de temps plus court réduisait également l’effet préjudiciable éventuel pour la plaignante. Ce sont là deux facteurs qui auraient vraisemblablement fourni un motif de réexamen de la décision fondée sur l’art. 276 .
(b) L’admissibilité de la preuve du ministère public et la possibilité d’évaluations conjointes
[78] Bien que le par. 276(2) ne s’applique qu’à la preuve présentée par « l’accusé ou son représentant », le par. 276(1) et les principes de common law s’appliquent à la preuve présentée par le ministère public au sujet du comportement sexuel antérieur d’une plaignante : Barton, par. 80. Dans l’arrêt Seaboyer, la juge McLachlin a souligné l’importance du rôle de gardien que joue le juge du procès en s’assurant que la preuve du comportement sexuel antérieur « possède une valeur probante à l’égard d’un point en litige [et que] le danger d’effet préjudiciable de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante » : p. 635. Quelle que soit la partie qui présente une preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante, il revient au juge du procès d’être sensible au raisonnement fondé sur les deux mythes et au préjudice causé à la plaignante, au processus judiciaire et à l’administration de la justice.
[79] Dans les cas où, comme en l’espèce, la demande de l’accusé fondée sur l’art. 276 a trait à un élément de preuve présenté par le ministère public, il serait prudent d’examiner en même temps l’utilisation que compte faire ce dernier de cette preuve et les contestations que l’accusé lui oppose. En sachant comment les deux parties entendent utiliser la preuve, le juge du procès serait en mesure d’évaluer avec plus d’exactitude l’effet qu’aurait l’admission de cette preuve et de façonner adéquatement les manières dont cette preuve peut être présentée. Qui plus est, la décision du ministère public de présenter un élément de preuve, voire d’assigner un témoin en particulier, relève du pouvoir discrétionnaire du poursuivant : Darrach, par. 69. Si la manière dont la preuve peut être contestée est connue au départ, le ministère public peut décider de manière éclairée si les intérêts de la justice sont servis en l’introduisant.
[80] En l’espèce, le ministère public a présenté une preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante. En interrogatoire principal, le ministère public a demandé à la plaignante si elle était « vierge » au moment de l’agression et quand cet « état physique » avait changé. La plaignante a répondu qu’elle était vierge le 1er juillet et a affirmé avoir eu un rapport sexuel pour la première fois le 2 septembre. La médecin de la plaignante a en outre témoigné au sujet de conversations relatives à l’activité sexuelle de la plaignante. Le dossier n’indique pas clairement pourquoi le ministère public a présenté cette preuve de cette façon. Il aurait fallu décider à l’avance si ces déclarations étaient admissibles et comment la défense serait autorisée à les contester.
[81] La question de savoir si l’inactivité sexuelle est visée par l’art. 276 ou par les principes énoncés dans l’arrêt Seaboyer n’est pas directement en cause devant la Cour. Des cours d’appel ont affirmé que l’art. 276 n’empêche pas la plaignante de témoigner au sujet de sa virginité : R. c. Pittiman (2005), 198 C.C.C. (3d) 308 (C.A. Ont.), conf. par 2006 CSC 9, [2006] 1 R.C.S. 381, sur un autre point, par. 33; R. c. Brothers (1995), 169 A.R. 122 (C.A.), par. 26‑29. Toutefois, ces affaires reconnaissent également que l’admission d’une preuve de virginité soulève d’autres questions, notamment (1) les inférences que le juge des faits peut être invité de tirer du fait de la virginité de la plaignante et (2) comment l’accusé peut contester cette allégation : voir Pittiman, par. 34‑37; Brothers, par. 30‑35. Bien que je remette à plus tard l’examen de cette question, je souscris aux propos du juge Paciocco selon lequel il serait incongru de statuer que la déclaration « Je suis vierge » ne fait pas entrer en jeu l’art. 276 , alors qu’une réponse au contraire serait manifestement une référence à une activité sexuelle : par. 79.
[82] Dans tous les cas, les questions relatives au moment où la plaignante a cessé d’être vierge tombaient toutefois indéniablement sous le coup de l’art. 276 et des principes énoncés dans l’arrêt Seaboyer. En l’espèce, le ministère public cherchait présumément à confirmer que la plaignante ne s’était pas livrée à une activité sexuelle pendant la période où la conception aurait pu avoir lieu. Les questions de savoir comment le ministère public entendait présenter cette preuve — et de savoir s’il était nécessaire de discuter de son activité du 2 septembre, bien après l’intervalle de conception — auraient dû être évaluées à l’avance et examinées parallèlement à la demande de R.V. fondée sur l’art. 276 .
B. Sous‑alinéa 686(1) b)(iii) : y a‑t‑il eu erreur judiciaire grave?
[83] La juge saisie de la demande a commis une erreur en adoptant une approche trop restrictive à l’égard de l’art. 276 . Demander à la plaignante si elle avait eu une autre activité sexuelle qui aurait pu causer la grossesse dans l’intervalle de temps pertinent était suffisant pour satisfaire à l’exigence des « cas particuliers » du par. 276(2) . Un certain contre‑interrogatoire sur d’autres causes possibles de grossesse était justifié pour protéger la capacité de R.V. d’opposer une défense aux accusations. De plus, le juge du procès a commis une erreur en concluant, à l’ouverture du procès, qu’il n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de réexaminer la demande fondée sur l’art. 276 . Comme je l’ai expliqué précédemment, compte tenu du refus de la juge saisie de la demande d’accueillir la demande, la preuve qui est ressortie au procès aurait vraisemblablement constitué un changement important des circonstances justifiant un réexamen. Il faut toutefois considérer l’effet de ces erreurs, en tenant compte du fait que le juge du procès a permis à la défense de contre‑interroger la plaignante sur la question de la virginité.
[84] Le sous‑alinéa 686(1) b)(iii) du Code criminel permet à une cour d’appel de rejeter un appel d’une déclaration de culpabilité lorsqu’« aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit ». À mon avis, R.V. n’a subi aucun tort important, puisque, malgré les erreurs commises, les questions qu’il a été autorisé à poser lui ont permis de contester adéquatement l’inférence mise de l’avant par le ministère public.
[85] La disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) ne s’applique que lorsqu’il n’existe aucune « possibilité raisonnable que le verdict eût été différent en l’absence de l’erreur » : R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599, p. 617, conf. par R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 28. L’application de la disposition réparatrice convient dans deux situations : (1) l’erreur est inoffensive ou négligeable; (2) la preuve est à ce point accablante que le juge des faits conclurait forcément à la culpabilité : R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272, par. 53; R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, par. 34; Khan, par. 29‑31.
[86] Le contre‑interrogatoire est sans contredit un élément clé du droit à une défense pleine et entière. La Cour a déclaré que, parfois, « il n’existe en effet aucun autre moyen de mettre au jour des faussetés, de rectifier une erreur, de corriger une distorsion ou de découvrir un renseignement essentiel qui, autrement, resterait dissimulé à jamais » : Lyttle, par. 1 (souligné dans l’original); voir aussi Osolin, p. 663. Par conséquent, en règle générale, un procureur « peut soulever toute hypothèse qu’il avance honnêtement sur la foi d’inférences raisonnables, de son expérience ou de son intuition » : Lyttle, par. 48. Parce qu’il est difficile de savoir quelles questions l’avocat aurait posées et quelle preuve serait ressortie si un contre‑interrogatoire avait été autorisé, le défaut de permettre un contre‑interrogatoire pertinent justifiera presque toujours la tenue d’un nouveau procès : Shearing, par. 151; Crosby, par. 20; Osolin, p. 674‑675.
[87] La question clé à ce stade est de savoir si les erreurs commises en l’espèce ont empêché R.V. de présenter une défense pleine et entière. Plus précisément, est‑il clair que R.V. a été capable de contester l’inférence selon laquelle la grossesse confirmait sa participation à l’agression? En l’espèce, la Cour d’appel n’a pas expressément traité de la portée de ce qui aurait été un contre‑interrogatoire admissible. Elle a toutefois statué que le contre‑interrogatoire qui a effectivement eu lieu [traduction] « n’était pas un substitut adéquat [à celui] qui aurait dû être autorisé » : par. 91.
[88] Je ne suis pas d’accord. En l’espèce — où le contre‑interrogatoire proposé portait sur le comportement d’une jeune de 15 ans qui a dit être vierge — des questions tous azimuts auraient été inappropriées. Les circonstances de l’espèce justifiaient plutôt un interrogatoire de la plaignante rigoureusement contrôlé. Le droit de R.V. à une défense pleine et entière l’autorisait à vérifier si quelqu’un d’autre aurait pu avoir mis la plaignante enceinte. Je le répète, une mise en balance adéquate des intérêts énoncés au par. 276(3) aurait permis à R.V. de poser des questions limitées : (i) sur ce que la plaignante savait des formes d’activité sexuelle pouvant entraîner une grossesse et (ii) sur le point de savoir si elle s’était livrée à des activités de ce genre à la fin juin et au début juillet. Comme je vais l’expliquer, la défense a été autorisée à poser ces questions, malgré les erreurs entachant la décision fondée sur l’art. 276 .
[89] Devant la Cour, l’avocat de R.V. a exposé la théorie selon laquelle la plaignante s’était livrée à une activité sexuelle de ce genre avec son copain en juin ou juillet. Craignant les répercussions pouvant s’ensuivre une fois que sa famille découvrirait qu’elle était enceinte, la plaignante avait inventé l’histoire de l’agression. Le procureur de R.V. a soutenu qu’un nouveau procès s’impose, puisque R.V. n’a pas été en mesure de faire valoir cette théorie au procès et qu’il est impossible de savoir si cette stratégie aurait porté fruit.
[90] Je ne suis toujours pas convaincue. Ayant examiné les transcriptions du procès à la lumière des questions qui ont effectivement été posées et des questions qui auraient pu être posées selon son procureur, je suis convaincue que l’accusé n’a pas été empêché de vérifier adéquatement la preuve en l’espèce.
[91] Premièrement, la décision de la juge saisie de la demande permettait à R.V. de demander à la plaignante ce qu’elle entendait par la « virginité » et si elle avait dit la vérité en affirmant qu’elle était sexuellement inactive.
[92] Le procureur de la défense a interrogé la plaignante à propos de ce qu’elle savait des formes d’activité sexuelle susceptibles d’entraîner une grossesse. Il lui a demandé : [traduction] « vous saviez que des rapports sexuels pouvaient entraîner une grossesse » et que « s’il y a eu contact entre les organes génitaux de l’homme et ceux de la femme, il n’était pas nécessaire que des rapports sexuels surviennent, mais vous pouviez devenir [. . .] enceinte après avoir eu ce genre de comportement sexuel? » La plaignante a répondu aux deux questions par l’affirmative (d.a., vol. V, p. 26‑27).
[93] La plaignante a constamment affirmé (à sa médecin, à la police et au tribunal) qu’elle était à la fois vierge et sexuellement inactive avant septembre 2013. Pour mettre ce témoignage à l’épreuve, le procureur de la défense lui a demandé ce qu’elle entendait par « virginité » et « activité sexuelle ». Parmi les questions qu’il lui a posées sur ces points, il lui a demandé : [traduction] « votre connaissance [. . .] de la virginité est celle d’une personne qui n’a pas eu de rapports sexuels complets », ce à quoi elle a répondu « Oui » (d.a., vol. V, p. 28). À un autre moment de son témoignage, la plaignante a défini largement l’« activité sexuelle » comme englobant même le fait de toucher les organes génitaux. Le procureur a également contesté, lors de l’échange suivant, ce que la plaignante a dit à sa médecin :
[traduction]
Q. Et, [la médecin] vous a demandé explicitement si vous vous étiez livrée à des activités sexuelles?
R. Oui, elle l’a fait.
Q. Et, vous avez dit non?
R. Ouais.
Q. Et ce n’était pas exact, ce que vous dites au tribunal est vrai?
R. Pardon.
Q. Quand vous avez mentionné au médecin que vous vous adonniez à des activités sexuelles, ce n’était pas exact?
R. Mais c’était vrai, parce que je n’ai pas eu d’activité sexuelle avant le 2 septembre.
Q. Bien, mais l’incident est en soi une forme d’activité sexuelle, n’êtes‑vous pas d’accord?
R. Oui, mais à ce moment‑là, je ne l’avais dit à personne, donc je n’ai pas. . .
Q. Vous ne vouliez pas le lui dire?
R. Je, je ne voulais pas. J’étais super mal à l’aise.
Q. D’accord. Et donc, vous avez dit « non », même si vous, dans votre esprit, vous saviez probablement que c’était arrivé, n’est‑ce pas? Ce n’est pas disparu, vous…
R. Oui et. . .
Q. . . . vous y songiez?
R. Ouais.
Q. Mais, lorsque vous avez parlé à la médecin le 22 août, le premier jour, si je ne m’abuse, quand elle vous a demandé cela, je suppose que vous avez dit « non », parce que vous ne vouliez pas le lui dire?
R. Oui, et parce que je n’étais pas certaine si ça s’était passé exactement ce jour-là, ou non.
Q. D’accord. Mais, le genre de contact dont vous avez parlé est une forme d’activité sexuelle, n’êtes‑vous pas d’accord?
R. Ouais.
(d.a., vol. V, p. 37‑38 (je souligne))
[94] Le juge du procès n’a jamais empêché le procureur de la défense d’interroger plus à fond la plaignante sur ce qu’elle entendait par « virginité » ou ce qu’elle voulait dire quand elle a mentionné à sa médecin qu’elle n’était pas sexuellement active avant le 2 septembre.
[95] Pendant le contre‑interrogatoire, la plaignante s’est également fait interroger sur le moment où elle avait rencontré son copain. Elle a affirmé [traduction] « l’avoir rencontré, je crois, après juillet, et nous avons officiellement commencé à sortir ensemble le 26 décembre ». Le procureur de la défense a contesté ce témoignage, en suggérant qu’elle [traduction] « le fréquentait en juillet et en août ». La plaignante a répondu « [à] la fin juillet, début août » (d.a., vol. V, p. 15‑17). Le procureur de la défense a décidé de ne pas l’interroger davantage sur ce point.
[96] Bref, rien dans le dossier, mis à part des conjectures, n’indique que la plaignante âgée de 15 ans était sexuellement active, ni même qu’elle avait un amoureux à quelque moment que ce soit qui serait pertinent pour contester la preuve de la grossesse, et ce, malgré un contre‑interrogatoire sur ces deux questions. Je suis donc convaincue que la portée d’un contre‑interrogatoire admissible n’aurait pas été plus large que l’interrogatoire qui a effectivement eu lieu.
[97] Deuxièmement, la décision rendue en application de l’art. 276 n’a pas empêché le procureur de la défense de faire valoir la théorie suivant laquelle la plaignante avait menti pour protéger sa relation avec son copain. Le procureur a demandé à la plaignante de confirmer avoir dit aux policiers en septembre 2013 qu’elle avait un copain qu’elle aimait [traduction] « vraiment beaucoup », ce qu’elle a fait. Le procureur a également demandé à la plaignante si sa mère l’avait menacée de l’expulser du foyer si jamais elle devenait enceinte : la plaignante a reconnu que sa mère l’avait fait. Le procureur a en outre suggéré que la plaignante voulait dissimuler l’agression et la grossesse pour éviter de « mal paraître » aux yeux de sa famille; la plaignante a convenu qu’elle y avait songé.
[98] Je reconnais que ce contre‑interrogatoire a pu être moins efficace parce que l’avocat n’a pas pu poser la dernière question : [traduction] « Je vous suggère que c’est en fait avec votre copain que vous aviez des rapports sexuels en juillet ». Toutefois, ce que laissent croire les questions posées au procès était limpide et il était loisible au juge du procès d’envisager la possibilité d’un mobile pour mentir. D’ailleurs, devant la Cour, le procureur de R.V. a admis candidement que rien n’empêchait la défense d’examiner de manière plus approfondie le témoignage de la plaignante quant au moment où elle a commencé à fréquenter son copain ou à son mobile pour mentir. En conséquence, on ne peut pas dire qu’une erreur à l’égard de l’art. 276 a empêché l’accusé de faire valoir cet argument.
IV. Conclusion
[99] Pour ces motifs, je conclus que ni l’erreur d’interprétation de la juge saisie de la demande à l’égard de l’al. 276(2) a) ni la conclusion du juge du procès selon laquelle il était lié par la décision fondée sur l’art. 276 rendue antérieurement n’ont empêché R.V. de présenter une défense pleine et entière au procès. Eu égard aux faits de l’espèce, les erreurs sont anodines et il n’existe aucune possibilité raisonnable que le verdict ait été différent en l’absence des erreurs. R.V. n’a subi aucun tort important du fait des erreurs.
[100] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité de R.V.
Version française des motifs rendus par
Les juges Brown et Rowe —
[101] Il s’agit du troisième pourvoi tranché en quelques semaines, parallèlement aux arrêts R. c. Barton, 2019 CSC 33, et R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, dans le cadre duquel la Cour doit interpréter l’objet, la portée et l’application de l’art. 276 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 Code criminel . Les procès pour infractions d’ordre sexuel sont uniques parmi les procès criminels au Canada (m.a., p. 1). La preuve concernant le comportement sexuel antérieur de la plaignante est inadmissible lorsqu’elle est présentée par l’accusé, sauf si celui‑ci respecte les critères d’admissibilité énoncés au par. 276(2) .
[102] Dans les arrêts Barton et Goldfinch, la Cour a expliqué de quelle façon s’appliquent les critères d’admissibilité lorsque l’accusé cherche à présenter une preuve concernant le comportement sexuel antérieur de la plaignante au procès. Le présent pourvoi porte plutôt sur l’application des critères d’admissibilité lorsque le ministère public présente une preuve concernant le comportement sexuel antérieur de la plaignante, et que l’accusé cherche à contester cette preuve au moyen d’un contre-interrogatoire pertinent. Nous tenons à souligner que dans le présent pourvoi, le ministère public ne présentait pas une preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante simplement pour fournir une « mise en contexte », ou comme lien nécessaire pour expliquer une série d’événements; il la présentait plutôt comme l’élément central du dossier de preuve incriminant R.V.
[103] Le ministère public plaide que les critères d’admissibilité sont les mêmes pour l’accusé, sans égard à la personne qui obtient la preuve. La juge saisie de la demande a adopté cette position. Dans sa décision fondée sur l’art. 276 , elle a conclu que R.V. ne pouvait pas poser certaines questions parce qu’il ne connaissait pas, au préalable, les réponses que donnerait la plaignante. Par conséquent, R.V. ne pouvait pas établir de « cas particuliers d’activité sexuelle » au sens où il faut entendre le par. 276(2) . Les pistes d’investigation qu’il se proposait de suivre n’étaient rien de plus qu’une [traduction] « recherche à l’aveuglette » dans le comportement sexuel antérieur de la plaignante, et la valeur probante de ces éléments de preuve était tout au plus « conjecturale » (d.a., vol. I, p. 15‑16). Au procès, le juge a conclu que l’art. 669.2 du Code criminel ne lui conférait pas compétence pour réexaminer la décision de la juge saisie de la demande.
[104] Nous sommes tous d’avis que la juge saisie de la demande a mal appliqué les critères d’admissibilité énoncés à l’art. 276 et que, en outre, le juge du procès a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas compétence pour réexaminer la décision fondée sur l’art. 276 à la lumière de la preuve présentée par le ministère public. Ce qui nous divise n’est pas l’application correcte des critères d’admissibilité prévus au par. 276(2) dans les présentes circonstances — au sujet de laquelle nous sommes d’accord avec les juges majoritaires —, mais concerne la réparation adéquate des erreurs de la juge saisie de la demande et du juge du procès.
[105] Les juges majoritaires concluent que, malgré la décision erronée fondée sur l’art. 276 , l’effet éventuel de cette erreur sur l’équité du procès a été sans importance, parce que R.V. a réussi à mener le contre‑interrogatoire que la décision l’empêchait de mener. Même si la juge saisie de la demande a adopté une « approche trop restrictive » du contre‑interrogatoire, les juges majoritaires sont d’avis de ne pas ordonner la tenue d’un nouveau procès, puisque « la portée d’un contre‑interrogatoire admissible n’aurait pas été plus large que l’interrogatoire qui a effectivement eu lieu » et « rien dans le dossier, mises à part des conjectures, n’indique que la plaignante âgée de 15 ans était sexuellement active, ni même qu’elle avait un amoureux à quelque moment que ce soit qui serait pertinent pour contester la preuve de la grossesse, et ce, malgré un contre‑interrogatoire sur ces deux questions » (par. 83 et 96). Les juges majoritaires invoquent donc la disposition réparatrice (sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel ) pour rétablir la déclaration de culpabilité de R.V.
[106] Nous ne sommes pas d’accord. Les erreurs commises en l’espèce n’étaient pas « inoffensives » ou « négligeables ». La preuve n’était pas non plus accablante. De fait, on pourrait avoir l’impression, à la lecture des motifs des juges majoritaires, que R.V. n’a été privé que de la capacité de poser deux questions supplémentaires (par. 88). Mais il n’en est rien. Bien que l’effet immédiat de la décision était d’interdire à R.V. de contre‑interroger la plaignante concernant la théorie légitime selon laquelle une autre personne était la cause de sa grossesse, R.V. a été privé de bien plus que de la simple possibilité de poser deux questions supplémentaires, ou d’entendre certaines réponses. Il a été privé d’un processus complet d’interrogatoire. Cette privation a eu des effets qui se sont répercutés sur tous les aspects de sa défense et qui rendent très peu convaincante l’analyse que font les juges majoritaires de la transcription. Dit simplement, puisqu’il est impossible de savoir ce que dira un témoin lors d’un contre‑interrogatoire, aucun de nous ne peut connaître la nature de la preuve qu’aurait pu obtenir R.V., n’eût été la décision erronée fondée sur l’art. 276 . Voilà ce qui nous divise.
I. La disposition réparatrice
[107] Nous sommes conscients des principes généraux suivants concernant la disposition réparatrice. Il incombe au ministère public de démontrer qu’il y a lieu de maintenir une déclaration de culpabilité en dépit d’une conclusion selon laquelle il y a eu une erreur judiciaire. De plus, comme la Cour l’a décidé à maintes reprises, la disposition réparatrice ne peut être invoquée que s’il n’existe aucune possibilité raisonnable que le verdict eût été différent en l’absence de l’erreur (voir R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272; R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505, par. 24; R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, par. 34‑36).
[108] Il n’est donc pas surprenant que la disposition réparatrice soit rarement invoquée (avec succès) et qu’elle s’applique si, et uniquement si, l’erreur est négligeable ou inoffensive, ou lorsque la preuve est accablante. Il existe, en outre, des conditions préalables séparées et distinctes à l’application de la disposition; [traduction] « la gravité des erreurs du juge du procès n’est pas mise en balance avec la solidité de la preuve du ministère public » (R. c. Brown, 2018 ONCA 481, 361 C.C.C. (3d) 510, par. 77, citant Sarrazin, par. 22‑28). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un critère rigoureux auquel le ministère public doit satisfaire. Nous avons refusé à maintes reprises de l’assouplir, même lorsque nous avons été expressément invités à le faire, comme dans l’affaire Sarrazin.
[109] En l’espèce, personne ne plaide que la preuve est accablante. L’application de la disposition réparatrice dépend donc de la question de savoir si la décision erronée fondée sur l’art. 276 était à ce point négligeable ou inoffensive qu’elle n’a pu avoir un impact sur le verdict.
[110] Il est souvent difficile pour une cour d’appel de conjecturer sur la manière dont un contre‑interrogatoire aurait pu avoir une incidence sur le processus de recherche des faits s’il n’avait pas été indûment restreint. Cela est particulièrement le cas lorsque le ministère public s’appuie sur une preuve circonstancielle (voir les motifs du juge LeBel, dissident, mais non sur ce point, dans Sekhon, par. 88), comme il l’a fait en l’espèce en ce qui concerne la preuve de grossesse. En outre, lorsque l’affaire (comme en l’espèce) porte non pas sur une seule erreur en première instance, mais sur de multiples erreurs, l’effet cumulatif est évalué afin d’établir si de telles erreurs peuvent véritablement être qualifiées de négligeables ou d’inoffensives (voir Brown, par. 75, citant R. c. Bomberry, 2010 ONCA 542, 267 O.A.C. 235, par. 79; R. c. Hill, 2015 ONCA 616, 339 O.A.C. 90, par 102).
[111] Le critère rigoureux auquel il faut satisfaire pour appliquer la disposition réparatrice confirme avec vigueur le besoin de protéger l’intégrité du système de justice criminelle contre le risque d’une déclaration de culpabilité injustifiée. Ce risque occupe une place importante lorsqu’il y a eu une entrave indue au droit de contre‑interroger un témoin, puisque le droit de vérifier la preuve du ministère public au moyen d’un contre‑interrogatoire pertinent est garanti à la fois par la common law et par la Charte canadienne des droits et libertés en tant qu’élément essentiel du droit de présenter une défense pleine et entière (voir R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, p. 611‑612; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 24; R. c. Schmaltz, 2015 ABCA 4, 593 A.R. 76, par. 18; Regina c. White (1976), 1 Alta. L.R. (2d) 292, p. 299). Si l’incapacité de contester une partie cruciale de la preuve présentée contre lui a eu pour effet de porter irrémédiablement atteinte au droit de l’accusé de vérifier la preuve du ministère public, il sera inopportun d’invoquer ou d’appliquer la disposition réparatrice (R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193, par. 69‑70, citant R. c. Anandmalik (1984), 6 O.A.C. 143, p. 144; R. c. Wallick (1990), 69 Man. R. (2d) 310, p. 311; voir également R. c. Borden, 2017 NSCA 45, 349 C.C.C. (3d) 162, par. 215).
II. L’importance du contre-interrogatoire pour l’équité d’un procès
[112] En règle générale, l’accusé a le droit de contre‑interroger les témoins, et ce au sens le plus complet et le plus large du terme, pourvu qu’il n’abuse pas de ce droit (voir Lyttle, par. 44 et 70). Nous insistons pour dire que la présente affaire n’en est pas une où il est question d’un contre‑interrogatoire abusif. Même si, à l’instar de nos collègues majoritaires, nous reconnaissons qu’un contre‑interrogatoire en pareille matière risque de devenir abusif s’il n’est pas rigoureusement contrôlé par tous les acteurs dans la salle d’audience (voir également les motifs du juge Binnie dans R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33, par. 121‑122), ici, nous sommes tous d’accord avec le juge Paciocco pour dire que le contre‑interrogatoire de la plaignante que se proposait de faire R.V. quant à la cause de la grossesse avait trait à une preuve qui était pertinente et dont le risque d’effet préjudiciable grave ne l’emportait pas sur sa valeur probante importante, comme l’exige l’art. 276 (2018 ONCA 547, 141 O.R. (3d) 396).
[113] Nous nous penchons d’abord sur l’analyse que font les juges majoritaires quant au contre‑interrogatoire qui a effectivement été mené en l’espèce. Nous sommes entièrement en désaccord sur la question de savoir si un contre‑interrogatoire utile a eu lieu, de telle sorte que serait étayée la conclusion selon laquelle rien n’aurait changé si R.V. avait pu poser les questions qu’il a été empêché de poser par la décision fondée sur l’art. 276 . Cela semble faire renaître l’erreur que, à notre avis unanime, a commise la juge saisie de la demande (motifs des juges majoritaires, par. 62, adoptant les motifs de la Cour d’appel, par. 64) : soit assimiler la valeur probante du contre‑interrogatoire à la probabilité qu’il permette d’obtenir la preuve recherchée (ou assimiler le droit au contre‑interrogatoire à « la certitude du résultat »). Or, cette façon de voir le contre‑interrogatoire le réduit à rien de plus qu’une liste de sujets et fait dépendre la pertinence des questions de la capacité de la personne qui interroge de connaître, à l’avance, les réponses du témoin de la partie adverse. En outre, cette approche appauvrie du contre‑interrogatoire a été rejetée par la Cour il y a longtemps.
[114] Nous ne pouvons donc pas accepter que R.V. a uniquement été empêché de poser deux questions supplémentaires, ou d’entendre deux réponses de plus, comme le suggèrent nos collègues majoritaires. Il a plutôt été privé du processus complet d’interrogatoire. Cette privation a eu une incidence sur tous les aspects de sa défense au procès d’une façon qui ne peut pas être prise en compte dans l’analyse minutieuse inadéquate de la transcription que font nos collègues. Comme nous l’expliquerons, le contre‑interrogatoire est un processus dynamique — chaque réponse étant susceptible d’avoir une incidence sur la direction que poursuit celui qui interroge — plutôt qu’une liste (figée) de sujets et, en conséquence, aucun de nous ne peut savoir si un contre-interrogatoire conçu adéquatement se terminant par une série de questions (qui, encore une fois, auraient dû être permise selon notre avis unanime) aurait mis en lumière des éléments de preuve favorables à la défense de R.V. Après tout, il n’est pas possible de mener machinalement un contre‑interrogatoire.
[115] Ce qui constitue une préoccupation encore plus fondamentale pour nous, c’est que le raisonnement des juges majoritaires est incompatible avec l’analyse que la Cour a faite (traditionnellement) des effets d’une intervention inadmissible à l’égard du droit à un contre‑interrogatoire sur l’équité d’un procès criminel. L’arrêt de principe de la Cour à cet égard est l’arrêt Lyttle. Bien qu’il soit possible d’établir une distinction entre l’espèce et les faits de l’affaire Lyttle et qu’il n’était pas question dans cette affaire de l’application de l’art. 276 , la question de droit traitée dans cet arrêt — soit l’effet qu’a un contre‑interrogatoire indûment restreint sur l’équité du procès d’un accusé — comporte des similitudes frappantes avec la présente affaire. Nous reprenons donc passablement en détail le raisonnement énoncé dans cet arrêt. Nous le faisons en mettant l’accent sur deux des principes fondamentaux qu’il énonce et qui concernent la question de savoir s’il faut invoquer la disposition réparatrice dans le présent pourvoi : (1) un contre‑interrogatoire qui a été manifestement restreint a un effet préjudiciable sur la capacité de l’accusé de contrôler sa défense et sur l’équité de son procès; (2) les droits de l’accusé lui garantissent un procès équitable comprennent non seulement le fait qu’il y ait un contre‑interrogatoire, mais aussi le contrôle sur le rythme de celui‑ci.
[116] Dans Lyttle, la victime a été retrouvée sauvagement battue. Elle a dit aux policiers qu’elle avait été battue à la suite d’un différend à propos d’une chaîne en or. Les policiers ne l’ont pas cru, conjecturant qu’elle avait plus vraisemblablement été battue à propos d’une dette de drogue qui avait mal tourné. La victime a toutefois nié cette thèse et les policiers ont fini par admettre son récit selon lequel l’agression avait eu lieu à propos d’une chaîne en or. Au procès, on a interdit à l’avocate de M. Lyttle de soumettre aux témoins à charge l’hypothèse selon laquelle l’agression s’était produite conformément à la thèse de départ des policiers — à savoir une dette de drogue qui avait mal tourné — qui aurait constitué une preuve disculpatoire favorable à M. Lyttle, à moins qu’elle eût l’intention de prouver les faits sur lesquels l’hypothèse s’appuyait. Elle a été incapable de le faire, faute d’avoir contre‑interrogé les témoins à charge, et M. Lyttle a été déclaré coupable d’avoir battu la victime.
[117] Devant la Cour, la question de droit était celle de savoir si l’accusé devait être de bonne foi, ou s’il lui fallait des éléments de preuve plus rigoureux au soutien du contre‑interrogatoire, pour contre‑interroger un témoin à charge sur un point particulier en cause. Autrement dit, il s’agissait de savoir si l’accusé est limité à interroger les témoins uniquement sur des points qui peuvent être confirmés par d’autres moyens. La Cour a répondu par la négative. Elle a conclu qu’il est possible de contre‑interroger un témoin sur des points qui n’ont pas besoin d’être prouvés indépendamment, pourvu que celui qui interroge soit de bonne foi lorsqu’il pose ses questions au témoin. La Cour a fait remarquer qu’il n’est pas inhabituel que celui qui interroge prête foi à un fait qui est effectivement vrai, sans qu’il soit capable d’en faire la preuve autrement que par un contre‑interrogatoire. Il court toutefois le risque qu’une dénégation ou une réponse qui ne lui convient pas joue contre lui pour ce qu’elle vaut (Fox c. General Medical Council, [1960] 1 W.L.R. 1017, p. 1023, motifs du lord Radcliffe, cité dans Lyttle, par. 49).
[118] La Cour a ensuite conclu que le juge du procès avait limité irrégulièrement le droit de M. Lyttle de contre‑interroger les témoins à charge, ayant subordonné des séries de questions légitimes à des conditions injustifiées. Sur la question de l’opportunité d’invoquer la disposition réparatrice, la Cour a conclu sans difficulté qu’un tort important avait été causé et qu’un procès inéquitable en avait résulté, même si rien dans le dossier n’indiquait que l’agression avait eu lieu à propos d’une dette de drogue qui avait mal tourné. De plus, la preuve contre M. Lyttle était convaincante : la victime avait identifié M. Lyttle comme son agresseur « non masqué » lors d’une séance d’identification photographique. Néanmoins, la Cour a choisi de ne pas invoquer la disposition, au motif — et c’est à cet élément que les juges majoritaires ne répondent pas — qu’un contre‑interrogatoire manifestement restreint porte directement atteinte à la capacité de l’accusé de contrôler sa défense ainsi qu’à l’équité de son procès, et que lorsqu’il y a eu atteinte aux droits à un procès équitable, l’appel devrait suivre son cours normal.
[119] Nous retenons ce qui suit de l’arrêt Lyttle :
Bien que le contre‑interrogatoire puisse souvent s’avérer futile et parfois se révéler fatal, il demeure néanmoins un ami fidèle dans la poursuite de la justice ainsi qu’un allié indispensable dans la recherche de la vérité. Dans certains cas, il n’existe en effet aucun autre moyen de mettre au jour des faussetés, de rectifier une erreur, de corriger une distorsion ou de découvrir un renseignement essentiel qui, autrement, resterait dissimulé à jamais.
Voilà pourquoi le droit de l’accusé de contre‑interroger les témoins à charge — sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées — est un élément essentiel du droit à une défense pleine et entière. [Souligné dans l’original; par. 1‑2]
Pour dire les choses simplement, il n’est pas possible de mener un contre‑interrogatoire utile si sa portée est manifestement restreinte.
[120] Cela dit, l’arrêt Lyttle met aussi en lumière la question du rythme du contre‑interrogatoire et affirme qu’il s’agit d’un aspect essentiel des droits de l’accusé à un procès équitable, qui ne se limitent pas à la tenue d’un contre‑interrogatoire. Encore une fois, un contre‑interrogatoire n’est pas tant une série de questions qu’un processus d’interrogatoire. Il ne faut pas oublier que dans Lyttle, la Cour d’appel de l’Ontario avait appliqué le même argument que celui que font valoir nos collègues majoritaires en l’espèce : soit que même si le juge du procès a entravé à tort le contre‑interrogatoire des témoins à charge, l’avocate a pu poser les questions. Or, la Cour a rejeté ce raisonnement lorsqu’elle a fait remarquer que, indépendamment du fait que des éléments de preuve interdits en contre‑interrogatoire ont effectivement été examinés en interrogatoire principal, la décision a eu un effet inhibiteur sur l’avocate de la défense, a perturbé le rythme de son contre‑interrogatoire et a subordonné une série de questions légitime à des conditions (par. 3 et 71). Qui plus est, le fait de restreindre indûment le contre‑interrogatoire de M. Lyttle a eu des effets en aval sur l’équité du procès, puisqu’il a dû appeler des témoins à charge comme témoins à décharge, renonçant ainsi à son droit de s’adresser au jury en dernier.
[121] Le raisonnement de la Cour tient compte du fait que le contre‑interrogatoire est un processus dynamique, qui ne saurait être examiné par bribes isolées. Il ne se limite donc pas à une seule question ou série de questions. De fait, il consiste généralement en un processus d’interrogatoire par lequel l’avocat compétent cherche à obtenir des choses qui ne sont pas immédiatement apparentes et qui, à l’intérieur de balises strictes, permettent de vérifier la crédibilité d’un témoin. Le rythme d’un contre‑interrogatoire consiste à poser à un témoin des questions judicieuses conçues pour explorer, peu à peu, la nature et l’étendue de la connaissance de ce témoin. Un contre‑interrogatoire n’est efficace que s’il peut se dérouler étape par étape vers le point ultime où celui qui contre‑interroge peut poser la question ultime (ou les questions ultimes), sachant à ce moment‑là quelle sera sa réponse (ou quelles seront ses réponses), compte tenu des éléments de preuve obtenus antérieurement (voir G. D. E. Adair, On Trial: Advocacy Skills and Practice (2e éd. 2004), p. 333). Cela signifie que, lorsque le contre-interrogatoire est indûment restreint, les effets sur l’équité du procès se répercutent souvent au‑delà des mots précis qui figurent dans la transcription et ne peuvent être pleinement pris en compte lors de l’analyse de ces mots.
[122] Autrement dit, l’efficacité d’un contre‑interrogatoire ne dépend pas uniquement du contenu des questions posées au témoin, mais aussi de la manière dont elles lui sont posées. Nous le répétons, en menant un contre‑interrogatoire, l’avocat compétent engage le témoin dans un processus qui aboutit à une ultime question, où les réponses à toutes les questions déjà posées, prises ensemble, révèlent la thèse ou l’élément que veut établir celui qui interroge. Ce n’est qu’après que tous les éléments de preuve ont été obtenus par suite du contre‑interrogatoire que les faits peuvent être constatés et les évaluations de la crédibilité peuvent être menées à bien. Il s’ensuit logiquement que lorsque celui qui interroge sait d’emblée qu’il ne peut pas poser certaines questions, cela a nécessairement une incidence sur le rythme du contre‑interrogatoire. Il est en outre probable que celui qui interroge ajuste en conséquence la thèse ou l’élément principal qu’il entend établir par son contre‑interrogatoire. C’est vraisemblablement ce qui s’est produit en l’espèce.
[123] C’est pour cette raison que le contre‑interrogatoire ne peut pas être indûment restreint. Il ne suffit pas que celui qui interroge obtienne 90 pour cent de ce qu’il cherche en posant une série de questions. Il est possible que ces 90 pour cent n’aient aucune raison d’être ou pertinence si celui qui interroge ne parvient pas à obtenir les derniers 10 pour cent. Dans le même ordre d’idées, on ne saurait prétendre que l’accusé qui n’a pu poser qu’une seule question, c’est‑à‑dire les derniers 10 pour cent, sans avoir pu d’abord établir le fondement factuel pertinent, s’est vu respecter son droit protégé par la Constitution de contre‑interroger le témoin. En garantissant que celui qui interroge conserve un contrôle suffisant du rythme du contre‑interrogatoire, on évite d’enchaîner une personne à ses privilèges et de qualifier cela de Charte (nous empruntons les propos tenus par le juge Frankfurter dans Adams c. United States ex rel. McCann, 317 U.S. 269 (1942), p. 280).
[124] Nous souhaitons toutefois énoncer clairement qu’un contre‑interrogatoire qui n’est pas indûment restreint ne consiste pas en un contre‑interrogatoire illimité, et que rien dans l’arrêt Lyttle ou dans la jurisprudence de la Cour sur l’art. 276 ne suggère le contraire. L’arrêt Lyttle affirme sans contredit que l’avocat qui contre‑interroge un témoin à charge doit agir de bonne foi lorsqu’il pose ses questions. D’ailleurs, comme le font remarquer nos collègues majoritaires, le législateur a expressément prévu dans le Code criminel des limites aux questions qui peuvent être posées sur le comportement sexuel antérieur d’une plaignante. Même si le juge du procès doit donc toujours s’assurer que [traduction] « l’avocat ne se contente pas d’attaquer à l’aveuglette une réputation imprudemment compromise ou de poser une question non fondée afin de lancer une insinuation injustifiée à l’intention des jurés » (Lyttle, par. 51, citant Michelson c. United States, 335 U.S. 469 (1948), p. 481), le contre‑interrogatoire est encore plus restreint par la barrière en matière de preuve érigée par les critères d’admissibilité prévus au par. 276(2) ; par les inférences qui, du fait du par. 276(1) , ne seront jamais pertinentes; et par les principes de common law énoncés dans R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577. Lorsque celui qui interroge dépasse ces limites fixées par l’art. 276 ou par la common law, il n’est plus de bonne foi et tout élément de preuve obtenu par suite de ses questions est donc inadmissible et doit être immédiatement rejeté.
[125] Cela dit, rappelons que, en l’espèce, les questions proposées n’auraient pas contrevenu à l’art. 276 ou aux principes de common law énoncés dans l’arrêt Seaboyer et que les questions posées à la plaignante l’ont été de bonne foi. Nous convenons certes que « [l]es circonstances de l’espèce justifiaient [. . .] un interrogatoire de la plaignante rigoureusement contrôlé » (motifs des juges majoritaires, par. 88). Notre point de discorde est donc le suivant : l’interrogatoire qui a eu lieu lors du procès de R.V. n’était pas un substitut adéquat pour ce qu’a interdit la décision erronée. Le fait que, selon nos collègues, toute erreur se réduise à une restriction empêchant R.V. de poser deux questions représente à notre avis un regrettable faux‑fuyant de l’accent que la Cour avait clairement mis sur l’importance qu’un accusé exerce un contrôle suffisant sur le rythme de l’ensemble du contre‑interrogatoire et sur les pistes d’interrogatoire choisies, jusqu’à l’ordre dans lequel les questions sont posées. Tout cela a été mis de côté lors du procès de R.V. lorsqu’il n’a pu poser à la plaignante une série de questions qui, nous en convenons unanimement, auraient dû être permises.
III. La restriction du contre‑interrogatoire n’était pas une erreur négligeable ou inoffensive
[126] Dans les paragraphes qui précèdent, nous avons expliqué les raisons pour lesquelles nous ne pouvons accepter qu’il y aurait eu un contre‑interrogatoire utile, ce qui étayerait la conclusion de nos collègues voulant qu’il n’y ait aucune possibilité raisonnable que le verdict aurait été différent si les erreurs commises en l’espèce ne l’avaient pas été. Il s’ensuit que l’erreur commise dans la décision fondée sur l’art. 276 ne peut être décrite comme étant « négligeable » ou « inoffensive » dans la mesure où, comme l’a plaidé la Criminal Lawyers’Association of Ontario, essentiellement, cette décision permettait au ministère public de revendiquer pour lui‑même le droit de présenter la preuve de la grossesse comme incriminant l’accusé, tout en insistant pour que l’accusé soit empêché, aux termes du par. 276(2) , de contester cette même preuve sur laquelle se fondait le ministère public (m.i., Criminal Lawyers’ Association of Ontario, p. 7).
[127] Ce n’est pas parce que R.V. est presque parvenu à poser les questions qu’il aurait été autorisé à poser si la décision fondée sur l’art. 276 avait été juste que l’erreur n’a pas eu une incidence significative sur le procès qu’il a effectivement subi. Une telle application a forcément pour effet d’affaiblir la disposition réparatrice, parce que ce serait faire preuve de naïveté pour une cour d’appel de conclure qu’elle sait avec certitude quelle preuve aurait été obtenue, ou quels effets cette preuve aurait eus sur l’évaluation des témoins par le juge du procès, si de telles erreurs n’avaient pas été commises au procès. Nul ne peut affirmer en toute confiance savoir si, dans l’hypothèse où R.V. avait pu contester efficacement la cause de la grossesse, il aurait obtenu quelque chose qui aurait suffi pour soulever un doute. Cela illustre l’importance du contre‑interrogatoire : il s’agit parfois de la seule façon d’obtenir des éléments de preuve qui, dans bien des cas, ne sont pas du tout apparents au départ.
[128] La décision erronée fondée sur l’art. 276 a eu un effet domino. Comme l’a fait remarquer le juge Paciocco (motifs de la C.A., par. 122), l’erreur du juge du procès de croire qu’il ne pouvait pas revenir sur la décision fondée sur l’art. 276 a rendu futiles de futures demandes fondées de réexamen. Cela a probablement eu un effet intimidant sur la capacité de l’avocat de la défense de répondre efficacement (voir Lyttle, par. 7), puisque des éléments de preuve présentés au procès exigeaient que la décision fasse l’objet d’un nouvel examen. Nous souscrivons à l’évaluation du juge Paciocco (par. 110) selon laquelle l’avocat était fonctionnellement impuissant à agir à cet égard. Nous constatons que R.V. aurait immanquablement poursuivi une autre stratégie au procès si on lui avait permis de contester directement la preuve présentée par le ministère public. Par exemple, la décision de la juge a vraisemblablement eu une incidence sur la décision de R.V. de témoigner au procès. S’il avait pu poser les questions interdites par la décision de la juge, il est possible qu’il n’eût pas témoigné du tout. Il y a tout simplement trop de variables qui ont découlé de la décision erronée fondée sur l’art. 276 pour qu’une cour d’appel puisse aisément invoquer la disposition réparatrice.
[129] Dans l’ensemble, l’analyse de la transcription par les juges majoritaires, et le fait qu’ils aient réduit toute erreur à une simple limite à la capacité de R.V. de poser deux questions précises, ne procure que bien peu de réconfort. Dans les faits, ils traitent le procès de R.V. comme s’il n’avait comporté aucune erreur, ce qui n’a certainement pas été le cas. La juge saisie de la demande a mal appliqué les trois critères prévus au par. 276(2) [6]. Nous le répétons, sa décision a privé R.V. de son droit de procéder étape par étape tout au long du processus de contre‑interrogatoire menant à la question ou aux questions ultimes.
[130] Nos collègues majoritaires ne voient rien de mal à tout cela, car d’autres pistes d’investigation auraient pu être suivies (par. 92). Soit dit en tout respect, la fécondité de ces autres pistes d’investigation dépendait de la possibilité qu’elles puissent aboutir à des questions susceptibles de miner la valeur probante de la grossesse. Or, la décision erronée de la juge saisie de la demande fondée sur l’art. 276 éliminait cette possibilité, ce qui signifie que R.V. aurait là aussi ajusté sa stratégie de contre‑interrogatoire en conséquence. En fait, sans les erreurs de la juge saisie de la demande, il est fort possible que R.V. eût mené un contre‑interrogatoire complètement différent.
IV. La pertinence du dossier de preuve pour l’application de la disposition réparatrice
[131] Cela nous mène à l’analyse du dossier de preuve que font nos collègues majoritaires : selon eux, malgré la restriction du contre-interrogatoire, nous savons bel et bien ce que R.V. aurait pu obtenir comme preuve en fonction de celle obtenue lorsque l’avocat de première instance [traduction] « a contourné la décision [fondée sur l’art. 276 ] » (motifs de la C.A., par. 91) et a laissé entendre à la plaignante qu’elle n’était pas vierge au moment de l’agression alléguée. Nous notons au passage que, comme l’a fait remarquer le juge Paciocco, l’avocat au procès n’avait pas le droit de sonder ses réponses ou de poser d’autres questions en fonction des réponses de la plaignante. Nos collègues appliqueraient néanmoins la disposition réparatrice parce que, selon eux, cela démontre qu’il n’y a aucune possibilité raisonnable que le verdict ait été différent sans les erreurs de la juge saisie de la demande.
[132] Nous opposons plusieurs objections à cette approche.
[133] Premièrement, nous sommes sceptiques devant le choix des juges majoritaires d’invoquer la disposition réparatrice sur le fondement d’une preuve qui était inadmissible au procès de R.V. (compte tenu de la décision erronée fondée sur l’art. 276 ) et qui aurait dû être rejetée sur‑le‑champ par le juge du procès. Il va sans dire que lorsque la loi interdit clairement une avenue de contre-interrogatoire, les avocats devraient comprendre qu’ils ne peuvent pas contre‑interroger un témoin dans ce domaine de preuve (voir E. Craig, « The Ethical Obligations of Defence Counsel in Sexual Assault Cases » (2014), 51 Osgoode Hall L. J., p. 456, note 147). Le traitement de cette preuve par nos collègues est particulièrement troublant dans le contexte d’un procès pour agression sexuelle qui, comme ils le font remarquer à juste titre, pose des « défis particuliers » pour l’administration de la justice et exige que les interrogatoires des plaignantes soient « étroitement surveillé » (par. 1 et 88). En effet, la position de la Cour à l’égard des avocats qui « contournent » des décisions avec lesquelles ils ne sont pas d’accord — comme l’a fait l’avocat en l’espèce — devrait en être une de découragement et non d’encouragement[7]. Notre préoccupation porte sur l’effet pratique découlant du fait de se fonder sur une preuve présentée en violation de la décision fondée sur l’art. 276 , sans même que l’avocat qui a « contourné » la décision ne reçoive d’avertissement. Le recours à une preuve obtenue en violation d’une décision fondée sur l’art. 276 afin d’étayer l’application de la disposition réparatrice pourrait bien avoir la conséquence non souhaitée d’encourager les comportements fautifs. Cela pourrait donner l’impression aux avocats qu’il peut être avantageux de prendre des libertés à l’égard des décisions avec lesquelles ils ne sont pas d’accord, puisque la preuve obtenue de cette façon peut être utilisée par les cours d’appel en leur faveur. En l’espèce, cela mène à un résultat particulièrement troublant, comme l’a souligné le juge Paciocco (motifs de la C.A., par. 91), puisque l’avocat de R.V. n’a eu aucun moyen d’évaluer les réponses de la plaignante et n’a jamais dans les faits posé les questions qui, selon notre avis unanime, auraient dû être permises.
[134] Deuxièmement, notons que, en se fondant sur le dossier comme ils le font, nos collègues semblent revenir à une approche de la disposition réparatrice que la Cour a rejetée dans Sarrazin. Dans cette affaire, la Cour s’est demandé s’il y avait lieu d’adopter une « approche globale » à l’égard de la disposition en question, une approche selon laquelle elle pourrait être appliquée lorsqu’[traduction] « une cour d’appel est convaincue que la preuve de la culpabilité est très forte, bien qu’elle ne soit pas accablante, et qu’il est fort peu probable qu’une ou des erreurs judiciaires, bien qu’elles ne soient pas inoffensives, aient influé sur le résultat » (R. c. Sarrazin, 2010 ONCA 577, 268 O.A.C. 200, note 113 (italique dans l’original), cité par la Cour dans Sarrazin, par. 16). Or, une telle approche a été rejetée parce qu’on lui reprochait de diluer la disposition réparatrice. La solidité de la preuve du ministère public ne peut contrebalancer l’effet d’une erreur qui n’est ni négligeable ni offensive. Autrement dit, à moins que la preuve contre l’accusé soit accablante, sa solidité n’est pas pertinente dans les faits pour l’application de la disposition réparatrice. Par conséquent, les cours d’appel ne doivent pas mêler les éléments de la disposition réparatrice, comme semble le faire la conclusion de nos collègues majoritaires. L’élément relatif à l’erreur inoffensive porte principalement sur la question de savoir si une cour d’appel peut conclure sans craindre de se tromper que l’erreur judiciaire n’a pas eu d’incidence sur le verdict. À notre avis, il n’est pas possible d’avoir cette certitude.
[135] Troisièmement, l’application erronée de l’art. 276 a été aggravée par le fait que le juge du procès s’est fondé sur la grossesse comme corroborant la conclusion selon laquelle R.V. était coupable. Il s’agissait là d’une erreur parce que le juge du procès a essentiellement déclaré R.V. coupable sur une preuve que celui‑ci a été incapable de contester. Cette erreur est distincte des conclusions du juge du procès quant à la crédibilité, conclusions que nous ne remettons pas en question : la plaignante était crédible et R.V ne l’était pas. Toutefois, la valeur probante de la grossesse ne peut être dissociée des évaluations de la crédibilité. Par exemple, si R.V. avait pu mener le contre‑interrogatoire qu’il avait le droit de mener, comme nous en convenons tous, il aurait peut‑être choisi de ne pas témoigner du tout. Dans cette hypothèse, le juge du procès n’aurait pas été capable de tirer de conclusions négatives sur la crédibilité de R.V. et ce, que son contre‑interrogatoire de la plaignante ait ou non permis d’obtenir des éléments de preuve utiles à sa défense. Encore une fois, il y a tout simplement trop de variables qui ont découlé de la décision erronée fondée sur l’art. 276 pour qu’une cour d’appel puisse aisément invoquer la disposition réparatrice sur le fondement du dossier de preuve en l’espèce.
[136] Enfin, l’approche de nos collègues à l’égard de l’application de la disposition réparatrice semble dénaturer celle‑ci. Leurs motifs laissent entendre que, en présence d’une erreur judiciaire, un nouveau procès devrait être ordonné seulement si la cour d’appel est certaine que l’issue du procès aurait été différente. Or, lorsqu’il y a eu erreur judiciaire, la tenue d’un nouveau procès est ordonnée par défaut; la disposition réparatrice permet une dérogation à cette règle seulement dans des circonstances très précises. De fait, la cour de révision doit ordonner la tenue d’un nouveau procès sauf si elle est convaincue que le résultat n’aurait pas pu être différent sans l’erreur judiciaire.
V. Conclusion
[137] Vu les intérêts que protège la disposition réparatrice, nous ne pouvons pas l’invoquer en l’espèce. Les erreurs n’étaient ni négligeables ni inoffensives. Elles étaient graves. L’effet cumulatif de ces erreurs a privé R.V. non pas tant du droit de poser des questions en particulier ou d’entendre des réponses en particulier, comme le concluent les juges majoritaires, mais de celui de mener un processus d’interrogatoire, protégé à la fois par la Charte et par la common law.
[138] Le droit de toute personne d’exposer sa cause ne peut, sur le plan constitutionnel, être restreint sans une garantie que cette restriction est clairement justifiée par des considérations contraires encore plus importantes (voir Seaboyer, p. 620‑621). Cela est d’autant plus important lorsque la version de la plaignante et celle de l’accusé sont diamétralement opposées sur tous les points importants et que la crédibilité est donc l’élément central du procès (voir R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912, par. 12). La vérité est qu’aucun d’entre nous ne sait quelle preuve R.V. aurait obtenue si une décision appropriée fondée sur l’art. 276 avait été prise avant le procès.
[139] En somme, c’est ce qui nous divise. Le contre‑interrogatoire — qui était le principal moyen par lequel R.V. pouvait présenter une défense pleine et entière — a été restreint d’une manière qui n’est pas conforme à l’objet qui sous‑tend l’art. 276 . Par conséquent, R.V. s’est vu privé d’un procès équitable. Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer la décision de la Cour d’appel d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
Pourvoi accueilli, les juges Brown et Rowe sont dissidents.
Procureur de l’appelante : Procureure générale de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intimé : Dawe & Dineen, Toronto; Addario Law Group, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne contre la violence : Allen/McMillan Litigation Counsel, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Henein Hutchison, Toronto.
[1] L’article 276 du Code criminel utilise la forme masculine du mot « plaignant » pour décrire la personne qui serait victime de cette infraction. Toutefois, l’agression sexuelle est une infraction hautement genrée dont la plupart des victimes sont des femmes. Pour cette raison, et puisque la plaignante dans le dossier est une femme, j’utiliserai la forme féminine « plaignante » dans le présent jugement.
[2] L’échographie du 18 septembre indiquait que la plaignante était enceinte depuis 13 semaines et 5 jours. Lors du voir-dire, cette chronologie a été invoquée pour avancer une date de conception correspondant au 14 juin. Or, la médecin a expliqué que cette estimation ne renvoyait pas à la date de conception, mais au premier jour des dernières règles, la conception s’étant produite environ 14 jours plus tard, plus ou moins 5 à 7 jours.
[3] Le 13 décembre 2018, le projet de loi C-51, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi , 1ère Sess., 42e Parl., a reçu la sanction royale. Cette loi apporte des modifications mineures pour clarifier l’application de l’art. 276 . Bien qu’elles ne s’appliquent pas en l’espèce, elles ne sont pas incompatibles avec l’analyse énoncée dans les présents motifs.
[4] Maintenant le par. 278.93(2).
[5] Maintenant le par. 278.93(4).
[6] Nous précisons que, le 13 décembre 2018, le par. 276(2) a été modifié pour qu’y soit inclus un quatrième critère d’admissibilité : la preuve du comportement sexuel antérieur d’un plaignant ne peut être présentée par l’accusé pour que soient tirées les inférences interdites par le par. 276(1). Depuis, le juge saisi d’une demande de l’accusé fondée sur l’art. 276.1 en vue de la présentation d’une preuve d’un comportement sexuel antérieur doit se demander si l’accusé a satisfait aux quatre critères d’admissibilité énumérés au par. 276(2) .
[7] A. Woolley, Understanding Lawyers’ Ethics in Canada (2e éd. 2016), p. 403 : [traduction] « un avocat devrait contre-interroger les témoins dans le respect des règles du droit de la preuve » (nous soulignons); Craig, p. 430 : [traduction] « [l]es avocats de la défense ont l’obligation éthique de restreindre leurs questions dans le contexte d’une affaire d’agression sexuelle (y compris la preuve qu’ils veulent admettre, les questions à examiner et le contre-interrogatoire qu’ils mènent, ainsi que les conclusions finales qu’ils présentent) à la conduite qui étaye les conclusions de fait dans les limites permises par le droit » (nous soulignons).