Vu la requête enregistrée le 5 mai 1997 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée par la société anonyme FRANCE TELECOM dont le siège est ... cedex 15 (75505), représentée par son président en exercice, domicilié en cette qualité audit siège ; FRANCE TELECOM demande au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 3 mars 1997, relatif à l'interconnexion prévue par l'article L. 34-8 du code des postes et télécommunications et de condamner l'Etat à lui verser la somme de 12 000 F sur le fondement de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution ;
Vu la directive n° 90-388 du 28 juin 1990 de la Commission des communautés européennes, modifiée par la directive n°96-19 du 13 mars 1996 de la même autorité ;
Vu le code des postes et télécommunications, modifié notamment par la loi n° 96-659 du 26 juillet 1996 ;
Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu en audience publique :
- le rapport de M. Ribadeau Dumas, Auditeur,
- les observations de Me Delvolvé, avocat de FRANCE TELECOM, de la SCP Piwnica, Molinié, avocat de Bouygues Télécom et de la SCP Richard, Mandelkern, avocat de l'Autorité de régulation des télécommunications,
- les conclusions de M. Hubert, Commissaire du gouvernement ;
Sur les interventions :
Considérant que la société Cegetel, la société Bouygues Télécom et l'Autorité de régulation des télécommunications ont intérêt au maintien du décret attaqué ; qu'ainsi leurs interventions sont recevables ;
Sur la légalité de la décision attaquée :
Considérant qu'aux termes du 9° de l'article L. 32 du code des postes et télécommunications : "On entend par interconnexion les prestations réciproques offertes par deux exploitants de réseaux ouverts au public qui permettent à l'ensemble des utilisateurs de communiquer librement entre eux, quels que soient les réseaux auxquels ils sont raccordés ou les services qu'ils utilisent. - On entend également par interconnexion les prestations d'accès au réseau offertes dans le même objet par un exploitant de réseau ouvert au public à un prestataire de service téléphonique au public" ; qu'aux termes de l'article L. 34-8 du même code : "I. - Les exploitants de réseaux ouverts au public font droit, dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires, aux demandes d'interconnexion des titulaires d'une autorisation délivrée en application des articles L. 33-1 et L. 34-1. La demande d'interconnexion ne peut être refusée si elle est raisonnable au regard, d'une part, des besoins du demandeur, d'autre part, des capacités de l'exploitant à la satisfaire. Le refus d'interconnexion est motivé. L'interconnexion fait l'objet d'une convention de droit privé entre les deux parties concernées. Cette convention détermine, dans le respect des dispositions du présent code et les décisions prises pour son application, les conditions techniques et financières de l'interconnexion. Elle est communiquée à l'Autorité de régulation des télécommunications. Lorsque cela est indispensable pour garantir l'égalité des conditions de concurrence ou l'interopérabilité des services, l'Autorité de régulation des télécommunications peut, après avis du Conseil de la concurrence, demander la modification des conventions déjà conclues. Un décret détermine les conditions générales, notamment celles liées aux exigences essentielles, et les principes de tarification auxquels les accords d'interconnexion doivent satisfaire. II. - Les exploitants de réseaux ouverts au public figurant sur la liste établie en application du 7° de l'article L. 36-7 sont tenus de publier, dans les conditions déterminées par leur cahier des charges, une offre technique et tarifaire d'interconnexion approuvée préalablement par l'Autorité de régulation des télécommunications. Les tarifs d'interconnexion rémunèrent l'usage effectif du réseau de transport et de desserte, et reflètent les coûts correspondants. L'offre mentionnée à l'alinéa précédent contient des conditions différentes pour répondre, d'une part, aux besoins d'interconnexion des exploitants de réseaux ouverts au public et, d'autre part, aux besoins d'accès au réseau des fournisseurs de service téléphonique au public, compte tenu des droits et obligations propres à chacune de ces catégories d'opérateurs. Ces conditions doivent être suffisamment détaillées pour faire apparaître les divers éléments propres à répondre aux demandes (..)" ; qu'enfin, aux termes de l'article L. 36-7 du même code : "L'Autorité de régulation des télécommunications (..) 7° établit chaqueannée, après avis du Conseil de la concurrence publié
au Bulletin officiel de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, la liste des opérateurs concernés par les dispositions du II de l'article L. 34-8 et considérés comme exerçant une influence significative sur un marché pertinent du secteur des télécommunications concerné par ces mêmes dispositions. Est présumé exercer une telle influence tout opérateur qui détient une part supérieure à 25 p. 100 d'un tel marché. L'Autorité de régulation des télécommunications tient aussi compte du chiffre d'affaires de l'opérateur par rapport à la taille du marché, de son contrôle des moyens d'accès à l'utilisateur final, de son accès aux ressources financières et de son expérience dans la fourniture de produits et de services sur le marché." ;
Considérant que pour l'application de ces dispositions, le Premier ministre a pris un décret, le 3 mars 1997, insérant au chapitre II du titre Ier du livre II de la troisième partie du code des postes et télécommunications une section intitulée "interconnexion" et scindée en deux paragraphes, l'un s'appliquant à tous les opérateurs, l'autre s'appliquant seulement aux opérateurs figurant sur la liste établie en application du 7° de l'article L. 36-7 ; que la société FRANCE TELECOM demande l'annulation de ce décret ;
En ce qui concerne l'article D. 99-9 introduit dans le code des postes et télécommunications par l'article 1er du décret attaqué :
Considérant qu'il résulte du texte même du I de l'article L. 34-8 du code des postes et télécommunications que les accords d'interconnexion prévus à ce paragraphe doivent satisfaire à des conditions générales fixées par décret ; que les auteurs du décret attaqué n'ont pas excédé cette habilitation en introduisant dans ce code l'article D. 99-9 qui réglemente, non le contenu des accords en cause, mais les différents domaines dans lesquels les parties à ces accords doivent contracter ;
En ce qui concerne les articles D. 99-15 et D. 99-16 introduits dans le code des postes et télécommunications par l'article 1er du décret attaqué :
Considérant qu'il résulte du II de l'article L. 34-8 précité du code des postes et télécommunications que les cahiers des charges des opérateurs figurant sur la liste prévue au 7° de l'article L. 36-7 du même code doivent déterminer les conditions dans lesquelles ces opérateurs publient une offre technique et tarifaire d'interconnexion ; qu'en vertu des dispositions de l'article L. 33-1, les autorisations d'établir et d'exploiter un réseau ouvert au public sont soumises à l'application de ces cahiers des charges et sont délivrées par le ministre chargé des télécommunications ; que le Premier ministre était compétent, pour l'application des dispositions du II de l'article L. 34-8, et même en l'absence d'habilitation expresse, pour introduire dans le code des postes et télécommunications les dispositions réglementaires figurant aux articles D. 99-15 et D. 99-16, qui fixent certains principes généraux en matière d'interconnexion et énumèrent les services et éléments que l'offre d'interconnexion doit inclure ; qu'en édictant ces dispositions, il n'a pas méconnu la compétence de l'Autorité de régulation des télécommunications, qui, aux termes de l'article L. 36-6, n'est chargée de "préciser les règles concernant les prescriptions applicables aux conditions techniques et financières d'interconnexion" que "dans le respect des dispositions du code des postes et télécommunications et de ses règlements d'application" et "conformément à l'article L. 34-8" ;
En ce qui concerne l'article D. 99-13 introduit dans le code des postes et télécommunications par l'article 1er du décret attaqué :
Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article D. 99-13 introduit dans le code des postes et télécommunications par le décret attaqué : "Les systèmes de comptabilisation des coûts de ces opérateurs sont audités périodiquement par un organisme indépendant. Cet organisme est désigné par l'Autorité de régulation des télécommunications pour une période de trois ans. Cette vérification est assurée aux frais de chacun des exploitants de réseaux ouverts au public figurant sur la liste établie en application du 7° de l'article L. 36-7. Ce coût est intégré aux coûts spécifiques d'interconnexion" ; que FRANCE TELECOM soutient que les auteurs de ces dispositions n'étaient pas compétents pour les édicter ;
Considérant qu'en vertu de l'article 34 de la Constitution, la détermination des principes fondamentaux du régime des obligations civiles et commerciales relève du domaine de la loi ; que les dispositions précitées du deuxième alinéa de l'article D. 99-13 mettent à la charge des opérateurs figurant sur la liste prévue au 7° de l'article L. 36-7 l'obligation de contracter à leurs frais avec une société d'audit privée désignée par l'administration et portent ainsi atteinte au principe de liberté contractuelle ; que leurs auteurs ne tenaient d'aucun texte le pouvoir de les édicter ; que ces dispositions doivent, par suite, être annulées, ainsi que les dispositions du troisième alinéa du même article, qui en sont indivisibles ;
En ce qui concerne les règles de tarification de l'interconnexion prévues par les dispositions de l'article D. 99-15 introduites dans le code des postes et télécommunications par l'article 1er du décret attaqué :
Considérant que les dispositions du deuxième alinéa de l'article D. 99-15 introduit dans le code des postes et télécommunications par le décret attaqué prévoient que les opérateurs figurant sur la liste prévue au 7° de l'article L. 36-7 doivent offrir dans leur catalogue d'interconnexion un accès au niveau le plus ramifié de leurs réseaux, c'est-à-dire au niveau des commutateurs de raccordement d'abonnés ; qu'aux termes du quatrième alinéa de cet article : "Le catalogue d'interconnexion de ces opérateurs comporte la liste des commutateurs de raccordement d'abonnés qui ne sont pas ouverts à l'interconnexion pour des raisons techniques justifiées, ainsi que le calendrier prévisionnel selon lequel les commutateurs d'abonnés concernés seront ouverts à l'interconnexion. Toutefois, lorsque l'acheminement du trafic prévisible des autres opérateurs en provenance ou à destination des abonnés raccordés à un commutateur de cette liste le justifie, l'opérateur puissant est tenu, sur demande de l'Autorité de régulation des télécommunications, d'établir pour ce commutateur une offre transitoire. Les critères objectifs suivant lesquels l'Autorité de régulation des télécommunications peut demander l'établissement d'une offre transitoire sont homologués par arrêté du ministre chargé des télécommunications dans les conditions prévues à l'article L. 36-6. Cette offre transitoire permet à l'opérateur demandeur de disposer d'une tarification visant à refléter les coûts qu'il aurait supportés, en l'absence de contraintes techniques d'accès, pour acheminer les communications à destination ou en provenance, d'une part, des abonnés raccordés à ce commutateur et, d'autre part, des abonnés qui auraient été accessibles sans passer par un commutateur de hiérarchie supérieure." ; que FRANCE TELECOM soutient que ces dernières dispositions méconnaissent celles de l'article L. 34-8 selon lesquelles "les tarifs d'interconnexion rémunèrent l'usage effectif du réseau de transport et de desserte et reflètent les coûts correspondants" ;
Considérant que les dispositions précitées de l'article L. 34-8, éclairées par les travaux préparatoires de la loi n° 96-659 du 26 juillet 1996 qui les a introduites dans le code des postes et télécommunications, ont pour objet, non seulement de garantir aux opérateurs influents une juste rémunération du service d'interconnexion qu'ils offrent, mais également de limiter cette rémunération aux seuls coûts nécessairement engagés pour satisfaire les demandes d'interconnexion présentées par les opérateurs de télécommunications ; qu'il résulte par ailleursde l'ensemble des dispositions du code des postes et télécommunications, et notamment de son article L. 32-1, que les conditions d'accès au réseau doivent être "objectives, transparentes et non discriminatoires" et garantir "l'égalité des conditions de la concurrence" ; que le droit d'accéder aux réseaux des opérateurs influents au niveau des commutateurs de raccordement d'abonnés constitue, pour les nouveaux opérateurs de télécommunications, une des conditions du développement d'une concurrence effective et loyale ;
Considérant que, lorsqu'un commutateur de raccordement d'abonnés ne peut techniquement être ouvert à l'interconnexion, les dispositions critiquées de l'article D. 99-15 ne mettent à la charge des opérateurs influents l'obligation de publier une offre transitoire relative à ce commutateur que si l'Autorité de régulation des télécommunications l'estime nécessaire, compte tenu du développement du trafic des autres opérateurs ; que ces dispositions, combinées à celles de l'article D. 99-17, autorisent les opérateurs influents à inclure dans cette offre transitoire le coût des investissements nécessaires pour ouvrir à l'interconnexion le commutateur de raccordement d'abonnés en cause ; que, dans ces conditions, les auteurs du décret attaqué n'ont pas méconnu les dispositions précitées de l'article L. 34-8 du code des postes et télécommunications, en prévoyant que cette offre transitoire devrait refléter les coûts que l'opérateur demandeur aurait supportés en l'absence de contrainte technique d'accès ;
En ce qui concerne les règles de tarification de l'interconnexion prévues par les dispositions des articles D. 99-17 et D. 99-19 introduites dans le code des postes et télécommunications par l'article 1er du décret attaqué :
Considérant que si, comme il a été dit, l'article L. 34-8 prévoit que "les tarifs d'interconnexion rémunèrent l'usage effectif du réseau de transport et de desserte, et reflètent les coûts correspondants", ces dispositions n'ont ni pour objet, ni pour effet, d'indiquer selon quelle méthode de valorisation lesdits coûts doivent être évalués ; que, dans le silence de la loi, il appartenait au pouvoir réglementaire de définir les règles d'évaluation de ces coûts ; qu'en prévoyant, d'une part, à l'article D. 99-17, que "les coûts considérés doivent prendre en compte les investissements de renouvellement de réseau, fondés sur la base des meilleures technologies industriellement disponibles et tendant à un dimensionnement optimal du réseau, dans l'hypothèse d'un maintien de la qualité de service", et, d'autre part, à l'article D. 99-19, que l'Autorité de régulation des télécommunications doit également tenir compte, pour évaluer lesdits coûts, des "références internationales en matière de tarifs et de coûts d'interconnexion", les auteurs du décret attaqué n'ont pas méconnu les dispositions précitées de l'article L. 34-8, selon lesquelles les tarifs d'interconnexion rémunèrent l'usage effectif du réseau ;
En ce qui concerne l'article 2 du décret attaqué :
Considérant qu'aux termes de l'article 2 du décret attaqué : "France Télécom est soumise aux articles D. 99-11 à D. 99-22 du code des postes et télécommunications jusqu'à la première publication de la liste prévue au 7° de l'article L. 36-7 de ce code. Elle est tenue de publier, avant le 1er juillet 1997, une offre technique et tarifaire d'interconnexion approuvée préalablement par l'Autorité de régulation des télécommunications ( ...)" ; que FRANCE TELECOM soutient que les auteurs du décret attaqué ont méconnu la compétence de l'Autorité de régulation des télécommunications en édictant ces dispositions ;
Considérant que le 7° de l'article L. 36-7 du code des postes et télécommunications confie à l'Autorité de régulation des télécommunications le soin de fixer, après avis du conseil de la concurrence, la liste des opérateurs influents qui sont tenus de publier, en vertu du II de l'article L. 34-8, une offre technique et tarifaire d'interconnexion ;qu'il n'appartenait qu'à cette autorité, créée le 1er janvier 1997, d'inscrire France Télécom sur ladite liste avant le 1er juillet 1997, afin de la contraindre à publier avant cette date une offre d'interconnexion, conformément aux dispositions du deuxième alinéa de l'article 4 bis de la directive n° 90-388 du 28 juin 1990 de la Commission des communautés européennes, modifiée par la directive n° 96-19 du 13 mars 1996 de la même autorité, qui faisaient obligation aux Etats membres d'assurer avant le 1er juillet 1997 la publication par les opérateurs détenant des droits exclusifs des conditions d'interconnexion ; qu'ainsi, les dispositions de l'article 2 du décret attaqué ont été prises par une autorité incompétente et doivent par suite être annulées ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la société requérante est seulement fondée à demander l'annulation des deuxième et troisième alinéas de l'article D. 99-13 introduit dans le code des postes et télécommunications par l'article 1er du décret attaqué du 3 mars 1997, ainsi que de l'article 2 de ce décret ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 :
Considérant qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce de faire application de ces dispositions et de condamner l'Etat à payer à la société FRANCE TELECOM la somme qu'elle demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
Article 1er : Les interventions de la société Cegetel, de la société Bouygues Télécom et de l'Autorité de régulation des télécommunications sont admises.
Article 2 : Les deuxième et troisième alinéas de l'article D. 99-13 introduit dans le code des poste et télécommunications par l'article 1er du décret susvisé du 3 mars 1997, ainsi que l'article 2 de ce décret, sont annulés.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de la société anonyme FRANCE TELECOM est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société anonyme FRANCE TELECOM, à l'Autorité de régulation des télécommunications, à la société Cegetel, à la société Bouygues Télécom, au Premier ministre et au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.