Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 29 mars et 7 mai 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Corstyrène demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir les paragraphes 1, 50, 240 et 280 des commentaires administratifs publiés les 12 septembre 2012, 1er juillet 2015 et 7 juin 2017 au Bulletin officiel des finances publiques - impôts sous la référence BOI-BIC-RICI-10-60-10-10, en tant qu'ils prévoient que le capital de la société bénéficiaire du crédit d'impôt prévu par l'article 244 quater E du code général des impôts doit être détenu, pour 75 % au moins, par des personnes physiques, directement ou indirectement, dans la limite d'un seul niveau d'interposition ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- la loi n° 2002-92 du 22 janvier 2002 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Karin Ciavaldini, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 15 juin 2018, présentée par la société Corstyrène ;
Considérant ce qui suit :
1. La société Corstyrène demande l'annulation pour excès de pouvoir des paragraphes 1, 50, 240 et 280 des commentaires administratifs publiés les 12 septembre 2012, 1er juillet 2015 et 7 juin 2017 au Bulletin officiel des finances publiques - impôts sous la référence BOI-BIC-RICI-10-60-10-10 par lesquels l'administration fiscale donne son interprétation des dispositions de l'article 244 quater E du code général des impôts, en tant qu'ils interprètent les mots " ou par une société répondant aux mêmes conditions " figurant au quatrième alinéa du 1° du I de cet article comme ne permettant qu'un seul niveau d'interposition entre la société pouvant prétendre au bénéfice de ces dispositions et les actionnaires personnes physiques. Elle soulève à l'appui de sa requête une question prioritaire de constitutionnalité dirigée contre ces mots.
2. Aux termes de l'article 244 quater E du code général des impôts, dans sa rédaction applicable au litige : " I. - 1° Les petites et moyennes entreprises relevant d'un régime réel d'imposition peuvent bénéficier d'un crédit d'impôt au titre des investissements, autres que de remplacement, financés sans aide publique pour 25 % au moins de leur montant, réalisés (...) et exploités en Corse pour les besoins d'une activité industrielle, commerciale, artisanale, libérale ou agricole (...). / Les petites et moyennes entreprises mentionnées au premier alinéa sont celles qui ont employé moins de 250 salariés et ont soit réalisé un chiffre d'affaires inférieur à 40 millions d'euros au cours de l'exercice ou de la période d'imposition (...), soit un total de bilan inférieur à 27 millions d'euros. (...) Le capital des sociétés doit être entièrement libéré et être détenu de manière continue, pour 75 % au moins, par des personnes physiques ou par une société répondant aux mêmes conditions. (...) Pour les sociétés membres d'un groupe au sens de l'article 223 A (...), le chiffre d'affaires et l'effectif à prendre en compte s'entendent respectivement de la somme des chiffres d'affaires et de la somme des effectifs de chacune des sociétés membres de ce groupe. La condition tenant à la composition du capital doit être remplie par la société mère du groupe (...) ".
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
3. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
4. Les mots " ou par une société répondant aux mêmes conditions " figurant dans les dispositions du quatrième alinéa du 1° du I de l'article 244 quater E du code général des impôts qui subordonnent le bénéfice du crédit d'impôt que cet article institue à une condition tenant aux personnes qui détiennent le capital des sociétés éligibles, sont applicables au litige et n'ont pas déjà été déclarés conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.
5. Il résulte des termes mêmes des dispositions citées au point 2 que l'expression " mêmes conditions " renvoie, non seulement aux conditions relatives, d'une part, au nombre de salariés et, d'autre part, au chiffre d'affaires ou au total du bilan, mais aussi à celle relative à la composition du capital de la société. Dès lors, pour entrer dans le champ de l'article 244 quater E du code général des impôts, une entreprise doit, notamment, être détenue de manière continue, pour 75 % au moins, par des personnes physiques ou par une société elle-même détenue, pour 75 % au moins, par des personnes physiques. Pour contester cette lecture des dispositions de l'article 244 quater E, la société requérante fait valoir que la définition des petites et moyennes entreprises résultant du droit de l'Union européenne ne limite pas le nombre de niveaux d'interposition entre la société qualifiée de petite et moyenne entreprise et les actionnaires personnes physiques. Toutefois, il ressort des termes mêmes des dispositions de l'article 244 quater E que le législateur, s'il s'est inspiré des critères retenus par le droit de l'Union pour définir une petite et moyenne entreprise, n'a pas entendu définir les petites et moyennes entreprises pouvant bénéficier de l'article 244 quater E en se référant en tous points à la définition résultant du droit de l'Union.
6. La société Corstyrène soutient que les dispositions de l'article 244 quater E du code général des impôts, telles qu'interprétées ainsi qu'il est dit au point 5, introduisent deux différences de traitement entre des sociétés constituant des petites et moyennes entreprises au sens du droit de l'Union européenne, contraires aux principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques énoncés par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de 1'homme et du citoyen, la première selon le nombre de niveaux d'interposition entre la société concernée et les actionnaires personnes physiques et la seconde selon que la société concernée appartient ou non à un groupe fiscalement intégré.
7. En premier lieu, en limitant le bénéfice de l'article 244 quater E aux sociétés qui, notamment, sont détenues de manière continue, à 75 % au moins, par des personnes physiques ou par des sociétés elles-mêmes directement détenues, dans la même proportion, par des personnes physiques, le législateur a souhaité restreindre le champ des petites et moyennes entreprises pouvant bénéficier du crédit d'impôt à celles détenues de manière prépondérante et suffisamment directe par des personnes physiques. Le critère retenu est objectif et rationnel par rapport à l'objet de la mesure. En outre, compte tenu de ce qui est dit au point 5, la société ne peut utilement se prévaloir de ce que le choix de ce critère par le législateur conduirait à opérer une différence de traitement entre les sociétés constituant des petites et moyennes entreprises au sens du droit de l'Union européenne, selon que leur capital est détenu indirectement par des personnes physiques au travers d'un seul ou de plusieurs niveaux d'interposition.
8. En second lieu, si la société Corstyrène fait valoir que, dans le cas d'une société appartenant à un groupe fiscalement intégré, l'article 244 quater E prévoit que la condition tenant à la composition du capital doit être remplie par la société mère du groupe, alors que cette condition est appréciée au niveau de la société concernée lorsque celle-ci n'est pas membre d'un tel groupe, l'article 244 quater E prévoit également que, dans le cas d'un groupe fiscalement intégré, le chiffre d'affaires et l'effectif à prendre en compte s'entendent respectivement de la somme des chiffres d'affaires et de la somme des effectifs de chacune des sociétés membres de ce groupe. Le législateur a ainsi prévu un régime globalement différent pour les sociétés membres d'un groupe fiscalement intégré, qui ne peut être comparé, s'agissant de la seule condition tenant à la composition du capital, à celui applicable à une société non membre d'un tel groupe.
9. Il résulte de ce qui précède que la question soulevée par la société Corstyrène, qui n'est pas nouvelle, est dépourvue de caractère sérieux. Il n'y a ainsi pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.
Sur les autres moyens de la requête :
10. En premier lieu, il résulte de ce qui est dit au point 5 qu'en énonçant que le capital des sociétés pouvant bénéficier des dispositions de l'article 244 quater E du code général des impôts doit être intégralement libéré et détenu, continûment, pour 75 % au moins, par des personnes physiques, directement ou indirectement dans la limite d'un seul niveau d'interposition, les paragraphes des commentaires administratifs attaqués ne méconnaissent pas les dispositions législatives qu'ils interprètent.
11. En second lieu, aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ". Aux termes de l'article 14 de cette convention : " La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ". Une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens de ces stipulations, si elle n'est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d'utilité publique ou si elle n'est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts de la loi.
12. L'encouragement des investissements réalisés et exploités en Corse par les petites et moyennes entreprises doit être regardé comme un objectif d'utilité publique. En outre, comme il a été dit au point 7, les critères prévus par l'article 244 quater E en ce qui concerne la structure capitalistique des petites et moyennes entreprises pouvant bénéficier des dispositions de cet article sont objectifs et rationnels par rapport à l'objet de la mesure. Dès lors, la société requérante n'est pas fondée à soutenir que ces critères méconnaîtraient les stipulations combinées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention.
13. Si la société requérante soutient également que la différence de traitement, pour l'appréciation de la condition tenant à la composition du capital, entre deux sociétés selon qu'elles appartiennent ou non à un groupe fiscalement intégré entraîne une méconnaissance des dispositions citées au point 11, il résulte de ce qui est dit au point 8 que ce moyen doit être écarté.
14. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité de la requête, que la société Corstyrène n'est pas fondée à demander l'annulation des paragraphes 1, 50, 240 et 280 des commentaires administratifs qu'elle attaque. Ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par suite, qu'être rejetées.
D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Corstyrène.
Article 2 : La requête de la société Corstyrène est rejetée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Corstyrène et au ministre de l'action et des comptes publics.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.