Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 22 juin et 13 juillet 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme A...B...demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le paragraphe 335 des commentaires administratifs publiés le 5 août 2013 au Bulletin officiel des finances publiques (BOFiP)-impôts sous la référence BOI-PAT-ISF-30-50-20 ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- la loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Karin Ciavaldini, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article 885 T ter du code général des impôts, relatif à l'évaluation de certains biens entrant dans l'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune, dans sa rédaction en vigueur à la date des commentaires administratifs attaqués : " Les créances détenues, directement ou par l'intermédiaire d'une ou plusieurs sociétés interposées, par des personnes n'ayant pas leur domicile fiscal en France, sur une société à prépondérance immobilière mentionnée au 2° du I de l'article 726, ne sont pas déduites pour la détermination de la valeur des parts que ces personnes détiennent dans la société ". Aux termes du premier alinéa de l'article 885 L du même code, dans cette même rédaction : " Les personnes physiques qui n'ont pas en France leur domicile fiscal ne sont pas imposables sur leurs placements financiers ".
Sur l'interprétation des dispositions de l'article 885 T ter du code général des impôts :
2. Selon le paragraphe 335 des commentaires administratifs attaqués, les dispositions de l'article 885 T ter du code général des impôts doivent être interprétées en ce sens qu'elles interdisent à une personne n'ayant pas en France son domicile fiscal de déduire, pour le calcul de la valeur de ses parts dans une société à prépondérance immobilière, non seulement les créances qu'elle est susceptible de détenir sur cette société, mais aussi les créances détenues sur la société par les autres associés n'ayant pas en France leur domicile fiscal ; en revanche, ces dispositions ne font pas obstacle à ce qu'une personne ayant en France son domicile fiscal déduise, pour le calcul de la valeur de ses parts dans la société, l'ensemble des créances détenues sur la société par les autres associés, y compris par les associés non-résidents.
3. Mme B...soutient, au contraire, que ces dispositions doivent être interprétées comme faisant seulement obstacle à ce qu'un associé non-résident puisse déduire, pour le calcul de la valeur de ses parts dans la société, les créances qu'il détient sur cette société, et qu'elles n'interdisent pas, en revanche, que cet associé déduise les créances détenues sur la société par les autres associés, y compris ceux qui ne sont pas résidents fiscaux français. Elle fait valoir que, dans son interprétation retenue par le paragraphe 335 des commentaires administratifs qu'elle attaque, la loi constituerait une restriction non justifiée à la liberté de circulation des capitaux garantie par l'article 63 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
4. Aux termes du paragraphe 1 de l'article 63 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : " (...) toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les Etats membres et entre les Etats membres et les pays tiers sont interdites ". Aux termes de l'article 65 du même traité : " 1. L'article 63 ne porte pas atteinte au droit qu'ont les Etats membres : / a) d'appliquer les dispositions pertinentes de leur législation fiscale qui établissent une distinction entre les contribuables qui ne se trouvent pas dans la même situation en ce qui concerne leur résidence ou le lieu où leurs capitaux sont investis ; / b) de prendre toutes les mesures indispensables pour faire échec aux infractions à leurs lois et règlements, notamment en matière fiscale (...) / 3. Les mesures et procédures visées aux paragraphes 1 et 2 ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée à la libre circulation des capitaux et des paiements telle que définie à l'article 63 (...) ".
5. Il ressort des travaux parlementaires qui ont précédé l'adoption de la loi du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011 dont est issu l'article 885 T ter du code général des impôts qu'en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu faire obstacle à des pratiques d'optimisation fiscale consistant, pour un contribuable n'ayant pas son domicile fiscal en France et détenant des parts dans une société à prépondérance immobilière, à consentir un prêt à cette société aux fins d'accroître le passif de celle-ci et diminuer ainsi la valeur de ses parts à retenir pour l'assiette de son impôt de solidarité sur la fortune, tout en bénéficiant également, en vertu de l'article 885 L du code général des impôts, de l'absence de prise en compte dans l'assiette de cet impôt du placement financier que constitue la créance correspondant à ce prêt. En outre, si elles devaient recevoir l'interprétation retenue par les commentaires administratifs attaqués, les dispositions de l'article 885 T ter du code général des impôts constitueraient une restriction à la liberté de circulation des capitaux qui, contrairement à ce que soutient le ministre, n'entre pas dans le champ d'application du paragraphe 1 de l'article 65 précité du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Il en résulte que ces dispositions ne sauraient recevoir que l'interprétation proposée par la requérante.
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
6. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
7. Mme B...soutient que, si l'article 885 T ter du code général des impôts devait être interprété comme il est dit au paragraphe 335 des commentaires administratifs qu'elle attaque, il en résulterait une différence de traitement entre les associés d'une société à prépondérance immobilière, selon qu'ils sont ou non résidents fiscaux français, au regard de la possibilité de déduire, pour le calcul de la valeur de leurs parts dans la société à retenir pour l'établissement de l'impôt de solidarité sur la fortune, les créances détenues sur la société par les autres associés non-résidents, qui porterait atteinte aux principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il résulte de ce qui est jugé au point 5 que la question soulevée par Mme B..., qui n'est pas nouvelle, est dépourvue de caractère sérieux. Il n'y a ainsi pas lieu de la transmettre au Conseil constitutionnel.
Sur les autres moyens de la requête :
8. Il résulte de ce qui est jugé au point 5 que le paragraphe 335 des commentaires administratifs attaqués retient une interprétation des dispositions de l'article 885 T ter du code général des impôts qui méconnaît leur portée. Par suite, Mme B...est fondée à demander l'annulation de ce paragraphe 335.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à Mme B...de la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par MmeB....
Article 2 : Le paragraphe 335 des commentaires administratifs publiés le 5 août 2013 au Bulletin officiel des finances publiques (BOFiP) - impôts sous la référence BOI-PAT-ISF-30-50-20 est annulé.
Article 3 : L'Etat versera à Mme B...la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme A...B...et au ministre de l'action et des comptes publics.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.