Vu la procédure suivante :
La société civile immobilière (SCI) Les Marchés Méditerranéens a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Marseille, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre à l'établissement public d'aménagement (EPA) Euroméditerranée d'interrompre immédiatement tout travaux sur les parcelles cadastrées section 901 A n° 95 et 98, situées 130, chemin de la Madrague-Ville, jusqu'à ce que le juge administratif se soit définitivement prononcé sur l'arrêté ayant rendu ces parcelles cessibles. Par une ordonnance n° 2206317 du 29 juillet 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a, d'une part, enjoint à l'EPA Euroméditerranée d'interrompre sans délai les travaux de démolition engagés sur ces parcelles jusqu'à ce que le juge de l'expropriation des Bouches-du-Rhône se soit prononcé et, d'autre part, rejeté le surplus des conclusions de la requête.
Par une requête, enregistrée le 4 août 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'EPA Euroméditerranée demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d'annuler cette ordonnance ;
2°) de rejeter la requête de la SCI Les Marchés Méditerranéens ;
3°) de mettre à la charge de la SCI Les Marchés Méditerranéens la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- la condition d'urgence n'est pas satisfaite dès lors que, l'arrêté de cessibilité étant de nouveau entré en vigueur du fait de l'annulation par le Conseil d'Etat de l'arrêt du 22 février 2022 de la cour administrative d'appel de Marseille, la société ne pouvait exercer l'action en restitution devant le juge de l'expropriation prévue par les dispositions de l'article L. 223-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ;
- la décision contestée méconnaît l'autorité de chose décidée de l'ordonnance du juge des référés du Conseil d'Etat n° 463341 du 17 juin 2022 dès lors que cette dernière avait subordonné la suspension des travaux à la condition que l'arrêté de cessibilité soit annulé par une décision définitive du juge administratif et avait ainsi fixé le cadre légal de la reprise des travaux ;
- il n'est pas porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit au recours effectif de la société civile immobilière dès lors que, d'une part, contrairement à ce qui ressort de l'ordonnance attaquée, la suspension des travaux de démolition ne saurait être considérée comme étant le seul moyen de permettre au juge de l'expropriation de se prononcer sur la demande en restitution formée par elle et, d'autre part, l'ordonnance d'expropriation et l'entrée en possession sont régulières, de sorte qu'elles ne sauraient à elles seules méconnaître ce droit ;
- d'une part, ce n'est pas l'exécution des travaux qui ferait obstacle à l'exercice de l'action en restitution prévue devant le juge de l'expropriation par les dispositions de l'article L. 223-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique mais, aux termes mêmes de cet article, l'absence d'annulation définitive de l'arrêté de cessibilité et, d'autre part, la prise de possession des terrains par l'expropriant n'empêche pas, en tout état de cause, l'exercice d'une telle action devant le juge de l'expropriation ;
- le premier juge a méconnu son office en prononçant une mesure qui n'est pas de nature à sauvegarder dans un délai de quarante-huit heures le bénéfice de la liberté fondamentale invoquée.
Par un mémoire en défense, enregistré le 16 août 2022, la SCI Les Marchés Méditerranéens conclut au rejet de la requête. Elle demande en outre au juge des référés du Conseil d'Etat, en premier lieu, de réformer l'ordonnance du 29 juillet 2022 rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Marseille en ce qu'elle n'a pas fixé le terme de l'injonction prononcée à la date à laquelle le juge administratif se prononcera définitivement sur la légalité de l'arrêté de cessibilité litigieux, en deuxième lieu, d'enjoindre à l'EPA Euroméditerranée d'interrompre immédiatement tout travaux sur les parcelles cadastrées section 901 A, n° 95 et 98, sise 130 chemin de la Madrague-Ville jusqu'à cette dernière date, sous astreinte de 50 000 euros par jour de retard et, en dernier lieu, de mettre à la charge de l'EPA Euroméditerranée la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, et notamment son préambule ;
- le convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ;
- la décision n° 463341 du 17 juin 2022 du juge des référés du Conseil d'Etat ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'EPA Euroméditerranée et d'autre part, la SCI Les Marchés Méditerranéens ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 24 août 2022, à 10 heures 30 :
- Me Nicolaÿ, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de l'EPA Euroméditerranée ;
- Me Maman, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la SCI Les Marchés Méditerranéens ;
- la représentante de la SCI Les Marchés Méditerranéens ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".
Sur le cadre juridique applicable au litige :
2. Aux termes de l'article L. 223-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique : " (...) en cas d'annulation par une décision définitive du juge administratif de la déclaration d'utilité publique ou de l'arrêté de cessibilité, tout exproprié peut faire constater par le juge que l'ordonnance portant transfert de propriété est dépourvue de base légale et demander son annulation. / Après avoir constaté l'absence de base légale de l'ordonnance portant transfert de propriété, le juge statue sur les conséquences de son annulation ". Aux termes de l'article R. 223-6 du même code : " Le juge constate, par jugement, l'absence de base légale du transfert de propriété et en précise les conséquences de droit. / I. - Si le bien exproprié n'est pas en état d'être restitué, l'action de l'exproprié se résout en dommages et intérêts. / II. S'il peut l'être, le juge désigne chaque immeuble ou fraction d'immeuble dont la propriété est restituée. (...) ".
Sur les circonstances du litige :
3. Il résulte de l'instruction que la SCI Les Marchés Méditerranéens était propriétaire à Marseille de parcelles cadastrées section 901 A, n°s 95 et 98 sur lesquelles ont été édifiés plusieurs bâtiments au sein desquels elle exerçait diverses activités, notamment celle d'abattage. Afin que la première phase de l'opération d'aménagement globale dénommée " Euromed 2 " et consistant dans la réalisation d'une zone d'aménagement concerté (ZAC) dite " Littorale " puisse être réalisée, le préfet des Bouches-du-Rhône a, par deux arrêtés nos 2017-05 et 2017-06 du 27 février 2017, déclaré d'utilité publique les travaux de réalisation de la ZAC littorale sur le territoire de la commune de Marseille et déclaré cessible, au bénéfice de l'EPA Euroméditerranée, l'ensemble immobilier situé sur les parcelles en cause. Ces parcelles ont fait l'objet d'une ordonnance d'expropriation le 30 juin 2017, les indemnités de dépossession ont été fixées par jugement rendu le 27 juin 2018 et celles-ci ont été payées le 11 décembre 2018. Avec l'accord de l'expropriant, les sociétés exploitantes des installations présentes sur le site se sont maintenues dans les lieux jusqu'au 30 septembre 2019. Par un arrêt n° 19MA05604 du 22 février 2022, la cour administrative d'appel de Marseille a annulé l'arrêté de cessibilité, au motif que l'arrêté déclarant les travaux d'utilité publique était lui-même illégal. La société a alors saisi le juge de l'expropriation en application de l'article L. 223-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique aux fins d'annulation de l'ordonnance d'expropriation et de restitution de cet ensemble immobilier. Le 16 février 2022, l'établissement public a notifié l'ordre de service du démarrage de l'exécution des travaux de démolition des bâtiments concernés. Saisi par la SCI Les Marchés Méditerranéens, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a, par une ordonnance du 29 mars 2022, enjoint à l'EPA Euroméditerranée d'interrompre sans délai les travaux de démolition engagés sur les parcelles en cause jusqu'à ce que le juge de l'expropriation se soit prononcé ou, si elle est plus précoce, jusqu'à l'intervention d'un nouvel arrêté de cessibilité portant sur les parcelles en cause. Par une ordonnance n° 463341 du 17 juin 2022, le juge des référés du Conseil d'Etat a confirmé l'injonction prononcée par le premier juge mais en précisant que cette injonction prendrait fin notamment si l'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille était annulé. Le 25 juillet 2022, par une décision n°s 462681, 462773, le Conseil d'Etat a annulé l'arrêt du 22 février 2022 de la cour administrative d'appel de Marseille. Saisi de nouveau par la SCI Les Marchés Méditerranéens, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a, par une ordonnance du 29 juillet 2022, à nouveau enjoint à l'EPA Euroméditerranée d'interrompre sans délai les travaux de démolition engagés sur les parcelles en cause. L'EPA Euroméditerranée relève appel de cette ordonnance.
Sur l'atteinte grave et manifestement illégale :
4. Le droit d'exercer un recours effectif devant une juridiction, protégé par la Constitution et par les stipulations des articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, constitue une liberté fondamentale. Ainsi que le rappelle régulièrement la Cour européenne des droits de l'homme, l'effectivité d'un recours ne dépend pas de la certitude d'une issue favorable pour le requérant mais suppose que ce recours puisse empêcher l'exécution des mesures contraires à la Convention et dont les conséquences sont potentiellement irréversibles, telles que l'atteinte aux biens.
5. Ainsi qu'il a été dit au point 3, le Conseil d'Etat a annulé, par une décision n°s 462681, 462773 du 25 juillet 2022, l'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille annulant l'arrêté de cessibilité du 27 février 2017. Par la même décision, le Conseil d'Etat a renvoyé l'affaire devant la cour, ainsi saisie à nouveau du jugement du tribunal administratif de Marseille rejetant la requête de la société dirigée contre l'arrêté de cessibilité du 27 février 2017. Il en résulte que cet arrêté ne fait pas l'objet, à la date de la présente ordonnance, d'une " annulation par une décision définitive du juge administratif ", condition exigée par les dispositions du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique citées au point 2 pour " faire constater par le juge [de l'expropriation] que l'ordonnance portant transfert de propriété est dépourvue de base légale ". Il en résulte que si la reprise des travaux est de nature, dans l'hypothèse d'une annulation devenue irrévocable de l'arrêté de cessibilité, à faire obstacle à ce que les biens en cause soient restitués à la société, qui serait alors indemnisée, cette reprise ne constitue pas une atteinte grave et manifestement illégale au droit au recours effectif, alors que l'absence d'annulation définitive de l'arrêté de cessibilité fait en tout état de cause obstacle à l'action en restitution devant le juge de l'expropriation.
6. Le requérant est par suite fondé à soutenir que c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Marseille lui a ordonné de suspendre ses travaux.
7. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de statuer sur l'urgence, qu'il y a lieu d'annuler l'ordonnance du 29 juillet 2022 du juge des référés du tribunal administratif de Marseille, de rejeter pour le même motif tant la demande présentée devant ce juge que les conclusions incidentes de la société devant le Conseil d'Etat et de mettre à la charge de la SCI Les Marchés Méditerranéens la somme de 3 000 euros à verser à l'EPA Euroméditerranée au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
O R D O N N E :
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Article 1er : L'ordonnance du 29 juillet 2022 du juge des référés du tribunal administratif de Marseille est annulée.
Article 2 : Les conclusions incidentes de la société civile immobilière Les Marchés Méditerranéens devant le Conseil d'Etat ainsi que sa demande devant le tribunal administratif de Marseille sont rejetées.
Article 3 : La société civile immobilière Les Marchés Méditerranéens versera la somme de 3 000 euros à l'établissement public d'aménagement Euroméditerranée au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à l'établissement public d'aménagement Euroméditerranée ainsi qu'à la société civile immobilière Les Marchés Méditerranéens.
Copie en sera adressée au ministre de l'intérieur et des Outre-mer.
Fait à Paris, le 25 août 2022
Signé : Thomas Andrieu