Vu la procédure suivante :
L'association L214 a demandé au tribunal administratif de Paris, d'une part, d'annuler pour excès de pouvoir la décision par laquelle le ministre de l'intérieur a implicitement refusé de dissoudre la cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole créée au sein de la gendarmerie nationale, dite " cellule Déméter ", et de résilier la convention du 13 décembre 2019 conclue entre le ministre de l'intérieur, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) et Jeunes Agriculteurs et, d'autre part, d'enjoindre au ministre de l'intérieur de faire cesser l'activité de la cellule et l'exécution de la convention du 13 décembre 2019, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard.
Par un jugement n° 2006530, 2018140 du 1er février 2022, le tribunal administratif de Paris a annulé le refus implicite du ministre de l'intérieur de mettre fin à celles des activités de la " cellule Déméter " qui se rattachent à " l'objectif de prévention et de suivi d'actions de nature idéologique ", enjoint au ministre de l'intérieur de faire cesser ces activités dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard et rejeté le surplus des conclusions de la demande.
Par un arrêt n° 23PA02344 du 29 septembre 2023, la cour administrative d'appel de Paris, statuant dans les limites des conclusions de l'appel dont elle était saisie par le ministre de l'intérieur, a, d'une part, annulé les articles 1 à 3 du jugement du tribunal administratif de Paris en tant qu'ils portent sur le refus de mettre fin aux " missions de suivi des actions de nature idéologique imparties à la " cellule Déméter " au motif que ce tribunal n'était pas compétent pour statuer et, d'autre part, transmis au Conseil d'Etat, en application de l'article R. 351-2 du code de justice administrative, la demande, présentée par l'association L214 devant le tribunal administratif de Paris, en tant que celle-ci tendait à l'annulation du refus du ministre de mettre fin à ces missions de la cellule.
Par la demande ainsi transmise et deux mémoires, enregistrés les 5 novembre 2020 et 19 septembre 2021 au greffe du tribunal administratif de Paris, et par deux nouveaux mémoires, enregistré le 5 janvier et le 18 juin 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association L214 demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le ministre de l'intérieur a refusé de mettre fin aux " missions de suivi des actions de nature idéologique " imparties à la " cellule Déméter " ;
2°) d'enjoindre au ministre de l'intérieur de faire cesser l'activité de la cellule sur l'ensemble du territoire, en tant qu'elle concerne le suivi des actions de nature idéologique, à compter de la notification de la décision, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat, dans le dernier état de ses conclusions, la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Sara-Lou Gerber, maîtresse des requêtes,
- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 14 octobre 2024, présentée par l'association L214 ;
Considérant ce qui suit :
Sur l'étendue du litige :
1. Il ressort des pièces du dossier que le ministre de l'intérieur a décidé, le 3 octobre 2019, de créer au sein de la gendarmerie nationale une cellule, dite cellule " Déméter ", destinée, ainsi qu'il l'a fait savoir par la diffusion d'un dossier de presse lors d'un déplacement le 13 décembre 2019 dans le Finistère, à apporter une réponse, en termes d'ordre public, à diverses atteintes visant les agriculteurs. Le dossier de presse indiquait que la création de la cellule s'inscrivait dans un contexte caractérisé par une augmentation des actes de délinquance dirigés contre des exploitations agricoles, y compris des actions à caractère militant, telles que des libérations d'animaux ou des incendies ou dégradations de locaux ou de matériels agricoles.
2. Ainsi qu'il ressort en particulier de la " note-express " n° 77979 du 19 novembre 2019 adressée par le directeur général de la gendarmerie nationale aux échelons territoriaux de commandement de la gendarmerie, communiquée par le ministre en réponse à une mesure supplémentaire d'instruction ordonnée par le président de la 5ème chambre de la section du contentieux du Conseil d'Etat, la cellule " Déméter " vise à coordonner, sous la responsabilité d'un chargé de mission dédié, l'action de plusieurs services de la gendarmerie. Elle a notamment pour rôle, d'une part, d'accompagner les professionnels du monde agricole en leur donnant des informations et des conseils en matière de sûreté et, d'autre part, de " renseigner les autorités notamment en anticipant les pics de crise et les troubles à l'ordre public " et de " centraliser et analyser les informations liées aux phénomènes de délinquance pour faciliter leur compréhension et leur détection afin d'adopter des mesures préventives et dissuasives ". A cet effet, la sous-direction de l'anticipation opérationnelle, qui fait partie des structures participant à la cellule, est plus particulièrement chargée " d'évaluer les risques d'atteinte imputables aux mouvances animalistes, antispécistes et environnementalistes (...) y compris les atteintes non délictuelles telles que les atteintes à l'e-réputation (...) et de caractériser les manifestations du phénomène d'agribashing " et, pour cela, " de mobiliser et orienter les capteurs en vue d'identifier les personnes morales (mouvances radicalisées) ou physiques (activistes) susceptibles de présenter une menace pour le monde agricole ". Il ressort également des pièces du dossier que le ministre de l'intérieur a signé, le même jour, une convention de partenariat avec la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) et les Jeunes Agriculteurs (JA) qui désigne notamment la cellule pour servir d'interface avec ces syndicats.
3. L'association L214, qui avait préalablement demandé au ministre de l'intérieur de dissoudre la cellule " Déméter " et de résilier cette convention, a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler le refus implicite opposé à sa demande. Par un jugement du 1er février 2022, le tribunal administratif de Paris a partiellement fait droit à la demande de l'association en annulant le refus implicite du ministre de l'intérieur de mettre fin " à celles des activités de la cellule Déméter qui se rattachent à l'objectif de prévention et de suivi d'actions de nature idéologique ", en considérant que de telles missions ne trouvaient pas de base légale dans les missions dévolues à la gendarmerie. Le tribunal a également enjoint au ministre de l'intérieur de faire cesser ces activités dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard et rejeté le surplus des conclusions de la demande.
4. Le ministre de l'intérieur, qui a indiqué devant la cour administrative d'appel de Paris qu'il n'entendait pas contester ce jugement en tant qu'il annulait son refus de mettre fin aux missions de " prévention des actions de nature idéologique " imparties à la cellule " Déméter ", n'a fait appel de ce jugement qu'en tant qu'il concernait les missions de " suivi " de ces mêmes actions, dévolues à la cellule. Par un arrêt du 29 septembre 2023, la cour administrative d'appel de Paris a retenu que la demande de l'association L214 relative à la dissolution de la cellule Déméter était dirigée contre une décision réglementaire du ministre de l'intérieur et en a déduit qu'elle relevait de la compétence de premier ressort du Conseil d'Etat. Par suite, statuant dans les limites de l'appel du ministre de l'intérieur, elle a, d'une part, annulé les articles 1 à 3 du jugement du 1er février 2022 du tribunal administratif de Paris en tant qu'ils portent sur le refus de mettre fin aux missions de " suivi des actions de nature idéologique " imparties à la cellule " Déméter " et, d'autre part, transmis ces conclusions au Conseil d'Etat en application de l'article R. 351-2 du code de justice administrative. En revanche, faute de conclusions d'appel sur ce point, le jugement du tribunal administratif est devenu définitif en ce qu'il a annulé le refus du ministre de l'intérieur de mettre fin aux activités de " prévention d'actions de nature idéologique " assignées à la cellule.
Sur l'intervention :
5. Eu égard à leur objet statutaire et à la nature du litige, les associations Pollinis et Générations futures justifient d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien des conclusions soumises au Conseil d'Etat. Leur intervention est, par suite, recevable.
Sur la légalité de la décision attaquée :
En ce qui concerne la conformité des activités de la cellule " Déméter " aux missions de la gendarmerie nationale :
6. Aux termes de l'article L. 421-1 du code de la sécurité intérieure : " La gendarmerie nationale est une force armée instituée pour veiller à l'exécution des lois. La police judiciaire constitue l'une de ses missions essentielles. La gendarmerie nationale est destinée à assurer la sécurité publique et l'ordre public, particulièrement dans les zones rurales et périurbaines, ainsi que sur les voies de communication. Elle contribue à la mission de renseignement et d'information des autorités publiques, à la lutte contre le terrorisme, ainsi qu'à la protection des populations. (...) ".
7. Il résulte de ces dispositions que les missions de recueil d'informations confiées à la cellule " Déméter ", y compris en tant qu'elles consistent à mieux connaître la structuration et les modes d'action des organisations agissant légalement au nom de motivations écologistes, animalistes et antispécistes, n'excèdent pas celles que le ministre de l'intérieur pouvait légalement confier à la gendarmerie nationale, dès lors qu'elles ne sauraient, compte tenu notamment de l'annulation définitivement prononcée par le tribunal administratif de Paris, poursuivre d'autres finalités que la prévention d'agissements contraires à l'ordre public et à la sécurité des biens et des personnes.
En ce qui concerne les autres moyens :
8. En premier lieu, l'exercice par la gendarmerie nationale de sa mission de renseignement et d'information des autorités publiques, prévue par les dispositions précédemment citées de l'article L. 421-1 du code de la sécurité intérieure, ne saurait légalement porter atteinte à la liberté d'expression ou à la liberté de réunion. Par suite, sa mise en œuvre ne saurait légalement viser à intimider ou à dissuader l'expression ou le partage d'opinions, même radicales, sans préjudice de la poursuite des infractions pénales et de la prévention des troubles à l'ordre public.
9. En l'espèce, il ne ressort toutefois pas des pièces du dossier que la décision litigieuse, compte tenu de la chose définitivement jugée par le tribunal administratif de Paris, conduirait la cellule à remplir ses missions en méconnaissance de ces principes. Si les associations requérantes font valoir des manquements à ces exigences, commis par des gendarmes dans le cadre de la cellule, il ne ressort pas des pièces du dossier que de tels agissements, à les tenir pour établis, pourraient, eu égard à leur caractère ponctuel et individuel, être imputés à la décision ministérielle contestée. Par suite, le moyen tiré de ce que le ministre de l'intérieur aurait porté atteinte à la liberté d'expression, à la liberté de réunion ou à la liberté d'association en refusant de mettre fin aux activités litigieuses de la cellule doit être écarté.
10. En deuxième lieu, il ressort des pièces versées au dossier que la cellule " Déméter " a également reçu pour mission, comme le font ressortir les stipulations de la convention de partenariat avec la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, " d'assurer spécifiquement l'interface " avec ces organisations agricoles et, à ce titre, d'organiser des échanges d'informations réciproques entre la gendarmerie et ces organisations. Les contacts ainsi prévus visent à permettre de diffuser rapidement des informations, telles que la commission d'infractions sérielles visant spécifiquement les exploitations agricoles, et à faire connaître les attentes et les besoins des agriculteurs représentés par les organisations signataires de la convention. Ces contacts ne sont pas exclusifs d'échanges avec les représentants ou adhérents d'autres organisations professionnelles agricoles, ainsi que le fait apparaître une annexe à la note-express qui mentionne également la Coordination rurale et la Confédération paysanne. Dans ces conditions, ces relations avec la profession agricole ne peuvent être regardées comme traduisant un parti pris en faveur des orientations des organisations syndicales signataires de la convention ou comme soumettant les actions de la cellule à une orientation politique. Par suite, le moyen tiré de ce que le ministre aurait méconnu le principe de neutralité du service public doit être écarté, de même que, en tout état de cause, celui tiré de la méconnaissance du droit à un procès équitable.
11. En dernier lieu, la circonstance que la convention de partenariat précédemment mentionnée prévoie des échanges d'informations réguliers entre les organisations signataires et la gendarmerie nationale, n'a, ainsi qu'en témoignent ses stipulations, nullement pour objet de confier à ces organisations l'exercice de missions que l'article L. 421-1 du code de la sécurité intérieure confie à la gendarmerie nationale, ni de leur permettre de recevoir communication d'informations qui seraient couvertes par le secret de l'enquête et de l'instruction pénale. Par suite, les moyens tirés de ce que le ministre aurait illégalement confié à des personnes privées un pouvoir de police ou conduit à méconnaître le secret de l'enquête et de l'instruction ne peuvent qu'être écartés.
12. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre de l'intérieur, les conclusions de la requête de l'association L214 portant sur le refus de mettre fin aux missions de " suivi des actions de nature idéologique " de la cellule " Déméter " doivent être rejetées, ainsi que les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention des associations Pollinis et Générations futures est admise.
Article 2 : Les conclusions de la requête de l'association L214 portant sur le refus de mettre fin aux missions de " suivi des actions de nature idéologique " de la cellule " Déméter " et les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à l'association L214, au ministre de l'intérieur et à l'association Pollinis, première intervenante dénommée, pour l'ensemble des intervenants.
Délibéré à l'issue de la séance du 9 octobre 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, M. Pascal Trouilly, M. Alain Seban, Mme Laurence Helmlinger, conseillers d'Etat et Mme Sara-Lou Gerber, maîtresse des requêtes, rapporteure.
Rendu le 7 novembre 2024.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
La rapporteure :
Signé : Mme Sara-Lou Gerber
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras