Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire, un nouveau mémoire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 3 et 21 octobre 2022 et les 2 janvier et 13 juin 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Collectif contre les caisses de congés du BTP, la société DVM Renov et la société Philippe et fils demandent au Conseil d'État :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet née du silence gardé par la Première ministre sur la demande reçue le 21 juillet 2022 tendant à ce que soient abrogés les articles D. 3141-12 à D. 3141-37 du code du travail ;
2°) d'enjoindre à la Première ministre, au besoin sous astreinte, d'abroger ces dispositions ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- le code du travail ;
- la décision du 20 janvier 2023 par laquelle le Conseil d'Etat, statuant au contentieux n'a pas renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'association Collectif contre les caisses de congé du BTP et autres ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Eric Buge, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Thomas Janicot, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Spinosi, avocat de l'association Collectif contre les caisses de congés du BTP et autres et à la SCP L. Poulet-Odent, avocat de la Caisse Congés intempéries BTP - Caisse du Grand-Ouest et autre ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier que, par un courrier du 20 juillet 2022, l'association Collectif contre les caisses de congés du BTP, la société DVM Renov et la société Philippe et fils ont demandé à la Première ministre d'abroger les articles D. 3141-12 à D. 3141-37 du code du travail. Elles demandent l'annulation de la décision implicite par laquelle la Première ministre a refusé de faire droit à leur demande.
2. Aux termes de l'article L. 3141-32 du code du travail : " Des décrets déterminent les professions, industries et commerces pour lesquels l'application des dispositions relatives aux congés payés comporte des modalités particulières, telles que la constitution de caisses de congés auxquelles les employeurs intéressés s'affilient obligatoirement. / Ces décrets fixent la nature et l'étendue des obligations des employeurs, les règles d'organisation et de fonctionnement des caisses ainsi que la nature et les conditions d'exercice du contrôle de l'Etat à leur égard. " En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu permettre que, dans les professions, industries et commerces présentant des spécificités, pouvant notamment tenir à l'exercice par les salariés d'une activité discontinue chez une pluralité d'employeurs, les droits à congés payés soient, afin d'en garantir l'effectivité compte tenu de ces spécificités, gérés selon des modalités particulières, telles que la constitution de caisses de congés auxquelles les employeurs s'affilient obligatoirement. A ce titre, les articles D. 3141-12 à D. 3141-37 du même code, dont l'abrogation est demandée, déterminent, s'agissant des entreprises exerçant une ou plusieurs activités entrant dans le champ d'application des conventions collectives nationales étendues du bâtiment et des travaux publics, les règles selon lesquelles l'employeur doit s'affilier à une caisse constituée à l'effet d'assurer le service des congés payés, ainsi que les règles d'organisation et de fonctionnement de ces caisses.
Sur l'intervention :
3. La Caisse Congés intempéries BTP - Caisse du Grand-Ouest et la Caisse de congés intempéries BTP - Union des caisses de France justifient d'un intérêt suffisant au maintien de la décision attaquée. Par suite, leur intervention est recevable.
Sur la légalité de la décision attaquée :
En ce qui concerne la méconnaissance de droits et principes constitutionnels :
4. Pour demander l'annulation du refus d'abroger les articles D. 3141-12 à D. 3141-37 du code du travail, les requérantes soutiennent que ces articles méconnaissent les principes constitutionnels d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques, garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ainsi que la liberté d'entreprendre et le droit de propriété découlant respectivement des articles 4, 2 et 17 de cette Déclaration.
5. Par cette contestation, les requérantes remettent en cause la possibilité, au regard de la Constitution, de soumettre les professions du secteur du bâtiment et des travaux publics, qui ne présenteraient selon elles plus de spécificités le justifiant, à un régime dérogatoire en matière de congés payés. Toutefois, dès lors que l'article L. 3141-32 du code du travail renvoie au seul pouvoir réglementaire la détermination des professions, industries et commerces pour lesquels l'application des dispositions relatives aux congés payés comporte des modalités particulières ainsi que la fixation de la nature et l'étendue des obligations des employeurs et que les requérantes ne soutiennent pas que le pouvoir réglementaire aurait méconnu ces dispositions législatives en en faisant application au secteur du bâtiment et des travaux publics, elles ne peuvent qu'être regardées comme contestant la conformité à la Constitution de l'article L. 3141-32 du code du travail lui-même. Une telle contestation ne peut être opérée que dans le cadre de la procédure prévue à l'article 61-1 de la Constitution.
En ce qui concerne la méconnaissance du droit de l'Union européenne :
6. Les requérantes soutiennent qu'en ce qu'ils accordent une exclusivité aux caisses de congés payés pour la gestion des droits à congés payés dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, les articles D. 3141-12 à D. 3141-37 du code du travail méconnaîtraient les articles 56 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
7. Il résulte cependant de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne que les stipulations de l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui interdisent les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de l'Union, et celles de l'article 102 du même traité, qui interdisent l'abus de position dominante, ne sont applicables qu'aux entités qui exercent une activité économique. N'exercent pas une activité économique les entités dépourvues de but lucratif qui mettent en œuvre le principe de solidarité et qui sont soumises au contrôle de l'Etat.
8. D'une part, les caisses de congés payés instituées dans le secteur du bâtiment et des travaux publics en application des articles D. 3141-12 et suivants du code du travail sont des associations dépourvues de but lucratif. D'autre part, l'affiliation à une caisse de congés payés des entreprises exerçant une ou plusieurs activités entrant dans le champ d'application des conventions collectives nationales étendues du bâtiment et des travaux publics est obligatoire. La cotisation de l'employeur est déterminée de manière uniforme par le conseil d'administration de la caisse en fonction d'un pourcentage du montant des salaires payés aux salariés déclarés. Il en résulte que ces caisses mettent en œuvre le principe de solidarité, en assurant le versement de l'indemnité de congés payés, afin de garantir l'effectivité de ce droit. Enfin, les caisses sont agréées par le ministre chargé du travail, leurs statuts et les modifications éventuelles de ces derniers ne sont applicables qu'après avoir reçu l'approbation de ce ministre, lequel détermine également par arrêté les dispositions qu'ils doivent contenir. Par suite, les caisses de congés payés du secteur du bâtiment et des travaux publics n'exercent pas une activité économique au sens des stipulations des articles 56 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
9. Il résulte de ce qui précède que le moyen tiré de la méconnaissance de stipulations du traité ne peut qu'être écarté.
Sur la méconnaissance des dispositions de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :
10. D'une part, si les stipulations de l'article 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales protègent la liberté d'association, laquelle inclut la liberté de ne pas adhérer à une association, les caisses instituées par les articles en litige sont des organismes de droit privé chargés de l'exécution de missions de service public et investies à cette fin de prérogatives de puissance publique. Elles ne constituent dès lors pas des associations au sens de l'article 11 de cette convention. Par suite, les requérantes ne sauraient utilement soutenir que les dispositions en litige méconnaîtraient les stipulations de cet article.
11. D'autre part, le principe de non-discrimination énoncé à l'article 14 de la même convention ne peut être invoqué qu'à l'appui d'un droit ou d'une liberté dont la jouissance serait affectée par la discrimination alléguée. Il résulte de ce qui a été dit au point 10 que les requérantes ne peuvent utilement invoquer la méconnaissance de l'article 11 de la convention pour demander l'annulation du refus d'abrogation des dispositions en litige. Par suite, le moyen tiré de ce que ces dispositions méconnaîtraient les dispositions combinées des articles 11 et 14 de la convention ne peut également qu'être écarté.
12. Enfin, les requérantes ne sont pas fondées à soutenir que le versement par les employeurs de cotisations à une caisse de congés méconnaîtrait, par lui-même, le droit au respect des biens garanti par l'article premier du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que le montant de cette cotisation, qui est un pourcentage des salaires payés aux salariés déclarés, est calculé de manière à permettre le versement des droits à congés payés de ces salariés par les employeurs affiliés dans les conditions prévues par le code du travail, le versement de cette cotisation ne constituant que la modalité particulière selon laquelle ces employeurs s'acquittent des obligations qui sont celles de tout employeur à l'égard de ses salariés.
13. Il résulte de tout ce qui précède que les requérantes ne sont pas fondées à demander l'annulation de la décision qu'elles attaquent. Leurs conclusions à fin d'injonction ne peuvent par suite qu'être également rejetées.
Sur les frais de l'instance :
14. D'une part, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. D'autre part, ces dispositions, qui prévoient seulement la mise à la charge d'une des parties à l'instance des frais exposés par une autre partie et non compris dans les dépens, ne sauraient recevoir application au profit ou à l'encontre d'une personne qui a la qualité d'intervenant à l'instance, sauf à ce qu'elle puisse être regardée comme partie pour l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Tel n'est pas le cas de la Caisse Congés intempéries BTP - Caisse du Grand-Ouest et de la Caisse de congés intempéries BTP - Union des caisses de France, dès lors que celles-ci n'auraient pas eu qualité pour former tierce opposition à la décision si celle-ci avait prononcé l'annulation du refus d'abroger les dispositions en litige. Par suite, leurs conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : L'intervention de la Caisse Congés intempéries BTP - Caisse du Grand-Ouest et de la Caisse de congés intempéries BTP - Union des caisses de France est admise.
Article 2 : La requête de l'association Collectif contre les caisses de congés du BTP et autres est rejetée.
Article 3 : Les conclusions présentées par la Caisse Congés intempéries BTP - Caisse du Grand Ouest et la Caisse de congés intempéries BTP - Union des caisses de France au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à l'association Collectif contre les caisses de congés du BTP, première dénommée, pour l'ensemble des requérantes, au Premier ministre, à la ministre du travail et de l'emploi et à la Caisse congés intempéries BTP - Caisse du Grand-Ouest, première dénommée, pour les deux intervenantes.
Délibéré à l'issue de la séance du 23 octobre 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, M. Vincent Mazauric, M. Edouard Geffray et Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, conseillers d'Etat ; Mme Catherine Brouard Gallet, conseillère d'Etat en service extraordinaire et M. Eric Buge, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 18 novembre 2024.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. Eric Buge
Le secrétaire :
Signé : M. Hervé Herber