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20/02/2025 | FRANCE | N°462981

France | France, Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 20 février 2025, 462981


Vu la procédure suivante :



Par une requête, un mémoire en réplique et trois nouveaux mémoires, enregistrés les 6 avril et 9 août 2022, 26 janvier 2023, 18 février 2024 et 23 janvier 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le groupement de fait " Collectif Palestine Vaincra ", M. D... A..., Mme E... B... et M. F... C... demandent au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 9 mars 2022 portant dissolution de ce groupement de fait ;



2°) de mettre à la charge

de l'Etat la somme de 4 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrati...

Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire en réplique et trois nouveaux mémoires, enregistrés les 6 avril et 9 août 2022, 26 janvier 2023, 18 février 2024 et 23 janvier 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le groupement de fait " Collectif Palestine Vaincra ", M. D... A..., Mme E... B... et M. F... C... demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 9 mars 2022 portant dissolution de ce groupement de fait ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de la sécurité intérieure ;

- le code des relations entre le public et l'administration ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Alexandra Bratos, maîtresse des requêtes,

- les conclusions de Mme Esther de Moustier, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Guérin - Gougeon, avocat du groupement de fait " Collectif Palestine Vaincra ", de M. A..., Mme B... et de C..., à la SCP Buk Lament-Robillot, avocat de " l'Organisation juive européenne ", à Maître Baloul, avocat de " l'Union Juive française pour la Paix ", à la SCP Sevaux, Mathonnet, avocat de l'union syndicat Solidaires, et à la SCP Boucard-Capron-Maman, avocat de l'association " Actions avocats ".

Considérant ce qui suit :

1. Le groupement de fait " Collectif Palestine Vaincra ", M. A..., Mme B... et M. C... demandent l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 9 mars 2022 prononçant, sur le fondement des dispositions des 6° et 7° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, la dissolution de ce groupement de fait.

Sur les interventions :

2. Les associations " l'Union juive française pour la Paix " et " France Palestine Solidarité " ainsi que l'Union syndicale Solidaires justifient d'un intérêt suffisant au soutien de la requête. Les associations " Organisation juive européenne " et " Actions avocats " justifient d'un intérêt suffisant au rejet de la requête. Leurs interventions sont, par suite, recevables.

Sur le cadre juridique :

3. Aux termes de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure : " Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : / (...) 6° (...) qui, soit provoquent ou contribuent par leurs agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ; / 7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger ". Selon l'article L. 212-1-1 du même code : " Pour l'application de l'article L. 212-1, sont imputables à une association ou à un groupement de fait les agissements mentionnés au même article L. 212-1 commis par un ou plusieurs de leurs membres agissant en cette qualité ou directement liés aux activités de l'association ou du groupement, dès lors que leurs dirigeants, bien qu'informés de ces agissements, se sont abstenus de prendre les mesures nécessaires pour les faire cesser, compte tenu des moyens dont ils disposaient ".

4. Eu égard à la gravité de l'atteinte portée par une mesure de dissolution à la liberté d'association, principe fondamental reconnu par les lois de la République, les dispositions de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure sont d'interprétation stricte et ne peuvent être mises en œuvre que pour prévenir des troubles graves à l'ordre public.

5. La décision de dissolution d'une association ou d'un groupement de fait prise sur le fondement de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ne peut être prononcée, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, que si elle présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné à la gravité des troubles susceptibles d'être portés à l'ordre public par les agissements entrant dans le champ de cet article.

Sur la légalité externe du décret attaqué :

6. En premier lieu, les dispositions de l'article L. 122-1 du code des relations entre le public et l'administration, en vertu desquelles les mesures restreignant l'exercice des libertés publiques ne peuvent intervenir qu'après que la personne intéressée a été mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales, n'impliquent pas que celle-ci ait accès à l'intégralité des pièces du dossier de la procédure. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le décret attaqué serait entaché d'une méconnaissance de ces dispositions au motif que, préalablement à son édiction, le ministre de l'intérieur n'a pas fait droit à leur demande de communication de l'intégralité des pièces du dossier relatif à la procédure de dissolution du groupement de fait " Collectif Palestine vaincra ".

7. En second lieu, il ressort des pièces du dossier que, par un courrier reçu le 26 février 2022, Mme B..., identifiée comme l'une des responsables du groupement de fait " Collectif Palestine Vaincra ", a été informée par le ministre de l'intérieur de ce qu'il était envisagé de prononcer la dissolution de ce groupement sur le fondement des dispositions mentionnées au point 3, et l'a invitée à faire parvenir ses observations dans un délai de dix jours à compter de sa réception. Contrairement à ce que soutiennent les requérants, le collectif, qui a produit ses observations le 8 mars 2022, a ainsi disposé d'un délai suffisant pour ce faire. Le moyen tiré de ce que le décret attaqué aurait été pris sans être précédé d'une procédure contradictoire répondant aux exigences de l'article L. 121-1 du code des relations entre le public et l'administration doit donc être écarté.

Sur la légalité interne du décret attaqué :

8. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que le groupement de fait " Collectif Palestine Vaincra ", qui revendique soutenir la cause palestinienne sous toutes ses formes, y compris la lutte armée, exprime régulièrement sa sympathie, sur les réseaux sociaux, pour le Front populaire de libération de la Palestine, organisation reconnue comme terroriste par l'Union européenne, notamment en rendant hommage, lors de l'anniversaire de leur décès, à des membres de ce mouvement ayant été directement impliqués, par le passé, dans des actes de terrorisme. Il a également exprimé, au travers d'un message, son indignation au sujet de l'inscription du Hamas sur la liste des organisations terroristes. Toutefois, ces prises de position, si contestables qu'elles soient, ne peuvent, en l'espèce, être regardées comme des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme, au sens des dispositions du 7° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, citées au point 3. Il s'ensuit que les requérants sont fondés à soutenir que le décret attaqué a fait une inexacte application de ces dispositions en retenant que les déclarations du groupement entraient dans leur champ.

9. En deuxième lieu, en revanche, il ressort également des pièces du dossier que le groupement de fait " Collectif Palestine Vaincra " se donne pour objet, ainsi que l'énonce sa charte constitutive, le soutien à la lutte du peuple palestinien " pour la libération de toute la Palestine de la mer au Jourdain " et le combat contre l'Etat d'Israël, " entité coloniale et raciste ". Ses prises de position, exprimées notamment par l'intermédiaire de ses publications sur les réseaux sociaux et lors de ses actions sur le terrain, se traduisent par un discours virulent prônant la disparition de l'Etat d'Israël. Si l'antisionisme militant du groupement ne le conduit pas à tenir lui-même des propos à caractère antisémite, et si ses prises de position n'excèdent pas, en tant que telles, les limites de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, les messages qu'il diffuse, radicaux et univoques, suscitent le dépôt, sur ses comptes ouverts sur les réseaux sociaux, de commentaires particulièrement agressifs et haineux ayant pour cible, sous couvert de viser les " sionistes ", l'ensemble des citoyens israéliens de confession juive, et parfois à connotation explicitement antisémite. De tels commentaires doivent être regardés comme des provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence au sens des dispositions du 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, imputables au groupement en application des dispositions de l'article L. 212-1-1 du même code dès lors qu'il ne ressort pas des pièces du dossier qu'il les aurait prévenus ou modérés à la hauteur des moyens dont il dispose. Il résulte de ce qui précède que, en dépit de certaines inexactitudes matérielles et de la prise en compte d'éléments non pertinents, l'auteur du décret n'a pas fait une inexacte application de ces dispositions. Il résulte en outre de l'instruction qu'il aurait pris la même décision s'il ne s'était fondé que sur celles-ci.

10. Eu égard à la nature, à la gravité et à la récurrence des agissements mentionnés au point 9, et compte tenu de leurs répercussions sur le territoire français, la mesure de dissolution critiquée ne présente pas un caractère disproportionné au regard des risques de troubles graves à l'ordre public qui en résultent.

11. En dernier lieu, dès lors que la mesure de dissolution en litige est fondée sur les motifs mentionnés au point 9, le moyen tiré de ce que le décret attaqué méconnaîtrait les stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du Protocole additionnel n°12 à cette même convention pour avoir été pris à raison des seules opinions politiques exprimées par le groupement ne peut qu'être écarté.

12. Il résulte de tout ce qui précède que la requête du groupement de fait " Collectif Palestine Vaincra " et autres doit être rejetée, y compris leurs conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

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Article 1er : Les interventions présentées par l'Union juive française pour la Paix, l'association France Palestine Solidarité, l'Organisation juive européenne, l'Union syndicale solidaires et l'association Actions avocats sont admises.

Article 2 : La requête du groupement de fait " Collectif Palestine Vaincra " et autres est rejetée.

Article 3 : La présente décision sera notifiée au groupement de fait " Collectif Palestine Vaincra ", premier requérant dénommé, à l'Union juive française pour la paix, à l'association " France Palestine Solidarité ", à l'Organisation juive européenne, à l'association " Actions avocats ", à l'Union syndicale solidaires et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.

Copie en sera adressée au Premier ministre.

Délibéré à l'issue de la séance du 27 janvier 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, conseillers d'Etat, Mme Rozen Noguellou, conseillère d'Etat, M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire et Mme Alexandra Bratos, maîtresse des requêtes-rapporteure.

Rendu le 20 février 2025.

Le président :

Signé : M. Pierre Collin

La rapporteure :

Signé : Mme Alexandra Bratos

La secrétaire :

Signé : Mme Sylvie Leporcq


Synthèse
Formation : 10ème - 9ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 462981
Date de la décision : 20/02/2025
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 20 fév. 2025, n° 462981
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Alexandra Bratos
Rapporteur public ?: Mme Esther de Moustier
Avocat(s) : SCP BUK LAMENT - ROBILLOT ; SCP SEVAUX, MATHONNET ; SCP GUÉRIN - GOUGEON ; SCP BOUCARD-CAPRON-MAMAN

Origine de la décision
Date de l'import : 22/02/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2025:462981.20250220
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