Vu la procédure suivante :
M. C... B... A... a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner l'Etat à lui verser une somme de 500 euros en réparation du préjudice moral subi du fait des cinq fouilles corporelles intégrales auxquelles il a été soumis au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil entre les mois de juin et de septembre 2020. Par un jugement n° 2101917 du 19 avril 2024, le tribunal administratif de Lille a fait droit à sa demande.
Par un pourvoi enregistré le 20 juin 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le garde des sceaux, ministre de la justice, demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter la demande de M. B... A....
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Alexandra Poirson, auditrice,
- les conclusions de M. Frédéric Puigserver, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'après avoir adressé à l'administration pénitentiaire, le 1er décembre 2020, une demande indemnitaire tendant à la réparation des préjudices qu'il estimait avoir subis en raison des cinq fouilles corporelles intégrales qu'il avait subies entre le 29 juin et le 16 septembre 2020 au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil, M. B... A... a saisi le tribunal administratif de Lille de conclusions tendant à la condamnation de l'Etat à réparer ces préjudices. Le garde des sceaux, ministre de la justice se pourvoit en cassation contre le jugement du 19 avril 2024 par lequel le tribunal a fait droit à la demande de M. B... A....
2. L'article 57 de la loi du 24 novembre 2009 dispose, dans sa rédaction applicable au litige, que : " Les fouilles doivent être justifiées par la présomption d'une infraction ou par les risques que le comportement des personnes détenues fait courir à la sécurité des personnes et au maintien du bon ordre dans l'établissement. Leur nature et leur fréquence sont strictement adaptées à ces nécessités et à la personnalité des personnes détenues. / Les fouilles intégrales ne sont possibles que si les fouilles par palpation ou l'utilisation des moyens de détection électronique sont insuffisantes. / Les investigations corporelles internes sont proscrites, sauf impératif spécialement motivé. Elles ne peuvent alors être réalisées que par un médecin n'exerçant pas au sein de l'établissement pénitentiaire et requis à cet effet par l'autorité judiciaire ". Aux termes de l'article R. 57-7-79 du code de procédure pénale, dans sa rédaction applicable au litige : " Les mesures de fouilles des personnes détenues, intégrales ou par palpation, sont mises en œuvre sur décision du chef d'établissement pour prévenir les risques mentionnés au premier alinéa de l'article 57 de la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009. Leur nature et leur fréquence sont décidées au vu de la personnalité des personnes intéressées, des circonstances de la vie en détention et de la spécificité de l'établissement. / Lorsque les mesures de fouille des personnes détenues, intégrales ou par palpation, sont réalisées à l'occasion de leur extraction ou de leur transfèrement par l'administration pénitentiaire, elles sont mises en œuvre sur décision du chef d'escorte. Leur nature et leur fréquence sont décidées au vu de la personnalité des personnes intéressées et des circonstances dans lesquelles se déroule l'extraction ou le transfèrement. "
3. Il résulte de ces dispositions que si les nécessités de l'ordre public et les contraintes du service public pénitentiaire peuvent légitimer l'application à un détenu de mesures de fouille, le cas échéant répétées, elles ne sauraient revêtir un caractère systématique et doivent être justifiées par l'un des motifs qu'elles prévoient, en tenant compte notamment du comportement de l'intéressé, de ses agissements antérieurs ou des contacts qu'il a pu avoir avec des tiers. Les fouilles intégrales revêtent un caractère subsidiaire par rapport aux fouilles par palpation ou à l'utilisation de moyens de détection électronique. Il appartient à l'administration pénitentiaire de veiller, d'une part, à ce que de telles fouilles soient, eu égard à leur caractère subsidiaire, nécessaires et proportionnées et, d'autre part, à ce que les conditions dans lesquelles elles sont effectuées ne soient pas, par elles-mêmes, attentatoires à la dignité de la personne.
4. Pour faire droit à la demande de M. B... A... et juger qu'alors même que les fouilles qu'il avait subies se seraient déroulées dans des conditions qui ne sont pas inhumaines et dégradantes au sens des stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, M. B... A... était néanmoins fondé à soutenir qu'en y ayant procédé sans justification valable, l'administration pénitentiaire avait commis autant de fautes que de fouilles intégrales de nature à engager la responsabilité de l'Etat, le tribunal administratif de Lille s'est fondé sur ce que ni l'historique des antécédents disciplinaires du requérant en détention, ni le placement de l'intéressé en quartier d'évaluation de la radicalisation, ne permettaient de présumer la commission d'une infraction ou l'existence d'un risque que son comportement ferait courir à la sécurité des personnes et au maintien du bon ordre tel qu'il justifierait la réalisation des fouilles litigieuses sur une période de temps aussi brève. Toutefois, l'administration a, d'une part, fait valoir en défense, sans être contredite, que, lorsque les fouilles litigieuses ont été réalisées, M. B... A... purgeait une peine de neuf ans d'emprisonnement assortie d'une peine de sûreté des deux-tiers prononcée en juillet 2016 pour des faits de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes de terrorisme, consistant à avoir, en 2013 et 2014, organisé le départ de personnes désireuses d'aller combattre en Syrie pour le compte de " Daesh " avant de partir lui-même pendant plusieurs mois dans ce pays avec d'autres membres de sa famille, dont son frère qui a ensuite trouvé la mort en participant aux attentats du 13 novembre 2015. Elle a, d'autre part, indiqué qu'il avait fait l'objet de rapports d'évaluation de son comportement, les 25 avril 2019 et 2 septembre 2020, versés au dossier soumis aux juges du fond, dont il résultait que les incidents disciplinaires antérieurs à 2017 avaient consisté, à quatre reprises sur une période de dix-huit mois, à se procurer un téléphone pour communiquer avec d'autres personnes, demeurant en Syrie ou en France, dont certaines étaient prévenues des mêmes faits que lui. Elle a, enfin, soutenu que son comportement général en détention et les propos qu'il tenait le situaient " très clairement dans un Islam de rupture, de rejet de la démocratie et de la laïcité, teinté d'un sentiment de persécution très présent et de légitimation du recours à la violence ". En s'abstenant de prendre en considération ces faits et éléments précis et concordants pour apprécier le risque que M. B... A... présentait pour le bon ordre et la sécurité de l'établissement pénitentiaire, le tribunal a dénaturé les pièce du dossier qui lui était soumis. Par suite, le garde des sceaux, ministre de la justice est fondé à demander l'annulation du jugement attaqué.
5. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
6. Il résulte de l'instruction que compte tenu de la nature des faits ayant motivé l'incarcération de M. B... A... et de son comportement en détention, les nécessités de l'ordre public et des contraintes de sécurité propres au milieu pénitentiaire et notamment la circonstance que le requérant se trouvait alors placé en quartier d'évaluation de la radicalisation, où les autres détenus sont susceptibles d'être impliqués dans des actes similaires à ceux que le requérant avait commis et dont il revendiquait la légitimité, le recours aux cinq fouilles intégrales effectuées sur sa personne pendant une période de douze semaines, apparaît, dans les circonstances de l'espèce, eu égard au caractère subsidiaire des fouilles intégrales, nécessaire et proportionné, dès lors qu'aucune autre mesure moins intrusive n'aurait permis d'atteindre le même but dans des conditions équivalentes. Dans ces conditions, le recours à ces cinq fouilles intégrales n'a pas porté atteinte à la dignité de la personne, en méconnaissance des stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Par ailleurs, il ne résulte pas de l'instruction que les agents de l'administration pénitentiaire auraient procédé à cette fouille dans des conditions qui, par elles-mêmes, seraient attentatoires à la dignité humaine. Il s'ensuit que le recours aux mesures litigieuses n'est pas constitutif de fautes de nature à engager la responsabilité de l'Etat.
7. Il résulte de ce qui précède que la demande de M. B... A... doit être rejetée.
D E C I D E :
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Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Lille du 19 avril 2024 est annulé.
Article 2 : La demande de M. B... A... est rejetée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au garde des sceaux, ministre de la justice et à M. C... B... A....
Délibéré à l'issue de la séance du 23 janvier 2025 où siégeaient : M. Olivier Yeznikian, conseiller d'Etat, présidant ; Mme Rozen Noguellou, conseillère d'Etat et Mme Alexandra Poirson, auditrice-rapporteure.
Rendu le 24 février 2025.
Le président :
Signé : M. Olivier Yeznikian
La rapporteure :
Signé : Mme Alexandra Poirson
La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Léandre Monnerville