Vu la procédure suivante :
La société Benlux Louvre a demandé au tribunal administratif de Paris de prononcer la décharge, d'une part, des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés, de contribution sociale sur cet impôt, de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, de frais d'assiette et de taxe additionnelle à cette cotisation auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 2012 et 2013, ainsi que des pénalités correspondantes et, d'autre part, de l'amende prévue par l'article 1759 du code général des impôts, mise à sa charge au titre de ces mêmes années. Par un jugement n°s 2009761, 2109959 du 7 juin 2022, ce tribunal a prononcé la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de contribution sociale sur cet impôt, des pénalités correspondantes et de l'amende en litige et rejeté le surplus des conclusions de sa demande.
Par un arrêt n°s 22PA03490, 22PA03608 du 19 janvier 2024, la cour administrative d'appel de Paris a, d'une part, fait droit à l'appel présenté par le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et remis à la charge de la société Benlux Louvre les cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de contribution sociale sur cet impôt en litige ainsi que les pénalités correspondantes, et, d'autre part, rejeté l'appel formé par la société contre le jugement du 7 juin 2022.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 7 mars, 23 mai et 29 octobre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Benlux Louvre demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel et de rejeter celui du ministre ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Julien Barel, maître des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société Benlux Louvre ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Benlux Louvre a fait l'objet d'une vérification de comptabilité à l'issue de laquelle l'administration fiscale, après avoir notamment réintégré à ses résultats des exercices clos en 2012 et 2013 des commissions versées en espèces à des guides touristiques, l'a assujettie à des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés, de contribution sociale sur cet impôt, de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises et de taxe additionnelle à cette cotisation, aux pénalités correspondantes et à l'amende prévue à l'article 1759 du code général des impôts. Par un jugement du 7 juin 2022, le tribunal administratif de Paris a prononcé la décharge des suppléments d'impôt sur les sociétés et de contribution sociale sur cet impôt, des pénalités correspondantes et de l'amende, et rejeté le surplus des conclusions de la demande présentée par la société Benlux Louvre. Par un arrêt du 19 janvier 2024, la cour administrative d'appel de Paris, sur appel du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, a annulé ce jugement en tant qu'il avait prononcé cette décharge et rejeté l'appel formé par la société contre le même jugement en tant qu'il n'avait que partiellement fait droit à sa demande. La société Benlux Louvre se pourvoit en cassation contre cet arrêt.
Sur l'arrêt attaqué en tant qu'il a statué sur les conclusions relatives à l'impôt sur les sociétés et à la contribution sociale sur cet impôt :
2. Aux termes de l'article L. 59 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction applicable au litige : " Lorsque le désaccord persiste sur les rectifications notifiées, l'administration, si le contribuable le demande, soumet le litige à l'avis soit de la commission des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires prévue à l'article 1651 du code général des impôts, soit de la Commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires prévue à l'article 1651 H du même code, soit du comité consultatif prévu à l'article 1653 F du même code, soit de la commission départementale de conciliation prévue à l'article 667 du même code. / Les commissions peuvent également être saisies à l'initiative de l'administration ". Aux termes de l'article L. 59 A du même livre, dans sa rédaction applicable au litige : " I. - La commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires intervient lorsque le désaccord porte : / 1° Sur le montant du résultat industriel et commercial, non commercial, agricole ou du chiffre d'affaires, déterminé selon un mode réel d'imposition ; / (...) II. - Dans les domaines mentionnés au I, la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires peut, sans trancher une question de droit, se prononcer sur les faits susceptibles d'être pris en compte pour l'examen de cette question de droit (...) ". Aux termes de l'article L. 59 C du même livre : " La Commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires prévue à l'article 1651 H du code général des impôts intervient pour les entreprises qui exercent une activité industrielle et commerciale sur les désaccords en matière de bénéfices industriels et commerciaux et de taxes sur le chiffre d'affaires dans les mêmes conditions que celles définies à l'article L. 59 A ". Aux termes de l'article 1651 H du code général des impôts, dans sa rédaction applicable au litige : " 1. Il est institué une Commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires. (...). / 2. Cette commission est compétente pour les litiges relatifs à la détermination du bénéfice ainsi que du chiffre d'affaires des entreprises qui exercent une activité industrielle ou commerciale et dont le chiffre d'affaires hors taxes excède 50 000 000 € s'il s'agit d'entreprises dont le commerce principal est de vendre des marchandises, objets, fournitures et denrées à emporter ou à consommer sur place ou de fournir le logement, ou de 25 000 000 € s'il s'agit d'autres entreprises ".
3. Aucune disposition législative ou réglementaire ne fait obligation à l'administration fiscale de faire mention, dans la réponse aux observations du contribuable prévue par l'article L. 57 du livre des procédures fiscales, de la possibilité qu'a celui-ci de saisir la commission départementale ou nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires en cas de désaccord persistant. En revanche, lorsqu'un contribuable demande que le désaccord qui l'oppose à l'administration et qui relève de la compétence de l'une de ces commissions soit soumis à l'une d'elles, il appartient à l'administration fiscale de porter le désaccord devant la commission légalement compétente pour en connaître, en rectifiant, le cas échéant, la demande du contribuable qui aurait sollicité à tort la saisine d'une commission incompétente, sauf à méconnaître l'obligation lui incombant en application de l'article L. 59 du livre des procédures fiscales et à entacher ainsi la procédure d'une irrégularité de nature à entraîner la décharge de l'imposition.
4. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué qu'après avoir relevé que, eu égard au chiffre d'affaires de la société Benlux Louvre, le désaccord qui l'opposait à l'administration fiscale relevait de la seule compétence de la commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires, la cour administrative d'appel de Paris a retenu que la circonstance que la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires, saisie par l'administration fiscale à la demande expresse de la société, se soit prononcée à tort sur ce désaccord et se soit ainsi méprise sur sa propre compétence n'avait pas entaché d'irrégularité la procédure d'imposition concernant les rectifications en matière d'impôt sur les sociétés et de contribution sociale sur cet impôt et n'était pas de nature à entraîner la décharge des impositions correspondantes. Il résulte de ce qui a été dit précédemment qu'en statuant ainsi, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit.
5. Dès lors, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi relatifs à ces impositions, la société Benlux Louvre est fondée à demander l'annulation de l'arrêt attaqué en tant qu'il a statué sur les conclusions d'appel du ministre relatives aux cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de contribution sociale sur cet impôt en litige.
Sur l'arrêt attaqué en tant qu'il a statué sur les conclusions relatives à la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises et à la taxe additionnelle à cette cotisation :
6. Aux termes de l'article 39 du code général des impôts : " 1. Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, celles-ci comprenant, sous réserve des dispositions du 5, notamment : / 1° Les frais généraux de toute nature, (...). / Toutefois les rémunérations ne sont admises en déduction des résultats que dans la mesure où elles correspondent à un travail effectif et ne sont pas excessives eu égard à l'importance du service rendu. Cette disposition s'applique à toutes les rémunérations directes ou indirectes, y compris les indemnités, allocations, avantages en nature et remboursements de frais (...) ". Aux termes de l'article 1586 sexies du même code : " I. Pour la généralité des entreprises (...) : / 1. Le chiffre d'affaires est égal à la somme : / - des ventes de produits fabriqués, prestations de services et marchandises ; / (...) / 4. La valeur ajoutée est égale à la différence entre : / a) d'une part, le chiffre d'affaires tel qu'il est défini au 1, (...) / (...) / b) et, d'autre part : / - les achats stockés de matières premières et autres approvisionnements, les achats d'études et prestations de services, les achats de matériel, équipements et travaux, les achats non stockés de matières et fournitures, les achats de marchandises et les frais accessoires d'achats (...) ".
7. Si, en vertu des règles gouvernant l'attribution de la charge de la preuve devant le juge administratif, applicables sauf loi contraire, il incombe, en principe, à chaque partie d'établir les faits qu'elle invoque au soutien de ses prétentions, les éléments de preuve qu'une partie est seule en mesure de détenir ne sauraient être réclamés qu'à celle-ci. Il appartient, dès lors, au contribuable, pour l'application des dispositions précitées du 1 de l'article 39 du code général des impôts, de justifier tant du montant des charges qu'il entend déduire du bénéfice net défini à l'article 38 du même code que de la correction de leur inscription en comptabilité, c'est-à-dire du principe même de leur déductibilité. En ce qui concerne les charges, le contribuable apporte cette justification par la production de tous éléments suffisamment précis portant sur la nature de la charge en cause, ainsi que sur l'existence et la valeur de la contrepartie qu'il en a retirée. Dans l'hypothèse où le contribuable s'acquitte de cette obligation, il incombe ensuite à l'administration fiscale, si elle s'y croit fondée, d'apporter la preuve que la charge en cause n'est pas déductible par nature, qu'elle est dépourvue de contrepartie, qu'elle a une contrepartie dépourvue d'intérêt pour le contribuable ou que la rémunération de cette contrepartie est excessive.
8. En vertu de ces principes, lorsqu'une entreprise a déduit en charge une dépense réellement supportée, conformément à une facture régulière relative à un achat de prestations ou de biens dont la déductibilité par nature n'est pas contestée par l'administration, celle-ci peut demander à l'entreprise qu'elle lui fournisse tous éléments d'information en sa possession susceptibles de justifier la réalité et la valeur des prestations ou biens ainsi acquis. La seule circonstance que l'entreprise n'aurait pas suffisamment répondu à ces demandes d'explication ne saurait suffire à fonder en droit la réintégration de la dépense litigieuse, l'administration devant alors fournir devant le juge tous éléments de nature à étayer sa contestation du caractère déductible de la dépense. Le juge de l'impôt doit apprécier la valeur des explications qui lui sont respectivement fournies par le contribuable et par l'administration.
9. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que, pour écarter les moyens de la société Benlux Louvre relatifs à la déductibilité des commissions versées aux guides touristiques qui lui apportaient des affaires, la cour administrative d'appel de Paris s'est fondée sur la circonstance que la société n'avait produit aucun document comptable ni justificatif de recoupement permettant d'établir la traçabilité, quant à leurs montants et leurs bénéficiaires, des commissions versées en espèces, et la réalité des interventions des guides. Elle a ainsi, conformément à ce qui a été dit au point 8, porté, sans dénaturer les pièces du dossier, une appréciation souveraine sur la valeur probante des éléments qu'il appartient au contribuable de produire quant à la nature de la charge déduite et à l'existence et la valeur de la contrepartie retirée de cette charge, pour en déduire que la société n'établissait pas la réalité des prestations en contrepartie desquelles les commissions étaient versées. Dans ces conditions, la cour n'a pas commis d'erreur de droit en jugeant que la société ne justifiait pas de l'insuffisance du taux de déduction retenu par l'administration.
10. Il résulte de ce qui précède que la société Benlux Louvre n'est pas fondée à demander l'annulation de l'arrêt attaqué en tant qu'il a rejeté ses conclusions d'appel relatives aux suppléments de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises et de taxe additionnelle à cette cotisation en litige.
Sur le règlement du litige :
11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond dans la mesure de la cassation prononcée au point 5, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
12. D'une part, il résulte de l'instruction que, dans sa réponse du 21 décembre 2016 aux observations de la société Benlux Louvre, l'administration fiscale a informé la société que le désaccord persistant entre le contribuable et l'administration fiscale pouvait être soumis, à sa demande ou à celle de l'administration, aux commissions départementale ou nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires, et qu'à la suite de cette information, la société Benlux Louvre a demandé, par lettre du 16 janvier 2017, la saisine de la commission départementale, qui a émis le 19 novembre 2018 un avis favorable au maintien des rehaussements proposés. D'autre part, il est constant que le chiffre d'affaires hors taxe réalisé par la société Benlux Louvre excédait le seuil de 50 millions d'euros au-delà duquel, en application du 2 de l'article 1651 H du code général des impôts, seule la commission nationale est compétente pour connaître des désaccords entre l'administration fiscale et les contribuables.
13. Il résulte de ce qui a été dit au point 3 qu'en ne portant pas le désaccord l'opposant à la société Benlux Louvre devant la commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires, seule compétente, l'administration fiscale a entaché la procédure d'imposition relative aux rectifications en matière d'impôt sur les sociétés et de contribution sociale sur cet impôt d'une irrégularité de nature à entraîner la décharge des impositions en litige. Il s'ensuit que le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Paris a, par son jugement du 7 juin 2022, prononcé cette décharge.
14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Benlux Louvre au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Les articles 1er et 2 de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 19 janvier 2024 sont annulés.
Article 2 : L'appel du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique contre le jugement du tribunal administratif de Montreuil du 7 juin 2022 est rejeté.
Article 3 : L'Etat versera la somme de 3 000 euros à la société Benlux Louvre au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi de la société Benlux Louvre est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Benlux Louvre et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 28 avril 2025 où siégeaient :
M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Vincent Daumas, M. Nicolas Polge, M. Olivier Yeznikian, Mme Rozen Noguellou, conseillers d'Etat ; M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire et M. Julien Barel, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.
Rendu le 19 mai 2025.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Julien Barel
La secrétaire :
Signé : Mme Fehmida Ghulam
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :